L’éducation :
l’invention de l’homme par l’homme.
« La société se
trouve (…), à chaque génération nouvelle, en présence d’une table presque rase
sur laquelle il faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies
les plus rapides, à l’être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en
surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà quelle
est l’œuvre de l’éducation, et l’on en
aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer
l’organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre apparentes
des puissances cachées qui ne demandaient qu’à se révéler. Elle crée dans
l’homme un être nouveau.
Cette vertu créatrice
est, d’ailleurs, un privilège spécial de l’éducation humaine. Toute autre est
celle que reçoivent les animaux, si l’on peut appeler de ce nom l’entraînement
progressif auquel ils sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien
presser le développement de certains instincts qui sommeillent dans l’animal,
mais elle ne l’initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des
fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit
sait plus vite voler ou faire son nid : mais il n’apprend presque rien
qu’il n’eût pu découvrir par son expérience personnelle. C’est que les animaux
ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés assez simples,
qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs que chaque individu porte
en soi, tout constitués, dès sa naissance. L’éducation ne peut donc rien
ajouter d’essentiel à la nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du
groupe comme à celle de l’individu. Au contraire, chez l’homme, les aptitudes
de toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour
pouvoir s’incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se matérialiser sous
la forme de prédispositions organiques. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent se
transmettre d’une génération à l’autre par la voie de l’hérédité. C’est par
l’éducation que se fait la transmission »
DURKHEIM,
Education et sociologie.
L’HISTORICITE
DE L’HOMME
OU
L’HUMANITE
COMME MEMOIRE PARTAGEE
« C’est le lien du
passé au présent qui fait une société. Mais non pas encore le lien de fait, le
lien animal ; ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il
fait société avec l’homme : c’est parce qu’il commémore l’homme.
Commémorer c’est faire revivre ce qu’il y a de grands dans les morts, et les
plus grands morts. C’est se conformer autant que l’on peut à ces images
purifiées. C’est adorer ce que les morts auraient voulu être, ce qu’ils ont été
à de rares moments. Les grandes œuvres, poèmes, monuments, statues, sont les
objets de ce culte. L’hymne aux grands morts ne cesse point. Il n’est pas
d’écrivain ni d’orateur qui ne cherche abri sous ces grandes ombres ; à
chaque ligne il les évoque, et même sans le vouloir, par ces marques du génie
humain qui sont imprimées dans toutes les langues. Et c’est par ce culte que
l’homme est homme. Supposez qu’il oublie ces grands souvenirs, ces poèmes,
cette langue ornée ; supposez qu’il se borne à sa propre garde, et à la
garde du camp, aux cris d’alarme et de colère, à ce que le corps produit sous
la pression des choses qui l’entourent, le voilà animal, cherchant pâtée, et
bourdonnant à l’obstacle, comme font les mouches »
ALAIN,
Eléments de Philosophie.
Que
faire de la tradition et de l’Histoire ?
S’en
inspirer, la vénérer ou bien s’en détacher ?
« La vie a besoin des
services de l’histoire, il est aussi nécessaire de s’en convaincre que de cette
autre proposition qu’il faudra démontrer plus tard, à savoir que l’excès des
études historiques est nuisible aux vivants. L’histoire appartient au vivant
sous trois rapports : elle lui appartient parce qu’il est actif et qu’il
aspire ; parce qu’il conserve et qu’il vénère ; parce qu’il souffre
et qu’il a besoin de délivrance. A cette trinité de rapports correspondent
trois espèces d’histoire, s’il est permis de distinguer, dans l’étude de
l’histoire, un point de vue monumental,
un point de vue antiquaire et un
point de vue critique.
L’histoire appartient avant
tout à l’actif et au puissant, à celui qui participe à une grande lutte et qui,
ayant besoin de maîtres, d’exemples, de consolateurs, ne saurait les trouver
parmi ses compagnons et dans le présent (…) Que les grands moments dans la lutte
des individus forment une chaîne, que les sommets de l’humanité s’unissent à
travers des milliers d’années, que pour moi ce qu’il y a de plus élevé dans un
de ces moments passés depuis longtemps soit encore vivant, clair et grand –
c’est là l’idée fondamentale contenue dans la foi en l’humanité, l’idée qui
s’exprime par l’exigence d’une histoire
monumentale. Mais c’est précisément à cause de cette revendication :
ce qui est grand doit être éternel, que s’allume la lutte la plus terrible. Car
tout le reste, tout ce qui est encore vivant crie : non ! Ce qui est monumental
ne doit pas se former – c’est là le mot d’ordre contraire. L’habitude
apathique, tout ce qui est petit et bas et qui remplit tous les recoins du
monde, répand sa lourde atmosphère autour de tout ce qui est grand, jette ses
entraves et ses duperies sur le chemin que doit parcourir le sublime pour
arriver à l’immortalité (…)
Par quoi donc la
contemplation monumentale du passé, l’intérêt pour ce qui est classique et rare
dans les temps écoulés, peut-il être utile à l’homme d’aujourd’hui ?
L’homme conclut que la grandeur qui a été une fois a en tout cas été possible autrefois et sera par
conséquent encore possible un jour. Il suit plus courageusement son chemin, car
maintenant il a écarté le doute qui l’assaillait aux heures de faiblesses et
lui faisait se demander s’il ne voulait pas l’impossible (…) Et pourtant (…)
combien de choses passées, si ce retour en arrière doit avoir son effet
fortifiant, devront être négligées ! Combien l’individualité du passé
devra être ramenée de force à une forme générale, débarrassée de ses aspérités
et de ses contours en faveur d’une concordance (…)Tant que l’âme des études
historiques résidera dans les grandes impulsions qu’un homme puissant doit
recevoir d’elles, tant que le passé devra être décrit comme s’il était digne
d’être imité, comme s’il était imitable et possible une seconde fois, ce passé
courra le risque d’être déformé, enjolivé, détourné de sa signification et, par
là même, sa description ressemblera à de la poésie librement imaginée. Il y a
même des époques qui ne sont pas capables de distinguer un passé monumental
d’une fiction mythique, car les mêmes impulsions peuvent être empruntées à l’un
comme à l’autre. Donc, quand la considération monumentale du passé domine les
autres façons de considérer les choses, je veux dire les façons antiquaire et critique, le passé lui-même en pâtit. On oublie des périodes tout
entières, on les méprise, on les laisse s’écouler comme un flot gris
ininterrompu dont seuls émergent quelques faits comme des îlots (…)
L’histoire appartient donc
en second lieu à celui qui conserve et vénère, à celui qui, avec fidélité et
amour, tourne les regards vers l’endroit d’où il vient, où il s’est formé. Par
cette piété, il s’acquitte en quelque sorte d’une dette de reconnaissance qu’il
a contractée envers sa propre vie. En cultivant d’une main délicate ce qui a
existé en tout temps, il veut conserver les conditions sous lesquelles il est
né, pour ceux qui viendront après lui, et c’est ainsi qu’il sert la vie. La
possession du patrimoine des ancêtres, dans une âme semblable, reçoit une
nouvelle interprétation de la propriété, car c’est maintenant son âme à lui qui
est possédée par ce patrimoine. Ce qui est petit, restreint, vieilli, prêt à
tomber en poussière, tient son caractère de dignité, d’intangibilité du fait
que l’âme conservatrice et vénératrice de l’homme antiquaire s’y transporte et
y élit domicile (…)
Il y a toujours un danger
qui est tout près. Tout ce qui est ancien, tout ce qui appartient au passé et
que l’horizon peut embrasser, finit par être considéré comme également
vénérable ; en revanche, tout ce qui ne reconnaît pas le caractère
vénérable de toutes ces choses d’autrefois, donc tout ce qui est nouveau, tout
ce qui est en devenir, est rejeté et combattu (…) Dès lors la piété dessèche,
l’habitude pédante acquise se prolonge et tourne, pleine d’égoïsme et de
suffisance, autour de son propre cercle. On assiste alors au spectacle
répugnant d’une aveugle soif de collection, d’une accumulation infatigable de
tous les vestiges d’autrefois. L’homme s’enveloppe d’une atmosphère de
pourriture ; il parvient même à avilir des dons supérieurs, de nobles
aspirations, par la manie de l’antiquaille, jusqu’à une insatiable curiosité,
une curiosité universelle pour la vieillerie (…) Ainsi l’histoire antiquaire
empêche de décider puissamment en faveur de ce qui est nouveau, ainsi elle
paralyse l’homme d’action qui, étant homme d’action, blessera toujours et
blessera forcément une piété quelconque (…)
Ici, apparaît distinctement
combien il est nécessaire à l’homme d’ajouter aux deux manières de considérer
le passé, la monumentale et l’antiquaire, une troisième manière, la critique et de mettre celle-ci, elle
aussi, au service de la vie. Pour pouvoir vivre l’homme doit posséder la force
de briser un passé et de l’anéantir et il faut
qu’il emploie cette force de temps en temps. Il y parvient en traînant
le passé devant la justice, en instruisant sévèrement contre lui et en le
condamnant finalement. Or, tout passé est digne d’être condamné ; car il
en est ainsi des choses humaines : toujours la force et la faiblesse
humaines y ont été puissantes. Ce n’est pas la justice qui juge ici ;
c’est encore moins la grâce qui prononce le jugement. C’est la vie, la vie
seule, cette puissance obscure qui pousse et qui est insatiable à se désirer
elle-même. Son verdict est toujours rigoureux, toujours injuste, parce qu’il
n’a jamais son origine dans la source pure de la connaissance ; mais, dans
la plupart des cas, la sentence serait la même si la justice en personne la
prononçait (…) Il s’agit alors de se rendre compte combien injuste est
l’existence d’une chose, par exemple d’un privilège, d’une caste, d’une
dynastie, de se rendre compte à quel point cette chose mérite de disparaître.
Et l’on considère le passé de cette chose sous l’angle critique, on attaque ses
racines au couteau, on passe impitoyablement sur toutes les piétés. C’est là
toujours un processus dangereux, je veux dire dangereux pour la vie. Les hommes
et les époques qui servent la vie, en
jugeant et en détruisant le passé, sont toujours à la fois dangereux et en
danger. Car, dès lors que nous sommes les aboutissants de générations
antérieures, nous sommes aussi les résultats des erreurs de ces générations, de
leurs passions, de leurs égarements et même de leurs crimes. Il n’est pas
possible de se dégager complétement de cette chaîne. Si nous condamnons ces
égarements, estimant que nous en sommes débarrassés, le fait que nous en tirons
nos origines n’est pas supprimé. Au meilleur cas, nous parvenons à un conflit
entre notre nature transmise et laissée en héritage et notre
connaissance ; peut-être aussi à la lutte d’une nouvelle discipline sévère
contre ce qui est acquis par l’hérédité et l’éducation dès l’âge le plus
tendre ; nous implantons en nous une nouvelle habitude, un nouvel
instinct, une seconde nature, en sorte que la première nature se dessèche et
tombe. C’est un effort pour s’attribuer, en quelque sorte a posteriori, un passé d’où l’on aimerait bien tirer son origine,
en opposition avec celui d’où l’on descend véritablement, tentative toujours
dangereuse parce qu’il est difficile de fixer une limite à la négation du passé
et parce que les secondes natures sont la plupart du temps plus faibles que les
premières. »
NIETZSCHE,
Seconde considération intempestive.
L’EMANCIPATION PAR LA PENSEE
« AIE LE COURAGE DE TE SERVIR DE
TON PROPRE ENTENDEMENT ! »
« Les lumières se
définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité où il se
maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se
servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à
notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement,
mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé
par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre
entendement ! Voilà la devise des lumières.
La paresse et la lâcheté
sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la
nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent
cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à
d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si
j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu
de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas
besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je
puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette besogne
fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout
entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est
en soi pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas
de s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur
eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et
soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le
moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le
danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n’est sans
doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien
par leur apprendre à marcher ; mais l’exemple d’un tel accident rend
malgré tout timide et fait généralement reculer devant tout autre tentative.
Il est donc difficile pour
l’individu de s’arracher tout seul à la minorité, devenue pour lui presque un
état naturel. Il s’y est même attaché, et il pour le moment réellement
incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais
laissé s’y essayer. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques d’un
usage ou, plutôt, d’un mauvais usage raisonnable de ses dons naturels, sont les
entraves qui perpétuent la minorité. Celui-là même qui s’en débarrasserait ne
franchirait pour autant le fossé le plus étroit que d’un saut mal assuré,
puisqu’il n’a pas l’habitude de pareille liberté de mouvement. Aussi peu
d’hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de
leur minorité et à avancer quand même d’un pas assuré.
En revanche, la possibilité
qu’un public s’éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près
inévitable, pourvu qu’on lui ne laisse la liberté. Car il se trouvera toujours,
même parmi les tuteurs les plus attitrés de la masse, quelques hommes qui
pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnellement secoué le joug de
leur minorité, répandront autour d’eux un état d’esprit où la valeur de chaque
homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une
restriction cependant : le public qui avait été placé auparavant par eux
sous ce joug, les force à y rester eux-mêmes, dès lors qu’il s’y trouve incité
par certains de ses tuteurs incapables, quant à eux, de parvenir aux
lumières ; tant il est dommageable d’inculquer des préjugés, puisqu’ils
finissent par se retourner contre ceux qui, en personne ou dans les personnes
de leurs devanciers, en furent les auteurs. C’est pourquoi un public ne peut
accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le
rejet du despotisme personnel et de l’oppression cupide et autoritaire, mais
jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de
nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande
masse irréfléchie.
Mais pour ces Lumières il
n’est rien requis d’autre que la liberté ;
et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de
faire un usage public de sa raison
sous tous les rapports. Or j’entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L’officier
dit : ne raisonnez pas mais exécutez ! Le conseiller au département
du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre dit : ne
raisonnez pas mais croyez ! (Un seul maître au monde dit : raisonnez autant que vous voulez et sur
ce que vous voulez, mais obéissez !)
Ici il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation fait
obstacle aux Lumières ? Quelle autre ne le fait pas mais leur est au
contraire favorable ? – Je réponds : l’usage public de sa raison doit toujours être libre et il est seul à
pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes. »
KANT,
Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?.
LA DIALECTIQUE DE L’ESPRIT :
Servir, se révolter et créer.
«LES
TROIS METAMORPHOSES
Je veux dire trois
métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le
chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.[1]
Il est maint fardeau pesant
pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine le
respect : sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant.
Qu’y a-t-il de pesant ?
ainsi interroge l’esprit robuste ; et il s’agenouille comme le chameau et
veut un bon chargement.
Qu’y a-t-il de plus
pesant ? ainsi interroge l’esprit robuste. Dites-le, ô héros, afin que je
le charge sur moi et que ma force se réjouisse.
N’est-ce pas cela :
s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour
tourner en dérision sa sagesse ?
Ou bien est-ce cela :
déserter une cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter sur de
hautes montagnes pour tenter le tentateur ?
Ou bien est-ce cela :
se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et souffrir la faim
dans son âme, pour l’amour de la vérité ?
Ou bien est-ce cela :
être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec les sourds qui
n’entendent jamais ce que tu veux ?
Ou bien est-ce cela :
descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité, et ne point repousser
les froides grenouilles et les brûlants crapauds ?
Ou bien est-ce cela :
aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut nous
effrayer ?[2]
L’esprit robuste charge sur
lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte
vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert.
Il cherche ici son dernier
maître : il veut être l’ennemi de ce maître, comme il est l’ennemi de son
dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que
l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois »,
s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit : « Je
veux ».
« Tu dois » le
guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux mille écailles,
et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ».
Des valeurs de mille années
brillent sur ces écailles, et ainsi parle le plus puissant de tous les
dragons : « tout ce qui est valeur brille sur moi ».
Tout ce qui est valeur a
déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité
il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon.
Mes frères, pourquoi est-il
besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui s’abstient et qui est
respectueuse ne suffit-il pas ?
Créer des valeurs nouvelles
– le lion ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création
nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion.
Se faire libre, opposer une
divine négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tâche où il
est besoin du lion.
Conquérir le droit de créer
des valeurs nouvelles – c’est là la plus terrible conquête pour un esprit
patient et respectueux. En vérité c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait
d’un bête de proie.
Il aimait jadis le « Tu
dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver
délire et arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux
dépens de son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour un
pareil rapt.[3]
Mais dites-moi, mes frères,
que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il
que le lion ravisseur devienne enfant ?
L’enfant est innocence et
oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule d’elle-même, un premier
mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu de la création, ô mes
frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre
volonté, celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde.[4]
Je vous ai nommé trois
métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment
l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Ainsi parlait Zarathoustra.
Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la Vache
multicolore. »
NIETZSCHE,
Ainsi parlait Zarathoustra.
Désobstruer le passé que la tradition préserve mais qu’elle occulte aussi
« La tradition, en
venant y exercer sa domination, rend d’abord et le plus souvent ce qu’elle
« transmet » si peu accessible qu’elle l’occulte bien plutôt. Elle
livre ce dont elle s’empare au « cela-va-de-soi » et barre l’accès
aux « sources » originales d’où les catégories et concepts
traditionnels ont été tirés pour une part de manière légitime. La tradition va
même jusqu’à faire entièrement perdre mémoire qu’ils ont eu une telle origine.
Elle conforte dans l’absence de tout besoin d’y revenir au point qu’un tel retour
ne s’entend même plus comme nécessaire (…)
S’il importe à la question
de l’être elle-même d’arriver à voir clair dans sa propre histoire, il faut
alors rendre à la tradition sclérosée sa fraîcheur et décaper les revêtements
qu’elle a accumulés avec le temps. C’est cette tâche à accomplir dans la perspective de la question de l’être
que nous entendons par la désobstruction
du fonds traditionnel provenant de l’ontologie antique pour renouer avec les
expériences originales dans lesquelles avaient été atteintes les premières et
désormais directrices déterminations de l’être (…)
La désobstruction a d’autant
moins le sens négatif d’une brutale
mise en pièces de la tradition ontologique. Elle doit au contraire en sonder
les possibilités positives et cela revient toujours à repérer les limites qui lui sont données factivement
avec telle ou telle mise en question et avec la délimitation du champ possible
de recherche que chaque mise en question lui a tracé d’avance (…) Bien loin de
vouloir enterrer le passé dans le nul et le non avenu , la désobstruction a une
intention positive ; sa fonction
négative n’est jamais qu’implicite et indirecte. »
HEIDEGGER,
Etre et Temps (II, §6)
[1] Ce
style, et dirons-nous ce « ton », peut apparaître assez inusité sous
la plume d’un philosophe ou de qui prétend à la rigueur. Les images et les
« bestioles » prolifèrent ainsi dans cette œuvre de Nietzsche. Est-il
devenu « fou » avant terme ? Non, chacune de ces images a une
fonction conceptuelle et symbolique précise que l’on ne peut ressaisir qu’à la
lecture de l’œuvre dans sa totalité. Pour la lecture de ce passage, on verra
que ces symboles s’éclairent d’eux-mêmes : le chameau apparaissant comme
la figure du respect servile, le lion de la révolte destructrice et l’enfant du
jeu de la création.
[2] Comme
on le voit dans cette liste de questions, l’esprit-chameau est l’esprit qui est
prêt à tous les sacrifices pour l’amour de la vérité, l’esprit qui suit son
maître (la tradition) avec zèle et respect. Nietzsche le tourne-t-il tant que
cela en dérision ? Certes cette figure de l’esprit est encore l’expression
de la servilité mais il n’est pas certain que Nietzsche la repousse comme un
moment si inessentiel que cela à la pensée. En effet, les lignes à venir
laissent clairement supposer que l’esprit ne pourrait conquérir sa liberté,
rejoindre le désert où poindra sa plus grande révolte, s’il n’avait commencé
par être chameau. La tentation est grande, sans doute, d’être lion avant que
d’avoir été chameau : mais rencontrera-t-on le grand Dragon si l’on n’a
pas commencé par l’aimer ? Inversement, le risque est grand de demeurer
éternellement chameau pour n’avoir jamais osé « montrer les dents »
et de rejoindre ainsi le bétail domestique qui paissent à l’ombre des tilleuls
ou des platanes (cette dernière image n’est pas de Nietzsche mais de moi et n’a
pas de valeur symbolique particulière en dehors d’un certain petit village
connu de moi…)
[3] Au
travers de la figure du lion, Nietzsche n’est pas sans souligner qu’il ne
saurait y avoir expression de liberté sans une certaine violence et une
certaine injustice. Ignorer cette part d’irrationalité qui anime la liberté, la
vouloir absolument raisonnable, sage et polie (« citoyenne » comme
diraient certains, allant puiser leur concept de citoyenneté dans les contes de
la Comtesse de Ségur) revient tout simplement à refuser que la liberté prenne
forme…
[4] L’esprit
enfant éclaire la limite propre à l’esprit lion et la liberté entendue comme
révolte. Si cette dernière est la destruction sans laquelle nulle création ne
serait possible, elle n’en demeure pas moins comme un moment stérile, si elle
ne laisse place à « l’enfant » joueur.