LIBERTE ET POLITIQUE

Parcours dans « Qu’est-ce que la liberté ? » de Hannah Arendt (in Crise de la culture)

 

            Hannah Arendt ouvre son essai, « Qu’est-ce que la liberté ? » sur un constat paradoxal. Pour les modernes, la liberté est devenue quasi impensable, condamnant l’esprit qui voudrait lui donner sens à des « dilemmes logiquement insolubles », au point que poser à nouveau la question de la liberté apparaît désormais comme une « entreprise désespérée » : ainsi, « il devient aussi impossible de concevoir la liberté ou son contraire, que de former la notion d’un cercle carré ». Pourquoi la liberté est-elle devenue si inconcevable ? Parce qu’elle concentre en elle-même toutes les contradictions qui opposent la conscience et l’expérience : d’une conscience qui tient à la liberté comme à sa vie même et qui fait de la liberté le fondement moral de toute responsabilité ; d’une expérience qui contredit radicalement cette liberté, nous livrant à un monde entièrement régi par la nécessité et le principe de causalité. Comment ne pas considérer dès lors la liberté comme une simple idée, une idée qui constamment « tourne au mirage », face à un monde qui obstinément lui oppose ses causes et lui dénie le droit de conquérir une effectivité ? « Sous sa forme la plus simple, la difficulté peut être résumée comme la contradiction entre notre conscience qui nous dit que nous sommes libres et notre expérience quotidienne dans le monde extérieur où nous nous orientons d’après le principe de causalité ». Or, aussi désespérante soit cette idée, nous n’en continuons pas moins de l’estimer comme « une vérité qui va de soi », une vérité dont il nous faut à tout prix soutenir l’évidence parce qu’elle est le socle de toute constitution humaine : en effet, « c’est sur cet axiome que les lois reposent dans les communautés humaines, que les décisions sont prises, que les jugements sont rendus ». Le droit, la politique et la morale ont la liberté pour condition de possibilité et toute l’expérience humaine puise en elle comme en l’évidence qui lui est nécessaire de présupposer. Une liberté impossible donc, que les lois du monde et la moindre expérience humilient sans cesse, mais une liberté dont l’homme ne peut se passer car elle fonde son identité.

Cette contradiction, entre une conscience qui requiert la liberté et un monde qui lui en dénie la possibilité, il appartient à Kant de l’avoir fait éclater au travers de la fameuse « Troisième antinomie de la raison pure » dans la Critique de la raison pure. Selon lui, toute réflexion qui porte sur la liberté doit affronter une antinomie, c’est-à-dire la contradiction indépassable de deux thèses qui s’avèrent, chacune, aussi fondées que légitimes. Ainsi, la pensée qui fait face à la liberté s’oppose à elle-même et découvre que les exigences qui l’animent sont incompatibles entre elles. En effet, pour l’entendement - la pensée qui cherche à connaître -, la liberté ne peut apparaître que comme une hypothèse illusoire, qui n’a pas sa place dans tous les cas dans un monde nécessaire où toute chose est intelligible parce que soumise au principe de causalité. Par contre, pour la raison -  la pensée qui cherche à donner sens à l’expérience humaine et à unifier toutes les connaissances -, on ne saurait renoncer à l’idée de liberté sans dépouiller la condition humaine de l’horizon pratique (moral) qui fonde toute l’expérience humaine. Partant, la liberté met bien la pensée au supplice : si elle admet la liberté, elle doit renoncer à expliquer le réel ou bien admettre qu’il y aurait une part du réel, notamment les actions humaines, qui échapperait à la causalité universelle ; si elle nie la liberté, il lui faut alors livrer la condition humaine à l’absurdité, renoncer au droit et à la morale qui perdent leur sens si la liberté est contestée. La solution que Kant proposera, dans la Critique de la raison pratique, pour sortir de cette antinomie désespérante, consiste à sauver la liberté en lui donnant refuge dans une pure volonté pratique qui fonde tout sujet moral, quand bien même cette liberté morale ne peut jamais trouver place dans le monde phénoménal et être confirmée en acte.

 

Or, pour Hannah Arendt, loin que Kant ait mis un terme à toute réflexion sur la liberté en en clarifiant aussi bien l’impossibilité que l’exigence, sa pensée de la liberté n’est, en un sens, que le symptôme et l’acmé d’un faux problème, celui qui a consisté à enfermer la question de la liberté dans le champ de la métaphysique et dans le huis clos d’une subjectivité en prise avec sa propre impuissance. Il s’agit donc aussi bien pour Arendt de nier que la liberté nous conduise nécessairement à une telle aporie métaphysique désespérante et, pour cela, d’interroger l’histoire qui nous a conduit ainsi à perdre le sens de la liberté en nous fourvoyant dans une telle impasse. Il s’agit de même de déceler d’autres expériences de la liberté, étrangères à ces contradictions dans lesquelles l’expérience moderne l’enferme et qui la réduisent à une idée désespérante.

Car ferait-on de la liberté une énigme métaphysique, elle n’en demeure pas moins pour la politique et l’action un problème « crucial », non en tant que l’une et l’autre la requièrent comme une exigence transcendantale, mais plutôt parce que la liberté est, pourrait-on dire, le « milieu » dans lequel elles s’épanouissent et sans lequel elles perdent toute effectivité. Aussi, contre toutes les apories des métaphysiques de la liberté, Arendt veut rappeler l’évidence de la liberté comme l’élément de la  « vie politique », c’est-à-dire de la condition partagée des hommes et du sens de leur vie en commun : « même aujourd’hui, que nous le sachions ou non, la question de la politique et le fait que l’homme possède le don de l’action doit toujours être présente à notre esprit quand nous parlons du problème de la liberté ; car l’action et la politique, parmi toutes les capacités et possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l’idée sans présumer au moins que la liberté existe, et nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans mettre le doigt sur une question où la liberté humaine est en jeu ». Plus que son fondement, la liberté est la « raison d’être » de la politique ; elle « est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique ». S’il s’agit dès lors de tirer la liberté de l’ornière métaphysique dans laquelle la tradition philosophique en a égaré l’expérience, c’est qu’il en va du destin de l’action et de la vie en commun des hommes. « Sans elle la vie politique comme telle serait dépourvue de sens ».

 

Hannah Arendt veut ainsi replacer ainsi la liberté dans le champ de son expérience première, là où elle prend vie et sens : la liberté est essentiellement politique, elle s’origine et se révèle dans l’action, et non au sein d’une subjectivité métaphysique. Or, l’interprétation métaphysique de la liberté ne s’est pas simplement substitué à sa compréhension politique ; elle l’a ignoré au point de concevoir une liberté possible, tout intérieure et réduite à un sentiment subjectif, quand bien même une telle « liberté » s’accompagnerait d’une contrainte extérieure évidente. On a inventé cette figure improbable, celle de l’esclave, libre en son for intérieur, quand bien même il porterait des chaînes ou serait enfermé dans un cul-de-basse-fosse. Non seulement la liberté, ainsi interprétée, n’était plus qu’accidentellement une question politique, mais elle peut même affirmer son règne contre l’expérience politique, en dépit d’une servitude politique qui, en contrepoint, peut aller jusqu’à exalter son apothéose subjective. Voilà la « monstrueuse » évidence en laquelle consiste la liberté pour les modernes, celle d’une liberté coupée de l’expérience politique et qui, même, peut s’attester contre elle ; ce que Hannah Arendt résume en une question : « N’est-il pas vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique n’est compatible avec la politique que parce que et pour autant elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? ». Oui, nous le croyons car, comme le soulignait Benjamin Constant dès le dix-neuvième siècle, dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, notre expérience moderne de la liberté s’est détournée de l’espace public : si les Anciens considéraient la liberté comme une expérience essentiellement politique, inséparable d’une vie en commun et d’une parution publique, les Modernes ont déserté cet espace commun, pour rechercher la liberté dans la vie privée et intime.

 

Contre la façon dont elle a pu ainsi être accaparée métaphysiquement, Hannah Arendt veut ainsi approcher l’expérience de la liberté, d’une liberté que l’on peut dire agissante, telle qu’elle prit forme et vie originellement pour la pensée antique. Si nous, modernes, avons enfermé la liberté dans le huis clos de la volonté et de la conscience, quel sens prenait la liberté pour l’homme antique ? « D’après la pensée antique, l’homme ne pouvait se libérer de la nécessité qu’en exerçant un pouvoir sur d’autres hommes, et il ne pouvait être libre que s’il possédait un lieu, un foyer dans le monde ». Etre libre, pour les hommes, c’était ainsi être libre dans le monde, au milieu de leurs semblables et tel que cette liberté n’avait d’autre effectivité que cette vie en commun, seule capable de lui conférer une « réalité tangible ». En ce sens – et Arendt conteste ici toute les métaphysiques du libre arbitre, l’expérience de la liberté n’est pas originellement une expérience intérieure, celle d’un sujet face à sa propre volonté, pour s’actualiser éventuellement dans une action mondaine. Tout au contraire, « nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles ». La liberté ici ne consiste pas dans les virtualités d’une volonté, en prise avec ses propres contradictions et, au fond, indifférente aux conditions de son actualisation : liberté est le nom d’une condition réelle, inséparable d’une action effective que nous partageons avec d’autres et garantie par un statut juridique et politique. En acte, une telle liberté exige « un espace public commun où les [les autres hommes] rencontrer – un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action ».

« S’insérer » : le mot est décisif ; car la liberté, telle qu’elle fut originellement liée à l’expérience politique, consiste en cette réalité elle-même : dans la possibilité pour l’homme, pour chaque homme de s’insérer dans un monde, c’est-à-dire de le partager avec d’autres dans la parole et dans l’action. La politique, qui est avant tout ce qui ménage le monde comme un espace commun de parution et de rencontres, est ce qui donne à la liberté le monde qu’elle requiert et sans lequel elle n’est qu’une fiction : « partout où le monde fait par l’homme ne devient pas scène pour l’action et la parole – par exemple dans les communautés gouvernées de manière despotique qui exilent leurs sujets dans l’étroitesse du foyer et empêchent ainsi la naissance d’une vie publique – la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son apparition. »

 

Ainsi, la liberté pour les Anciens était essentiellement politique ; elle est une façon de se donner un monde et de le partager. Or, comme le souligne Arendt, liberté et politique ont cessé de coïncider pour les Modernes. Si, pour la pensée antique, la liberté était inséparable de l’action et consistait à être dans le monde, la pensée moderne a enfermé la liberté dans le huis clos du libre arbitre, d’une conscience et d’une volonté qui se cherchent et se nient sans cesse. S’originant dans la pensée stoïcienne et chrétienne, cette expérience moderne de la liberté s’est fondée sur l’opposition entre intériorité de la conscience et extériorité du monde. Plus encore : la réflexion sur la liberté n’avait d’autre but que de rendre possible cette séparation, telle que la conscience libre était désormais une conscience libre du monde, une conscience en absence de monde. Toute l’histoire du libre arbitre est l’histoire de cette dépossession par laquelle la conscience a reconnu la liberté dans son impuissance même, impuissance à être au monde et à s’y produire. En ce sens, l’histoire moderne de la liberté est l’histoire de la constitution de la conscience comme étrangère au monde, de la conscience comme non-monde. Si pour les Anciens ainsi nous ne sommes libres qu’en agissant et tel qu’il ne saurait y avoir de liberté hors de l’action, la pensée moderne, en identifiant la liberté au libre arbitre, transformait celle-ci en un conflit intérieur à la volonté elle-même et condamnait cette dernière à se contempler éternellement dans un débat infini, incapable dès lors de sortir d’elle-même pour être au monde. En opposant la volonté à elle-même, la pensée du libre arbitre « la paralyse et l’enferme à l’intérieur d’elle-même ; le vouloir dans la solitude est toujours velle et nolle, vouloir et ne pas vouloir en même temps ». La liberté du libre arbitre est celle de l’âne (de Buridan) : un âne qui ne peut jamais vouloir que sur l’horizon de tout ce qu’il ne veut pas, condamné par une volonté qui s’affirme avant d’être, à une éternelle hésitation devant le monde. En liant la liberté à l’expérience d’une volonté infinie, la pensée du libre arbitre consacrait une volonté impuissante, entraînée immanquablement à interpréter tout geste susceptible de l’actualiser comme une déception et à faire de cette déception elle-même le signe de sa liberté, d’une liberté infinie parce qu’impossible. Ainsi, « le phénomène de la volonté s’est manifesté originellement dans l’expérience que je ne fais pas ce que je voudrais, qu’il y a quelque chose comme un je-veux-et-ne-peux-pas. Ce qui était inconnu à l’antiquité n’était pas qu’il y ait un possible je-sais-mais-je-ne-veux-pas, mais que le je-veux-et-le-je-peux ne sont pas la même chose ». Pour la liberté de la volonté, toute action est une négation et toute négation de l’action est une confirmation. Partant, ce n’est plus alors l’ouverture au monde qui manifeste la liberté mais la possibilité de s’en retirer. Etre libre, c’est désormais se protéger du monde. Nulle pensée n’est plus étrangère à celle de l’Odyssée que cette pensée du libre arbitre, car jamais Ulysse ne se cherche en lui-même : la quête de soi pour le héros épique est quête d’un monde et l’action est le seul chemin qui peut nous conduire vers nous-même.

 

Comme le souligne Arendt, cette métaphysique de la liberté ne fut pas sans transformer l’expérience politique. Parce que la liberté devenait étrangère à l’action et à tout pouvoir-être, réduite qu’elle était au huis clos de la volonté et à l’introspection, elle rendait suspecte toutes formes de pouvoir comme si le fait même de pouvoir et d’agir était en lui-même et nécessairement une forme d’oppression. Parce qu’elle est étrangère au monde et n’attend de lui nulle confirmation, la liberté du libre arbitre en vient à suspecter toute manifestation mondaine d’être une menace et fait du monde lui-même le motif premier de sa déception. Partant, en servant une telle liberté, la politique devait faire face à ce paradoxe : servir une liberté qui lui déniait toute possibilité de lui donner réalité au travers d’institutions qui concrètement en confirmeraient le règne, car cette même liberté suspectait immédiatement ces institutions de lui porter atteinte. Hegel soulignait déjà, dans ses Principes de la philosophie du Droit, comment la liberté du libre arbitre, parce qu’elle est une « liberté du vide » qui s’exemplifie dans la négation, ne peut que se signifier politiquement par la destruction et la suppression de toute action effective, toute action menaçant de destituer son néant.

L’autre transformation de l’expérience politique, sans doute plus décisive que la première, fut l’affirmation d’un principe de souveraineté, qui allait absorber tout le champ du politique, jusqu’à devenir le seul lien capable de l’exprimer. On peut dire que « l’effet » paradoxal de la métaphysique de libre arbitre a été à la fois de rendre suspect toutes les formes de pouvoir et en même temps d’accentuer, d’absolutiser le pouvoir sur le mode de la souveraineté. En faisant du « je-veux » le cœur même de la liberté, cette métaphysique faisait du sujet esseulé le seuil de toute puissance et de toute volonté, une volonté de puissance, puissance d’autant plus insatiable que, paradoxalement, elle était condamnée à ne jamais trouver un pouvoir effectif capable de l’actualiser. Aussi cette liberté, parce qu’elle ne peut prendre sens que dans la solitude du sujet, dans la contemplation du moi par le moi, fait de tout autre sujet l’ennemi de la souveraineté du moi, chaque conscience souveraine devant affronter d’autres consciences souveraines et aussi prompt qu’elle-même à contester notre souveraine volonté. Partant, comme le souligne Arendt, parce que l’idéal du libre arbitre est indépendant des autres, cette liberté ne peut se faire prévaloir autrement que contre les autres. Comme le disait à raison Spinoza, dans l’Appendice de la Partie I de l’Ethique, une telle liberté fait que tout homme se prend en effet pour « un empire dans un empire » et qu’il y a dès lors autant d’empires que de consciences pour revendiquer leur souveraineté ; « autant de têtes, autant de palais », disait-il.

 

Or, c’est parce que cette liberté est fondamentalement solipsiste, isole les consciences et les sépare du monde, qu’elle porte en elle-même les germes d’une destitution de toute expérience politique. En effet, là où la politique requiert un monde commun et un pouvoir commun, la possibilité d’une action et d’une parole partagée, la souveraineté égologique du libre arbitre s’en détourne et la nie. Aussi la pensée du libre arbitre est-elle fondamentalement antipolitique et s’il s’agit de le mettre en évidence pour Hannah Arendt, c’est afin de poser à nouveau la question de la liberté, d’une liberté qui n’est pas la reprise nostalgique de l’expérience antique, mais qui serait expressive de la condition ontologique de l’homme. Comment redonner sens ainsi à la liberté par-delà la métaphysique du libre arbitre ? Comment rendre la liberté à elle-même, la rendre à l’action et, conjointement, redonner sens à la politique, en libérant cette dernière de l’impasse de la souveraineté ?

Tout le dernier chapitre de l’essai (IV) est consacré à cette question. Arendt entreprend tout à la fois de déceler un sens de la liberté, qui s’émancipe de la métaphysique de la liberté, et de figurer une politique qui ne se réduise plus à la question de l’Etat et de son ordre. Toutes ces analyses ne peuvent être comprises que sur l’horizon de son essai sur La condition de l’homme moderne.

En liant la liberté à l’action, Hannah Arendt veut ainsi la liberté dans le monde : la liberté n’est ni métaphysique ni transcendantale, elle n’est pas antérieure à l’action, elle est action et ne se révèle qu’en elle. Pour comprendre ce lien, il faut préciser ce qu’elle entend par « action » : agir, ce n’est pas faire, c’est au sens où l’on entend Arendt, dans le prolongement de « l’arkhein » des grecs, « commencer quelque chose de neuf ». L’action est, en ce sens, ce qui ouvre un monde, l’inaugure et le fait surgir ; elle est inséparable d’une parole qui déclare le possible et le fait advenir. Loin d’être solitaire, ce pouvoir est un pouvoir commun qui fait surgir un monde partagé. Cette interprétation de l’action doit être comprise comme une décision de pensée de la part d’Hannah Arendt, la décision de penser d’une certaine façon la condition de l’homme. En un sens, cette pensée de l’action est une action, au sens où Arendt la définit : inaugurer un monde. Il s’agit de redonner aux hommes le pouvoir qui leur est propre et qui est l’expression même de leur liberté : non pas le pouvoir de fuir le monde ou de s’en abstraire, mais le pouvoir de le faire surgir en parole et en action. Or, c’est ce pouvoir de donner naissance à des mondes qui est tombé dans l’oubli, du fait d’une liberté et d’une subjectivité souveraine qui ont délaissé le monde, réduisant ce dernier à une nécessité aveugle et mécanique où rien de nouveau ne peut jamais advenir. C’est contre ce dualisme d’un sujet enclos sur lui-même face à un monde matériel poursuivant sa mécanique aveugle, que Hannah Arendt réagit. Le monde n’est pas une extériorité de choses figées étrangère en son objectivité à notre parole et à nos gestes : non moins que Husserl, mais par le détour de la pensée antique et dans une visée politique, Hannah Arendt veut rendre le monde à notre intentionnalité, le monde n’étant pas une objectivité morte mais étant inséparable de la façon dont nous l’animons d’un sens. Or, si chez Husserl, cette intentionnalité est liée à la conscience et à la perception, pour Arendt, elle se signifie avant tout dans l’action : ce n’est pas en mettant entre parenthèses le monde (comme chez Husserl) que la conscience découvre son intentionnalité, c’est en s’oubliant elle-même, comme conscience (toujours) solipsiste, c’est en se livrant au monde dans l’action que l’homme se découvre comme ce qu’il est : celui qui est capable, toujours capable, de faire advenir un monde nouveau. Agir, ce n’est pas se plier aux lois d’un monde, c’est prononcer un monde qui prendra la forme et le sens que notre action aura inaugurés. Si toute action ainsi est un « miracle », selon le mot d’Arendt, c’est parce que toute action est cette intentionnalité qui réinvente le monde et que le monde est toujours en attente du sens que notre action lui conférera.

Il faut comprendre que la pensée d’Hannah Arendt ici se fait geste, bien plus que concept. Contre d’autres phénoménologies qui placent la condition humaine sous le signe de la contingence ou de l’angoisse, qui font de l’expérience mondaine un dévalement, Arendt veut rendre le monde aux hommes. La politique n’est pas ainsi une façon d’ordonner le monde, de le contenir en un ordre donné, ce en quoi consiste toute pensée étatique de la politique, mais dans l’acte d’inaugurer un monde, dans l’avènement sans cesse recommencé du monde tel que toute existence humaine en porte la possibilité. La politique est la façon dont l’action fait du monde un monde toujours possible dans l’advenir que les hommes font surgir. Les hommes ne sont pas des consciences mais des gestes. Dès lors, pouvoir, ce n’est pas contenir, le pouvoir de l’homme, c’est le pouvoir de commencer et ce pouvoir de commencer n’est jamais l’expression souveraine d’un sujet qui affirmerait sa volonté contre le monde et les autres. Le monde est politique car il ne surgit que comme monde partagé, dans une invention mutuelle et un récit en commun capable de le fonder.

Il serait peut-être naïf de le dire ainsi mais, oui, Hannah Arendt, veut déceler cette expérience vive de la liberté que la métaphysique de la liberté et la politique de souveraineté sont venues recouvrir, et l’on pourrait le formuler en toute innocence de cette manière : le monde sera ce que nous en ferons. Formule naïve, oui, enfantine même, pour nous modernes : mais c’est uniquement parce que nous avons perdu le sens natif, archaïque, de ce que c’est qu’agir. En retrouver le sens (ou la foi) est peut-être une façon de sortir la politique de la « gouvernance », de la « gestion » d’un « ordre » mondial, d’en retrouver le sens : celui d’un pouvoir attaché à l’existence de tout homme, un pouvoir d’invention et de partage d’un monde, qui n’est monde que par le geste qui ainsi le fait advenir à nouveau.