COMMUNAUTE ET SOCIETE
Il n’est peut-être pas de question aussi polémique que celle qui porte sur le vivre-ensemble, la nature et l’interprétation du lien politique. Et c’est sans doute peu dire encore que de relever que ces deux concepts, communauté et société, nous placent d’emblée au cœur de cette polémique. En effet, ce qui se joue essentiellement dans ces concepts, ce sont deux interprétations radicales, parce que se voulant fondatrices, du lien et de l’appartenance politiques. Avant même d’interroger plus avant leur sens, on ne peut passer sous silence cette radicalité qui donne à la communauté et à la société l’allure de deux « Titans », figures exemplaires de toute mythologie politique. On pourrait dire en quelque sorte que les concepts de communauté et de société élèvent la question politique à la hauteur d’une métaphysique : car c’est ici que sera tranchée la question du rapport du Tout et de la partie, de l’Un et du multiple, dans sa présentation la plus périlleuse, celle qui consiste en son actualisation pratique. Partant –et l’histoire de la pensée politique en témoigne assez, ces deux concepts se souvent vus attribuer une fonction inaugurale : nous aurions à choisir entre ces deux interprétations comme l’on prend une décision à la croisée des chemins, une décision qui engagerait immanquablement le destin et le sens de notre appartenance à un ensemble politique ou, plus généralement, à un groupe humain.
Notre premier souci doit être de comprendre comment ces deux concepts ont pu prendre une telle charge polémique et apparaître comme deux formes antagonistes, qui dessinent des options politiques conflictuelles. Il y a lieu d’ailleurs de s’en étonner : comment ce qui pourrait sembler participer de l’ordre du fait et n’ouvrir que sur un constat (les hommes vivent ensemble) peut-il devenir l’enjeu d’une décision fondatrice ? La réponse que l’on peut d’emblée donner à cette question est que le propre de la communauté humaine, aussi naturelle que l’on puisse la penser, est de ne jamais pouvoir atteindre au caractère spontané et non problématique d’une termitière ou d’une fourmilière. Si l’homme est, en ce sens, un être politique, c’est dans la mesure où il fait de son être-ensemble un problème. Aussi, quand bien même, on interpréterait cet être-ensemble sur le mode de la communauté naturelle, une telle interprétation n’est pas de l’ordre du constat ; penser le lien politique comme naturel, c’est constituer le politique selon ce modèle et se décider pour un type de relation et d’appartenance politiques. Ainsi, l’ordre du politique est celui où toute réalité est suspendue à un horizon de fondation. Partant, la société, posée au regard de la communauté, ne saurait être comprise comme un milieu neutre où les individus vaqueraient à leurs occupations quotidiennes : du moins, même une telle interprétation du lien social et politique en termes de « milieu neutre », prend la forme d’une décision polémique. Qu’on se le dise donc : quand on approche ainsi la question du vivre-ensemble, il n’ait plus de description innocente possible.
Nous nous efforcerons, dans un premier temps, de mettre en évidence la nature du lien et de l’appartenance politiques qu’engagent les concepts de communauté et de société ; puis, nous interrogerons les conséquences et les limites de ces deux modèles avant de se demander en quelle mesure cette disjonction et cet antagonisme sont pertinents.
I. Communauté et Société : deux interprétations antagonistes du lien politique.
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COMMUNAUTE |
SOCIETE |
Postulat « métaphysique » |
Le Tout est antérieur à ses parties et les détermine. Il y a, en ce sens, une primauté ontologique du Tout, celui-ci témoignant d’une perfection et d’une plénitude qui font défaut aux parties. Le modèle de l’unité est organique. |
Les parties qui composent le Tout sont la réalité première. Le Tout n’est dès lors que la somme de ses parties et ne saurait être compris que comme l’expression des relations qui les unissent. Le modèle de l’unité est mécanique. |
Interprétation politique |
Le vivre-ensemble n’a pas qu’une réalité fonctionnelle mais est une réalité pleine, entière et parfaite. Les individus qui composent la communauté ne saurait s’accomplir en dehors d’elle. |
La vie en commun n’a d’autre réalité que celle que lui confèrent les relations qu’établissent entre eux les individus. Ceux-ci sont des êtres achevés, qui ne sont pas ontologiquement dépendant de la vie en commun. |
Origine de la vie en commun |
La communauté est première. Elle est la fin naturelle de la condition humaine en tant qu’elle est le signe de sa perfection. |
La société a une origine conventionnelle ou contractuelle. Elle est le signe d’une association par rapport à laquelle on peut faire l’hypothèse d’un état de nature préexistant, état dans lequel les individus vivaient dans l’indépendance, en dehors de toute relation sociale. |
Archétype de la vie en commun |
La fusion : le rassemblement harmonieux de tous autour de valeurs communes. |
Le pluralisme : l’affirmation du plus grand nombre de différences et l’effort pour les rendre toujours plus compatibles. |
Principe du lien politique |
Le partage de valeurs fondamentales. Tous les individus partagent une représentation unifiée du Bien de la communauté en accord avec leur bien propre. |
L’intérêt : les individus s’associent en vue de leur bien propre. La détermination du Bien en général et du bien propre de l’individu est laissée au libre jugement de chacun, tant que ces conceptions ne présentent pas un danger pour les autres. |
Finalité du lien politique |
L’accomplissement d’un Bien, reconnu comme souverain. Le rôle de tout individu est d’œuvrer pour la réalisation de cette perfection recherchée en commun. La communauté est la fin de l’individu. Hors de la communauté, point de salut… |
Le maximum de bonheur individuel et de libertés individuelles. La société doit rendre possible, autant que faire se peut, ce bonheur et limiter autant que possible les contraintes susceptibles d’entraver la liberté des individus. La société a pour fonction de protéger les individus et de leur garantir un ensemble de droits qui les préservent de l’état de guerre. L’individu (son bonheur, sa liberté) est donc la fin de la société. |
Deux modèles :
1. Le modèle aristotélicien de la communauté.
La Politique, Livre I. La Cité est la plus haute des communautés et enveloppe toutes les autres, en tant qu’elle vise le « souverain Bien ». L’association politique ne saurait se comprendre comme une simple nécessité (la survie en commun) ou un pis-aller (il faut bien faire « avec » les autres) : si les hommes vivent ensemble dans la Cité, ce n’est pas simplement parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement mais c’est pour atteindre le plus grand des biens.
La communauté politique, qui est la plus parfaite, se distingue des autres communautés, non pas simplement par le nombre. Elle se distingue par sa cause matérielle (elle est une totalité achevée dont les autres communautés sont la matière), par sa cause formelle (ce qui assure sont unité est la politeia, c’est-à-dire un certain ordre institué) par sa cause finale (la Cité vise le souverain Bien, là où les autres ne visent qu’un certain bien).
Toute communauté a une origine naturelle. Si les hommes tendent naturellement à s’associer, c’est parce que l’homme est un être qui ne peut pas être pleinement lui-même sans les autres. La relation à l’autre n’est donc pas accidentelle mais la condition de possibilité de toute perfection humaine. Ainsi, la première forme de communauté est l’union de l’homme est de la femme, l’union nécessaire de « deux êtres qui sont incapables de vivre l’un sans l’autre ». Cette nécessité n’est pas tant « absolue » (ce qui ne peut pas ne pas être) que « conditionnelle » (ce sans quoi une chose ne peut être ce qu’elle est). En ce sens, la relation à l’autre est pour l’homme plus indispensable qu’inévitable. Si les formes de communauté telles que la famille, la communauté despotique du maître et de l’esclave ou encore le village, demeurent inachevées, c’est dans la mesure où elles se caractérisent encore par le manque. Seule la Cité est autarcique, c’est-à-dire se suffit à elle-même : tous les besoins peuvent y être satisfaits. Dès lors, la communauté est ce qui va permettre à l’homme d’accomplir sa nature et d’atteindre une parfaite coïncidence à soi. C’est en ce sens que l’homme peut être défini comme un « animal politique », l’être vivant qui ne peut accomplir sa nature que dans la relation politique. En dehors de la Cité, l’homme ne saurait être homme : il est soit un monstre (un « être dégradé ») soit un dieu. On peut comparer un tel être à « une pièce isolée au jeu de tric-trac » : le tric-trac est un jeu de dames dans lequel on ne peut espérer l’emporter que si toutes les pièces sont reliées entre elles. De même, l’homme ne saurait atteindre au bonheur qu’en faisant pièce avec les autres : l’excellence n’est pas une conquête individuelle.
2. le modèle contractuel de la société.
Trois postulats fondamentaux fondent la théorie contractuelle. L’individu est déjà un sujet de droit complet avant d’entrer dans la relation contractuelle ; il cède des droits réels, qu’on appelle alors naturels, en échange soit de la sécurité, comme chez Hobbes, soit de la civilité ou de la citoyenneté, comme chez Rousseau et Kant. Du même coup, son association à d’autres individus dans un corps politique est aléatoire et révocable. Dès lors, c’est en chaque homme que réside, comme en germe, la souveraineté politique. D’autre part, seule une convention peut fonder l’autorité. Cette exigence de penser le vivre-ensemble comme une association libre en vue de la liberté apparaît comme le problème fondamental de la théorie contractuelle comme le souligne Rousseau au Chapitre VI, Livre I, du Contrat social : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».
(Point important : il ne s’agit pas ici de reverser la conception aristotélicienne du côté du communautarisme romantique ou moderne, ni de faire de Hobbes, de Kant et (surtout) de Rousseau des précurseurs de la pensée libérale. Toutefois, ces deux conceptions peuvent apparaître comme les archétypes d’une appréhension divergente du vivre-ensemble, de sa nature et de ses finalités).
II. Problèmes et Conséquences.
Ayant défini comparativement ces deux conceptions du politique, il est nécessaire d’analyser maintenant quels sont les problèmes spécifiques qu’elles engagent l’une l’autre. L’enjeu est ici de radicaliser les termes de l’opposition, tel que le conflit entre communautarisme et libéralisme a pu en donner l’exemple, et cela afin de mesurer les conséquences de ces positions et les contradictions qu’elles doivent affronter.
Comme nous l’avons vu, ces deux conceptions politiques ne sont pas sans participer d’un horizon métaphysique, celui de la relation antagonique qui unit l’Un et le Multiple. On peut rassembler l’ensemble des limites et des difficultés que rencontrent ces deux conceptions du vivre-ensemble au travers de deux questions : comment la communauté, qui suppose le primat de l’Un, peut-elle s’affirmer sans nier le multiple, ou, pour employer un concept plus politique, la pluralité ? Inversement, comment penser dans le cadre d’une société plurielle, où l’adhésion et la coopération de chacun semble suspendu à son libre arbitre, l’unité que suppose le vivre-ensemble ? Concevoir la relation politique sur ces deux modes exclusifs, communautaire ou libéral, ne nous conduit-il pas à prendre en compte le risque de l’exclusion ou de l’atomisation ?
A. Le mythe de la communauté d’amour : la passion de L’Un qui exclut le litige.
1. La nostalgie mystique de l’âge d’or.
Dans sa version romantique (notamment des romantiques allemands), la communauté est inséparable de la nostalgie d’un âge d’or. Il faut noter que nous sommes bien loin ici d’Aristote, même si cette nostalgie romantique peut porter sur le modèle antique (mythifié) ou sur le modèle chrétien (celui des communautés primitives). Cette nostalgie communautaire s’oppose aux conceptions démocratiques, à la pensée moderne, qui, comme l’écrit Novalis, dans Foi et amour, « réduit la musique infiniment créatrice de l’univers au cliquetis uniforme d’un moulin monstrueux, porté par le courant du hasard et glissant sur lui, un moulin en soi, sans maître d’œuvre ni meunier et, de fait, un véritable perpetuum mobile, un moulin qui se broie lui-même ». Novalis, comme on le voit ici, reproche à la société démocratique son absence de finalité et, ce qui en est la conséquence, son absence de cohésion. La société démocratique est une « lettre sans âme », un « ciment de papier », tout juste capable d’assembler les hommes de manière artificielle. A cette mécanique incapable d’unir les hommes, Novalis oppose la communauté, « éternelle, ineffablement heureuse », qui ne sera effective que lorsque l’amour, lien entre les hommes et lien avec le divin, sera partagée dans une même communion par les « mille membres » de l’humanité. Ainsi le politique ne saurait que viser cette union mystique comme sa plus haute destination : « Le lien de l’Etat est-il autre chose qu’une union conjugale ? ». La fin du politique (sa visée et son terme), c’est la communion de chacun avec tous, la préparation de cette communauté où « tous les hommes se fondront comme un couple d’amants ».
On voit donc comment le mythème de la communauté se construit à partir de la nostalgie de liens pré-institutionnels, que ce soit (comme chez Novalis) la communauté mystique (la communion), la communauté naturelle (la famille) ou bien encore la communauté existentielle (la communauté de combat, des « frères d’armes ». Cf. par exemple les écrits d’Ernst Von Salomon). Dans tous les cas est affirmée la primauté du sentiment, de la fusion affective, sur la médiation institutionnelle.
2. La société est-elle une grande famille ?
La communauté est ainsi hantée par le modèle d’une communication intime de chacun de ses membres. Or, comment les relations sociales peuvent-elles être pensées sur le modèle de la familiarité, de la fraternité ou bien encore de l’amour ? Comme le note Alain dans ses Propos sur les pouvoirs, à la suite d’Aristote, la société n’est pas une grande famille et l’on ne saurait penser l’une dans la continuité de l’autre. En ce sens, la communauté politique, pour Aristote, n’est pas le prolongement de la relation despotique : le chef politique n’est pas un chef de famille ; là où les relations familiales et les relations économiques supposent l’inégalité, la relation politique implique l’isonomie. Notons ainsi que la communauté politique aristotélicienne n’est pas une communauté de l’effusion, du sentiment. Comme le relève Alain, paraphrasant Aristote, dans une société conçue sur le modèle de la famille et dans laquelle le lien social serait affectif, l’échange serait tout simplement impossible : en effet, si le sentiment est ami du don, il est ennemi de l’échange. Ai-je besoin de passer un contrat avec un ami ? On peut se demander, dès lors, si toute communauté envisagée sur le mode de la fusion sentimentale, n’est pas un mythème qui tend à méconnaître les conditions de possibilité même de la relation sociale.
3. Qui recevra les coups ?
Il est aisé, à partir de là, de pointer les dangers d’une telle absolutisation de la communauté. Le mythe communautaire court le risque de se transformer en passion de L’Un. L’homme privé, dans cette perspective, n’a aucune signification en dehors de la communauté ; il est donc jusque dans son intimité même investi par les obligations et les exigences communautaires. D’autre part, l’identité communautaire pour confirmer son unité et sa cohésion, par-delà le simple sentiment d’appartenance, peut chercher à s’enraciner dans la vie de façon fictive : on en appelle à l’instinct, au sang ; la communauté est mise en relation avec la conception ethnique de la descendance, conception qui permet de conférer à la nation une valeur absolue (cf. par exemple un des théoriciens du courant völkisch, Eugen Lerch, dans un article de 1944, « Société et communauté »).
Ainsi, la passion communautaire de l’Un peut s’achever dans la pire des irrationalités, celle d’une société totalitaire, où le fantasme de la communion absolue ne trouve pas d’autre effectivité que l’exclusion la plus barbare. Comme le relève Freud, dans Malaise dans la civilisation, il faut toujours se méfier des Etats qui veulent unir leurs membres par le lien très puissant de l’amour ; cet idéal suppose, en effet, que le reliquat d’agressivité qui en résultera soit déchargé sur un groupe qui sera identifié et constitué par cette communauté amoureuse comme objet de haine. « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups ». La haine de l’autre risque ainsi de devenir le ciment de la communauté. Cette analyse de 1929 fut, comme on le sait, funestement prémonitoire.
B. La société : le risque de l’atomisation et le consensus introuvable.
1. la société : un rassemblement inchoatif et paradoxal.
Là où la communauté fait bloc et peut apparaître comme le rassemblement de tous dans le partage des mêmes valeurs, la société semble beaucoup plus inchoative. Quand la communauté implique la communication intime des membres entre eux ainsi que la communion organique d’elle-même avec sa propre essence, la société semble ne rien engager d’autre que son propre fait, sa propre existence : elle n’aurait d’autre réalité que celle immanente des relations qu’établissent les individus entre eux en vue de satisfaire leur besoin selon un principe rationnel minimum, celui du calcul de l’utilité, qui suppose un accord sur des règles de sociabilité fonctionnelles. En ce sens, on pourrait presque dire que la communauté est une essence qui détermine un type d’existence, là où la société est une existence dont l’essence ne rassemble que les attributs, sans être à même de prescrire à cette existence une quelconque finalité. Cette inchoativité de la société se caractériserait ainsi par l’hétérogénéité de ses composantes : il n’est plus question ici de liaison organique ; si l’on est membre d’une communauté, on fait partie d’une société. La coalescence communautaire laisse place à la juxtaposition mécanique. Le rassemblement n’exclut pas ici les disparités, la multiplicité des positions et des aspirations, et donc les contradictions, les conflits et les divisions. Comme le note ainsi Kant dans l’Idée d’une Histoire universelle selon le point de vus cosmopolitique, la société est l’expression vivante du paradoxe dont elle procède : les hommes témoignent, en effet, d’une « insociable sociabilité » ; l’homme est ce Janus Bifrons qui a une disposition à s’associer tout autant qu’à se détacher, à s’isoler. Or, le paradoxe tient au fait que cette insociabilité est à la fois ce qui menace la société et ce qui favorise son développement, dans la mesure où c’est la rivalité qui pousse les hommes à développer leurs facultés naturelles.
2. La société : le moment de la différence et de la négation.[1]
Dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel comprend ainsi la société civile comme l’un des moments de la dialectique de l’Esprit, un moment, certes nécessaire, mais qui appelle son dépassement.[2] Entre l’unité originelle de la famille et l’unité recouvrée et accomplie de l’Etat, la société civile est le « stade de la différence » (§ 181), le négatif, moment où la division éclate, moment qui n’est donc qu’une expression tronquée et qui attend sa subsomption dans l’affirmation de l’universalité. Ainsi, la société civile apparaît comme « l’Etat de l’entendement » (§ 183) et non de la raison. L’entendement est l’intelligence qui différencie, qui analyse, qui pose à l’état séparé ce qui se présentait immédiatement comme uni.[3] La société surgit ainsi à partir de la décomposition de la famille ; elle est le fruit de la destruction d’une unité originelle, telle que les individus, auparavant confondus, s’isolent les uns des autres et affirment leurs particularités. Les rapports qui caractérisent ainsi la société sont des rapports d’extériorité ; ceux-ci s’établissent entre des individus qui se posent d’abord comme indépendants et différents, avant d’entrer en relation les uns avec les autres. « C’est le système atomistique. La substance devient ainsi un rapport général et médiateur entre des extrêmes indépendants et leurs intérêts particuliers » (Encyclopédie, § 523). On pourrait relever un paradoxe ici dans la pensée hégélienne : l’existence de la « société » n’est jamais autant menacée que dans le moment qui semble pourtant s’y rapporter (le moment de la « société civile »). Dans la société civile, l’homme est un « bourgeois ». Est bourgeois, tout homme qui se prend lui-même dans sa singularité exclusive pour la fin de toute son activité. L’universel, c’est-à-dire, l’idée de la collectivité dans son ensemble, n’est qu’un moyen et ce moyen est au service des fins particulières des individus. Dès lors, la société civile tend elle-même à se nier en tant que société, l’intérêt commun enveloppant le principe même de sa désagrégation puisqu’il est mis au service des intérêts particuliers.
3. De la liberté illusoire à la Terreur.
Chaque individu, dans la société civile, revendique sa singularité, une indépendance farouche à l’égard du collectif. Mais qu’en est-il de cette indépendance par-delà la représentation subjective qui la revendique ainsi ? Une telle liberté est-elle autre chose qu’une illusion ? Par son travail, qu’il exécute d’abord pour lui-même, le sujet économique s’intègre, qu’il en ait ou non conscience, dans un système universel de déterminations, qui confère à son activité personnelle une signification sociale globale. C’est donc à leur insu que les individus, croyant poursuivre des fins qui leur sont particulières, obéissent à des incitations et remplissent des fonctions qui répondent aux contraintes d’un ordre global et dépassent les limites de leur existence singulière.[4] On retrouve ici la fameuse « ruse de la raison » de la Raison dans l’histoire : le comportement des hommes, qui est en apparence soumis au libre jeu de leurs inclinations, est en fait régi par « un droit qui se donne de lui-même », donc sans qu’ils en aient subjectivement conscience, et qui est en soi rationnel.
Une telle analyse ne conduit nullement Hegel à penser que la société doit se régler sur une nécessité aveugle. La volonté est bien le principe de L’Etat. Seulement, au contraire de Rousseau qui « n’a conçu la volonté que sous la forme déterminée d’une volonté singulière » (§ 258), Hegel rapporte cette volonté à l’Etat lui-même comme l’affirmation objective et rationnelle de l’universalité. Partant, si le principe de l’Etat est bien la volonté, ce n’est pas la volonté individuelle, car « la volonté objective est ce qui est rationnel en soi dans son concept, qu’il soit reconnu ou non par les individus singuliers, qu’il soit voulu ou non par leur bon vouloir » (§ 258). Comment prend forme une telle volonté objective, une telle universalité ? Par l’histoire même qui produit au fur et à mesure les formes d’Etat correspondant aux caractéristiques propres de chaque peuple. « Une constitution n’est pas en effet une chose qu’on fabrique simplement comme ça. Elle est le résultat d’un travail des peuples entiers ; l’idée et la conscience de ce qui est rationnel aussi loin qu’elles se sont développées dans un peuple. C’est pourquoi il n’y a pas de constitution qui soit simplement créée par des sujets » (additif au § 274). En ce sens, la volonté qui est le principe de l’Etat n’est autre que la récollection de sa forme rationnelle et effective telle que l’histoire la produit.[5]
Dès lors, une conception contractuelle de la société, telle celle de Rousseau, est vicié dans son principe, dans la mesure où elle rabat la liberté politique sur la décision individuelle et est, ainsi, incapable de donner un contenu concret à son concept, s’enfermant dans l’abstraction. Une telle liberté, en effet, parce qu’elle est abstraite, parce qu’elle méconnaît les conditions objectives qui sont les conditions de son effectivité, court le risque de ne plus pouvoir se manifester autrement que comme puissance destructrice. La Révolution française et tout particulièrement la Terreur, sont pour Hegel l’expression de la « mauvaise infinité » de la société civile, de son illusoire atomisation. Si la théorie contractuelle ne peut que déboucher sur la terreur dans les faits, c’est parce qu’elle s’égare dans la prétention abstraite de « recommencer la constitution d’un Etat radicalement par le début en partant de la pensée et en renversant tout ce qui existait antérieurement » (§ 258, sans tenir compte des médiations qui sont la condition de l’insertion de l’individu dans la vie de la collectivité.
Ainsi, pour Hegel, si la société civile est un système atomistique, condamné à la division, c’est du fait de la représentation illusoire dans laquelle chaque individu se maintient de son indépendance à l’égard de la collectivité. Cette illusion, loin de permettre l’affirmation de sa liberté, est au contraire ce qui la rend impossible. C’est en reconnaissant au contraire mon insertion au sein de la collectivité, la façon dont mon identité est consubstantielle de la communauté, que je puis exprimer pleinement ma liberté qui n’est rien en dehors de cette participation. Au droit abstrait et à la simple « moralité » (Moralität) Hegel oppose ainsi la Sittlichkeit, ce que l’on peut traduire par l’expression d’ « éthique sociale », c’est-à-dire la façon dont le droit imprègne le comportement même des individus, devient leur modus vivendi, la façon dont la spiritualité devient habitude, mode d’existence coutumier. La Sittlichkeit est, par conséquent, cette présence à soi et à chacun de la communauté dans la présence objective du droit, actualisée par la sociabilité. La communauté n’est aucunement une finalité à accomplir pour Hegel, elle est l’objectivité même du vivre-ensemble, objectivité qui demeure toutefois inapparente tant qu’elle est recouverte par les représentations illusoires que les individus se font de la société. La communauté n’advient que comme la récollection rationnelle du vivre-ensemble, la reconnaissance par tous de la vérité et de la réalité de l’être-ensemble.
III. Du mythe à la réalité : retour sur les fondements du vivre-ensemble.
Nous avons vu comment ces deux conceptions du vivre-ensemble, affirmées dans leur radicalité, débouchaient l’une et l’autre sur l’irrationalité. Plutôt que de s’en tenir à cet antinomie qui a avant tout une fonction polémique, il est peut-être nécessaire de mettre en évidence les conditions de possibilité du vivre-ensemble que ces deux conceptions éclairent, en distinguant ces conditions des mythes qui les accaparent.
A. Réalité communautaire, mythe identitaire et fiction de l’individualisme.
Communauté dans l’amour, communauté dans la mort. La communauté réclamerait la fusion ou le sacrifice et cela, corps et âme. Faut-il s’étonner, dès lors, que l’on ait fait de cette Idée, qui réduit l’individu à n’être que la chair à canon de l’universel, un épouvantail ? On pourrait se demander si une telle communauté a déjà eu une réalité autre que fantasmatique. Toute la question est de savoir si le commun doit prendre une forme substantielle pour être et être reconnu, si une appartenance suppose une identité partagée, si tout dissensus signifie nécessairement l’interruption de la communication.
Nier la réalité de la communauté peut être, en ce sens, autre chose qu’une façon de nier abstraitement l’idée que le commun a lieu. Ce serait, en effet, une abstraction que de ne pas voir que nous partageons en commun un langage, un passé, des représentations, des valeurs, des fins. Seulement, peut-on réifier ce qui se donne essentiellement comme un acte et une relation ? Si, en effet, la communauté est, comme une identité pleinement réalisée, il n’y a plus rien à communiquer, à mettre en commun. Les valeurs, les fins, le passé même, ne prennent sens que sur l’horizon d’une coïncidence impossible et cette impossibilité, loin de signifier l’échec de ces valeurs ou de fins, est la condition même de l’affirmation de leur sens. Le commun, en effet, ne saurait devenir effectif que dans une interprétation vivante ; or, l’interprétation récuse la transparence ; qu’il y ait identité, il n’y a plus de sens à produire. Aussi, la différence, loin de rendre impossible le commun, en tant que relation et partage, peut-elle apparaître comme la condition même de sa recherche. Par conséquent, la communauté, entendue comme identité à soi, n’est pas l’actualisation de l’universalité mais sa négation, car l’universel ne consiste pas dans l’annulation de la différence mais dans la médiation des différences. Le langage peut, sur ce point, apparaître comme l’expression même de cette communauté qui ne prend forme que dans la relation de différences et non dans la répétition d’une identité.
Inversement, il est aisé de montrer le caractère abstrait de toute conception individualiste, qui pose le sujet comme une monade isolée, dont la liberté serait pensée à partir de l’indétermination. Penser la liberté individuelle comme un fait immédiatement donné, c’est la réduire à un postulat abstrait ; il n’est de liberté individuelle que dans une recherche d’autonomie, c’est-à-dire la lente affirmation d’un sens et non l’élimination de toutes les déterminations. Comme le souligne Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société : « sans ce contenu on ne trouverait à la place du sujet que son fantôme ». En ce sens, l’autonomie engage un rapport dans lequel les autres sont toujours présents.
Partant, on peut renvoyer dos à dos une conception qui réifie la communauté et une conception qui abstrait le sujet du lien social. Ceci dit, nous devons encore nous demander –et c’est là une question beaucoup plus fondamentale – en quelle mesure une société libérale est concevable en dehors de tout postulat, de toute clôture communautaires.
B. Existe-t-il une société sans un « credo de combattant », une société qui ne supposerait pas l’adhésion à une identité communautaire exclusive ?
Une société libérale[6] repose sur le principe d’une coexistence pacifique des valeurs et des fins pour lesquelles il appartient aux individus de se déterminer librement. La vie en commun suppose un simple accord minimal sur les droits et les devoirs à respecter. Or, la société libérale est-elle ainsi un simple ensemble formel qui pourrait embrasser toutes les valeurs possibles et en assurer la gestion dans une totale neutralité ? La laïcité est-elle vraiment un principe d’absolue tolérance, tel qu’une société pluriculturelle pourrait s’épanouir sans l’adhésion à un quelconque « credo » communautaire ?
Dans Pluriculturalisme : différence et démocratie, Charles Taylor estime qu’une telle neutralité est une pure et simple illusion. Selon lui, toute société engage d’elle-même, que cela soit explicite ou non, le choix d’une certaine conception de l’existence qui devient la condition de la vie en commun et à laquelle chacun doit adhérer s’il veut demeurer dans cette société. Ainsi – et cela vaut aussi pour la laïcité, il est absurde de penser qu’ « une société peut être organisée autour d’une définition de la vie idéale sans que cela soit considéré comme un dépréciation de ceux qui ne partagent pas cette définition ». En ce sens, le libéralisme n’est pas neutre ; « il ne peut ni ne doit revendiquer une neutralité culturelle complète. Le libéralisme est aussi un credo de combattant ». Tout système politique suppose, en effet, l’affirmation d’un socle de principes et de valeurs, ne serait-ce déjà que les lois positives qui sont la condition de la conservation de l’unité politique et qui ne sauraient jamais se réduire à de simples règles neutres. Les lois positives sont aussi des normes. Par conséquent, « tout système politique doit admettre sa contingence au regard des valeurs mais tenir à ses lois positives : un « Ici, c’est comme ça ». En ce sens, il n’est pas de société qui ne suppose le substrat d’une identité communautaire, une base de significations intersubjectives qui rendent possibles la réalité sociale. Cette immanence de la communauté, Taylor la nomme « matrice sociale » : on peut très bien penser une société qui ne soit pas consensuelle mais on ne peut penser une société sans matrice intersubjective commune ; une telle société éclaterait immédiatement en une multiplicité de sociétés.
Toutefois, en admettant avec Taylor qu’il ne saurait y avoir de société possible sans cette matrice communautaire, sans l’affirmation, implicite ou explicite, d’une identité collective, on peut se demander si le politique consiste uniquement dans l’actualisation d’une telle identité, l’incorporation de tous à une communauté qui serait la forme sensible de la société.
C. La communauté politique s’identifie-t-elle au corps social ?
L’analyse de Taylor est sans doute précieuse dans la mesure où elle découvre qu’aucune société ne saurait se constituer sans un horizon téléologique communautaire. Ceci dit, il n’est pas certain qu’un tel horizon prenne nécessairement la forme d’une incorporation sociale, tel que l’on aurait le choix qu’entre sortir ou entrer en acceptant un certain modus vivendi, puisque « Ici, c’est comme ça ». Le tort de Taylor est peut-être de rabattre implicitement la communauté sur les normes sociales, sans penser la spécificité d’une communauté politique. En effet, si le devenir social de la communauté implique l’identification à un corps social et l’adhésion à une certaine « éthique sociale » (pour reprendre le concept hégélien), faut-il estimer pour autant que le politique n’est que la récollection de la forme d’une société et de son identité naturelle ou historique ? Comme le note Jacques Rancière, dans La mésentente, si le politique s’affirme à partir de l’unité du démos, celle-ci n’est aucunement la sanction d’un ethnos. Quand le politique ne trahit pas sa propre vocation, qui est non d’exclure le litige mais de l’élever à sa déclaration dans un débat où les fins d’une société sont en jeu, l’unité qu’il découvre ne se confond avec les identifications sociales ou nationales. « Peuple », « prolétaire » (…), ne sont pas des identités socialement discernables mais, au contraire, des procès de subjectivation qui rompent avec les formes d’inscription première dans la société. Approcher la spécificité du politique, c’est comprendre dès lors que le « sujet » politique, loin de prolonger une identité sociale, suppose qu’il y a des formes de reconnaissance et de litige qui ne se réduisent pas à une appartenance quelconque (sociale, ethnique, religieuse,…). Ainsi, si l’idée de « classe », au sens policier, est un groupement d’hommes au rang et au statut particulier (profession ou caste) ; au sens politique, elle est un opérateur de litige, le nom d’une déclaration dont nulle partie de la société ne saurait être tenue pour seule comptable, un mode subjectivation, donc, qui est en surimpression sur la réalité des groupes sociaux. S’il y a, en ce sens, une communauté politique, le commun qui se dévoile ainsi n’est nullement la sanction d’un partage des hommes entre des appartenances dans lesquelles ils seraient définitivement enracinées mais, au contraire, la possibilité laissée ouverte de mettre en rapport ce qui, socialement, ethniquement, religieusement, se tient sans rapport. Le sujet politique est celui qui peut dire « je suis prolétaire » quand il n’est pas ouvrier ;[7] qui peut poser des identités impossibles, pour rompre avec le tragique des identités indépassables, et dire ainsi : « je suis juif allemand » ou encore : « je suis juif arabe ».
Par-delà le politique même, ne faudrait-il pas, dès lors, estimer que la communauté a un sens éthique et assume avant tout, comme Kant le soulignait dans La religion dans les limites de la simple raison, une fonction critique par rapport à toute communauté empirique ?
La communauté totalitaire surgit quand, justement, le commun est rabattu sur une identité sociale, ethnique. Le démos n’est pas l’okhlos, le rassemblement turbulent des identités. Toute la question est de savoir si l’on peut donner droit à une communauté, libérée du mythe de la fusion : car à vouloir une telle communion absolue, on risque de confondre la communauté avec le rassemblement haineux de la meute. Et c’est sans doute partager ce qu’il y a de moins singulier que de n’avoir en partage que la violence…
[1] Dans les deux prochains paragraphes, je reprends en substance les analyses de Pierre Macherey et Jean-Pierre Lefebvre dans leur excellent Hegel et la société, PUF, collection Philosophies, 1987.
[2] Attention : il ne faudrait pas entendre ce dépassement ici comme l’exigence de sortir effectivement de la société (la société est un de ces ensembles qui inclut encore ce qu’il exclut). Dépassement doit être compris au sens dialectique de l’Aufhebung, le dépassement qui conserve ce qui est dépassé dans sa subsomption.
[3] « L’activité de diviser est la force de travail de l’entendement, de la puissance la plus merveilleuse et la plus grande, ou plutôt de la puissance absolue ».
[4] Principes de la philosophie du droit, additif au § 189 : « Tout ce fourmillement d’arbitraire engendre pourtant à partir de lui-même des déterminations universelles : cette dispersion apparente et cette absence d’idée directrice sont tenues par une nécessité qui entre en jeu spontanément », et cette nécessité « présente une ressemblance avec le système planétaire qui donne toujours à voir des mouvements irréguliers, mais dont on peut cependant connaître les lois ».
[5] On pourrait se demander alors comment l’histoire est-elle encore possible et comment l’Esprit n’est pas toujours mort-né, si son objectivité et sa rationalité ne sont rien d’autre que l’affirmation et la reconnaissance de ses formes passées. Mais l’enjeu déclaré des Principes, comme Hegel le souligne dans la Préface, est de « faire la paix avec la réalité », ce que permet particulièrement la connaissance. L’histoire, comme le concept, nous apprend qu’il « il faut attendre que la réalité ait atteint sa maturité pour que l’idéal apparaisse en face du réel, saisisse le monde dans sa substance et le reconstruise sous la forme d’un empire intellectuel ». Dès lors, « lorsque la philosophie peint du gris sur du gris, une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement connaître. La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit ».
Pour le Nietzsche de la Seconde considération intempestive, cette conception hégélienne de la rationalité ne serait que la philosophie désenchantée des « tard-venus ». Penser, pour Nietzsche, ce n’est pas « faire le bilan » de la vie, pacifier en « passifiant », parce que tout justement est passé, parce qu’il n’y a plus rien d’autre à bâtir que des « empires intellectuels ». Toute pensée véritable est pour Nietzsche un appel de vie, un corps qui se dresse, l’ivresse d’un saut. Au charognard nocturne répond le grand rire de Dionysos. Deux philosophies donc, l’une du crépuscule, l’autre de l’aurore, que la nuit rassemble et sépare.
[6] « libéral » ici doit être entendu dans son sens premier : ce qui engage l’expression la plus grande possible des libertés individuelles, l’élection libre par chacun de valeurs et de fins.
[7] Marx soulignait d’ailleurs dans l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel que le prolétariat ne saurait être rabattu sur une classe sociale donnée, en le définissant comme la « classe de la société qui n’est plus une classe de la société ».