LA POLITIQUE

 

 

1/ Quelle est la fin de la politique ?

 

En quoi consiste la politique ? La politique consiste avant tout en une action qui engage la vie en commun, sa conservation et les valeurs qui la définissent, soit en faisant usage du pouvoir souverain qui ordonne la société soit en le mettant en question. Par pouvoir souverain, on entend l’autorité supérieure à laquelle toutes les autres sont subordonnées dans une société et qui rassemble en elle tout le pouvoir de contraindre et de se faire obéir. Il y a question politique toutes les fois où se pose la question de l’usage d’un tel pouvoir, de ses fondements ou de sa maîtrise. Parce qu’elle engage le pouvoir souverain, la politique apparaît à la fois comme l’expérience de la lutte, du conflit, de la rivalité et l’effort pour surmonter ces dissensions, pour désamorcer les contradictions qui traversent la société. Ainsi, il est remarquable que les définitions du politique oscillent toujours entre ces deux tendances contradictoires : la politique est pensée soit comme le pouvoir capable de ramener à l’unité une multiplicité contradictoire, soit, au contraire, comme ce qui produit le conflit, oppose des puissances inconciliables.

Là réside toute l’ambiguïté de la politique : est-elle l’effort pour surmonter les conflits ou, au contraire, le moyen qui les déclare, qui fait apparaître des positions antagonistes ? Quelle est donc la volonté qui meut la politique ? Quelles fins l’action politique est-elle censée servir ?

 On pourrait estimer, dans un premier temps, que but essentiel de la politique est de servir le bonheur de la société. Pourquoi les hommes accepterait-il sinon d’obéir à une autorité commune ? Et qu’est-ce qui peut rendre légitime l’action politique, sinon de servir l’intérêt commun ?

Telle est bien la finalité qu’un penseur comme Platon reconnaît à la politique. Parmi toutes les activités et les connaissances humaines, la politique est, selon lui, la plus digne d’intérêt et la plus précieuse, en tant qu’elle affronte la question des fins les plus humaines, capable d’orienter notre vie en commun vers sa perfection propre. Ainsi, la politique ne se réduit aucunement à une volonté mercenaire de s’emparer du pouvoir ; elle est tout au contraire une science et inséparable d’une science du Bien, capable d’orienter chaque membre de la société vers sa perfection propre et de déterminer le meilleur usage possible des biens matériels et des techniques dont dispose une société. Ainsi, la politique n’est autre, selon lui, que la recherche de l’unité d’une société et de son bonheur proprement humain.
Dans le Politique, Platon compare ainsi l’art de l’homme politique à celui du tisserand. Quel est le sens de cette analogie ? De la même façon que le tisserand cherche à unir dans une même toile, un même dessin harmonieux, des fils de textures et de couleurs différentes, de même la tâche de l’homme politique consiste à unir des caractères différents, à les joindre dans un même « tissu », celui de la Cité, en empêchant que ces différences ne tournent au conflit. En ce sens, la politique est l’art de joindre ce qui naturellement tendrait à se disjoindre ; non pas l’art de supprimer les différences mais de les mêler, de rendre complémentaires des caractères opposés. « Car toute la tâche du royal tisserand [celui qui dispose du pouvoir souverain et dont l’art est semblable au tisserand], et il n’en est pas d’autre, c’est de ne pas permettre le divorce entre les caractères tempérés et les caractères énergiques, de les ourdir ensemble [réunir], au contraire, par des opinions communes, des honneurs, des renommées, des gages échangés entre eux, pour en composer un tissu lisse et, comme on dit, de belle trame, et de leur conférer toujours en commun les charges de l’Etat » (311a). Faire un de ce qui est multiple, transformer la pluralité en une harmonie, mêler des caractères opposés, faire qu’ils jouent ensemble, qu’ils se complètent et s’enrichissent les uns, les autres de leurs différences mêmes ; telle est donc la tâche du politique, tâche que Platon rassemble en une définition au terme du dialogue : « Disons alors que le but de l’action politique, qui est le croisement des caractères forts et des caractères modérés dans un tissu régulier, est atteint, quand l’art royal, les unissant en une vie commune par la concorde et l’amitié, après avoir ainsi formé le plus magnifique et le meilleur des tissus, en enveloppe dans chaque cité tout le peuple, esclaves et hommes libres, et les retient dans sa trame, et commande et dirige, sans jamais rien négliger de ce qui regarde le bonheur de la cité » (311b).

 Or, en plaçant ainsi l’action politique sous des fins idéales, n’ignore-t-on pas qu’elle est avant tout l’effort pour conquérir le pouvoir et le conserver ? La politique n’est-elle donc pas plutôt une technique pour maîtriser le pouvoir ?

Si, comme nous venons de le voir, Platon pense la politique comme un pouvoir ordonnateur qui harmonise les différences dont la Cité est l’expression, réglant la position de chacun selon l’idée du Bien, c’est une toute autre interprétation de la politique qu’inaugure Machiavel au XVIème siècle. Son œuvre majeure, le Prince, représente, en ce sens, un tournant dans la pensée politique et la compréhension du pouvoir souverain. Elle est un tournant dans la mesure où Machiavel rompt avec toute une tradition qui pensait la politique comme le pouvoir qui ordonne la société selon l’idée du Bien (Platon) ou qui doit se subordonner à des fins religieuses et morales (Saint-Augustin). Pour Machiavel, la politique a une fin qui lui appartient en propre et qu’on ne saurait confondre avec les fins de la morale ou du droit.

Quelle est cette fin ? La politique est l’art d’exercer le pouvoir souverain en vue de conserver ce pouvoir par tous les moyens requis (y compris la violence et la cruauté). Les seules questions politiques qui aient un sens pour Machiavel sont donc : Comment s’emparer du pouvoir et comment le conserver ? Or, si cette question est la question propre de la politique, c’est dans la mesure où le pouvoir est une lutte perpétuelle et une perpétuelle conquête.
L’acuité de l’homme politique ne consiste pas, comme chez Platon, à avoir les yeux fixés sur le Bien, mais à savoir repérer ce qui menace son pouvoir, à anticiper cette menace autant que possible et à se donner les moyens de la supprimer. Ce n’est pas la science du Bien qui caractérise ainsi la politique ; elle est avant tout un art de la guerre, pour Machiavel, comme il le souligne dans le Chapitre XIV : « la guerre, les institutions et les règles qui la concernent sont le seul objet auquel un prince doive donner ses pensées et son application, et dont il convienne de faire son métier (…) C’est pour avoir négligé les armes, et leur avoir préféré les douceurs de la mollesse, qu’on a vu des souverains perdre leurs Etats. Mépriser l’art de la guerre, c’est faire le premier pas vers la ruine ; le posséder parfaitement, c’est le moyen de s’élever au pouvoir ». Quand Machiavel parle de « guerre », il n’engage pas ici uniquement les conflits par lesquels les Etats s’affrontent : l’homme politique doit toujours se vivre comme étant « en guerre » ; la politique est le nom d’un combat qui ne connaît d’autre fin que l’affirmation du pouvoir.
En ce sens, pour Machiavel, une « bonne » politique (qui n’est rien d’autre qu’une politique efficace) ne doit pas respecter les lois en toute circonstance mais savoir user de la force et de la violence quand cela est expédient (efficace). Etre politique, c’est donc savoir « faire la bête », user de la ruse autant que de la force, et cela pour une raison simple, selon Machiavel : la politique affronte le fait de la violence et ne saurait s’affirmer par la seule douceur des lois, sans recourir elle-même à la violence. C’est ce sur quoi insiste le fameux Chapitre XVIII du Prince : « On peut combattre de deux manières : ou avec les lois ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme (…) Le prince, devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois renard et lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups ». Le point qu’il faut souligner ici, c’est que la seule règle de la politique est d’ « agir à propos » ; la politique est l’art qui consiste pour le pouvoir à s’adapter aux circonstances. Il ne s’agit donc pas, pour Machiavel, de penser la politique comme un usage continu de la violence, mais qu’elle puisse et qu’elle doive y recourir pour préserver le pouvoir même, quand les circonstances l’obligent, est un fait que toute politique ne peut ignorer.

Ainsi la politique oscillerait entre ces deux interprétations : soit on la pense comme le pouvoir souverain qui ordonne la Cité selon le Bien, soit comme le pouvoir souverain qui a pour fin essentielle sa propre conservation et qui doit user de la ruse et de la violence en vue de cette fin. Autrement dit, la politique est-elle l’art de commander en vue du Bien et du Juste, ou, au contraire, l’art de conquérir le pouvoir et d’en assurer l’efficacité, quels que soient les moyens dont on use ? Ce double aspect de la politique est le paradoxe même qui la constitue et il n’est pas sûr qu’on puisse si aisément trancher ce « nœud gordien ». Le propre de la politique est d’être ainsi toujours confrontée à la contradiction entre les fins, que l’on peut attendre qu’elle poursuive (le Bien et le Juste), et les moyens, dont elle doit user, afin de garantir le pouvoir selon que les circonstances l’imposent (la ruse et la violence). La question classique : la fin justifie-t-elle les moyens ? (sous-entendu : peut-on recourir à des moyens qui contredisent nos fins sans trahir ces fins ?) est la question qui fonde la politique et, en même temps, la renvoie à la contradiction propre qui la mine.

 Nul mieux que le sociologue Max Weber n’a mis en évidence ce paradoxe au cœur du politique au travers de la définition qu’il propose du pouvoir souverain dans Le savant et le politique : le pouvoir politique « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Max Weber, au travers de cette définition ambiguë, met l’accent sur la contradiction qui est au cœur de toute politique : comment penser, en effet, une violence qui soit légitime ? D’autre part, cette légitimité est-elle la simple conséquence de ce « monopole » de la violence dont le pouvoir souverain est expressif ? Ou bien, au contraire, faut-il estimer que le pouvoir politique n’a le « monopole de violence », que tant qu’il en fait un usage légitime ? Dans ce cas, une telle légitimité risque de se confondre avec « la raison du plus fort ». Faut-il donc estimer que cette légitimité subordonne le pouvoir à des impératifs de droit et des impératifs moraux, qui donnent un tout autre sens à la violence dont il peut faire usage ? Mais comment accorder ces fins et ce moyen qui, selon toute apparence, les contredit ?

La politique apparaît ainsi sans cesse tendue entre la logique propre du pouvoir, des moyens nécessaires à sa conservation, qui peuvent s’avérer contraire au droit et à la morale, et une légitimité, inséparable du droit et de la morale, qui seule peut donner fondement à sa souveraineté. Une telle duplicité traverse le concept de souveraineté : le pouvoir souverain peut être défini à la fois comme le pouvoir qui répond du droit, qui en garantit le respect, et comme le pouvoir qui peut faire exception au droit, l’enfreindre. Comment la politique peut-elle trahir ce qui la fonde ? Mais comment garantir ce fondement sans lui faire exception ? Cette contradiction traverse (comme nous le verrons) toute « raison d’Etat ». En ce sens, l’ambiguïté de toute politique est d’être à la fois le pouvoir qui donne force au droit mais qui n’en demeure pas moins, dans l’usage même de la violence, et quel que soit la légitimité qui la justifie, ce qui est le plus susceptible de le menacer, de le trahir. Dès lors, on pourrait se demander si toute politique légitime ne poursuit pas à terme, ou comme un idéal, sa propre suppression : si, en effet, le « monopole de la violence » dont le pouvoir souverain est l’expression a pour fin d’interrompre toute violence, ne peut-il se donner pour fin ultime sa propre disparition ? Mais une telle « fin de l’histoire » peut-elle valoir autrement que comme un idéal ?


2/ La politique peut-elle se conformer au droit ?

 
D’emblée, on est tenté de substituer à cette question de possibilité un impératif : la politique devrait pouvoir se conformer au droit dans la mesure où il est exigible qu’elle s’y conforme. En effet, ce qui donne légitimité à une politique, n’est-ce pas le fait que son action se règle sur le droit ? Ce qui donne sens à la politique, n’est-ce pas ainsi qu’elle agisse selon le droit et en vue du respect de son ordre ? Dès lors, une politique qui ne se conforme pas au droit risque de se réduire à une simple violence, « un monopole de la violence », pour reprendre la formule de Max Weber, mais auquel on ne pourrait plus attribuer cette marque distinctive essentielle d’être une violence légitime, c’est-à-dire une violence conditionnée par le droit et n’ayant pour fonction que d’en garantir le respect.
Tel est bien ce que souligne Saint-Augustin, dans un passage de la Cité de Dieu (cf. texte joint) à partir d’une anecdote historique : un jour, on amène un pirate, qui attaquait les navires grecs, devant Alexandre le conquérant, afin d’être jugé. Le prince demande au brigand ce qui justifie son action. Or, le pirate, au lieu d’être décontenancé, lui demande à son tour ce qui légitime le fait que lui, le prince, puisse conquérir d’autres peuples. La question que le pirate soumet au prince est donc la suivante : si le pouvoir politique ne se conforme pas à une exigence de droit et de justice, qu’est-ce qui permet encore de le distinguer de toute autre puissance et de toute autre forme de violence arbitraire ? Sans la conformité au droit (et à un droit universel), qu’est-ce qui distingue le pouvoir souverain, l’Etat, de n’importe quel voyou, la puissance en plus ?
En ce sens, « la politique doit plier le genou devant le droit », comme le souligne Kant dans Vers la paix perpétuelle (cf. texte joint). Pourquoi ? Non pas simplement pour se donner l’apparence d’être juste mais, avant tout, pour répondre à sa vocation propre, pour que sa puissance demeure politique, c’est-à-dire qu’elle ne puisse être confondue avec l’exercice arbitraire de la force par n’importe quel groupe.

Toutefois, si cette conformité engage ainsi la légitimité qui fonde le pouvoir politique, pourquoi se demander alors si elle est ou non possible ? C’est laisser entendre qu’un tel accord entre la politique et le droit est un idéal plus encore qu’une condition régulière du pouvoir. On ne peut que faire retour ici sur l’ambiguïté fondamentale de la politique, en tant que pouvoir souverain : ce pouvoir étant à la fois ce qui a pour fonction de garantir le droit par la force et qui, du fait de cette souveraineté même, peut faire exception au droit (cf. plus haut le passage sur la Politique). Il y aurait, en ce sens, une logique propre du pouvoir dont la fin, comme le souligne Machiavel dans Le Prince, consisterait avant tout dans sa propre conservation : le droit, dans cette logique, devient un moyen parmi d’autres de préserver le pouvoir souverain, entre la violence et la ruse.

Cette contradiction au cœur de toute politique, entre l’exigence de se conformer au droit, fondement de sa légitimité, et la nécessité de l’enfreindre parfois pour garantir sa propre puissance, est enveloppée dans l’idée de « raison d’Etat ». L’expression est, en effet, des plus ambiguës : on parle de « raison d’Etat » lorsque le pouvoir souverain agit exceptionnellement en enfreignant le droit quand les circonstances l’exigent, quand l’Etat est menacé. Autrement dit, la « raison d’Etat » serait la raison de qui enfreint… la raison et le droit. En ce sens, la raison d’Etat nous plonge et fait plonger l’Etat, le pouvoir souverain, dans le paradoxe, dans la mesure où la politique recourt à des moyens (l’exception au droit) qui contredise ses fins (défendre le droit). Violer les lois peut apparaître comme une curieuse façon de les sauver. Comment peut-on défendre le droit en ne s’y conformant pas ? Comment peut-on devenir hors-la-loi pour sauver la loi ? La « raison d’Etat » nous renvoie ainsi au paradoxe qui constitue tout pouvoir politique : d’être une violence au service du droit. Tout le problème tient à ce statut d’exception : en quelle mesure la fin justifie les moyens ? En quelle mesure l’exception au droit confirme la règle de droit ?

Cependant, loin de comprendre cette ambiguïté du pouvoir politique comme une fatalité, on peut au contraire y reconnaître, non une limite du droit, mais son affirmation même. Que la question de la légitimité se pose pour le pouvoir même qui est censé défendre le droit, est le signe en effet que nul force n’échappe à la critique du droit, même pas celle qui prétend le garantir. Parler ainsi d’ « Etat de droit », ce n’est pas supposer qu’il y a un Etat en ce monde pleinement conforme au droit (ce qui serait une supercherie) mais exiger que le pouvoir politique souverain lui-même n’échappe pas au jugement du droit et à sa critique. En ce sens, s’il se peut que la politique ne se conforme pas toujours au droit, elle ne peut toutefois garder une légitimité qu’en étant confirmée par le droit et en se soumettant à sa critique.

3/ Existe-t-il une politique du Bien ? 

Se demander s’il existe ou non une « politique du Bien » pose le problème de la relation entre politique et morale : la politique a-t-elle pour fin le Bien ? Une telle politique morale est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Peut-on donc accorder la politique et la morale ?

Force est de constater que si la relation qui unit politique et droit est ambiguë, celle qui unit morale et politique l’est plus encore, prenant même la forme d’une crise. Nombre d’œuvres littéraires, notamment théâtrales (ce qui n’est pas un hasard, le théâtre étant la forme d’art qui, par excellence, interroge la politique) mettent en scène le conflit de la morale et de la politique.
Ainsi, l’Antigone de Sophocle : Antigone s’oppose à la loi du roi Créon, ce dernier ayant interdit que les derniers honneurs soient rendus à son frère mort, Polynice, celui-ci s’étant révolté contre Créon ; Antigone, au nom de lois divines, donne à son frère une sépulture : rien ne saurait la détourner d’une telle exigence, pas même la mort qui sera le prix de sa désobéissance. Le motif même de la tragédie est ce caractère inconciliable de l’exigence morale et de la logique politique : pour le roi Créon, le devoir est un nécessaire accommodement, la règle du jeu, sans doute arbitraire en elle-même, mais qui seule peut rendre possible la vie en commun ; pour Antigone, le devoir est un impératif absolu, ayant une valeur en lui-même et avec lequel on ne saurait transiger. Ainsi, là où la morale est la tentative pour isoler l’impératif absolu, le seul, l’unique, la politique est la recherche pour maintenir ensemble et permettre la coexistence d’impératifs qui peuvent être contradictoires. Antigone et Créon, c’est l’absolu qui se heurte à la médiation, à la négociation.  Chacun est effrayé par l’inhumanité de l’autre, qui est incapable « d’entendre raison » : Antigone, du cynisme de Créon pour qui « tout peut s’arranger » ; Créon, de « l’absolutisme » d’Antigone, qui veut le devoir « à n’importe quel prix ».

Partant, morale et politique semblent se faire face tragiquement : la première accusant le cynisme de la seconde, la seconde renvoyant la première à son angélisme stérile. Un tel face à face est bien mis en scène par Sartre dans les Mains sales (cf. le texte joint) : Hugo, l’idéaliste, accuse Hoederer de trahir l’idéal qui donnait sens à son action politique ; Hoederer, le politique, le renvoie à l’illusion de cette pureté, à ces protestations de « belle âme », qui veut la fin sans vouloir les moyens, qui fait comme si, pour accomplir un idéal, il ne fallait pas plonger les mains « dans la merde et dans le sang » (« Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela te servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine (…) Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? »). Dans ce face à face, la morale se mue ainsi en idéalisme et la politique en réalisme cynique.

Or, si l’on peut admettre avec Hegel, dans la Constitution de l’Allemagne, qu’ « on ne guérit pas des membres gangrenés avec de l’eau de lavande » (autrement dit : que de simples discours moraux ne sauraient répondre à l’urgence de certaines situations et que le pouvoir politique, en face du danger, doit bien faire montre de sa puissance), si, donc, une politique du Bien semble utopique, peut-on estimer pour autant que l’action politique peut être en totale contradiction avec la morale ?
Comme le relève Kant, dans Vers la paix perpétuelle (cf. texte joint), il serait naïf de croire qu’une « politique de la colombe » est absolument possible, c’est-à-dire que l’exigence morale et l’action politique peuvent s’accorder spontanément. Cependant, si cette « politique de la colombe » semble un doux rêve, peut-on pour autant admettre, comme le souligne Kant, une « morale du serpent », c’est-à-dire, une politique qui afficherait clairement son immoralité ? Pas plus. Le fait que nulle politique ne puisse publiquement revendiquer l’immoralité de ses principes sans provoquer un scandale témoigne, selon Kant, que tout homme exige cet accord entre la politique et la morale, tout en sachant qu’un tel accord est un horizon idéal, une exigence qui doit être sans cesse rappelée. Ainsi, une politique pleinement morale n’est peut-être pas possible, mais c’est cet idéal qui doit guider l’action politique et ce qui, de même, permet de la critiquer. 

Il semble, dès lors, qu’une « politique du Bien » est bien plus exigible que possible. Cependant, un tel accord est-il si souhaitable ?

En général, lorsque l’on interroge les rapports entre morale et politique, on conçoit la morale comme ce qui devrait être et la politique comme un mal nécessaire, qui peut au mieux, dans des circonstances normales de l’exercice du pouvoir, se conformer à la règle morale.

Or, encore une fois, faut-il souhaiter tant que cela une « politique du Bien » ? Une politique qui voudrait être pleinement conforme à la morale peut, politiquement, s’avérer désastreuse, comme le relève Machiavel dans le Prince. Ce point peut paraître surprenant. Cependant, comme il le montre à plusieurs reprises, la politique selon le meilleur se découvre souvent la pire des politiques car ce qui est un bien moral peut devenir un mal politique. Le cas de Scipion, général romain, au Chapitre XVII, est exemplaire de ce renversement : par la « clémence excessive » dont il témoignait, il laisse prendre aux soldats trop de liberté, soldats, qui, bientôt, se révoltent et le renversent. En ce sens, il y a un Bien politique qui se distingue du Bien moral. Quel est ce Bien politique ? Faire que l’ordre se maintienne et empêcher que la sédition et la révolte ne mettent à feu à et à sang l’Etat. Comme Machiavel le relève, si la morale consiste à « ne point commettre de fautes », la politique consiste, elle, à « corriger celle des autres », ce qui implique que le pouvoir souverain rende publique sa force, afin de décourager tous ceux qui auraient l’intention de s’opposer à la loi. C’est en ce sens que Machiavel dit que le pouvoir politique ne doit pas craindre de se montrer cruel. Est-ce là une apologie du sadisme ? Non. Si le pouvoir doit savoir se montrer cruel, c’est afin d’empêcher la violence de gagner la société entière, dans le cas où l’ordre politique est remis en cause dans une société et que chacun se croit autoriser à enfreindre la loi. En se montrant cruel, en « faisant un exemple », le pouvoir décourage quiconque de suivre un tel exemple. Si l’on peut reconnaître un « Bien » dans cette violence politique, c’est dans la mesure où elle permet d’interrompre toute violence sociale. Certes, le pouvoir fait « la bête » mais c’est afin que la bestialité ne devienne pas le lot commun de tous.

On pourrait, d’une autre manière, se demander si une « politique du Bien » ne risque pas d’être plus violente qu’une politique qui assume son « impureté » morale et qui s’assume comme pouvoir. Ainsi, tournons-nous encore une fois vers l’histoire : les pouvoirs qui prétendent contraindre leur peuple ou faire la guerre au nom du Bien ne sont-ils pas les pouvoirs les plus sanguinaires ? Méfions-nous des violences faites au nom de la « bonne cause », de la liberté ou de « la justice perpétuelle ». Comme le relevait le penseur et juriste allemand Carl Schmitt, dès 1927, dans la Notion du politique, de façon prémonitoire au regard des conflits contemporains, aucune guerre n’est aussi criminelle que lorsqu’elle prétend avoir lieu pour des raisons morales ou humanitaires : « Il n’est pas programme, pas d’idéal, de norme ou de finalité qui puisse conférer le droit de disposer de la vie physique d’autrui. Exiger des hommes, en toute sincérité qu’ils tuent d’autres hommes et qu’ils soient prêts à mourir pour que le commerce et l’industrie des survivants soient florissants et pour que le pouvoir d’achat de leurs arrière-neveux soit solide, c’est une atrocité, c’est de la démence. Maudire la guerre homicide et demander aux hommes de faire la guerre, de tuer et de se faire tuer pour qu’il n’y ait « plus jamais ça », c’est une imposture manifeste (…) Il n’est pas de finalité rationnelle, pas de norme, si juste soit-elle, pas de programme, si exemplaire soit-il, pas d’idéal social, si beau soit-il, pas de légitimité ni de légalité qui puissent justifier le fait que des êtres humains se tuent les uns les autres en leur nom ». S’agit-il d’une profession de foi pacifiste ? Non. Carl Schmitt veut simplement souligner qu’à partir du moment où le pouvoir politique n’assume plus le caractère irrationnelle de sa puissance et cherche à se faire « l’ange du Bien », il n’en est que plus violent. Ainsi, de telles guerres « humanitaires » retirent à l’adversaire la dignité d’être un « ennemi », c’est-à-dire d’être une puissance adverse, pour le transformer en un « monstre », le rejeter hors de l’humanité et, ce faisant, le soumettre à une violence d’autant plus radicale qu’elle prétend s’exercer au nom de la raison, de l’humanité ou de Dieu : « L’adversaire ne porte plus le nom d’ennemi, mais en revanche, il sera mis hors la loi et hors l’humanité pour avoir rompu et perturbé la paix, et une guerre menée aux fins de conserver ou d’étendre des positions de force économiques aura à faire appel à une propagande qui la transformera en croisade ou en dernière guerre de l’humanité ».

Finalement, si une politique du Bien, pleinement conforme à des idéaux moraux, semble aussi impossible que néfaste, faut-il alors considérer que l’action politique serait nécessairement étrangère à la recherche du Bien ?

Comme le souligne Max Weber, dans Le savant et le politique, l’action politique poursuit elle aussi une forme de bien, même si l’exigence éthique qui l’anime se sépare de celle que poursuit la morale. Selon lui, en effet, on peut distinguer deux formes d’éthique : « l’éthique de conviction », qui correspond à la morale, et « l’éthique de responsabilité » qui guide l’action politique. « L’éthique de conviction » consiste à juger de la valeur d’une action exclusivement à partir de ses fins : ainsi, quelles que soient les conséquences pratiques de mon action, si les fins que je poursuis sont bonnes, alors cette action est exigible. Au contraire, pour « l’éthique de responsabilité », on ne doit juger de la valeur d’une action qu’au regard des conditions de sa réalisation et des conséquences pratiques qu’elle implique : ainsi, dans cette perspective, une action n’est bonne et désirable que si je mesure toutes ses implications.
Ainsi, là où « l’éthique de conviction » n’évalue que la pureté des intentions et des fins qui orientent l’action, « l’éthique de responsabilité » (qui est l’esprit de la politique) n’ignore pas qu’une action peut avoir des conséquences désastreuses, quand bien même elle poursuivrait des buts idéaux. En se réclamant d’une telle éthique, la politique se propose comme une intelligence du réel, attentive à sa complexité, quand la morale fait abstraction justement de ces conditions complexes qui déterminent la réalisation de nos actions.

Dès lors, l’action politique est bien guidée par une volonté de faire le bien. Seulement, lorsque la morale se contente de formuler des idéaux, l’action politique, elle, s’efforce d’anticiper et d’évaluer tous les effets (jusqu’à ceux qui pourraient paraître imprévisibles) d’une décision. En ce sens, la politique pourrait apparaître comme l’expression d’une éthique concrète, qui s’efforce de maîtriser la trame complexe du réel, quand la morale, elle, affirme une pureté, certes idéale, mais aussi abstraite.