LA POLITIQUE
1/ Quelle est la fin
de la politique ?
En quoi consiste la politique ? La
politique consiste avant tout en une action qui engage la vie en commun, sa
conservation et les valeurs qui la définissent, soit en faisant usage du
pouvoir souverain qui ordonne la société soit en le mettant en question. Par
pouvoir souverain, on entend l’autorité supérieure à laquelle toutes les autres
sont subordonnées dans une société et qui rassemble en elle tout le pouvoir de
contraindre et de se faire obéir. Il y a question politique toutes les fois où
se pose la question de l’usage d’un tel pouvoir, de ses fondements ou de sa
maîtrise. Parce qu’elle engage le pouvoir souverain, la politique apparaît à la
fois comme l’expérience de la lutte, du conflit, de la rivalité et l’effort
pour surmonter ces dissensions, pour désamorcer les contradictions qui
traversent la société. Ainsi, il est remarquable que les définitions du
politique oscillent toujours entre ces deux tendances contradictoires : la
politique est pensée soit comme le pouvoir capable de ramener à l’unité une
multiplicité contradictoire, soit, au contraire, comme ce qui produit le
conflit, oppose des puissances inconciliables.
Là
réside toute l’ambiguïté de la politique : est-elle l’effort pour
surmonter les conflits ou, au contraire, le moyen qui les déclare, qui fait
apparaître des positions antagonistes ? Quelle est donc la volonté qui
meut la politique ? Quelles fins l’action politique est-elle censée
servir ?
Telle
est bien la finalité qu’un penseur comme Platon reconnaît à la politique. Parmi
toutes les activités et les connaissances humaines, la politique est, selon
lui, la plus digne d’intérêt et la plus précieuse, en tant qu’elle affronte la
question des fins les plus humaines, capable d’orienter notre vie en commun
vers sa perfection propre. Ainsi, la politique ne se réduit aucunement à une
volonté mercenaire de s’emparer du pouvoir ; elle est tout au contraire
une science et inséparable d’une science du Bien, capable d’orienter chaque
membre de la société vers sa perfection propre et de déterminer le meilleur
usage possible des biens matériels et des techniques dont dispose une société.
Ainsi, la politique n’est autre, selon lui, que la recherche de l’unité d’une
société et de son bonheur proprement humain.
Dans
le Politique, Platon compare ainsi l’art de l’homme politique à celui du
tisserand. Quel est le sens de cette analogie ? De la même façon que le
tisserand cherche à unir dans une même toile, un même dessin harmonieux, des
fils de textures et de couleurs différentes, de même la tâche de l’homme
politique consiste à unir des caractères différents, à les joindre dans un même
« tissu », celui de la Cité, en empêchant que ces différences ne
tournent au conflit. En ce sens, la politique est l’art de joindre ce qui
naturellement tendrait à se disjoindre ; non pas l’art de supprimer les
différences mais de les mêler, de rendre complémentaires des caractères
opposés. « Car toute la tâche du royal tisserand [celui qui dispose
du pouvoir souverain et dont l’art est semblable au tisserand], et il n’en
est pas d’autre, c’est de ne pas permettre le divorce entre les caractères
tempérés et les caractères énergiques, de les ourdir ensemble [réunir],
au contraire, par des opinions communes, des honneurs, des renommées, des gages
échangés entre eux, pour en composer un tissu lisse et, comme on dit, de belle
trame, et de leur conférer toujours en commun les charges de l’Etat »
(311a). Faire un de ce qui est multiple, transformer la pluralité en une
harmonie, mêler des caractères opposés, faire qu’ils jouent ensemble, qu’ils se
complètent et s’enrichissent les uns, les autres de leurs différences
mêmes ; telle est donc la tâche du politique, tâche que Platon rassemble
en une définition au terme du dialogue : « Disons alors que le but
de l’action politique, qui est le croisement des caractères forts et des
caractères modérés dans un tissu régulier, est atteint, quand l’art royal, les
unissant en une vie commune par la concorde et l’amitié, après avoir ainsi
formé le plus magnifique et le meilleur des tissus, en enveloppe dans chaque
cité tout le peuple, esclaves et hommes libres, et les retient dans sa trame,
et commande et dirige, sans jamais rien négliger de ce qui regarde le bonheur
de la cité » (311b).
Si,
comme nous venons de le voir, Platon pense la politique comme un pouvoir
ordonnateur qui harmonise les différences dont la Cité est l’expression,
réglant la position de chacun selon l’idée du Bien, c’est une toute autre
interprétation de la politique qu’inaugure Machiavel au XVIème siècle.
Son œuvre majeure, le Prince, représente, en ce sens, un tournant dans
la pensée politique et la compréhension du pouvoir souverain. Elle est un
tournant dans la mesure où Machiavel rompt avec toute une tradition qui pensait
la politique comme le pouvoir qui ordonne la société selon l’idée du Bien
(Platon) ou qui doit se subordonner à des fins religieuses et morales
(Saint-Augustin). Pour Machiavel, la politique a une fin qui lui appartient en
propre et qu’on ne saurait confondre avec les fins de la morale ou du droit.
Quelle
est cette fin ? La politique est l’art d’exercer le pouvoir souverain en
vue de conserver ce pouvoir par tous les moyens requis (y compris la violence
et la cruauté). Les seules questions politiques qui aient un sens pour
Machiavel sont donc : Comment s’emparer du pouvoir et comment le
conserver ? Or, si cette question est la question propre de la politique,
c’est dans la mesure où le pouvoir est une lutte perpétuelle et une perpétuelle
conquête.
L’acuité
de l’homme politique ne consiste pas, comme chez Platon, à avoir les yeux fixés
sur le Bien, mais à savoir repérer ce qui menace son pouvoir, à anticiper cette
menace autant que possible et à se donner les moyens de la supprimer. Ce n’est
pas la science du Bien qui caractérise ainsi la politique ; elle est avant
tout un art de la guerre, pour Machiavel, comme il le souligne dans le Chapitre
XIV : « la guerre, les institutions et les règles qui la
concernent sont le seul objet auquel un prince doive donner ses pensées et son
application, et dont il convienne de faire son métier (…) C’est pour
avoir négligé les armes, et leur avoir préféré les douceurs de la mollesse,
qu’on a vu des souverains perdre leurs Etats. Mépriser l’art de la guerre,
c’est faire le premier pas vers la ruine ; le posséder parfaitement, c’est
le moyen de s’élever au pouvoir ». Quand Machiavel parle de
« guerre », il n’engage pas ici uniquement les conflits par lesquels
les Etats s’affrontent : l’homme politique doit toujours se vivre comme
étant « en guerre » ; la politique est le nom d’un combat qui ne
connaît d’autre fin que l’affirmation du pouvoir.
En
ce sens, pour Machiavel, une « bonne » politique (qui n’est rien
d’autre qu’une politique efficace) ne doit pas respecter les lois en toute
circonstance mais savoir user de la force et de la violence quand cela est
expédient (efficace). Etre politique, c’est donc savoir « faire la
bête », user de la ruse autant que de la force, et cela pour une raison
simple, selon Machiavel : la politique affronte le fait de la violence et
ne saurait s’affirmer par la seule douceur des lois, sans recourir elle-même à
la violence. C’est ce sur quoi insiste le fameux Chapitre XVIII du Prince :
« On peut combattre de deux manières : ou avec les lois ou avec la
force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ;
mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à
l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en
homme (…) Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la
fois renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les
pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les
loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges,
et lion pour épouvanter les loups ». Le point qu’il faut souligner
ici, c’est que la seule règle de la politique est d’ « agir à propos » ;
la politique est l’art qui consiste pour le pouvoir à s’adapter aux
circonstances. Il ne s’agit donc pas, pour Machiavel, de penser la politique
comme un usage continu de la violence, mais qu’elle puisse et qu’elle doive y
recourir pour préserver le pouvoir même, quand les circonstances l’obligent,
est un fait que toute politique ne peut ignorer.
La politique apparaît ainsi sans cesse tendue entre la logique propre du pouvoir, des moyens nécessaires à sa conservation, qui peuvent s’avérer contraire au droit et à la morale, et une légitimité, inséparable du droit et de la morale, qui seule peut donner fondement à sa souveraineté. Une telle duplicité traverse le concept de souveraineté : le pouvoir souverain peut être défini à la fois comme le pouvoir qui répond du droit, qui en garantit le respect, et comme le pouvoir qui peut faire exception au droit, l’enfreindre. Comment la politique peut-elle trahir ce qui la fonde ? Mais comment garantir ce fondement sans lui faire exception ? Cette contradiction traverse (comme nous le verrons) toute « raison d’Etat ». En ce sens, l’ambiguïté de toute politique est d’être à la fois le pouvoir qui donne force au droit mais qui n’en demeure pas moins, dans l’usage même de la violence, et quel que soit la légitimité qui la justifie, ce qui est le plus susceptible de le menacer, de le trahir. Dès lors, on pourrait se demander si toute politique légitime ne poursuit pas à terme, ou comme un idéal, sa propre suppression : si, en effet, le « monopole de la violence » dont le pouvoir souverain est l’expression a pour fin d’interrompre toute violence, ne peut-il se donner pour fin ultime sa propre disparition ? Mais une telle « fin de l’histoire » peut-elle valoir autrement que comme un idéal ?
2/ La politique
peut-elle se conformer au droit ?
D’emblée,
on est tenté de substituer à cette question de possibilité un impératif :
la politique devrait pouvoir se conformer au droit dans la mesure où il
est exigible qu’elle s’y conforme. En effet, ce qui donne légitimité à une
politique, n’est-ce pas le fait que son action se règle sur le droit ? Ce
qui donne sens à la politique, n’est-ce pas ainsi qu’elle agisse selon le droit
et en vue du respect de son ordre ? Dès lors, une politique qui ne se
conforme pas au droit risque de se réduire à une simple violence, « un
monopole de la violence », pour reprendre la formule de Max Weber, mais
auquel on ne pourrait plus attribuer cette marque distinctive essentielle
d’être une violence légitime, c’est-à-dire une violence conditionnée par
le droit et n’ayant pour fonction que d’en garantir le respect.
Tel
est bien ce que souligne Saint-Augustin, dans un passage de la Cité de Dieu
(cf. texte joint) à partir d’une anecdote historique : un jour, on amène
un pirate, qui attaquait les navires grecs, devant Alexandre le conquérant,
afin d’être jugé. Le prince demande au brigand ce qui justifie son action. Or,
le pirate, au lieu d’être décontenancé, lui demande à son tour ce qui légitime
le fait que lui, le prince, puisse conquérir d’autres peuples. La question que
le pirate soumet au prince est donc la suivante : si le pouvoir politique
ne se conforme pas à une exigence de droit et de justice, qu’est-ce qui permet
encore de le distinguer de toute autre puissance et de toute autre forme de
violence arbitraire ? Sans la conformité au droit (et à un droit
universel), qu’est-ce qui distingue le pouvoir souverain, l’Etat, de n’importe
quel voyou, la puissance en plus ?
En
ce sens, « la politique doit plier le genou devant le droit »,
comme le souligne Kant dans Vers la paix perpétuelle (cf. texte joint).
Pourquoi ? Non pas simplement pour se donner l’apparence d’être juste
mais, avant tout, pour répondre à sa vocation propre, pour que sa puissance
demeure politique, c’est-à-dire qu’elle ne puisse être confondue avec
l’exercice arbitraire de la force par n’importe quel groupe.
Toutefois,
si cette conformité engage ainsi la légitimité qui fonde le pouvoir politique,
pourquoi se demander alors si elle est ou non possible ? C’est laisser
entendre qu’un tel accord entre la politique et le droit est un idéal plus
encore qu’une condition régulière du pouvoir. On ne peut que faire retour ici
sur l’ambiguïté fondamentale de la politique, en tant que pouvoir
souverain : ce pouvoir étant à la fois ce qui a pour fonction de garantir
le droit par la force et qui, du fait de cette souveraineté même, peut faire
exception au droit (cf. plus haut le passage sur la Politique). Il y aurait, en
ce sens, une logique propre du pouvoir dont la fin, comme le souligne Machiavel
dans Le Prince, consisterait avant tout dans sa propre
conservation : le droit, dans cette logique, devient un moyen parmi
d’autres de préserver le pouvoir souverain, entre la violence et la ruse.
Cette
contradiction au cœur de toute politique, entre l’exigence de se conformer au
droit, fondement de sa légitimité, et la nécessité de l’enfreindre parfois pour
garantir sa propre puissance, est enveloppée dans l’idée de « raison
d’Etat ». L’expression est, en effet, des plus ambiguës : on parle de
« raison d’Etat » lorsque le pouvoir souverain agit
exceptionnellement en enfreignant le droit quand les circonstances l’exigent,
quand l’Etat est menacé. Autrement dit, la « raison d’Etat » serait
la raison de qui enfreint… la raison et le droit. En ce sens, la raison d’Etat
nous plonge et fait plonger l’Etat, le pouvoir souverain, dans le paradoxe,
dans la mesure où la politique recourt à des moyens (l’exception au droit) qui
contredise ses fins (défendre le droit). Violer les lois peut apparaître comme
une curieuse façon de les sauver. Comment peut-on défendre le droit en ne s’y
conformant pas ? Comment peut-on devenir hors-la-loi pour sauver la
loi ? La « raison d’Etat » nous renvoie ainsi au paradoxe qui
constitue tout pouvoir politique : d’être une violence au service du
droit. Tout le problème tient à ce statut d’exception : en quelle mesure
la fin justifie les moyens ? En quelle mesure l’exception au droit
confirme la règle de droit ?
Cependant,
loin de comprendre cette ambiguïté du pouvoir politique comme une fatalité, on
peut au contraire y reconnaître, non une limite du droit, mais son affirmation
même. Que la question de la légitimité se pose pour le pouvoir même qui est
censé défendre le droit, est le signe en effet que nul force n’échappe à la
critique du droit, même pas celle qui prétend le garantir. Parler ainsi
d’ « Etat de droit », ce n’est pas supposer qu’il y a un Etat en
ce monde pleinement conforme au droit (ce qui serait une supercherie) mais
exiger que le pouvoir politique souverain lui-même n’échappe pas au jugement du
droit et à sa critique. En ce sens, s’il se peut que la politique ne se
conforme pas toujours au droit, elle ne peut toutefois garder une légitimité
qu’en étant confirmée par le droit et en se soumettant à sa critique.
3/ Existe-t-il une
politique du Bien ?
Se
demander s’il existe ou non une « politique du Bien » pose le
problème de la relation entre politique et morale : la politique a-t-elle
pour fin le Bien ? Une telle politique morale est-elle possible ?
Est-elle souhaitable ? Peut-on donc accorder la politique et la
morale ?
Force
est de constater que si la relation qui unit politique et droit est ambiguë,
celle qui unit morale et politique l’est plus encore, prenant même la forme
d’une crise. Nombre d’œuvres littéraires, notamment théâtrales (ce qui n’est
pas un hasard, le théâtre étant la forme d’art qui, par excellence, interroge
la politique) mettent en scène le conflit de la morale et de la politique.
Ainsi,
l’Antigone de Sophocle : Antigone s’oppose à la loi du roi Créon,
ce dernier ayant interdit que les derniers honneurs soient rendus à son frère
mort, Polynice, celui-ci s’étant révolté contre Créon ; Antigone, au nom
de lois divines, donne à son frère une sépulture : rien ne saurait la
détourner d’une telle exigence, pas même la mort qui sera le prix de sa
désobéissance. Le motif même de la tragédie est ce caractère inconciliable de
l’exigence morale et de la logique politique : pour le roi Créon, le
devoir est un nécessaire accommodement, la règle du jeu, sans doute arbitraire
en elle-même, mais qui seule peut rendre possible la vie en commun ; pour
Antigone, le devoir est un impératif absolu, ayant une valeur en lui-même et
avec lequel on ne saurait transiger. Ainsi, là où la morale est la tentative
pour isoler l’impératif absolu, le seul, l’unique, la politique est la
recherche pour maintenir ensemble et permettre la coexistence d’impératifs qui peuvent
être contradictoires. Antigone et Créon, c’est l’absolu qui se heurte à la
médiation, à la négociation. Chacun est
effrayé par l’inhumanité de l’autre, qui est incapable « d’entendre
raison » : Antigone, du cynisme de Créon pour qui « tout peut s’arranger »
; Créon, de « l’absolutisme » d’Antigone, qui veut le devoir « à
n’importe quel prix ».
Partant,
morale et politique semblent se faire face tragiquement : la première
accusant le cynisme de la seconde, la seconde renvoyant la première à son angélisme
stérile. Un tel face à face est bien mis en scène par Sartre dans les Mains
sales (cf. le texte joint) : Hugo, l’idéaliste, accuse Hoederer de
trahir l’idéal qui donnait sens à son action politique ; Hoederer, le
politique, le renvoie à l’illusion de cette pureté, à ces protestations de
« belle âme », qui veut la fin sans vouloir les moyens, qui fait
comme si, pour accomplir un idéal, il ne fallait pas plonger les mains
« dans la merde et dans le sang » (« Comme tu tiens à ta
pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien,
reste pur ! A quoi cela te servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi
nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine (…) Moi, j’ai
les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le
sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner
innocemment ? »). Dans ce face à face, la morale se mue ainsi en
idéalisme et la politique en réalisme cynique.
Or,
si l’on peut admettre avec Hegel, dans la Constitution de l’Allemagne,
qu’ « on ne guérit pas des membres gangrenés avec de l’eau de lavande »
(autrement dit : que de simples discours moraux ne sauraient répondre à
l’urgence de certaines situations et que le pouvoir politique, en face du
danger, doit bien faire montre de sa puissance), si, donc, une politique du
Bien semble utopique, peut-on estimer pour autant que l’action politique peut
être en totale contradiction avec la morale ?
Comme
le relève Kant, dans Vers la paix perpétuelle (cf. texte joint), il
serait naïf de croire qu’une « politique de la colombe » est
absolument possible, c’est-à-dire que l’exigence morale et l’action politique
peuvent s’accorder spontanément. Cependant, si cette « politique de la
colombe » semble un doux rêve, peut-on pour autant admettre, comme le
souligne Kant, une « morale du serpent », c’est-à-dire, une politique
qui afficherait clairement son immoralité ? Pas plus. Le fait que nulle
politique ne puisse publiquement revendiquer l’immoralité de ses principes sans
provoquer un scandale témoigne, selon Kant, que tout homme exige cet accord
entre la politique et la morale, tout en sachant qu’un tel accord est un
horizon idéal, une exigence qui doit être sans cesse rappelée. Ainsi, une
politique pleinement morale n’est peut-être pas possible, mais c’est cet idéal
qui doit guider l’action politique et ce qui, de même, permet de la
critiquer.
Il
semble, dès lors, qu’une « politique du Bien » est bien plus exigible
que possible. Cependant, un tel accord est-il si souhaitable ?
En
général, lorsque l’on interroge les rapports entre morale et politique, on
conçoit la morale comme ce qui devrait être et la politique comme un mal
nécessaire, qui peut au mieux, dans des circonstances normales de l’exercice du
pouvoir, se conformer à la règle morale.
Or,
encore une fois, faut-il souhaiter tant que cela une « politique du
Bien » ? Une politique qui voudrait être pleinement conforme à la
morale peut, politiquement, s’avérer désastreuse, comme le relève Machiavel
dans le Prince. Ce point peut paraître surprenant. Cependant, comme il
le montre à plusieurs reprises, la politique selon le meilleur se découvre
souvent la pire des politiques car ce qui est un bien moral peut devenir un mal
politique. Le cas de Scipion, général romain, au Chapitre XVII, est exemplaire
de ce renversement : par la « clémence excessive » dont
il témoignait, il laisse prendre aux soldats trop de liberté, soldats, qui,
bientôt, se révoltent et le renversent. En ce sens, il y a un Bien politique
qui se distingue du Bien moral. Quel est ce Bien politique ? Faire que
l’ordre se maintienne et empêcher que la sédition et la révolte ne mettent à
feu à et à sang l’Etat. Comme Machiavel le relève, si la morale consiste à
« ne point commettre de fautes », la politique consiste, elle,
à « corriger celle des autres », ce qui implique que le pouvoir
souverain rende publique sa force, afin de décourager tous ceux qui auraient
l’intention de s’opposer à la loi. C’est en ce sens que Machiavel dit que le
pouvoir politique ne doit pas craindre de se montrer cruel. Est-ce là une
apologie du sadisme ? Non. Si le pouvoir doit savoir se montrer cruel,
c’est afin d’empêcher la violence de gagner la société entière, dans le cas où
l’ordre politique est remis en cause dans une société et que chacun se croit
autoriser à enfreindre la loi. En se montrant cruel, en « faisant un
exemple », le pouvoir décourage quiconque de suivre un tel exemple. Si
l’on peut reconnaître un « Bien » dans cette violence politique,
c’est dans la mesure où elle permet d’interrompre toute violence sociale.
Certes, le pouvoir fait « la bête » mais c’est afin que la bestialité
ne devienne pas le lot commun de tous.
On
pourrait, d’une autre manière, se demander si une « politique du
Bien » ne risque pas d’être plus violente qu’une politique qui assume son
« impureté » morale et qui s’assume comme pouvoir. Ainsi,
tournons-nous encore une fois vers l’histoire : les pouvoirs qui
prétendent contraindre leur peuple ou faire la guerre au nom du Bien ne
sont-ils pas les pouvoirs les plus sanguinaires ? Méfions-nous des
violences faites au nom de la « bonne cause », de la liberté ou de
« la justice perpétuelle ». Comme le relevait le penseur et juriste
allemand Carl Schmitt, dès 1927, dans la Notion du politique, de façon
prémonitoire au regard des conflits contemporains, aucune guerre n’est aussi
criminelle que lorsqu’elle prétend avoir lieu pour des raisons morales ou
humanitaires : « Il n’est pas programme, pas d’idéal, de norme ou
de finalité qui puisse conférer le droit de disposer de la vie physique
d’autrui. Exiger des hommes, en toute sincérité qu’ils tuent d’autres hommes et
qu’ils soient prêts à mourir pour que le commerce et l’industrie des survivants
soient florissants et pour que le pouvoir d’achat de leurs arrière-neveux soit solide,
c’est une atrocité, c’est de la démence. Maudire la guerre homicide et demander
aux hommes de faire la guerre, de tuer et de se faire tuer pour qu’il n’y ait
« plus jamais ça », c’est une imposture manifeste (…) Il n’est
pas de finalité rationnelle, pas de norme, si juste soit-elle, pas de
programme, si exemplaire soit-il, pas d’idéal social, si beau soit-il, pas de
légitimité ni de légalité qui puissent justifier le fait que des êtres humains
se tuent les uns les autres en leur nom ». S’agit-il d’une profession
de foi pacifiste ? Non. Carl Schmitt veut simplement souligner qu’à partir
du moment où le pouvoir politique n’assume plus le caractère irrationnelle de
sa puissance et cherche à se faire « l’ange du Bien », il n’en est
que plus violent. Ainsi, de telles guerres « humanitaires » retirent
à l’adversaire la dignité d’être un « ennemi », c’est-à-dire d’être
une puissance adverse, pour le transformer en un « monstre », le
rejeter hors de l’humanité et, ce faisant, le soumettre à une violence d’autant
plus radicale qu’elle prétend s’exercer au nom de la raison, de l’humanité ou
de Dieu : « L’adversaire ne porte plus le nom d’ennemi, mais en
revanche, il sera mis hors la loi et hors l’humanité pour avoir rompu et
perturbé la paix, et une guerre menée aux fins de conserver ou d’étendre des
positions de force économiques aura à faire appel à une propagande qui la
transformera en croisade ou en dernière guerre de l’humanité ».
Finalement,
si une politique du Bien, pleinement conforme à des idéaux moraux, semble aussi
impossible que néfaste, faut-il alors considérer que l’action politique serait
nécessairement étrangère à la recherche du Bien ?
Comme
le souligne Max Weber, dans Le savant et le politique, l’action
politique poursuit elle aussi une forme de bien, même si l’exigence éthique qui
l’anime se sépare de celle que poursuit la morale. Selon lui, en effet, on peut
distinguer deux formes d’éthique : « l’éthique de conviction »,
qui correspond à la morale, et « l’éthique de responsabilité » qui
guide l’action politique. « L’éthique de conviction » consiste à
juger de la valeur d’une action exclusivement à partir de ses fins :
ainsi, quelles que soient les conséquences pratiques de mon action, si les fins
que je poursuis sont bonnes, alors cette action est exigible. Au contraire,
pour « l’éthique de responsabilité », on ne doit juger de la valeur
d’une action qu’au regard des conditions de sa réalisation et des conséquences
pratiques qu’elle implique : ainsi, dans cette perspective, une action
n’est bonne et désirable que si je mesure toutes ses implications.
Ainsi,
là où « l’éthique de conviction » n’évalue que la pureté des
intentions et des fins qui orientent l’action, « l’éthique de
responsabilité » (qui est l’esprit de la politique) n’ignore pas qu’une
action peut avoir des conséquences désastreuses, quand bien même elle
poursuivrait des buts idéaux. En se réclamant d’une telle éthique, la politique
se propose comme une intelligence du réel, attentive à sa complexité, quand la
morale fait abstraction justement de ces conditions complexes qui déterminent la
réalisation de nos actions.
Dès lors, l’action politique est bien
guidée par une volonté de faire le bien. Seulement, lorsque la morale se
contente de formuler des idéaux, l’action politique, elle, s’efforce
d’anticiper et d’évaluer tous les effets (jusqu’à ceux qui pourraient paraître
imprévisibles) d’une décision. En ce sens, la politique pourrait apparaître
comme l’expression d’une éthique concrète, qui s’efforce de maîtriser la trame
complexe du réel, quand la morale, elle, affirme une pureté, certes idéale,
mais aussi abstraite.