EXPLIQUER LE MONDE, EST-CE VRAIMENT EN AVOIR L’INTELLIGENCE ?
D’emblée, il peut sembler qu’en expliquant le monde nous nous donnons les moyens d’en avoir l’intelligence. Car, en effet, qu’est-ce qu’expliquer ? Expliquer, c’est ramener un phénomène à des causes, régulières, constantes et nécessaires, telles que ces causes nous permettent d’éclairer la production de tous les phénomènes et de les anticiper. Dès lors, en expliquant le réel, nous pourrions connaître et maîtriser l’ordre du monde : toutes les parties du réel étant en effet soumises à ces causes simples, nous pourrions ainsi prétendre par ce déterminisme à une intelligence universelle des phénomènes. Le propre des sciences de la nature, telles qu’elles prennent forme avec la révolution galiléenne, est d’ailleurs de fonder un tel déterminisme universel. Une telle explication permet en effet de rendre raison de façon objective de toutes choses et de mettre un terme aux interprétations arbitraires de notre imagination face au réel.
Or, n’est-il pas légitime d’interroger les limites d’une telle rationalité ? Peut-on vraiment rendre raison de tous les phénomènes par une telle explication ? Peut-on ainsi avoir l’intelligence de phénomènes tel que le vivant, et plus encore des conduites humaines, en se contentant de les expliquer, c’est-à-dire en les interprétant à partir des causes physiques qui les déterminent ? Loin de permettre l’intelligence du monde, l’explication ne peut-elle apparaître dès lors réductionniste ? Tient-elle vraiment compte en effet de la complexité des phénomènes qui se dévoilent à notre expérience ? Le sens du monde ne transcende-t-il pas les causes auxquelles nous croyons ainsi pouvoir le ramener ? Pour avoir l’intelligence du monde, ne faut-il pas faire autant un effort de compréhension que d’explication, tenir compte du sens dont certains phénomènes sont porteurs et sans lesquels on ne saurait les interpréter ? De même, si la réalité se donne à nous comme un monde, peut-on vraiment la réduire à des causes nécessaires et objectives ? N’est-elle pas liée à l’expérience sensible et subjective que nous en faisons, expérience qui seule donne sens à la réalité ? Partant, l’intelligence du monde n’engage-t-elle pas d’autres approches du réel ? Par-delà la causalité objective, ne faut-il pas engager une expérience vécue, une vérité sensible, dont les œuvres d’art, par exemple, seraient la révélation ?
Nous devons bien semble-t-il faire face à une difficulté : d’un côté, l’explication peut apparaître comme la garantie d’une intelligence universelle et objective du réel, qui nous permet d’en maîtriser l’ordre déterminé. De l’autre, on pourrait soupçonner le caractère réducteur d’une telle interprétation du monde, qui ne semble pas tenir compte ni de sa complexité, ni de son sens, ni de sa beauté. Sommes-nous donc condamnés ainsi à devoir choisir entre une explication rationnelle qui désenchante le monde et une compréhension du monde qui risque de sombrer dans le subjectivisme le plus arbitraire ?
Pour faire face à ce problème, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure l’explication peut apparaître comme la condition première et fondamentale d’une intelligence rationnelle du réel ; puis, dans un second temps, nous interrogerons les limites d’un tel déterminisme ; enfin, nous tenterons de montrer en quelle mesure expliquer et comprendre le monde, loin d’être deux approches exclusives et antagoniques du monde, peuvent au contraire participer d’un même effort d’intelligence.
________________________________________
Comme nous l’avons souligné, l’explication peut apparaître comme le fondement de la connaissance rationnelle et objective de la réalité. Car que connaîtrions-nous du réel sans cet effort d’intelligence ? Notre expérience nous découvre certes les qualités des phénomènes et nous permet de repérer les liens qui les unissent ainsi qu’une certaine régularité dans le réel. Mais il y a loin entre ce constat que nous permet l’expérience et l’intelligence rationnelle de cet ordre. En effet, tant que ces phénomènes ne sont pas expliqués, c’est-à-dire tant que nous ne mettons pas en évidence les causes nécessaires qui les produisent, la connaissance des phénomènes demeurent incertaines, puisque la simple fréquence d’un événement ne permet pas à elle seule d’affirmer l’universalité de ce phénomène. C’est pourquoi ARISTOTE reconnaît l’explication comme l’effort qui caractérise en propre l’intelligence scientifique du monde : si notre expérience ne nous dévoile jamais que des phénomènes contingents (il pourrait toujours en être autrement), le propre de la science est d’expliquer le réel, en mettant en évidence les causes nécessaires non sensibles des phénomènes. Comme il le dit ainsi dans un passage de sa Métaphysique : les sensations « ne nous disent le pourquoi de rien, par exemple elles ne nous disent pas pourquoi le feu est chaud mais seulement qu’il est chaud ». L’explication, ainsi, nous donnerait d’autant plus l’intelligence du réel que seule notre intelligence peut mettre en évidence cet ordre non sensible qui détermine toute réalité. C’est d’ailleurs cette capacité à expliquer les phénomènes qui confère aux grandes théories scientifiques toute leur valeur : ainsi, par les lois de l’attraction et de la gravitation universelle, Newton met en évidence les causes non sensibles du réel, permettant ainsi d’élucider un phénomène tel que les marées, produit par l’attraction de notre satellite, la lune, sur la terre. Par l’explication, soudain le monde s’éclaire et les hommes peuvent avoir l’intelligence de phénomènes, qui sans elle, demeureraient toujours aussi incertains que mystérieux. Si, comme le souligne Aristote, la connaissance consiste à ramener à l’unité des phénomènes qui, sans cela, seraient dispersés, éparpillées, sans lien, de la même façon – pour reprendre son analogie – qu’un chef d’armée a le pouvoir de rassembler ses troupes et de les mettre en rang, qu’est-ce qui est plus susceptible de produire un tel ordre si ce n’est l’explication qui permet d’unifier les faits en mettant en évidence les causes qui les déterminent ?
D’autre part, en éclairant la nécessité des phénomènes réels, l’explication nous permet de maîtriser l’ordre du monde. Qui, en effet, connaît la cause nécessaire d’un phénomène, peut en anticiper la production. Comme le disait Auguste Comte, à propos d’un tel déterminisme, « savoir, c’est prévoir ». Par l’explication, tout phénomène peut dès lors devenir objet de connaissance, les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, rien n’échappe à notre intelligence et il est possible d’interpréter tout événement comme la conséquence d’un ordre universel de la matière, aussi surprenant ou exceptionnel qu’il nous apparaisse immédiatement. Comme le souligne ainsi Descartes, dans ses Météores, l’intelligence que l’explication rationnelle du réel inaugure nous libère des fantasmes de notre imagination : qui a en effet l’intelligence d’un phénomène tel qu’une éclipse, qui en connaît la cause par l’explication, ne tremble plus devant un tel événement comme s’il s’agissait de l’œuvre inquiétante d’un démon. Par l’explication, toute chose peut s’éclairer comme une partie d’un ordre universel. Tel est bien ce que souligne Max Weber, dans Le savant et le politique, lui qui relève que « la science moderne a désenchanté le réel » ; certes elle l’a dépouillé de son mystère et de sa poésie, mais elle a aussi libéré notre intelligence des monstres qui la hantaient face à des phénomènes qui demeuraient pour elle inexplicable.
En ce sens, l’explication peut bien apparaître comme la condition fondamentale d’une interprétation rationnelle du réel. Il n’y aurait plus besoin pour interpréter le monde de se rapporter à des causes finales et transcendantes. Tel est bien la portée de la révolution galiléenne, cette physique nouvelle permettant de connaître tous les phénomènes à partir des causes immanentes qui les ordonnent, les lois générales du mouvement qui déterminent toutes les parties de la nature. Désormais, la physique ouvre sur une intelligence du réel qui se passe de toute théologie et de toute métaphysique. Comme le dira à la fin du dix-huitième siècle le physicien Laplace à Bonaparte qui s’étonnait comme son système de la nature ne donne aucune place à Dieu : « Sire, je n’avais pas besoin de cette hypothèse ».
L’universalité d’une telle intelligence serait d’autre part garantie par le fait qu’une telle explication permet de ramener tout phénomène, quel qu’il soit, aussi complexe qu’il soit, à des lois simples. La matière permettant à partir d’elle-même sa propre interprétation, et toutes choses participant de son ordre, tout phénomène pourrait recevoir alors une explication. Si l’on célèbre ainsi le génie de Newton à la fin du dix-huitième siècle, c’est parce qu’avec deux lois simples, celle de l’attraction et de la gravitation universelle, il nous donne l’intelligence de l’ensemble des mouvements universels. L’intelligence que permet ainsi l’explication consiste à éclairer toute forme complexe par des lois simples.
Or, si l’explication fonde ainsi une intelligence rationnelle et objective du réel, mettant un terme à l’arbitraire et à la contingence de notre expérience sensible, on peut se demander si cette connaissance est vraiment capable d’éclairer tous les phénomènes et de nous en donner l’intelligence. Puis-je vraiment connaître toutes choses en les ramenant ainsi aux causes qui les déterminent ? Si l’on veut avoir l’intelligence de certains phénomènes, ne faut-il pas les comprendre autant que les expliquer ? D’autre part, toutes choses est-elle l’effet d’une cause nécessaire qui en permettrait l’intelligence ? Expliquer, en ce sens, ne serait-ce pas parfois passer à côté du sens du monde et en ignorer la profondeur sensible ? Une telle intelligence n’ignore-t-elle pas ce qui fait qu’un monde est un monde, en ignorant ainsi l’expérience consciente qui lui donne sens ?
___________________________________________
Ce qui fonde l’objectivité et la rationalité de l’explication des phénomènes, c’est qu’une telle interprétation du réel ignore la signification que notre conscience peut attribuer aux choses, et notamment les finalités selon lesquelles nous les interprétons. Ainsi, dans son Système des deux mondes, Galilée distingue les « qualités secondes » des corps physiques de leurs « qualités premières » : les « qualités secondes » des corps sont relatives à la façon dont notre sensibilité les interprète ; ces qualités ne sont donc pas propres aux corps eux-mêmes mais expressives de la façon dont nous en faisons l’expérience. Au contraire, les « qualités premières » sont les qualités qui peuvent être attribuées à ces corps en tant qu’elles ne dépendent pas de notre interprétation subjective (c’est le cas, selon Galilée, de leur étendue géométrique ainsi que de la quantité de mouvement qui les anime ; seules ces causes mécaniques – liées au mouvement, donc – permettant de mesurer avec exactitude le réel). Or, peut-on vraiment avoir l’intelligence du monde en excluant de son interprétation le sens des phénomènes et l’expérience sensible qu’en fait notre conscience ? N’y a-t-il pas ainsi des phénomènes qui sont porteurs d’une signification sans laquelle on ne saurait les interpréter ?
Tel est le cas notamment des êtres vivants. On ne saurait en effet interpréter le comportement d’un être vivant en se contentant d’expliquer ce comportement, c’est-à-dire en l’éclairant à partir des causes matérielles et mécaniques qui le déterminent. On ne peut, par exemple, avoir l’intelligence du comportement et de l’évolution d’un vivant aussi élémentaire qu’une bactérie en se contentant d’analyser les molécules qui la composent afin d’éclairer les causes qui l’ordonnent. Comme le souligne Kant, dans la Critique de la faculté de juger, le vivant n’est pas simplement un être organisé, c’est-à-dire déterminé par les éléments matériels qui le composent, mais un « être s’organisant lui-même ». Autrement dit, qui veut avoir l’intelligence du vivant doit tenir compte du fait que tout être vivant est un être porteur de significations et de finalités, un système évolutif et créateur, dont la complexité ne se laisse pas expliquer selon les lois universelles de la matière. Comme le dit le biologiste Jacques Monod, « tout être vivant est un être doué de projet » et cette « téléonomie » du vivant (le fait que l’unité d’un vivant est orientée par des fins) ne peut pas être mise en évidence par une simple explication. Le propre du vivant est donc de donner sens à sa propre vie, tel que, comme le souligne le fondateur de l’éthologie, Jacob von Uexküll, tout vivant est justement porteur d’un monde : il n’est pas simplement une partie du réel mais il tend à produire une relation signifiante à son milieu, à le transformer en un monde qui lui soit propre, c’est-à-dire en attribuant une valeur à tout ce qui participe de son milieu. Il y a ainsi un monde de la taupe, qui n’est pas le même que le monde du chien ou de la tique, et chacun de ses mondes prennent forme dans la façon dont chaque vivant est porteur d’une expérience signifiante. Dès lors, qui veut avoir l’intelligence d’un être vivant devra, non pas simplement dégager les causes matérielles qui le déterminent, mais s’efforcer de le comprendre. Qu’est-ce qui distinguent ces deux façons d’interpréter le réel : expliquer et comprendre ? Si expliquer, comme nous l’avons vu, c’est éclairer un phénomène à partir des causes nécessaires et universelles qui le déterminent, comprendre, c’est l’éclairer en interrogeant le sens dont ce phénomène est porteur, qu’il crée et qui oriente ses actions. A la différence de l’explication qui reconduit tout phénomène complexe à des causes simples, la compréhension s’efforce d’approcher l’individualité et la singularité du phénomène qu’elle interprète. Or, le phénomène de la vie requiert sans doute un effort de compréhension autant que d’explication, car, comme le relève Bergson dans l’Energie spirituelle, la différence essentielle entre la matière inerte et la matière vivante, c’est l’affirmation d’une individualité : plus le vivant devient complexe, plus l’individualité, la diversité et la singularité s’affirment. Seule une intelligence qui tient compte de cette variété et cette singularité des êtres vivants peut nous en éclairer le comportement.
Ne pourrait-on dès lors soupçonner l’approche explicative du réel de l’appauvrir ? Une telle interprétation n’est-elle pas réductionniste, c’est-à-dire ne réduit pas des phénomènes complexes à des causes trop simples pour nous en donner l’intelligence ? Est-elle vraiment suffisante pour éclairant le monde qui se découvre à notre expérience ?
Les limites d’une telle explication sont encore plus sensibles lorsque nous approchons les conduites humaines. Car, peut-on en effet avoir l’intelligence des actions humaines en se contentant de les expliquer, c’est-à-dire en les ramenant aux causes nécessaires, mécaniques et matérielles, qui les ordonnent ? Comme le souligne Platon, dans le Phédon, on ne peut éclairer les conduites humaines à partir d’un simple déterminisme matériel sans tenir compte du sens qui éclairent ces conduites : ainsi, on ne saurait comprendre pourquoi Socrate est en prison, au lieu de se promener sur l’agora avec ses amis, en se référant aux causes physico-chimiques qui déterminent son corps ; il faut approcher les significations conscientes, les raisons et le choix des valeurs qui ont orientés son existence et qui l’ont conduit ainsi devant ses juges athéniens. On ne peut dès lors avoir l’intelligence d’un homme sans interroger l’horizon de valeurs et de sens sur lequel toute existence humaine se détache. Comme le soulignait Max Weber, « l’homme est cet être qui ne peut pas prendre pied dans l’existence sans projeter sur la réalité un ensemble de valeurs ».
Ainsi, l’explication échouerait à interpréter toute conduite porteuse de liberté. Elle est d’autant plus incapable de nous donner l’intelligence d’un phénomène libre, qu’expliquer c’est justement ramener un phénomène à des causes nécessaires et, par là-même nier sa liberté. C’est sans doute pour cette raison que les sciences déterministes n’arrivent pas à épuiser pleinement l’homme par leur explication : elles ignorent en effet ce qui éclaire le sens de l’humanité, l’affirmation d’une liberté dont aucun déterminisme ne peut épuiser le sens. Si je peux bien en effet approcher le comportement d’un homme et apprendre à le connaître par un faisceau de déterminations qui expliquent son comportement, pourrais-je toutefois avec de telles causes avoir l’intelligence de sa singularité ? Si expliquer, c’est interpréter toutes choses comme un fait parmi d’autres, interprétable selon le genre commun auquel il participe, le monde n’est pas uniquement composé de tels faits, identiques à d’autres : il y a aussi des événements, le surgissement de réalités qui interrompent l’ordre commun et nécessaire, et dont le sens ne se laisse n’y ramener à des causes simples, ni prévoir. La liberté humaine est un de ces événements et c’est elle qui ouvre l’histoire, le surgissement d’une nouveauté dont aucune loi de la nature ne peut nous donner l’intelligence.
Ce faisant, l’intelligence d’un monde peut-elle mettre de côté les significations qui animent le réel ? Si le propre de l’explication est d’éclairer une réalité physique, déterminée par ces causes nécessaires, le monde se réduit-il à cette réalité physique ? N’engage-t-il pas un supplément de sens, sans lequel on ne saurait l’approcher ? Peut-on donc mettre de côté l’expérience subjective et sensible que nous faisons du réel pour avoir l’intelligence du monde ? Ce qui fait qu’un monde est monde, n’est-ce pas justement ce qui ne se laisse pas épuiser par l’explication ?
_____________________________________
Que faut-il pour faire un monde ? Peut-on vraiment le réduire aux causes mécaniques et matérielles qui déterminent la nécessité du réel ? Nous ne vivons pas dans un agrégat de matière et de quantités mathématiques. Quelle que soit l’objectivité que l’on reconnaisse aux explications du monde par les sciences de la nature, ces explications n’en sont pas moins des abstractions au regard de l’expérience vive, sensible que nous faisons du réel. Comme le disait Wittgenstein, « la table n’est pas pour moi un agrégat d’atomes », quand bien même le physicien me dirait qu’elle est telle ; cette table est avant tout un ensemble de significations sensibles qui lui confèrent un sens dans mon expérience : c’est la table sur laquelle je rêve, je travaille, je dessine, etc., elle est support d’expériences et non une simple matière mathématiquement mesurable. Autrement dit, le monde n’est monde que pour un sujet qui en fait l’expérience sensible. Comment, dès lors, pourrait-on prétendre avoir l’intelligence du monde en ignorant l’expérience qu’en fait le sujet conscient ?
Comme le souligne Husserl, dans la Crise de la conscience européenne et la phénoménologie transcendantale, s’il y a une crise de la culture moderne, elle tient avant tout à la façon dont l’objectivité des sciences modernes a exclu l’expérience sensible et subjective de la compréhension du monde. Or, selon Husserl, cette exclusion condamne la science à une certaine abstraction, car leur objectivité est étrangère au « monde vécu » de la conscience. Ainsi, comment pourrais-je avoir l’intelligence d’un paysage sans tenir compte de la façon dont un regard lui donne son unité ? Un paysage n’est pas qu’une somme de corps physique déposés dans l’espace, ainsi que le souligne Jean-Paul Sartre, mais une unité sensible produite par notre conscience qui met ainsi en rapport la lune avec la mer, la mer avec et le ciel, l’étoile avec le sable, etc. Sans la conscience qui attribue une signification sensible à ce que nous percevons, les choses n’accéderaient pas à la présence. Dès lors, pour approcher une vérité sur le réel, ne faut-il pas penser ce lien qui unit l’esprit et la matière, telle que toutes choses est une forme signifiante plus encore qu’une somme d’éléments matériels ?
Là où toute explication achoppe quand elle veut approcher la vérité du monde, c’est dans la mesure où elle en ignore la dimension spirituelle. Est-ce en effet les causes matérielles qui prescrivent la signification d’une chose ou bien au contraire son sens qui éclaire son agencement matériel ? Comme le souligne Heidegger, dans son Introduction à la métaphysique, on ne saurait interpréter l’Etre d’une chose en la réduisant à son étantité, à sa matière tangible et réductible à des quantités de matière, mathématiquement mesurables. En effet, puis-je éclairer l’Etre d’un lycée en prétendant uniquement à partir de son étantité ? Un lycée n’est-il ainsi qu’une somme X de tables, de chaises, de radiateurs, de craies, d’élèves et de professeurs. Aussi loin que je poursuive cette explication de la chose, je passe à côté de son Etre, qui ne saurait justement être approché et défini qu’à partir de ce qui n’est pas tangible, à partir de cette « aura » de sens qui définit le lycée. Si donc l’explication renvoie toutes choses à des causes nécessaires et matérielles, la profondeur du monde, elle, engage une signification qui confère aux choses leur identité. Telle est bien la compréhension du réel qu’implique la physique d’Aristote : si Aristote, en effet, n’ignore pas le déterminisme matériel, il n’en souligne pas moins qu’on ne saurait réduire le réel à cette unique cause, qu’il faut au contraire admettre, outre celle-ci, d’autres causes, chaque chose étant l’entrelacs de causes matérielles et, dirons-nous, spirituelles. Ainsi, à côté de la causes matérielle (qui répond à la question : de quoi une chose est-elle faite ?), il faut admettre une causes productrice (portant sur le mouvement qui a rendu possible la chose), une cause formelle (qui se rapporte à l’idée qui donne son identité à la chose) et une cause finale (qui éclaire ce pour quoi la chose existe). Or, la teneur de sens d’un Etre, c’est-à-dire sa forme, ne se réduit jamais à la somme des éléments matériels qui la composent, ainsi que le souligne Aristote. Personne n’aurait ainsi l’idée de définir une maison en disant qu’une maison n’est rien d’autre que la somme X des briques qui la composent (avec une somme X de briques, on peut faire toute autre chose qu’une maison…). Le sens du monde ainsi engage ainsi la richesse d’un sens, la beauté de formes, qu’aucune explication ne peut ni réduire ni analyser. Dans la totalité formelle et signifiante d’une chose, il y a toujours plus que dans la somme de ses parties. Or, ce supplément de sens qui transcende la matière, c’est justement ce que nos sciences explicatives modernes rejettent comme irrationnel.
Enfin, on pourrait légitimement se demander si toute chose se laisse expliquer. N’y a-t-il pas des présences qui résistent à cette rationalisation ? Comme le relève Heidegger, dans le Principe de raison, on ne saurait faire « rendre raison » à toute chose en croyant la ramener à la cause nécessaire dont elle serait l’effet. S’il y a bien quelque chose ainsi qui résiste à notre volonté d’explication, c’est bien l’existence elle-même, elle qui oppose à notre raison l’énigme de sa présence, de son évidence et de sa beauté. Tel est bien ce que souligne Heidegger, citant la belle parole poétique D’angelus Silesius : « la rose est sans pourquoi et fleurit parce qu’elle fleurit »
________________________________________
Il semble bien ainsi que l’explication soit la condition de toute approche rationnelle du réel, en tant qu’elle permet d’éclairer la nécessité de toutes choses à partir des causes nécessaires et universelles qui les déterminent. Une telle intelligence libérerait notre esprit des chimères de la superstition et du mythe, nous permettant de maîtriser l’ordre du réel et d’anticiper les phénomènes.
Or, peut-on vraiment réduire le monde à cette rationalité ? L’Etre ne doit-il pas être autant compris qu’expliqué ? Comment pourrais-je éclairer la présence des choses sans tenir compte de la conscience qui en fait l’expérience sensible et leur attribue un sens ? Si objectives que soient nos explications rationnelles du réel, elles ignorent ainsi que le monde est sensible et que les choses ne dévoilent leur présence qu’au gré des significations qui les animent. Si bien sûr il ne s’agit pas d’exclure l’explication de l’intelligence du réel, pour s’égarer dans un irrationalisme (toujours suspect), avoir l’intelligence du monde ne suppose-t-il que nous le comprenions, que nous soyons sensibles à son sens et sa beauté ? C’est bien une telle intelligence que les Grecs avaient du réel car le réel était pour eux « cosmos », le cosmos étant ce qui désigne l’ordre des choses mais aussi leur beauté. C’est une telle science que nous attendons encore : une science qui explique, certes, mais sans réduire en poussière la beauté du monde, beauté sans laquelle les choses retombent dans la nuit.