AUTRUI EN QUESTION
Une solitude indépassable ? Comment la communication avec l’autre ne peut transmettre l’expérience vécue dans sa singularité.
« Je perçois autrui comme comportement, par exemple, je perçois le deuil ou la colère d’autrui dans sa conduite, sur son visage et sur ses mains, sans aucun emprunt à une expérience « interne » de la souffrance ou de la colère et parce que deuil et colère sont des variations de l’être au monde, indivise entre le corps et la conscience, et qui se posent aussi bien sur la conduite d’autrui, visible dans son corps phénoménal, que sur ma propre conduite telle qu’elle s’offre à moi. Mais enfin, le comportement d’autrui et même les paroles d’autrui ne sont pas autrui. Le deuil d’autrui et sa colère n’ont jamais exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues, pour moi ce sont des situations apprésentées. Ou si je peux, par un mouvement d’amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère de mon ami Paul : Paul souffre parce qu’il a perdu sa femme ou il est en colère parce qu’on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère parce qu’il est en colère, les situations ne sont pas superposables. Et si enfin nous faisons quelque projet en commun, ce projet commun n’est pas un seul projet, et il ne s’offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n’y tenons pas autant l’un que l’autre, ni en tout cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul et que je suis moi. Nos consciences ont beau, à travers nos situations propres, construire une situation commune dans laquelle elles communiquent, c’est du fond de sa subjectivité que chacun projette ce monde « unique ».
Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception (1945)
Autrui : celui qui pour qui je suis objet et qui nie ma liberté
« Autrui, en figeant mes possibilités, me révèle l’impossibilité où je suis d’être objet, sinon pour une autre liberté. Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis ; livré à ses seules ressources, l’effort réflexif vers le dédoublement aboutit à l’échec, je suis toujours ressaisi par moi. Et lorsque je pose naïvement qu’il est possible que je sois, sans m’en rendre compte, un être objectif, je suppose implicitement par là l’existence d’autrui, car comment serais-je objet si ce n’est pour un sujet ? Ainsi autrui est d’abord pour l’être pour qui je suis objet, c’est-à-dire l’être par qui je gagne mon objectité (…)
Du même coup j’éprouve son infinie liberté. Car c’est pour et par une liberté et seulement pour et par elle que mes possibles peuvent être limités et figés. Un obstacle matériel ne saurait figer mes possibilités, il est seulement l’occasion pour moi de me projeter vers d’autres possibles, il ne saurait leur conférer un dehors. Ce n’est pas la même chose de rester chez soi parce qu’il pleut ou parce qu’on vous a défendu de sortir. Dans le premier cas, je me détermine moi-même à demeurer, par la considération des conséquences de mes actes ; je dépasse l’obstacle « pluie » vers moi-même et j’en fais un instrument. Dans le second cas, ce sont mes possibilités mêmes de sortir ou de demeurer qui me sont présentées comme dépassées et figées, et qu’une liberté prévoit et prévient à la fois. Ce n’est pas caprice si, souvent, nous faisons tout naturellement et sans mécontentement ce qui nous irriterait si un autre nous le commandait. C’est que l’ordre et la défense exigent que nous fassions l’épreuve de la liberté d’autrui à travers notre propre esclavage. Ainsi, dans le regard, la mort de mes possibilités me fait éprouver la liberté d’autrui ; elle ne se réalise qu’au sein de cette liberté et je suis moi, pour moi-même inaccessible et pourtant moi-même, jeté, délaissé au sein de la liberté d’autrui »
Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant.
« L’être-dans-la-moyenne » ou comment je finis par exister comme « on » existe…
Dans un fameux passage d’Etre et Temps, Heidegger met en lumière l’inauthenticité d’un rapport quotidien à l’autre, qui consiste à appréhender l’autre sous la figure anonyme « des autres » et à devenir soi-même un exemplaire parmi ces mêmes autres. Dès lors, l’existant humain (qu’il nomme «Dasein ») loin d’accomplir le sens singulier, unique de son existence et de chercher à conquérir ce sens, se noie dans la masse, rejoint de lui-même la figure anonyme du « On », où les autres se perdent comme lui-même. Ainsi, « nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature comme on voit et juge ; mais nous nous retirons aussi de la « grande masse » comme on s’en retire ; nous trouvons « révoltant » ce que l’on trouve révoltant ». Pourquoi chacun se réfugie ainsi dans cet « être-dans-la-moyenne » ? Parce qu’affirmer le sens singulier de notre existence suppose que nous affrontions l’angoisse originelle qui ouvre toutes nos possibilités : je ne saurais ainsi « faire choix de moi-même », du sens singulier de mon existence, sans éprouver l’angoisse devant cette singularité qu’il m’appartient d’affirmer. Pour fuir cette angoisse (mais aussi cette liberté) nous nous noyons dans la masse, « l’un-parmi-les-autres », vivant comme l’on vit, et fuyant l’idée de notre propre mort, qui nous renvoie à la singularité irréductible de notre existence.
« On fait soi-même partie des autres et on renforce leur puissance. « Les autres », comme on les appelle pour camoufler l’essentiel appartenance à eux qui nous est propre, sont ceux qui, dans l’être-en-compagnie quotidien, d’abord et le plus souvent « sont là ». Le qui, ce n’est ni celui-ci, ni celui-là, ni nous autres, ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le « qui » est le neutre, le On.
Il a été montré antérieurement comment le monde ambiant immédiatement intègre chaque fois déjà en lui le « monde ambiant » du domaine public qui est utilisable et qui préoccupe collectivement. Dans l’usage des moyens publics de transport en commun et dans le recours à des organes d’information (journal), chaque autre équivaut l’autre. Cet être-en-compagnie fond complètement l’existence qui m’est propre dans le genre d’être des « autres » à tel point que les autres s’effacent à force d’être indifférenciés et anodins. C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le « On » étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque. Nous nous réjouissons et nous nous amusons comme on se réjouit ; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature comme on voit et juge ; mais nous nous retirons aussi de la « grande masse » comme on s’en retire ; nous trouvons « révoltant » ce que l’on trouve révoltant. Le on qui n’est rien de déterminé et que tous sont, encore pas à titre de somme, prescrit le genre d’être à la quotidienneté.
Le on a lui-même ses propres manières d’être. La tendance de l’être-avec que nous avons nommé la distantialité repose sur l’être-en-compagnie qui comme tel est préoccupé par l’être-dans-la-moyenne. Celui-ci est un caractère existential du on. C’est de lui qu’il y va essentiellement pour le on dans son être. C’est la raison pour laquelle il se maintient factivement dans la moyenne de ce qui est comme il faut, de ce qu’on vante et de ce qu’on déprécie, de ce à quoi on promet le succès et de ce à quoi on le dénie. Cet être-dans-la-moyenne, à l’intérieur duquel est tout tracé d’avance jusqu’où il est permis de se risquer, surveille toute exception tendant à se faire jour. Toute primauté est sourdement ravalée. Tout ce qui est original est terni du jour au lendemain comme archi-connu. Tout ce qui a été enlevé de haute lutte passe dans n’importe quelle main. Tout secret perd sa force. Le souci d’être-dans-la-moyenne révèle une autre tendance essentielle au Dasein que nous appelons l’égalisation de toutes les possibilités d’être (...)
Le on est omniprésent à ceci près qu’il s’est toujours déjà dérobé là où le Dasein est acculé à une décision. Toutefois, comme le on fournit d’avance tout jugement et toute décision, il ne laisse plus aucune responsabilité au Dasein. Le On peut, pour ainsi dire, se permettre qu’ « on » ait recours à lui constamment. Il peut répondre de tout sans la moindre difficulté puisque ce n’est jamais à personne de se porter garant de quoi que ce soit. Le On est toujours déjà « passé par là » et pourtant il est possible de dire que ça n’a jamais été « personne ». Presque tout ce qui arrive dans la quotidienneté du Dasein se fait de telle sorte qu’à la question « qui ? », on en est réduit à dire : « personne ».
Martin Heidegger, Etre et temps, « L’être-soi-même quotidien et le on », IV, § 27 (Gallimard, pp. 169-171)
…« L’enfer, c’est les autres ! »…
Dans un salon Second Empire, trois morts sont réunis pour l’éternité. Ils sont condamnés à une promiscuité qui sera leur enfer. L’un est un révolutionnaire lâche qui a été fusillé, l’autre un infanticide dont l’amant s’est tué, la troisième une lesbienne qui s’est suicidée au gaz. Chacun juge les autres, mais doit en retour supporter leur regard sans pouvoir changer quoi que ce soit à une vie désormais accomplie.
L’enfer, ici, c’est bel et bien les autres, l’autre qui me tient à portée de regard, l’autre qui me tance, qui me dévisage, qui me pense. La rencontre d’autrui est l’expérience de cette dépossession : je suis transcendé par cette autre conscience qui, souverainement, me fait chose parmi les choses de son monde, m’assignant une place, me consignant dans un rôle.
Ce n’est pas un hasard si c’est l’expérience du désir qui, dans la pièce de Sartre, fait éclater le conflit des libertés. Dans le face à face qui m’oppose à l’autre, la question est de savoir qui fera de l’autre son objet. L’enfer des damnés de Sartre, c’est l’enfer d’une conscience éternellement contrainte à soutenir un regard qui nie sa liberté, afin de nier en retour cette conscience qui l’aliène. L’enfer, c’est cette impossibilité de sortir d’un conflit où chacun met l’autre en demeure d’apparaître comme un objet sous son regard.
« ESTELLE. - Je te plais ?
INES. - Beaucoup !
un temps.
ESTELLE, désignant Garcin d’un coup de tête. -
Je voudrais qu’il me regarde aussi.
INES. - Ha ! Parce que c’est un homme. (A Garcin) Vous avez gagné. (Garcin ne répond pas) Mais regardez-la donc ! (Garcin ne répond pas) Ne jouez pas la comédie ; vous n’avez pas perdu un mot de ce que nous disions.
GARCIN, levant brusquement la tête. - Vous pouvez le dire, pas un mot : j’avais beau m’enfoncer les doigts dans les oreilles, vous me bavardiez dans la tête. Allez-vous me laisser, à présent ? Je n’ai pas affaire à vous.
INES. -Et à la petite, avez-vous affaire ? J’ai vu votre manège : c’est pour l’intéresser que vous avez pris vos grands airs.
GARCIN. - Je vous dis de me laisser. Il y a quelqu’un qui parle de moi au journal et je voudrais écouter.[1] Je me moque de la petite, si cela peut vous tranquilliser.
ESTELLE. - Merci.
GARCIN. - Je ne voulais pas être grossier...
ESTELLE. - Mufle !
Un temps. Ils sont debout, les uns en face des autres.
GARCIN. - Et voilà ! (un temps) Je vous avais suppliées de vous taire.
ESTELLE. - C’est elle qui a commencé. Elle est venue m’offrir son miroir et je ne lui demandais rien.
INES. - Rien. Seulement tu te frottais contre lui et tu faisais des mines pour qu’il te regarde.
ESTELLE. - Et après ?
GARCIN. - Etes-vous folles ? Vous ne voyez donc pas où nous allons. Mais taisez-vous ! (un temps) Nous allons nous rasseoir bien tranquillement, nous fermerons les yeux et chacun tâchera d’oublier la présence des autres.
Un temps, il se rassied. Elles vont à leur place d’un pas hésitant. Inès se retourne brusquement.
INES. - Ah ! oublier. Quel enfantillage ! Je vous sens jusque dans mes os. Votre silence me crie dans les oreilles. Vous pouvez vous clouer la bouche, vous pouvez vous couper la langue, est-ce que vous vous empêcherez d’exister ? Arrêterez-vous votre pensée ? Je l’entends, elle fait tic tac, comme un réveil, et je sais que vous entendez la mienne. Vous avez beau vous rencogner sur votre canapé, vous êtes partout, les sons m’arrivent souillés parce que vous les avez entendus au passage. Vous m’avez volé jusqu’à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas. Et elle ? elle ? vous me l’avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu’elle oserait me traiter comme elle me traite ? Non,non : ôtez ces mains de votre figure, je ne vous laisserai pas, ce serait trop commode. Vous resteriez là, insensible, plongé en vous-même comme un bouddha, j’aurais les yeux clos, je sentirais qu’elle vous dédie tous les bruits de sa vie, même les froissements de sa robe et qu’elle vous envoie des sourires que vous ne voyez pas... Pas de ça ! Je veux choisir mon enfer ; je veux vous regarder de tous mes yeux et lutter à visage découvert.
GARCIN. - C’est bon. Je suppose qu’il fallait en arriver là ; ils nous ont manoeuvrés comme des enfants. »
Jean-Paul Sartre, Huis clos .
Comment autrui est constitutif de la conscience de soi.
La conscience de soi perd-elle de sa liberté en reconnaissant l’existence d’autres consciences de soi ? Sans doute mais c’est là une étape nécessaire du processus de reconnaissance réciproque sans laquelle la constitution de soi comme sujet serait impossible : je n’existe pour moi-même, comme sujet conscient, que si un autre sujet conscient me reconnaît comme tel. Dès lors, l’indépendance que me ferait gagner l’absence d’autrui serait totalement abstraite et illusoire, puisque je ne saurais jouir de moi-même et de cette liberté qu’en tant qu’elle est reconnue par d’autres. Pour vouloir être Robinson, nous n’en voulons pas moins que les autres le sachent et reconnaissent cette liberté par laquelle nous nous séparons d’eux.
« Une conscience de soi pour une autre conscience de soi est tout d’abord immédiate comme une autre chose pour une autre chose. Je me vois en lui immédiatement comme Moi, mais je vois aussi un autre, en tant qu’absolument indépendant en face de Moi. La mise de côté de l’individualité de la conscience de soi a été la première ; par là elle n’a été déterminée que comme particulière. Cette contradiction lui inspire le désir de se montrer comme soi libre et d’être présente pour l’autre comme tel, - c’est le processus de la reconnaissance des moi (…)
La conscience générale de soi est l’affirmative connaissance de soi-même dans l’autre moi ; et chacun d’eux, comme individualité libre, a une autonomie absolue ; mais grâce à la négation de son immédiateté ou de son désir, l’un ne se distingue pas de l’autre, ils sont universels et objectifs, et possèdent une réelle généralité, comme réciprocité, de telle sorte que chacun se sait reconnu dans l’autre moi libre et qu’il le sait à condition de reconnaître l’autre moi et de le savoir libre ».
HEGEL, Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques (§430, §436)
« J’ai honte » : je me vois tel qu’autrui me voit. L’expérience de la honte témoigne de la présence d’autrui à ma conscience. On a tendance à penser que la conscience de soi est une conscience purement réflexive : avoir conscience de soi, ce serait alors se regarder en prenant distance par rapport à soi-même. Or, par-delà cette conscience réflexive, il y a une conscience de soi bien plus originelle : la façon dont je m’apparais à moi-même est d’abord inséparable de ce que je suis pour autrui. Si dans l’extrait de l’Etre et le Néant que nous citions plus haut, autrui apparaissait comme celui qui, me rappelant mon objectivité, niait ma liberté, Sartre souligne ici que la conscience de soi n’en est pas moins inséparable de la reconnaissance de l’autre. Autrui, ainsi, est constitutif de la conscience que nous prenons de nous-même, ce qu’un sentiment comme la honte découvre avec force.
« J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet quels que soient les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion, je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. Il ne s’agit pas cependant de la comparaison de ce que je suis pour moi à ce que je suis pour autrui, comme si je trouvais en moi, sur le mode d’être du pour-soi, un équivalent de ce que je suis pour autrui. D’abord cette comparaison ne se rencontre pas en nous, à titre d’opération psychique concrète : la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive. Ensuite, cette comparaison est impossible : je ne puis mettre en rapport ce que je suis dans l’intimité sans distance, sans recul, sans perspective du pour-soi avec cet être injustifiable et en-soi que je suis pour autrui. Il n’y a ici ni étalon, ni table de correspondance. La notion même de tout seul. Aussi autrui ne m’a pas seulement révélé ce que j’étais : il m’a constitué un type d’être nouveau qui doit supporter des qualifications nouvelles. »
Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant (1942), IIIème partie, Chapitre I.
Est-ce la seule nécessité et l’impuissance qui nous contraignent à vivre en compagnie des autres ?
Aurais-je besoin des autres si j’étais tout puissant ? selon Hume, même le pouvoir de commander au soleil et aux océans ne suffirait au bonheur de personne dès l’instant où le sentiment de puissance qui ne découlerait ne pourrait être partagé. Je ne prends un quelconque plaisir qu’en tant que ce plaisir est reconnu par d’autres. Aussi la solitude, loin d’être le signe de mon bonheur, ne peut-elle que signifier la plus sombre des dérélictions.
« Chez toutes les créatures qui ne vivent pas comme des prédateurs aux dépens des autres, et que n’agitent pas des passions violentes, se manifeste un remarquable désir de compagnie qui les associe sans qu’elles ne puissent jamais projeter de récolter le moindre avantage de leur union. Ce trait est encore plus saillant chez les hommes et se trouve doté en sa faveur des meilleures dispositions. Nous ne pouvons former aucun souhait qui ne fasse référence à la société. Il n’est peut-être pas possible d’endurer un châtiment plus pénible qu’un isolement complet. Tout plaisir devient languissant quand on en jouit hors de toute compagnie ; et toute peine devient alors plus cruelle et intolérable. Quelles que soient les autres passions qui peuvent nous agiter, orgueil, ambition, avarice, curiosité, vengeance ou luxure, leur âme ou leur principe animateur, c’est la sympathie ; elles perdraient même toute force si nous devions nous dégager entièrement des pensées et des sentiments des autres. Que tous les pouvoirs et les éléments de la nature conspirent à ne servir qu’un homme et à lui obéir exclusivement ; que le soleil se lève et se couche à son commandement ; que l’océan et les fleuves roulent leur flots à sa guise ; que la terre fournisse spontanément tout ce qui peut lui être utile et agréable : il n’en restera pas moins misérable tant que vous ne lui donnerez pas l’occasion de partager son bonheur, ne serait-ce qu’avec une personne dont l’estime et l’amitié lui fassent plaisir ».
HUME, Traité de la nature humaine (Livre II)
Qu’est-ce qu’un homme seul ? soit un monstre, soit un dieu…
Dans le début des Politiques, Aristote propose une définition de l’homme, demeurée fameuse : l’homme a pour essence d’être un « zoon politikon », « un animal politique ». Que faut-il entendre par là ? Pour un moderne, une telle définition peut résonner curieusement : en quel sens peut-on ainsi définir l’homme comme « animal politique » ?
L’idée est simple. Aristote commence par relever que l’homme est un être vivant qui ne peut se passer de la compagnie de ses semblables. Ce qui caractérise ainsi cet être vivant, c’est une sociabilité naturelle : une tendance naturelle à vivre avec ses semblables ; et cela non pas parce qu’il ne pourrait faire autrement, mais parce qu’il en va de sa perfection propre. Ainsi, l’individu humain ne saurait atteindre à sa perfection, déployer pleinement son humanité, en dehors de la communauté. En ce sens, un être solitaire serait soit un monstre, soit un dieu (le propre du dieu, dans sa définition même, étant de ne manquer de rien). Dès lors, l’homme est un « animal politique » dans le sens où il ne peut être pleinement lui-même que dans une relation à l’autre. Pourquoi privilégier la relation politique, là où, pour les modernes que nous sommes, cette relation apparaîtrait sans doute beaucoup moins épanouissante que les relations privées, intimes ? Parce que la relation politique est une relation d’égal à égal, chaque citoyen traitant avec les autres sur un pied d’égalité, quand les relations familiales ou les relations économiques sont des relations où l’inégalité règle encore la relation d’homme à homme (l’enfant ne traite pas avec ses parents sur pied d’égalité, ceux-ci ayant une autorité naturelle sur lui ; l’esclave –nous dirions aujourd’hui…le salarié ou l’ouvrier- est de même en position de subordination vis-à-vis de son maître – de son « patron »).
Rien plus que le langage ne découvre cette essence politique de l’homme : ce qui distingue, en effet, fondamentalement le langage humain de la voix animale, c’est que cette dernière n’exprime que des affects (sur le mode du chant, du geste, du cri, l’animal exprime ses appétits et ses désirs), là où le langage humain exprime, non seulement ce qui individuellement éprouvé, mais aussi et essentiellement ce qui est collectivement partagé (le juste, l’injuste, le bien, le mal, etc.).
« Il est manifeste, à partir de cela que la cité [la communauté politique] fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un monstre soit un dieu. Il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ». Car un tel homme est du même coup passionné de guerre, comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux l’homme a le langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester le juste et l’injuste. Il n’y a rien en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité »
Aristote, Les Politiques, Livre I, Chapitre II.