L’ART COMME EXPERIENCE PHENOMENOLOGIQUE
De l’imagination éidétique à l’expérience esthétique
Dans le Chapitre I de la deuxième section des Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl pointe l’abstraction de « l’attitude naturelle » qui consiste à poser l’existence objective du monde comme une extériorité qui ferait face à l’intériorité de la conscience et qui s’opposerait à elle. Une telle « attitude » s’appuie sur l’évidence massive de la réalité, d’un monde de choses « dans lequel je me trouve et qui en même temps m’environne » (§28). Je suis dans le monde et cette réalité objective qui transcende la conscience s’impose, semble-t-il, comme une évidence : cette évidence de la réalité du monde est le principe qui fonde la représentation de la réalité comme monde de choses dont notre conscience recevrait passivement les déterminations et les significations, une conscience qui, ainsi, serait simplement comptable des attributs de cette réalité objective. Or, la première dissonance dans cette évidence objective d’une réalité qui, comme pure extériorité, ferait face à une conscience passive, provient de l’expérience même du monde. Existe-t-il en effet quelque chose comme un pur «monde de choses » dont notre conscience se contenterait de tenir le registre ? Le monde n’est jamais la somme de présences posées là devant la conscience, substances obtuses qui lui feraient face et affirmeraient de façon lancinante l’évidence de la réalité extérieure. Le monde est monde pour une conscience qui le vit et l’anime de ses significations et de ses valeurs, et ce sens du monde ne peut être abstraitement distingué de son objectivité : « ce monde n’est pas là pour moi comme un simple monde de choses (Sachen) mais, selon la même immédiateté, comme monde des valeurs, comme monde de biens, comme monde pratique. D’emblée je découvre les choses devant moi comme pourvues de propriétés matérielles, mais aussi de caractères de valeurs : elles sont belles et laides, plaisantes et déplaisantes, agréables et désagréables, etc. Les choses se présentent immédiatement comme des objets usuels : la « table », avec les « livres », le « verre », le « vase », le « piano », etc. Ces valeurs et ces aspects pratiques appartiennent eux aussi à titre constitutif aux objets « présents » en tant que tels, que je m’occupe ou non d’eux ». (§ 27). Il n’y a pas en ce sens un monde objectif premier puis un monde pour la conscience, un monde que la conscience interpréterait et sur lequel elle déposerait arbitrairement ses significations : le monde est immédiatement monde de la conscience, un monde transi de valeurs et de sens.
La phénoménologie se donne donc pour projet de remettre en cause cette « attitude naturelle » qui est au fondement de l’objectivisme des sciences et qui pose la réalité du monde comme une réalité première et séparée de la conscience. Or, l’objectivisme des sciences fait mine d’ignorer que l’expérience vive de la conscience est la condition de possibilité de sa thèse, celle d’une réalité objective posée comme un absolu : « Il ne faut pas perdre de vue que, quoi que les choses soient – ces choses dont nous seuls faisons l’objet d’énoncés, sur l’être et le non-être desquelles seuls nous disputons et décidons rationnellement – elles sont telles en tant que choses de l’expérience. C’est elle seul qui leur prescrit leur sens » (Chapitre III, § 47). En ce sens, la thèse qui affirme le caractère absolu d’une réalité objective, vis-à-vis de laquelle tout acte de conscience serait second, est elle-même une expression intentionnelle de la conscience, c’est-à-dire de la façon dont la conscience produit tout objet comme présence de sens et de valeurs. Comme Husserl le souligne ainsi, « on ne remarque donc pas à quel point il est absurde de porter à l’absolu la nature physique qui n’est que le corrélat intentionnel de la pensée déterminant logiquement son objet » (chapitre III, § 52). Dès lors, on peut tout à fait retourner le présupposé qui fonde l’objectivisme des sciences : il n’y pas une réalité « première » et absolue sur laquelle viendrait se greffer les interprétations de notre conscience ; seule existe l’intentionnalité de la conscience qui fait surgir toute réalité comme réalité pourvue de sens, ce dont le monde objectif des sciences n’est d’ailleurs qu’une expression parmi d’autres possibles. Partant, contre toute l’ontologie ancienne qui a fondé la vérité des sciences sur la scission de l’Etre et de l’apparence, Husserl soutient à l’instar de Nietzsche qu’ « il n’y a rien derrière le rideau », rien en deçà et en dehors de l’intuition donatrice d’une conscience intentionnelle : « Nous allons plus loin : il n’est même pas impensable que le monde de notre intuition puisse être le dernier mot ; « derrière lui », il n’y aurait pas du tout de monde physique ; autrement dit les choses de la perception ne se prêteraient à aucune détermination mathématique ou physique » (chapitre III, § 47). Poussé à l’absolu, le geste de la phénoménologie pourrait prendre cette forme fulgurante : Au commencement était la conscience. Seulement, il ne s’agit pas tant pour Husserl de dissoudre l’existence du monde et de substituer à l’absolu objectiviste un absolu subjectiviste mais plutôt de faire éclater la façon dont « nulle réalité n’existe sans une donation de sens » (§ 55). Ainsi, le monde n’est rien, il n’a nulle consistance ni réalité en dehors de la façon dont la conscience l’anime de son sens : aussi, le monde vécu n’est pas le monde que vit la conscience ; le monde vécu est le monde et « le monde lui-même a son être complet sous la forme d’un certain « sens » qui présuppose la conscience absolue à titre de champ pour la donation de sens ». Ce ne sont pas les significations de la conscience qui sont relatives à des faits objectifs sur lesquelles elles se déposent ; ce sont les faits qui sont relatifs à la façon dont la conscience se les donne intentionnellement : toute présence est, pourrait-on dire, un effet de sens. Tout objet pour la conscience est objet de sens, et ce sens elle ne le reçoit pas des choses, il lui est au contraire immanent, il « jaillit du « moi » : « au cogito lui-même appartient un « regard sur » l’objet qui lui est immanent et qui d’autre part jaillit du « moi », ce moi ne pouvant jamais faire défaut ».
Dès lors, la phénoménologie tend à libérer notre compréhension du monde de l’interprétation exclusive (et appauvrissante) dans laquelle l’enferme le concept d’une réalité objective et absolue, telle que le produisent les sciences de la nature. Non pas encore une fois qu’il s’agisse pour Husserl de nier l’existence des choses : si les choses se livrent à notre expérience, le sens dont notre conscience les anime est constamment mouvant et ne s’impose aucunement comme un sens objectif, donné de fait. L’idée d’un monde objectif, telle qu’elle fonde les sciences de la nature, est ramenée à sa contingence et Husserl de contester ainsi l’idée d’une « réalité absolue » comme sens donné du monde qui s’imposerait à la conscience. L’enjeu est de rendre la conscience à la liberté créatrice de son travail interprétatif qui est sa manière propre de vivre le monde et de lui donner forme. Il n’y a plus un monde, un et unique, « réel », mais une pluralité indéfinie de mondes solidaires de la façon dont la conscience fait varier intentionnellement le sens du monde : « « le monde réel » est seulement un cas particulier parmi de multiples mondes et non-mondes possibles, lesquels, de leur côté, ne sont que les corrélats des modifications éidétiquement possibles portant sur l’idée de « conscience empirique », avec ses enchaînements empiriques plus ou moins ordonnés » (§ 47).
Telle que le souligne la Troisième Section des Idées directrices pour une phénoménologie, le geste de Husserl consiste à rendre à notre pensée sa capacité à faire varier en idées les figures du monde, ce qui caractérise en propre sa puissance. Penser, c’est ainsi déchaîner les possibilités par lesquelles un objet est intentionnellement visé par la conscience, une façon de démultiplier les formes et les sens par lesquels nous l’appréhendons et l’interprétons. Si Husserl entreprend de déconstruire ainsi le concept d’une réalité objective et absolue, c’est qu’un tel concept fige le travail de la pensée, enchaînant la pensée à une figure exclusive et pauvre. C’est pourquoi, comme le souligne le § 89, il faut distinguer l’objet intentionnel et l’objet réel, le premier n’étant aucunement dépendant de la présence et de la matérialité du second : « L’arbre pur et simple peut flamber, se résoudre en ses éléments chimiques, etc. Mais le sens – le sens de cette perception, lequel appartient nécessairement à son essence – ne peut pas brûler, il n’a pas d’éléments chimiques, pas de force, pas de propriétés naturelles ». Cela dépasse le simple truisme : Husserl veut rendre leur liberté d’intuition à la conscience et la pensée ; nulle réalité ne nous impose jamais le sens de ce que nous percevons : le « style » de nos perceptions – si l’on peut s’exprimer ainsi, est l’œuvre de notre conscience, et c’est pourquoi une même chose peut donner lieu à un procès indéfini d’intentionnalités, dont le mouvement n’est jamais épuisé par la présence matérielle qui en est le support.
Dès lors, penser ce n’est pas s’en tenir à une réalité « donnée » ou bien chercher à la rejoindre ; c’est au contraire déformer ce qui est donné, substituer au réel la fiction, si l’on entend par « fiction » la façon dont la pensée récrée son objet, et produit intuitivement autant de configurations de sens par lesquelles approcher son essence. L’essence – ou devrions-nous plutôt dire : les essences, ne sont pas pour Husserl une réalité une et unique, substantielle des choses, mais un mouvement indéfini de variations intuitives de l’objet, dans lequel la pensée esquisse un sens à chaque fois nouveau, une figure nouvelle de son objet. Si l’on pouvait s’autoriser une telle expression, on pourrait dire que l’essence, chez Husserl, n’est pas substantielle, elle est « kaléidoscopique » ; l’essence n’est pas le point d’arrêt de la chose, elle est l’unité en devenir d’un mouvement de sens qui n’a pas de terme. Il n’y a pas une essence mais un « mouvement d’essence » pour Husserl.
Ainsi, la phénoménologie veut rendre à la conscience sa puissance intuitive, tel que son objet n’est jamais le « là » d’un fait objectif, que l’on pourrait enclore en une image fixe, mais une potentialité de significations en mouvement. Les essences sont les phases d’une dynamique intentionnelle de la conscience : l’essence n’est plus le signe d’une pensée qui « arrête » son objet mais qui l’ouvre au contraire au travail de l’intuition et de l’imagination. L’objet que visent ainsi la conscience et la pensée n’est pas un objet fixe dont l’aperception serait univoque ; c’est un objet ouvert à des « variations éidétiques », c’est-à-dire pouvant être incessamment réinterprété et transformé selon la façon dont la conscience vit son sens et fait varier sa visée intentionnelle.
Aussi, ce n’est pas, selon la définition classique de la vérité, l’adéquation de l’intellect et de la chose qui caractérise l’effort de connaissance de la pensée, mais bien plutôt la capacité de la pensée à faire varier les configurations de son objet, de substituer à sa forme unique une multiplicité d’esquisses, de déplacer son sens en le soumettant aux changements de points de vue d’intentionnalités nouvelles. Penser, c’est ne pas s’en tenir à ce qui est donné, c’est déformer la réalité – et nous sommes conscients du caractère apparemment paradoxal d’un tel énoncé. Tel qu’il le souligne au § 70, l’imagination joue ainsi un rôle majeur selon Husserl dans cette façon dont la pensée fait varier éidétiquement son objet, c’est-à-dire en fait varier intuitivement le sens. Parce qu’elle libère la pensée de la représentation d’une réalité objective qui imposerait à la pensée une signification univoque, l’imagination est le signe d’une pensée qui crée des configurations de sens et, par ces variations de sens, approche l’essence – plurielle et ouverte - de son objet. Sans imagination la pensée serait incapable de s’ouvrir à l’essence de son objet, c’est-à-dire à la possibilité de le voir autrement que la façon dont il s’impose comme fait objectif.
La « fiction », ainsi, si l’on entend par là la capacité qu’à la pensée de créer, de construire et de déconstruire la signification de ses objets, les ouvrant à des possibilités nouvelles et des variations incessantes, est un moment essentiel de la connaissance. L’imagination n’est pas la « folle du logis » et ne s’oppose pas à la pensée conceptuelle : elle est le processus par lequel la pensée se libère de l’objet réel pour le produire librement selon son intentionnalité, au gré des variations de sens qu’elle lui fait subir. Ainsi, « le géomètre, au cours de ses recherches, recourt incomparablement plus à l’imagination qu’à la perception quand il considère une figure ou un modèle ; cela est vrai du « pur » géomètre, à savoir de celui qui renonce à la méthode algébrique. Sans doute il lui faut bien, quand il use de l’imagination, tendre à des intuitions claires dont le déchargent le dessin et le modèle. Mais s’il recourt au dessin réel ou élabore un modèle réel, il est lié ; sur le plan de l’imagination il a l’incomparable liberté de pouvoir changer arbitrairement la forme de ses figures fictives, de parcourir toutes les configurations possibles au gré des modifications incessantes qu’il leur impose, bref de forger une infinité de nouvelles figures ». Penser, c’est donc bien, pour une grande part, imaginer : non pas coller à ce qui est mais le déformer, lui faire subir la transformation réglée d’un mouvement de sens afin que l’objet apparaisse tout autre qu’il n’était et se dévoile ainsi en un sens tout nouveau, dans la richesse de son essence, selon les possibilités éidétiques qu’ouvrent l’imagination. Imaginer, c’est rendre la conscience à sa capacité de créer du sens, à la puissance créatrice de son intentionnalité. Semblable sur ce point au géomètre qui fait jouer la richesse éidétique de ses figures, le phénoménologue, selon Husserl, doit parcourir par son imagination la variété infinie des expressions intentionnelles de la conscience, s’ouvrir au mouvement de sens par lequel l’expérience du monde incessamment se transforme. Il s’agit ainsi pour la phénoménologie de déceler «l’intuition originaire » de la conscience telle qu’elle donne forme au monde en lui donnant sens et cela en mettant entre parenthèses la thèse de la réalité objective qui occulte ce mouvement créateur.
Imaginer, ce n’est donc pas fuir le monde, c’est bien « aller droit aux choses mêmes », mais on ne saurait les rejoindre ainsi en les réifiant dans une objectivité qui fige leur sens en une facticité desséchante ; rejoindre les choses phénoménologiquement, c’est les libérer de leur objectivité factice pour les rendre au mouvement intentionnel qui les unit à la conscience, selon des « configurations éidétiques » qui sont « en nombre infini » (§ 70). La phénoménologie cherche à libérer le monde de la réalité, un monde qui ne fait pas face à la conscience mais qui est uni à elle dans un procès intentionnel ouvert. L’Etre des choses c’est leur devenir intentionnel pour une conscience qui les anime continuellement de significations nouvelles. Le monde husserlien est un monde qui n’en a jamais fini d’être, où les choses s’offrent aux variations intentionnelles de la conscience, chacune de ces variations esquissant une figure de leur essence infinie. C’est pourquoi Husserl reconnaît l’imagination comme ce qui confère à la pensée sa « liberté d’investigation » par-delà les fait donnés et peut conclure le § 70 par une formule qu’il qualifie lui-même d’ambiguë et de paradoxale : « la « fiction » constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences éidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des « vérités éternelles » ». La formule n’est paradoxale et ambiguë que si l’on conçoit la fiction comme une « échappée belle », une fuite hors du monde : la « fiction » phénoménologique est plutôt une façon de retrouver le monde en le rendant à la vie de la conscience qui l’anime. En ce sens, une telle fiction est plus vraie que toute forme de « réalisme » qu’on voudrait lui opposer : bien plus abstraite est la thèse d’une réalité dont les faits imposeraient leurs signification objective à la conscience, car elle ignore la façon dont intentionnellement le monde et la conscience sont liés et entraînés l’un l’autre dans un mouvement intentionnel infini.
Or, s’il décèle avant tout cette dynamique imaginative de la pensée dans le travail de conceptualisation du géomètre, Husserl n’en reconnaît pas moins la « puissance suggestive » des œuvres d’art comme l’une des expressions de cette liberté fictionnelle par laquelle la pensée s’arrache de la réalité donnée :
« D’autre part, à l’exemple encore de la géométrie qui récemment a accordé non sans succès une grande valeur à des collections de modèles, etc., il importe d’exercer abondamment l’imagination à atteindre la clarification parfaite exigée ici, à transformer librement les données de l’imagination ; mais auparavant il lui faut les fertiliser par des observations aussi riches et exactes que possible sur le plan de l’intuition originaire : cette influence fécondante n’implique point naturellement que l’expérience comme telle joue le rôle d’une source de validité. On peut tirer un parti extraordinaire des exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure plus ample, par l’art et en particulier par la poésie ; sans doute ce sont des fictions ; mais l’originalité dans l’invention des formes, la richesse de détails, le développement sans lacune de la motivation, les élèvent très au-dessus des créations de notre propre imagination ; la puissance suggestive des moyens de représentation dont dispose l’artiste leur permet de se transposer avec une particulière aisance dans des images parfaitement claires dès qu’on les a saisies et comprises » (§70).
Ce « parti extraordinaire » que l’on pourrait tirer de l’art et de la poésie, susceptible de dévoiler le pouvoir de fiction d’une conscience libérée de tout objectivisme, Husserl ne s’y attarde pas. Pourtant, dans une lettre au poète Hugo von Hoffmannsthal, il note que l’artiste « se comporte à l’égard du monde comme se comporte le phénoménologue ». Il faudra interroger par la suite cette répugnance de Husserl à approfondir le lien qui unit l’art et la phénoménologie. Commençons par esquisser leurs points de convergence. En quoi ainsi les œuvres d’art nous convient-elles à une expérience phénoménologique ?
Art et phénoménologie ont en partage une même épochè, une même mise entre parenthèses : celle d’une réalité objective dont le sens univoque s’imposerait à une conscience passive. L’un autant que l’autre destituent « l’attitude naturelle » qui consiste à poser l’existence d’un monde hors de la conscience, lui faisant face et la soumettant à des significations figées. C’est dans cette réification du sens du monde que consiste essentiellement cette attitude naturelle qui interprète la forme et le sens des choses comme des attributs qui leur seraient substantiellement attachés.
Or, si en effet l’artiste « se comporte à l’égard du monde comme se
comporte le phénoménologue », c’est en refusant d’opposer la conscience
et le monde comme une intériorité face à une extériorité. Sans préjuger que
l’on puisse y reconnaître une quelconque essence de la création artistique
et que toutes les formes d’art puissent être rassemblées sous une unique
catégorie, les œuvres d’art ne sont pas sans mettre en crise l’ordre du
réel, semant la confusion dans les catégories et les lieux communs qui le
fondent, afin de faire surgir le geste intentionnel qui unit la conscience
et le monde. Le trouble qui accompagne d’ailleurs toute expérience
esthétique réside sans doute dans cette façon dont les œuvres destituent
l’objectivité et rendent indécidable toute distinction de l’objet et de
l’expérience qui lui donne vie et sens. Quand Van Gogh peint sa chambre à
Arles, quelle part peut-on faire – et quel sens y aurait-il à le faire ? –
entre la chambre réelle où il vécut et l’émotion qui anime entièrement la
composition ? Est-ce d’ailleurs la représentation subjective d’un lieu
objectif ou bien plutôt l’objectivation d’une âme, dont la chambre serait
l’expression ? Espaces intérieurs et extérieurs ici sont indistincts ; l’âme
et le monde se mêlent en une unité sensible qui donnent aux choses la vérité
que seule leur confère le désir de la conscience qui les anime. Dans une
lettre à Théo, Vincent signifiait son intention de peindre la chambre dans
laquelle il vécut dans la maison jaune à Arles avec toute la précision
réaliste possible et cela afin de suggérer le repos et la quiétude qu’il sut
alors y trouver. Or, le « réalisme » visé ici ne se laisse aucunement
abstraire du regard qui donne à chaque chose sa teneur sensible. L’émotion
ne vient pas se déposer sur les objets comme une interprétation qui
s’ajouterait à leur réalité ; c’est l’intentionnalité de la conscience qui
fait surgir la réalité éclatante des choses autant qu’elle se trouve en
elle. C’est pourquoi on ne saurait interpréter l’art selon les catégories de
la représentation : la peinture n’est pas une « façon de voir » les choses,
selon l’arbitraire d’un subjectivisme, condamné à la futilité. Dans la
chambre de Van Gogh s’accomplit la concaténation de la conscience et du
monde, unis en un même lien si vivant et si charnel qu’il rend indiscernable
la part des choses et la part de la conscience. Suggérer la paix, le repos
et la félicité des jours heureux, tel que Vincent le désire, comme s’il
voulait laisser une trace votive d’un bonheur perdu, ce n’est pas déterminer
une réalité objective d’après une idée ; ce n’est pas nous qui interprétons
ce que sont les choses, ce sont les choses qui interprètent la vie de la
conscience elle-même, et cela dans leur teneur sensible elle-même, leur
pâte, leur chaleur, l’éclat de leur couleur, de leur lumière, les
correspondances qu’elles entretiennent. Si Husserl, notamment dans les
idées directrices pour une phénoménologie, insiste sur le fait que la
phénoménologie est l’effort pour sortir la pensée de l’ornière de
l’opposition entre l’idéalisme, qui absorbe le monde dans la conscience, et
l’empirisme, qui évide la conscience au profit de la réalité mondaine,
l’expérience esthétique à laquelle les œuvres d’art nous invitent est une
expression décisive de ce dépassement des apories de la métaphysique et des
philosophies de la connaissance. Car, pour l’artiste, il n’y a pas de
scission entre le sentant et le senti, pas de solution de continuité entre
une conscience interprétative et une matière close sur elle-même en sa
substantialité nocturne. Dans La chambre de Van Gogh, comme dans
toute grande œuvre picturale, le sensible ne peut plus être dialectiquement
opposé à lui-même, décomposé en pôles d’attribution (le subjectif et
l’objectif) : La chambre « de l’œuvre » est le lieu d’une réversibilité
alchimique, où la matière et l’esprit s’unissent et deviennent indistincts.
Dans l’expérience esthétique éclate ainsi la vérité du sensible, étrangère
aux divisions de la connaissance : la vérité de l’unité de la matière et de
l’esprit, qui fait de toute idée sensible, non l’idée d’une sensation, non
pas une signification, mais une idée qui ne peut se départir de la présence
matérielle dont elle est la visée intentionnelle. C’est pourquoi on ne parle
pas des « idées » de Van Gogh, de Ver Meer ou de Poussin, mais des jaunes
ou des bleus de Van Gogh, des jaunes de Ver Meer, ou bien des
rouges de Poussin. Et quand Van Gogh nous dit dans une lettre à Théo
qu’il cherche à Arles la « plus haute note jaune », ce n’est ni une
image ni une métaphore ; chacun comprend ce qu’il en est de cette « note
jaune », qu’il ne s’agit sûrement pas d’une certaine idée de félicité
qui chercherait son expression dans une matière soumise à sa représentation,
mais de ce point de félicité que seule une certaine « note jaune »
peut soudainement faire toucher et qu’aucune idée de félicité ne peut ni
anticiper ni résumer . Aussi l’expérience esthétique figure-t-elle bel et
bien ce qui est au cœur de l’expérience phénoménologique : une unité de la
conscience et du monde, qui fait de tout objet sensible un objet qui à la
fois se livre à la conscience et qui la délivre, la matière sensible
révélant la visée intentionnelle d’une conscience qui ne peut jamais autant
se dévoiler que dans une présence sensible.
Dans la Recherche, Proust a su figurer, comme nul autre, ce mystère
et cette évidence qui s’accomplit dans l’expérience esthétique au travers de
l’exquise douleur qu’éprouve l’écrivain Bergotte face à la Vue de Delft
de Ver Meer, dont tout l’éclat se concentre dans le « petit pan de
mur jaune » qui, au cœur de ce paysage, l’accompagne comme une note
mystérieuse jusque dans la mort. Car ce « mur jaune » condense en lui
une expérience qui ne se laisse ni analyser, ni décomposer ; dans cette « précieuse
matière » se loge une intentionnalité qui ne peut se départir de l’objet
sensible qui la révèle à elle-même. Et si cette matière est si « précieuse »
pour Bergotte, c’est parce qu’elle ne se laisse pas volatiliser en
significations, en idées, qu’elle est, pour reprendre un concept propre à
Simondon, un « point-clé » de son univers, où prend corps
soudain, dans la singularité de ce pan de mur jaune, une expérience qui ne
peut atteindre son propre sens que dans l’évidence tangible de cette
matière. Avec l’art, oui, la matière devient précieuse, car, dans cette
matière, l’esprit fait l’expérience sensible de lui-même ; l’intentionnalité
prend corps et la jouissance qu’elle éprouve à se découvrir ainsi sensible,
elle ne peut aucunement l’abstraire de la matière qui en accomplit la
présence et permet de la retrouver intacte, inépuisable. C’est pourquoi
Bergotte revient, au moment de mourir, à ce « tout petit pan de
mur jaune » de la toile de Ver Meer, ce détail qui peut apparaître
insignifiant à l’aune de l’univers des significations objectives, mais dont
l’évidence mystérieuse l’accompagne dans sa mort comme elle l’a accompagnée
toute sa vie, cristallisant en elle une intentionnalité qui ne pouvait
s’atteindre que dans cette matière sensible, seule capable de la révéler et
de la retenir en sa profondeur.
Ainsi s’accomplit dans l’œuvre d’art une alchimie : le sentant et le senti s’unissent dans une même intentionnalité, dans une même « chair » sensible, pour poursuivre les analyses de Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible. Dans cet essai inachevé, Merleau-Ponty tente de dépasser l’opposition entre le corps et le monde, l’opposition du sujet et de l’objet. Le concept de chair désigne cet effort pour approcher l’unité de l’être, du « voyant-visible », d’un corps qui, au lieu de faire face au monde dans l’expérience sensible, s’unit à lui, se fond en son objet comme son objet s’éprouve en lui. La chair est l’expression de l’extase (au sens fort : le fait de ne plus tenir à soi) qui est au cœur de l’expérience sensible ; elle dévoile « l’indivision de cet être sensible que je suis et de tout le reste qui se sent en moi » (Le Visible et l’invisible). Il n’y a plus une intériorité subjective face à une extériorité du monde ; l’expérience sensible ne peut plus se penser à partir d’un sujet constituant : le sentant et le senti se révèlent l’un par l’autre, sans qu’il soit encore possible de séparer dans cette expérience un « dedans » (du Moi) d’un « dehors » (du monde). Ainsi, la chair est l’élément sensible de cette unité du monde et du corps, tel qu’il y a soudain « correspondance de son dedans et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors ». Surface et profondeur, esprit et matière cessent de s’opposer pour se signifier l’un par l’autre.
Il y a, osons le dire, une part de folie dans la tentative de ce dernier Merleau-Ponty pour approcher cette unité charnelle du monde et du corps, qui s’opère dans l’expérience sensible et qui bouscule toutes les catégories et les divisions des philosophies de la connaissance. Or, n’est-ce pas là justement l’expérience vive que nous faisons dans l’émotion esthétique ? Pour Bergotte, le « tout petit de mur jaune » de Ver Meer n’est pas un objet du monde, un corps physique à percevoir ; le voyant et le visible deviennent dans l’émotion esthétique une même chair, et la surface du visible rejoint ici la profondeur du voyant, qui s’éprouve en elle et lui confère en retour la profondeur de la vie. La « matière précieuse » dont nous parle Proust à cette occasion, c’est la matière qui prend vie dans l’émotion esthétique ; c’est de même la « plus haute note jaune » de Van Gogh, où l’esprit se cherche au cœur de la matière qui porte en elle la profondeur de son expérience et que seule une matière sensible peut révéler à elle-même. Dans Donner à voir (« Au-delà de la peinture »), Paul Eluard exprime avec force cette unité du voyant et du visible, dont la peinture de Max Ernst est selon lui la plus juste expression : « Il n’y a pas loin, par l’oiseau, du nuage à l’homme, il n’y a pas loin, par les images, de l’homme à ce qu’il voit, de la nature des choses réelles à la nature des choses imaginées. La valeur en est égale. Matière, mouvement, besoin, désir sont inséparables. L’honneur de vivre vaut bien qu’on s’efforce de vivifier. Pense-toi fleur, fruit et le cœur de l’arbre, puisqu’ils portent tes couleurs, puisqu’ils sont un des signes nécessaires de ta présence. Il ne te sera refusé de croire que tout est transmutable en tout qu’à partir du moment où tu n’en donneras pas idée.
Une interprétation véritablement matérialiste du monde ne peut pas exclure de ce monde celui qui le constate ».
On peut nommer poétique cette expérience esthétique où le sentant et le senti s’unissent dans une même chair. En ce sens, la poésie n’est pas réductible à un art singulier ; est poétique toute expérience esthétique où la conscience et le monde cessent de s’opposer : il n’y a plus une intériorité consciente close sur ses significations et ses émotions face à un monde de choses amorphes et étrangères à notre expérience ; l’esprit et la matière échangent leurs attributs. S’il s’agit de n’en donner qu’un exemple, ces vers magnifiques d’Apollinaire peuvent être le symbole de cette unité intentionnelle de la conscience et du monde : « Sais-je où s’en iront tes cheveux / Crépus comme mer qui moutonne / Sais-je où s’en iront tes cheveux / Et tes mains feuilles de l’automne / Que jonchent aussi nos aveux » (« Marie », Alcools). Ici, la comparaison (« Crépus comme mer qui moutonne ») n’est pas simplement accentuée ou amplifiée par une métaphore (« Et tes mains feuilles de l’automne »). Ce n’est pas une métaphore, c’est bien plus : le corps et le monde s’unissent ici dans une même chair sensible ; il n’y a plus de « dedans », de « dehors », mais unité sensible du corps et des choses. Il est ainsi une alchimie propre à l’expérience poétique, pour reprendre le concept rimbaldien, qui brise les catégories de l’objectivité et la séparation de la conscience et du monde. « Alchimie du verbe » peut être ainsi lue comme la traversée de toutes les divisions de la métaphysique et « l’histoire de cette folie » peut, à bien des égards, apparaître comme une expérience phénoménologique pure. De la « vieillerie poétique », de « l’hallucination simple », où il ne s’agit encore que de substituer métaphoriquement une chose à une autre, de subvertir les catégories du réel en leur préférant les formes de l’imagination (« Je m’habituai à l’hallucination simple ; je voyais très-franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur des routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi »), Rimbaud nous entraîne peu à peu vers la conversion du sujet en monde et du monde en sujet : « Je devins un opéra fabuleux » ; formule sidérante qui nous fait sortir des schèmes traditionnels de la représentation et de l’imagination, où il n’est plus simplement question d’un sujet transcendantal qui recouvrirait un monde de choses de ses formes . Devenir un opéra fabuleux, ce n’est plus « voir comme », ce n’est plus uniquement interpréter ou réinterpréter une réalité que l’on sait finalement demeurer telle qu’en elle-même, aussi loin qu’on la soumette au jeu de l’imagination. Devenir un opéra fabuleux, c’est effacer le sujet et le monde, toutes formes de transcendance de l’un sur l’autre, pour les conjoindre dans une même expérience, dans une même vie intentionnelle. Ce n’est pas le sujet qui transforme le monde en opéra fabuleux mais le monde qui fait advenir le sujet à la véracité de son intentionnalité. Le « Je » devient ainsi son être-au-monde et le monde se découvre comme monde à parcourir, à vivre, à contempler (Lebenswelt dirait Husserl, « monde-de-la-vie ») parce qu’il est un « opéra fabuleux » et rien d’autre, un spectacle qui ne cesse de se transformer au gré des variations intentionnelles.
Parce que les œuvres d’art rendent ainsi le monde au procès intentionnel qui l’unit au sujet, on peut dire en ce sens qu’elles opèrent un « retour aux choses mêmes », au sens phénoménologique du terme : suspendant l’attitude naturelle qui consiste à poser une réalité objective séparée de la conscience, l’artiste, non moins que le phénoménologue, nous fait retrouver les formes natives de notre perception, cette « nappe de sens brut », dira plus tard Merleau-Ponty, que nos perceptions secondes, les catégories conventionnelles et conceptuelles de ce que nous nommons « réalité » viennent recouvrir et nous faire ignorer.
Dans les Idées directrices pour une phénoménologie (§ 80), Husserl souligne ainsi que, si nous suspendons la pseudo évidence de l’objectivité qui nous fait ignorer les formes de notre perception, nous découvrons que les choses ne nous sont jamais données dans notre expérience sensible comme des substances figées, fixes que nos sensations appréhenderaient dans leur totalité objective. Toute chose, au contraire, ne se dévoile à nous que dans un flot incessant d’esquisses, de silhouettes (Abschattungen), et ce sont ces modifications incessantes de mon expérience sensible, cette impossibilité d’arrêter et d’achever le mouvement de cette expérience dans une complétude objective, qui me fait attribuer à cette chose une réalité propre (un « en soi »). Dès lors, la chose, telle qu’elle nous est donnée par la perception, est toujours ouverte sur des horizons d’indétermination ; elle est inséparable de ce mouvement, de ce flux sensible, chacune de nos perceptions esquissant une signification de la chose, toujours déjà en train de se métamorphoser. Ainsi, aucune chose ne se dévoile jamais dans notre expérience sensible comme un objet plein, entier et complet, mais chaque sensation nous dévoile une silhouette nouvelle de la chose que nous percevons, sans jamais pouvoir en épuiser l’expérience.
Or, si l’on peut reconnaître une puissance de révélation aux œuvres d’art, c’est sans doute dans la façon dont elles nous font approcher une telle expérience sensible originaire : rompant avec la signification objective des choses, les œuvres nous les font retrouver telles qu’elles se donnent à nous dans l’expérience vive de notre sensibilité, c’est-à-dire prises dans le flux incessant et toujours mouvant d’une intentionnalité qui ouvre, à chaque instant, sur une appréhension inédite du monde. Le monde cesse alors d’être un ordre donné, figé d’objets et de significations ; il devient un kaléidoscope, s’offrant à une aventure sensible qui jamais ne pourra en épuiser les possibilités. C’est cette puissance de révélation que Jean Cocteau (entre autres) attribue à la poésie, définissant ainsi l’expérience poétique du réel comme cette façon de montrer les choses nues, libérées de l’habitude dont nous les recouvrons, renouant ainsi avec l’intensité des sensations premières qui nous les dévoilent : « L’espace d’un éclair, nous voyons un chien, un fiacre, une maison, pour la première fois. Tout ce qu’ils présentent, de spécial, de fou, de ridicule, de beau, nous accable. Immédiatement après, l’habitude frotte cette image puissante avec sa gomme. Nous caressons le chien, nous arrêtons le fiacre, nous habitons la maison. Nous ne les voyons plus. Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement » (Poésie critique, 1945). Toute la poésie surréaliste peut apparaître comme un effort pour retrouver le merveilleux qui est au cœur de l’expérience sensible, à partir du moment où l’on fait sauter le dogme de l’objectivité, où l’on renoue avec l’appréhension première des choses telles que nous les livrent nos sensations fulgurantes, où les choses retrouvent ainsi l’éclat de leur phénoménalité, la façon dont elles se révèlent ainsi par un jeu d’esquisses dans le mouvement infini de nos sensations. C’est à une telle expérience phénoménologique que nous convie ainsi André Breton dans un passage du Premier Manifeste. Alors que le poète est sur le point de s’endormir, une phrase, soudain, « cogne à la vitre », à la vitre de la conscience d’objectivité, de la conscience confite en sa croyance dans la réalité, pour la ramener aux formes vives, étranges des phénomènes sensibles. « En vérité cette phrase m’étonnait ; je ne l’ai malheureusement pas retenue jusqu’à ce jour, c’était quelque chose comme : « il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » mais elle ne pouvait souffrir d’équivoque, accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps. A n’en pas douter il s’agissait du simple redressement dans l’espace d’un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l’homme, je me rendis compte que j’avais affaire à une image d’un type assez rare et je n’eus vite d’autre idée que de l’incorporer à mon matériel de construction poétique ». Retour aux choses mêmes : il s’agit de voir ce que nous voyons, de voir les choses telles qu’elles se donnent, par esquisses, et non selon de la façon dont nous recouvrons leur phénoménalité par des significations objectives.
A bien des égards, l’artiste se comporte en effet vis-à-vis du monde comme le phénoménologue, ainsi que l’écrit Husserl à Hoffmannstahl. En rompant avec l’attitude naturelle, le dogme de la réalité objective et la scission de la conscience et du monde, l’expérience esthétique, de même que l’imagination éidétique, nous fait retrouver le jeu d’une intentionnalité qui ne cesse d’ouvrir sur des appréhensions inédites du monde. La « fiction » esthétique, en ce sens, tout comme la « fiction » phénoménologique, est non une fuite hors du monde mais une façon de le retrouver dans sa vérité phénoménale, dans le mouvement intentionnel qui unit conscience et choses et fait de toute perception l’invention continuelle d’un monde dont les significations ne sont jamais achevées.
Demeure toutefois la question de savoir pourquoi Husserl n’a jamais (à ma connaissance) approfondi ce rapport entre art et phénoménologie. Peut-être doit-on en chercher la raison dans le fait que l’art ne se maintient pas sur le plan d’une « fiction éidétique » mais se veut et poursuit une expérience intégrale du monde. Il ne s’agit pas, comme le vise l’imagination éidétique, d’ouvrir simplement sur d’autres configurations et d'autres significations dans la perspective d’une connaissance nouvelle, mais de vivre cette métamorphose, de devenir ce mouvement même que l’intentionnalité retrouvée fait surgir. « Je devins un opéra fabuleux » écrit Rimbaud : l’expérience poétique n’est pas une simple fiction éidétique, mais une façon d’être au monde, et plus encore : d’être le monde. Une telle expérience intégrale demeure une folie pour le phénoménologue, comme pour le philosophe…