LA TECHNIQUE EN QUESTION

 

            Dans L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, le penseur Günther Anders abandonne à notre réflexion l’apologue suivant :

« Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les sentiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture à cheval. « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles ; « Maintenant je t’interdis d’aller à pied », tel était leur sens ». « Maintenant tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet ».

Ce petit conte nous convie à interroger le statut et le rôle de la technique : la technique est-elle en effet un moyen neutre, subordonné aux fins que nous lui attribuons ou bien au contraire une puissance qui ordonne d’elle-même l’usage que nous en faisons ?  Est-elle un instrument docile au service de notre volonté ou bien  un pouvoir qui instruit notre volonté et l’oriente ? Est-ce que nous faisons ainsi ce que nous voulons des techniques dont nous disposons ou bien ne finissons-nous pas par vouloir ce qui nous est techniquement possible ?

Faut-il, dès lors, considérer la technique comme étant d’elle-même l’expression d’un progrès, tel que l’utilité que nous lui reconnaissons pourrait être interprétée immédiatement comme un gain de liberté ? Faut-il estimer au contraire qu’il nous appartient d’orienter les techniques dont nous disposons, de décider de leur sens dans l’usage que nous en faisons ? Or, la technique est-elle ainsi un simple moyen en attente des fins auxquelles nous la subordonnerons ?

C’est clairement cette représentation de la technique comme un instrument docile au service de notre volonté que l’apologue de Günther Anders met en question : la voiture à cheval me permet-elle de ne plus me déplacer à pied ou m’interdit-elle de le faire ? La technique n’engendre-t-elle pas ainsi ses propres fins et ne devons-nous pas paradoxalement les moyens de nos propres instruments ?

Prométhée ou Frankenstein : la technique est soit interprétée comme le signe d’une émancipation culturelle par laquelle l’homme conquiert un monde proprement humain, soit comme le signe d’une aliénation, d’une puissance qui déborde la volonté de son propre créateur et se retourne contre lui. Ainsi, de l’apologie progressiste des performances techniques à la terreur sacrée devant la machine, toute réflexion sur la technique porte en elle un enjeu téléologique majeur : quelle est la destination de l’homme ? Qu’est-ce qu’un monde proprement humain ? Est-ce un monde contre-nature ? Par sa puissance technique, comment l’homme décide-t-il de lui-même ?

Afin de montrer comment l’essence de la technique engage ainsi l’essence de l’homme, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure la technique peut apparaître comme la façon dont l’esprit s’émancipe de la nature et conquiert son autonomie, puis nous nous demanderons en quel sens la technique est un moyen neutre, à la disposition de notre volonté ; enfin, nous verrons en quelle mesure la technique met en jeu de façon cruciale le sens de notre condition.

 

I. La technique, expression de l’autonomie culturelle : l’homme comme homo faber.

 

A. Par la technique, se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

-Que nous puissions nous inquiéter de leur usage et de leur maîtrise ne doit, toutefois, pas nous faire oublier à quel point les techniques ont une fonction émancipatrice. La technique est, en effet, une de ses « ruses de la raison » par laquelle l’esprit se libère des forces naturelles en les faisant jouer entre elles de telle manière qu’elles servent ses fins propres, comme le note Hegel dans l’Encyclopédie de l’Esprit[1] : rusée est ainsi la raison qui oriente en vue de son utilité propre des forces qui lui sont tout d’abord étrangères, voire hostiles.

- Partant, on peut sans doute reconnaître dans la technique la façon la plus manifeste par laquelle l’esprit s’objective et l’homme humanise le monde. Quelle forme auraient tout simplement nos existences sans les médiations et les performances techniques qui préservent notre existence et la font tendre vers le bonheur ? Tel est ce que souligne Descartes dans un passage fameux du Discours de la méthode : la finalité ultime de toute connaissance de la nature est la maîtrise des forces naturelles en vue de la vie heureuse. Ainsi, la technique nous libère en nous rendant « comme maîtres et possesseurs de la nature », « ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de la vie ».

- Ce faisant, la technique est expressive de la façon dont l’esprit se libère de la nécessité. Ne pourrait-on concevoir qu’une technique suffisamment développée puisse ainsi libérer les hommes de la servitude du travail, de la lutte incessante avec la nature pour pourvoir à leurs besoins ? Telle est l’hypothèse d’Aristote dans la Politique (Livre I, 4) : « Si, en effet, chaque instrument était capable sur une simple injonction, ou même pressentant ce qu’on va lui demander, d’accomplir le travail qui lui est propre, comme on le raconte des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos, lesquels, dit le poète, « se rendaient d’eux-mêmes à l’assemblée des dieux », si, de la même manière, les navettes tissaient d’elles-mêmes, et les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors, ni les chefs d’artisans n’auraient besoin d’ouvriers, ni les maîtres d’esclaves ». Aristote anticipe ici l’automatisme qui est la forme du monde moderne. Son optimisme peut sans doute nous faire sourire amèrement : nous savons, en effet, que les progrès de la mécanique et des automates, sont loin d’avoir libéré l’humanité de toute servitude, tout au contraire. Toutefois, ne pourrions-nous accorder à Aristote que nos techniques portent en elles-mêmes la possibilité d’une telle émancipation universelle de l’homme ? Si cette possibilité est contredite, est-ce donc pour une raison immanente à la technique ou  bien imputable à une volonté politique qui se refuse à une telle émancipation universelle ?

Sur ce point, comme le souligne Georges Canguilhem, dans La connaissance de la vie (« Machine et organisme »), les progrès des techniques ont favorisé historiquement une émancipation concrète des hommes et cela bien mieux que ne surent le faire les exhortations et les protestations politiques ou morales : « on ne peut nier que certaines inventions techniques telles que le fer à cheval, le collier d’épaule, qui ont modifié l’utilisation  de la force motrice animale, aient fait pour l’émancipation des esclaves ce qu’une certaine prédication n’avait pas suffi à obtenir ».

 

B. L’esprit de la technique : l’intelligence fabricatrice et la créativité naturelle.

- La technique ne peut-elle, dès lors, apparaître comme l’expression d’une inventivité proprement humaine ? Comme le souligne déjà Aristote, la « technè » est une « disposition naturelle à la création », propre à l’homme, disposition qui « imite la nature », non pas dans le sens  où la technè ne ferait que reproduire la nature : elle imite la dynamique créatrice de la nature, prolongeant son effort en produisant une nouveauté qui comble les lacunes de la puissance naturelle. Comme le note Pierre Aubenque, « l’art [au sens ici de la capacité créatrice de l’homme] n’est pas, comme il le sera pour Bacon, l’homme ajouté à la nature, mais l’homme s’insinuant dans les lacunes de la nature, non pas même pour l’humaniser, mais pour l’achever vers elle-même, la naturaliser » (La prudence chez Aristote, PUF, p. 69). Notons ici que la technique ainsi comprise n’est aucunement une innovation qui serait en rupture avec la nature ou qui pourrait même apparaître contre-nature : la technè, la disposition à créer de l’homme, au lieu de s’opposer à la nature, en révèle la puissance. La vérité de la technè est peut-être ainsi avant tout de dévoiler la nature, non comme un ordre figé, mais comme une dynamique créatrice, un processus inachevé et fécond. L’homme, par la technique, ne se sépare pas de la nature, mais poursuit au contraire une créativité naturelle. En ce sens, comme le souligne Pierre Aubenque, commentant l’Ethique à Nicomaque (notamment le livre VI), autant le monde de la science est monde de la nécessité, où les choses ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, autant le monde que dévoile la technè est le monde de la contingence, de ce qui peut toujours être autrement que ce qu’il est, un monde ouvert aux possibles, un monde ouvert. Autant la connaissance requiert la nécessité, la permanence et l’ordre, autant la technè nous figure la nature comme une puissance en devenir, qui suscite l’action. Entre ces deux modes de dévoilement, celui de la science et celui de la technique, l’Etre se révèle en un tout autre sens : l’Etre que vise la connaissance est l’Etre qui demeure identique à lui-même, là où l’Etre que poursuit la technè est l’Etre comme puissance en devenir, inachevé, non pas l’Etre tel qu’il est en lui-même, enclos en une essence ou une nécessité qui n’attendraient que d’être contemplées, mais l’Etre qui réclame l’être, qui est un élan créateur vers lui-même et, en tant que puissance créatrice, ne s’oppose plus au devenir. La technè, pourrait-on dire, dévoile l’Etre comme ce qui est à être, comme ce qui attend d’être, dans un devenir qui, loin de le nier, l’actualise.

 

 La technique peut apparaître, dès lors, comme la manifestation concrète de l’intelligence qui se donne un monde et le façonne : l’outil, ainsi, n’est pas que le prolongement naturel de la main mais aussi la traduction matérielle de l’intelligence.

- Partant, les œuvres de la technique ne sont-elles pas les signes les plus manifestes de la culture ? Dans l’évolution créatrice, Bergson se demande ainsi s’il ne serait pas plus juste de définir l’homme comme « homo faber » (l’être qui fabrique, invente des outils) bien plus que comme « homo sapiens », car les civilisations attestent avant tout de leur propre histoire par les techniques qui les caractérisaient.[2]

 

C. La technique comme conquête par l’homme de sa propre humanité.

- Dès lors, on pourrait reconnaître dans la technique le signe d’une ingéniosité par laquelle l’homme conquiert sa propre identité. Dans cette perspective, la technique n’est pas une activité parmi d’autres : elle manifeste au contraire l’autonomie proprement humaine, la façon dont l’homme produit ses propres possibilités, se crée lui-même continûment. Les techniques seraient ainsi le signe que l’homme produit sa propre identité, que l’humanité est une forme historique et culturelle et non une identité naturelle définie. Tel est bien ce que Platon souligne, dans le Protagoras, au travers du mythe de Prométhée : le frère de Prométhée, Epiméthée, a été chargé par les dieux de distribuer entre toutes les espèces vivantes un ensemble de capacités utiles à leur survie. Ainsi, à certaines espèces, Epiméthée attribue la vélocité, à d’autres la férocité, etc. Or, cet étourdi d’Epiméthée a distribué sans compter et, quand le tour de l’homme arrive, il ne lui reste plus aucun pouvoir dont il pourrait le doter. L’homme, ainsi, selon le mythe, est originellement nu. Autrement dit, il lui appartient par lui-même de donner forme à son existence ; son identité n’est pas un fait naturel, donné immédiatement. Il lui appartient, en ce sens, de se conquérir : l’humanité est un artifice ; l’homme est à lui-même sa première œuvre.[3] Telle est la signification du geste héroïque de Prométhée qui, pour corriger l’erreur de son frère, se rend dans la demeure des dieux et leur dérobe le feu et la connaissance des arts. Prométhée est ainsi la figure mythique de l’homme qui conquiert par lui-même ses attributs et surmonte par ses artifices l’immédiateté naturelle. Mais une telle autonomie ouvre aussi la question de la responsabilité de l’homme face à l’ordre naturel : la technique est désignée comme un vol, l’usurpation par les hommes de la capacité créatrice des dieux ; la technique manifeste la culture comme une forme d’insurrection où s’affronte la liberté et la loi. Parce que l’homme crée, parce qu’il fait surgir la nouveauté, il entre en dialogue avec les dieux, c’est-à-dire éprouve l’énigme de sa condition propre dans l’affirmation de sa puissance et de sa liberté.

- Ce faisant, à rebours de tous les discours pessimistes sur les dangers de la technique, ne peut-on estimer qu’elle est l’effort par lequel l’homme s’arrache à sa propre animalité pour donner forme à un idéal proprement humain, pour accomplir l’universalité que sa raison lui découvre comme sa fin ultime ? C’est une telle capacité d’extase et d’émancipation rationnelle que Lévinas reconnaît ainsi dans le progrès technique : la technique nous libère de la passion des origines, de nos « nocturnes pesanteurs », c’est-à-dire de l’ensemble des particularismes qui opposent l’homme à l’homme, des traditions qui figent ses possibilités. En bouleversant les coutumes et les conventions, les techniques contraignent les sociétés aux changements, sont la dynamique propre de toute culture, si par culture on entend cette façon dont l’homme se surmonte lui-même, surmonte le fait pour tendre vers l’idéal.[4]

 

Signe du processus émancipateur de la culture, la technique manifeste ainsi la façon dont l’homme donne forme historiquement aux fins poursuivies par sa raison. Toutefois, ne serait-il pas naïf d’interpréter la technique comme le moyen docile d’un idéal rationnel de liberté ? Ne serait-ce pas faire l’économie de la duplicité propre à toute technique qui peut aussi bien asservir que libérer ? Ignorer que la technique favorise l’oubli de toute finalité bien plus qu’elle ne la sert ? Les techniques sont-elles donc vraiment les moyens de nos fins ? Les maîtrise-t-on comme des instruments dont nous ferions usage librement et souverainement ?

 

II. La technique n’engendre-t-elle pas ses propres fins ?

 

A. Est-ce la technique qui nous sert ou bien sommes-nous à son service ?

- L’optimisme face au progrès de la technique échoue sur sa propre abstraction : comment peut-on, en effet, considérer la technique comme l’instrument de la liberté humaine en ignorant la diversité contradictoire des techniques et la façon dont, historiquement, les techniques peuvent devenir les instruments de l’exploitation universelle de l’homme par l’homme ? Ainsi, est-ce la technique qui est le moyen de la volonté des hommes ou bien les hommes qui deviennent eux-mêmes des instruments au service de leur propre instrument ? Sur ce point, il faut souligner la différence fondamentale entre l’outil et la machine, comme le fait Hannah Arendt dans un passage de la Condition de l’homme moderne : si l’ouvrier se sert de l’outil, il s’adapte par contre à la machine. L’outil est subordonné à l’usage que nous en faisons ; la machine ordonne au contraire une durée auquel le corps de l’ouvrier doit se soumettre : « L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait ».[5]

- Dès lors, le machinisme, loin d’émanciper les hommes de la nécessité, est l’instrument de la dépossession pour l’homme du sens de son activité et de son aliénation, ainsi que le souligne Marx dans le Capital : la machine est l’instrument de la « puissance du Maître » qui transforme l’ouvrier lui-même en un « mécanisme vivant » et qui sépare les classes intellectuelles des classes manuelles, assurant la domination des premières sur les secondes.

- Partant, peut-on encore considérer naïvement les techniques comme des moyens au service de nos fins ? Loin de se subordonner à la raison (comme facultés des fins proprement humaines), la technique ne finit-elle pas par l’instruire, l’ordonner, par imposer sa propre logique et sa propre nécessité, la technique apparaissant alors comme une fin en soi ? Tel est ce que souligne Jürgen Habermas dans la technique et la science comme idéologie : le concept moderne de « technologie » marque, selon lui, cette façon dont la technique, à l’époque moderne, produit sa propre rationalité, cette logique autonome permettant de retirer aux débats politiques entre les hommes toute pertinence, seuls les « experts » étant censé être aptes à ordonner le destin humain. La technique n’est plus, dès lors, l’instrument de la liberté des hommes mais au contraire ce qui les dépossède de leur histoire.

 

B. Comment les techniques dont nous usons finissent par déterminer le style de notre existence.

- Peut-on vraiment encore se représenter la technique comme un moyen neutre, dont le sens et l’usage dépendraient de l’arbitraire de notre volonté ? Comme le relève Herbert Marcuse, dans Civilisation et société, les techniques, loin d’être des moyens neutres, sont porteuses d’un ensemble de finalités qui conditionnent et dominent l’activité des hommes : « Ce n’est pas après coup seulement, et de l’extérieur, que sont imposés à la technique certaines finalités et certains intérêts appartenant en propre à la domination – ces finalités et ces intérêts entrent déjà dans la constitution de l’appareil technique lui-même. La technique, c’est d’emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce qu’une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses ».

- Par conséquent, la distinction entre un domaine de moyens (les techniques) et un ensemble de fins produites par notre raison et qui ordonneraient ces moyens, n’est qu’une abstraction. Comme le souligne Günther Anders, dans l’obsolescence de l’homme, la technique, loin d’être innocente, transforme celui qui en fait usage ; si nous déterminons la fonction d’un objet technique, celui-ci en retour nous détermine, détermine le style de notre activité et de notre existence. Ainsi, est-ce que je fais ce que je veux avec l’objet technique ou bien fais-je uniquement ce qu’il me permet de faire ? Une technique est une possibilité déterminante qui, loin de s’ajouter à d’autres possibilités, les supprime, comme le souligne le petit apologue sur lequel nous nous sommes arrêtés en introduction.

 

C. L’arraisonnement technique ou l’oubli de l’Etre.

- Loin d’être, dès lors, une modalité parmi d’autres de notre existence, la technique met peut-être en jeu le sens de notre condition. Ainsi, dans la Question de la technique, Heidegger insiste sur le fait que l’essence de la technique n’engage pas simplement la question des moyens dont nous disposons et de leur usage, mais plus radicalement la relation qui nous unit à l’Etre. Pour lui, ainsi, la technique n’est que la pointe de la métaphysique, de la pensée occidentale, les sciences étant elles aussi la manifestation de ce dévoilement technique de toute chose. En quoi consiste cette relation technique à l’Etre ? La forme de cette relation est la « provocation » : toute chose est appelée, convoquée, devant notre volonté et mise en demeure de livrer ce que nous attendons d’elle. Le rapport technique au réel est une façon d’interpeller l’être, de l’arraisonner, de contraindre toute chose à paraître comme une ressource disponible. L’homme de la technique et des sciences modernes ne voit dans le réel que sa volonté elle-même : au plus loin de se laisser surprendre par ce qui est, de s’étonner et de s’émerveiller, l’Etre n’est pour lui qu’un objet à manipuler.[6] 

 

Partant, si, comme nous venons de le voir, il serait naïf de considérer les techniques comme des moyens neutres ou des instruments dociles, si la technique détermine la forme de nos existences ou, plus encore, est l’expression d’un certain oubli de l’Etre, faut-il sombrer dans un pessimisme radical, considérer que la technique est une puissance qui serait nécessairement le signe d’une aliénation ? Comment penser que ce qui est œuvre de la raison puisse ainsi nier son autonomie ?

 

III. La technique peut-elle nous garantir le bonheur ?

 

A. la duplicité de toute technique

- Nous devons faire face sans doute à une double illusion : les bénédictions de la technique comme condition suffisante d’un progrès de la raison et, inversement, la terreur mythique devant une puissance qui se retournerait contre son créateur. Ce manichéisme fait tout simplement abstraction de la duplicité propre de toute technique. En effet, toute technique a la duplicité de ce que les grecs nommaient « pharmakon » : « pharmakon » désigne, en un seul mot, ce qui est peut être remède ou bien poison. Autrement dit, la technique est bonne à tout et peut bien servir des fins contraires ; son orientation dépend essentiellement de la raison qui en fait usage.

- En ce sens, la technique participe sans doute  de ce que Aristote nomme les « puissances rationnelles » et qu’il distingue des « puissances irrationnelles » : si les puissances irrationnelles sont les puissances d’un seul et unique effet (ex : le feu ne peut faire autre chose que chauffer), les puissances rationnelles, elles, peuvent avoir des effets contraires (ex : dans l’art médical, la même potion peut être remède ou poison, selon l’usage qui en est fait). Ainsi, les puissances rationnelles posent toujours, en dernière instance, la question des fins pour lesquelles elles sont requises. Un peu de potion : je guéris mon malade ; un peu trop : je l’envoie ad patres. Rien, dès lors, n’engage plus notre responsabilité que cette puissance dont l’effet dépend de l’usage raisonné que nous en faisons. La contingence de la technique ne fait donc que renvoyer à sa nécessaire détermination par la raison.

 

B. Quel progrès attendre de la technique sans une politique capable de l’ordonner à des fins proprement humaines ?

- Partant, seule notre raison décide du bon ou du mauvais effet de nos techniques. C’est pourquoi, selon Platon, quelle que soit la puissance technique dont dispose une société, si elle ne possède pas une politique pour tourner ces techniques vers le meilleur usage, cette société ne saurait que courir à sa propre perte. La politique n’a en effet de sens pour Platon que tant qu’elle éclaire les fins souveraines de La Cité : elle est cette science qui, dévoilant « l’être réel de chaque chose » (République, VI), permet que « de tout soit fait un bon usage » (Euthydème, 291c). Ce ne sont pas les biens ou les performances techniques qui font le bonheur d’une société mais une politique juste qui en éclaire l’usage. Tel est le sens du rêve de Socrate à la fin du Charmide : Socrate rêve d’un Etat dans lequel les compétences techniques seraient parfaites, où chacun accomplirait sa tâche parfaitement. Cette société serait-elle heureuse ? Elle ne le sera pas tant qu’un savoir ultime n’éclairera pas le meilleur usage possible de chacune de ces compétences, ce qui est le rôle de la politique.

 Tel est de même la leçon du mythe de l’Atlantide dans le Timée. L’Atlantide est une société d’abondance, ingénieuse et performante, disposant de moyens techniques très développés, une société…qui ressemble à la nôtre. Or, l’Atlantide finit par disparaître, emportée par ses propres contradictions, incapable, en dépit de ses richesses et de ses techniques, de garantir son unité et sa permanence. Quel est le mal dont elle succombe ainsi ? L’absence de toute politique véritable, capable de lui donner un sens, d’éclairer l’usage de ses techniques et de ses productions. L’Atlantide meurt de ne pas savoir ce qui donne à ses productions une signification proprement humaine, faute d’une science de l’utile et de l’inutile. Ainsi, pour Platon, nulle technique n’est en elle-même le signe d’un progrès ; elle ne le devient que si elle est éclairée par une politique qui la tourne vers son meilleur usage possible.

 

C. Une technique en attente de sa culture.

- Tirons les conclusions de ce qui précède : quand nous déplorons les effets nuisibles, voire désastreux, d’une technique, faut-il l’imputer à cette technique même ou au retrait de la raison dont le rôle est justement d’évaluer toute technique selon les fins les plus humaines ? Comme le souligne Bergson, dans un passage des deux sources de la morale et de la religion, le problème majeur posé par la technique est la capacité de la raison de se réapproprier ses propres créations : l’invention morale est toujours en retard sur l’inventivité technique. Nous possédons des techniques qui étendent de façon fantastique le pouvoir de notre corps mais « dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger ». Ainsi, l’invention technique réclame ce que Bergson appelle un « supplément d’âme », une semblable invention de la raison afin que ce pouvoir soit orienté vers le plus humain. 

- Dès lors, la crise de la culture, telle que la diagnostique Husserl au début du XXème siècle (in La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale), consiste dans l’impossibilité d’unifier et d’ordonner les performances locales, techniques, des diverses formes de rationalités scientifiques, selon un plan universel tel que les Lumières en portaient l’espoir ? Comme il le relève, l’objectivité que déploie la science mathématique de la nature est une « technique admirable », configurant le monde selon une mesure d’une exactitude inédite et parachevant cette performance dans un activisme technique qui maîtrise les forces naturelles. Seulement, ces sciences et ces techniques si performantes n’éclairent pas l’homme sur lui-même : l’esprit qui produit des œuvres si remarquables demeure pour lui-même le plus obscur. Se réduisant à l’esprit de calcul, la raison a perdu de vue sa tâche essentielle : interroger le sens de notre condition et du monde en tant qu’universel humain. Husserl écrit son œuvre en 1936, entre deux guerres où les performances techniques et l’esprit de calcul, loin d’empêcher la barbarie, ont permis sa massification, des tranchées de Verdun à l’industrialisation de la mort dans les camps d’extermination.

 

[Conclusion]

            Comme on le voit ainsi, la technique est une question pour la raison en tant qu’elle engage le destin de l’homme, le choix historique qu’il fait de lui-même. Dès lors, loin d’être d’elle-même un moyen au service de la volonté humaine, elle n’est ce moyen que si elle est éclairée par les fins de la raison qui lui donnent sens et orientent son usage. Je ne sais ce que je fais que tant que je sais pourquoi je le fais. Autrement dit, ce que nous avons à craindre, ce n’est pas Frankenstein, la révolte de la créature contre son créateur, l’affrontement de deux libertés, une indépendance soudaine de la technique qui nierait le pouvoir de l’homme. Ce que nous devons craindre, c’est l’oubli pour l’homo faber de sa propre liberté, de ce que visait sa volonté, volonté qui ne serait plus rien d’autre que la volonté d’elle-même, qui produirait pour produire, sans penser au sens de cette création. Dans l’oubli d’une telle finalité, ce n’est pas simplement la raison qui s’absente, c’est aussi la technique qui est réduite à n’être plus rien d’autre que la production infinie de jouets, de gadgets qui, ici, distrait et, là-bas, tue.

 

 

 

 

 

 


 

[1] « La raison est aussi puissante que rusée. Sa ruse consiste en général dans cette activité entremetteuse qui en laissant agir les objets les uns sur les autres conformément à leur propre nature, sans se mêler directement à leur action réciproque, en arrive néanmoins à atteindre uniquement le but qu’elle se propose »

[2] « En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention technique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction (…) Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlerons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge ».

[3] Ce que l’on nomme culture et histoire n’est rien d’autre que l’expression même de cette auto création, de cette création continue de l’homme par l’homme.

[4] « Les ennemis de la société industrielle sont la plupart du temps réactionnaires. Ils oublient ou détestent les grands espoirs de notre époque. Car jamais la foi en la libération de l’homme n’était plus forte dans les âmes. Elle ne tient pas aux facilités qu les machines et les sources nouvelles d’énergie offrent à l’enfantin instinct de la vitesse. Elle ne tient pas aux beaux jouets mécaniques qui tentent la puérilité éternelle des adultes. Elle ne fait qu’un avec l’ébranlement des civilisations sédentaires, avec l’effritement des lourdes épaisseurs du passé, avec le palissement des couleurs locales, avec les fissures qui lézardent toujours ces choses encombrantes et obtuses auxquelles s’adossent les particularismes humains. Il faut être sous-développé pour les revendiquer comme raisons d’être et lutter en leur nom pour une place dans le monde. Le développement technique n’est pas la cause –il est déjà l’effet de cet allégement de la substance humaine, se vidant de ses nocturnes pesanteurs » (« Heidegger, Gagarine et nous » in Difficile liberté).

[5] Les Temps modernes de Chaplin sont l’illustration la plus frappante de cette différence entre la machine et l’outil : loin d’être défini par l’usage que nous en faisons, la machine impose sa cadence et son rythme, ordonne la forme du travail, loin de le servir. L’ouvrier est réglé par la machine bien plus qu’il ne la règle, devenant lui-même un automate grotesque.

[6] Nous verrons par la suite que l’art est justement pour Heidegger un mode de dévoilement de l’Etre qui rompt avec cette métaphysique de la volonté, l’art étant cette façon d’accueillir toute chose dans son éclat et sa singularité.