CORRIGE D’UNE EXPLICATION DE TEXTE- EXTRAIT DE L’ESTHETIQUE DE HEGEL
« Dans la science, l’homme, en se comportant, envers les choses du point de vue de leur universalité, obéit aux exigences de sa raison qui, par ce qu’elle a d’universel, cherche à se retrouver dans la nature et à reconstituer ainsi l’essence intime des choses que l’existence sensible de celles-ci ne révèle pas directement. Cet intérêt théorique que la science est appelée à satisfaire, n’est pas, du moins sous cette forme scientifique, celui de l’art, qui, d’autre part, n’a rien de commun, ainsi que nous venons de le voir, avec les impulsions des désirs pratiques. Certes, la science part du sensible individuel et peut posséder une idée de la manière dont ce particulier existe directement, avec sa couleur, sa forme, sa grandeur individuelles, etc. Mais ce sensible particulier est sans aucun autre rapport avec l’esprit, car l’intelligence recherche l’universel, la loi, l’idée, le concept de l’objet et, au lieu de le laisser dans son individualité immédiate, elle lui fait subir une transformation intime, à la suite de laquelle ce qui n’était qu’un sensible concret, devient un abstrait, une chose pensée qui diffère totalement de l’objet en tant que sensible. Telle est la différence qui sépare l’art et la science. L’œuvre d’art se présentant comme objet extérieur, dans sa détermination directe et son individualité sensible, avec sa couleur, sa forme, sa sonorité, ou comme intuition particulière, ne peut être jugée que comme telle, tant qu’on s’en tient à des critères esthétiques qui ne dépassent pas l’objectivité directe et ne permettent pas de saisir, comme le fait la science, le concept de cette objectivité dans ce qu’il a d’universel. L’intérêt de l’art diffère de l’intérêt pratique du désir en ce qu’il sauvegarde la liberté de son objet, alors que le désir en fait un usage utilitaire et le détruit ; quant au point de vue théorique de l’intelligence scientifique, celui de l’art en diffère, au contraire, par le fait que l’art s’intéresse à l’existence individuelle de l’objet, sans chercher à le transformer en idée universelle et concept ».
HEGEL.
Dans cet extrait, Hegel s’efforce d’éclairer la relation qui unit l’œuvre d’art et le monde. Comment l’art, en effet, dévoile-t-il le réel ? Quel aspect des choses nous révèle-t-il ? Afin de cerner la façon singulière dont l’art approche le monde, Hegel entreprend de la distinguer de deux autres approches du réel : la façon dont notre désir appréhende le réel et, surtout, la façon dont les sciences interprètent toutes choses en vue de leur connaissance.
Tout l’enjeu de sa réflexion consiste ici à souligner la façon dont l’œuvre d’art prend en charge l’existence sensible des choses et tend à préserver leur caractère singulier. En effet, si dans l’approche théorique du réel, chaque chose est pensée selon ce qui est universel en elle, si, de même, dans l’approche pratique du monde, les choses ne valent que dans la mesure où elles se plient à nos désirs, l’expression artistique, au contraire, est attentive à la particularité de chaque chose, à son individualité qu’elle cherche à révéler et à préserver. En ce sens, si nous cherchons sans cesse à soumettre les choses à nos désirs ou bien encore à abstraire leurs particularités afin de les connaître, l’art est cette expression singulière qui ne cherche pas à soumettre le réel à notre volonté, qu’elle soit rationnelle ou irrationnelle.
Partant, ne faut-il pas reconnaître une forme de vérité essentielle dans l’art, parce qu’il laisse ainsi chaque chose libre face à nous ? Qu’est-ce qui, dès lors, est le plus à même de nous faire approcher une vérité sur le monde : une connaissance universelle, qui nie chaque chose dans sa particularité, ou bien une expression qui s’efforce de préserver la différence, la singularité de chaque être ? Ainsi, l’art, plus encore que les sciences, n’est-il pas porteur d’une vérité sur le monde, une vérité qui nous renvoie à l’individualité sensible et à la singularité de toutes choses ?
Loin ainsi de réduire l’art à un simple divertissement, Hegel s’efforce ici d’en révéler la vérité : l’œuvre d’art prend en charge une vérité sensible du monde, préserve la singularité de toutes choses, quand les autres activités humaines, pratiques ou théoriques, ignorent, détruisent ou font abstraction de cette vérité singulière.
Nous expliquerons le texte selon les deux grands moments qui le constituent : de « dans la science, l’homme, en se comportant… » à « …qui diffère totalement de l’objet en tant que sensible », Hegel éclaire la façon dont la science appréhende le réel ; puis, dans le reste du texte, il dévoile par contraste la façon dont l’art révèle le monde, préservant l’individualité des choses, quand la science l’abstrait et quand le désir la détruit.
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Comme nous l’avons relevé, l’enjeu de la réflexion de Hegel dans cet extrait est de définir la façon dont l’art approche le réel de façon singulière. Pour cela, il entreprend de distinguer cette expression de deux autres approches possibles du réel, l’une théorique et l’autre pratique, sa réflexion s’attachant ici essentiellement à la première des deux. Il s’agit donc, par opposition et contraste, de souligner la spécificité de l’art en le distinguant de l’approche théorique du réel qui définit l’objectivité des sciences. L’enjeu d’une telle opposition est sans doute de mettre en question l’idée selon laquelle l’approche scientifique et objective du réel serait, seule, porteuse d’une vérité sur le monde : Hegel, comme nous le verrons, attribue ici une force de vérité à l’expression artistique, dans la mesure où elle se soucie de l’individualité des choses et préserve leur singularité.
En quoi consiste ainsi l’approche théorique du réel qui définit l’esprit des sciences ? Il est tout d’abord remarquable que Hegel n’accorde à cette approche théorique du réel que la valeur d’une interprétation parmi d’autres, la considérant comme un « point de vue » possible sur les choses (ligne 1), ce qui laisse clairement supposer que telle n’est pas l’unique manière d’exprimer une vérité sur le réel et de connaître le monde. Comme il le souligne d’emblée, ce qui caractérise une telle approche théorique du réel est un souci d’universalité : l’effort rationnel qui définit les sciences consiste à isoler, au sein de la diversité du réel et de la multiplicité des formes, des relations universelles et nécessaires. Hegel reprend ici à son compte une définition traditionnelle de la science, telle qu’elle est déjà affirmée par les penseurs de l’Antiquité. Ainsi, selon Platon, on ne saurait approcher une vérité sur le monde qu’en dépassant l’apparence sensible des choses, jugée trompeuse, en vue d’approcher leur essence, ce qui en elles demeure toujours identique et est l’expression de leur vérité propre. Ce faisant, l’universalité consiste à dégager l’unité au sein de la multiplicité, l’identité au sein de la diversité, la permanence au sein du mouvement et du devenir. Dès lors, un tel souci d’universalité n’est pas sans engager une certaine méfiance vis-à-vis de l’immédiateté sensible des choses telle qu’elle se découvre à notre expérience. Comme le souligne en effet Hegel, il s’agit ici pour la rationalité scientifique de traquer l’universel, « l’essence intime des choses », que ne saurait révéler leur existence sensible (lignes 1 à 4) : la réalité sensible des choses, telle que nous en faisons l’expérience immédiate, doit être surmontée, car elle n’est encore qu’une expression bien insuffisante pour connaître les choses dans leur vérité, voire même un leurre ou une illusion qui nous empêche d’approcher la vérité. C’est ici, sur la valeur attribuée aux formes sensibles, que l’art se sépare radicalement de l’esprit théorique, comme nous le verrons plus tard. Pour l’effort théorique et scientifique, « l’existence sensible » est une apparence qui doit être traversée, en vue d’une connaissance possible. Dans cette perspective, l’apparence sensible des choses est rejetée comme l’expression appauvrie de ce qu’elles sont : seule la raison peut dévoiler l’identité de chaque chose. Partant, cette vérité universelle n’est jamais donnée : elle doit être « reconstituée », selon l’expression même de Hegel, c’est-à-dire produite et dégagée par notre raison même, selon les principes qui la constituent et l’exigence de vérité qui l’anime. En ce sens, comme il le souligne, la vérité que la raison atteint dans le monde est la vérité de la raison elle-même et de ses exigences : « la raison (…), par ce qu’elle a d’universel, cherche à se retrouver dans la nature ». Loin, dès lors, d’être passive face au réel, la raison, au contraire, le reconstruit bel et bien selon ses principes. Loin de recevoir le réel tel qu’en lui-même, la rationalité scientifique le soumet à son exigence d’universalité. Kant, dans la seconde préface de la Critique de la raison pure, souligne de même cette façon active par laquelle la raison donne forme au réel, l’ordonnant à son questionnement et à ses principes, quand il note ainsi : « la raison n’aperçoit dans le réel que ce qu’elle produit d’après ses propres plans ». Partant, on pourrait dire que l’homme de science ne se contente pas de contempler le réel : il s’en empare, conformant la réalité aux exigences de la raison.
Est-ce à dire, pour autant, que la rationalité scientifique ignore tout à fait l’expérience sensible ? Hegel ne le suppose pas, reconnaissant tout d’abord l’expérience sensible du réel comme le point de départ de toute science, comme la matière sur laquelle s’exerce en premier lieu toute théorie (« la science part du sensible particulier », lignes 10-11). De toute évidence, on ne saurait connaître quoi que ce soit sans commencer par faire l’expérience de quelque chose, et l’universalité ne peut être dévoilée que sur le fond de la particularité qui en donne l’indice. En ce sens, les objets sur lesquels s’exerce la théorie sont avant tout les objets que lui découvre l’expérience, les qualités sensibles étant les premières formes par lesquelles l’existence d’une chose quelconque nous apparaît (« la science (…) peut posséder une idée de la manière dont ce particulier existe directement, avec sa couleur, sa forme, sa grandeur individuelles, etc. », lignes 8-10).
Or, si ces qualités sensibles particulières sont bien le point de départ de la science, s’en tient-elle pour autant à cette première forme ? Si Hegel concède dans un premier temps que l’expérience est bien la pierre de touche de la science, ce n’est toutefois que pour mieux souligner par la suite l’insatisfaction de l’esprit face à cette existence immédiate. En effet, comme il le souligne avec force à partir de la ligne 10, tout l’effort de la raison consiste à transcender cette particularité sensible des objets qui se découvre à notre expérience et cela afin d’en avoir l’intelligence. Le travail de la raison, particulièrement souligné ici par l’expression « transformation intime » (ligne 14), consiste à dépouiller les objets de l’expérience de leur individualité, des particularités sensibles qui les caractérisent, afin de dégager la vérité universelle que recouvrent ces particularités et auxquelles elles font obstacle. Il en va ici, pourrait-on presque dire, d’une sorte d’alchimie de la raison, qui dissout ce qui est particulier, individuel, pour révéler l’universel, enfoui au cœur de ces particularités. Partant, c’est essentiellement un processus d’abstraction qui anime la rationalité scientifique : il s’agit de s’arracher des qualités sensibles particulières des objets de l’expérience pour extraire « l’universel, la loi, l’idée, le concept de l’objet » dont ces qualités ne sont que l’expression seconde. Dès lors, qu’est-ce que penser théoriquement et rationnellement le réel ? C’est libérer chaque chose de ses particularités sensibles pour mettre en évidence l’universalité auquel cette chose participe, par-delà ses qualités sensibles accidentelles. Evidemment, l’abstraction ici (ligne 13) n’a pas un sens négatif ou péjoratif : elle est au contraire le mouvement même qui caractérise à la fois l’intelligence du réel et la liberté de l’esprit, telle que ce dernier ne saurait atteindre à une quelconque vérité sur les choses qu’en s’élevant au-dessus de leur individualité, des différences sensibles qui les séparent. Paradoxalement, on peut dire que pour connaître une chose, l’approcher dans la vérité qui lui est propre, il faut commencer par dépasser ses qualités individuelles qui la distinguent de toutes les autres choses. Dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel reconnaissait dans l’affirmation de l’esprit un « travail du négatif », selon son expression. Or, on pourrait dire ici que ce travail et cette négation s’exercent avant tout sur l’individualité des choses, de laquelle la raison s’efforce de triompher afin de révéler l’universalité. En ce sens, Hegel serait sans doute d’accord pour reconnaître avec Aristote (cf. la Métaphysique), dans l’individualité une des limites fondamentales de la connaissance. En effet, Aristote relevait ainsi que l’individuel, dans sa pureté, est tout simplement inconnaissable ; ce qui revient à dire que tout effort de connaissance consiste à mettre en relation une chose avec d’autres, à dépasser son individualité propre, afin de l’éclairer notamment au regard du genre commun dont elle participe et dont elle est l’expression. Dès lors, on ne saurait connaître une chose individuelle sans commencer par transcender son individualité afin de dégager l’universel dont elle est le signe et qui, seul, permet d’en avoir l’intelligence (je ne puis définir ce cheval-ci que je vois, comme cheval, qu’en faisant abstraction des différences particulières qui le distinguent de ses congénères. Ce faisant, définir un être, c’est bien dépasser son individualité pour le rattacher à un genre commun qui permet d’en avoir l’intelligence).
Partant, qu’est-ce qui caractérise l’approche théorique du réel et l’esprit des sciences ? Essentiellement un souci d’universalité qui suppose que l’individualité sensible des choses soit transcendée. Or, comme nous allons le voir, Hegel insiste sur la façon dont la rationalité scientifique interprète le réel afin de mieux mettre en évidence par contraste la façon dont l’art approche le monde et l’exprime. Ainsi, comment l’art exprime-t-il le réel ? En quoi se distingue-t-il, voire s’oppose-t-il, à la connaissance rationnelle du réel ? Quels sont donc le souci et la finalité qui anime l’expression artistique dans son approche du monde ?
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Après avoir éclairé la façon dont la rationalité scientifique fait du monde un objet de connaissance, Hegel s’efforce dans un deuxième temps de préciser la relation qui unit l’art et le monde. Pour cela, le penseur entreprend de distinguer l’expression artistique autant de la relation théorique que pratique au réel. Comment l’art dévoile-t-il donc le réel ?
Pour définir cette relation spécifique, Hegel entreprend tout d’abord de caractériser la façon dont l’art se présente en tant qu’objet du monde (ligne 17). Une telle caractérisation ne peut se comprendre qu’en tenant de la façon dont elle se sépare de l’approche rationnelle du réel, évoquée précédemment. Qui fait face à une œuvre d’art fait face tout d’abord à une « individualité sensible », un objet qui s’offre à nos sens, « avec sa couleur, sa forme, sa sonorité », un objet qui s’affirme donc dans ses qualités particulières et tel que nous pouvons en avoir une « intuition » sensible vive (lignes 16-19). Ainsi, autant l’objet théorique est dépouillé de ses particularités et suppose que soit dépassée son apparence sensible, comme nous l’avions vu, autant l’œuvre d’art est un objet sensible, fortement individualisé, dont les qualités sensibles particulières sont non seulement préservées mais encore rendues manifestes. En ce sens, le souci de l’art, dans son approche du réel, est le contraire du souci de l’intelligence théorique. Cette dernière, en effet, suppose que soit fait abstraction des particularités des objets et de leur apparence sensible, que leur individualité soit transcendée, alors que l’art s’attache au contraire à la forme sensible des choses, s’efforçant de dévoiler leur singularité sensible. Ainsi, a contrario de l’intelligence théorique, « l’art s’intéresse à l’existence individuelle de l’objet » (ligne 26). Si la raison poursuit l’universalité en toutes choses, l’art, au contraire, s’attache à la singularité de chaque chose, et poursuit cette singularité dans les qualités sensibles qui l’expriment. Bergson, dans le Rire, est fidèle à cette définition hégélienne quand il définit de même l’expression artistique comme ce qui nous rappelle l’individualité de toutes choses contre les abstractions génériques, qui sont nécessaires à l’effort pour connaître le monde et le faire servir nos intérêts.
L’apparence, dès lors, cesse d’être un leurre trompeur, qu’il faudrait traverser en vue de l’essence dont la chose individuelle est une expression parmi d’autres : c’est dans l’apparence sensible des choses qu’il est possible de rejoindre leur être. La forme sensible des choses ne se réduit pas alors à un simple point de départ en vue de leur intelligence ; elle n’est pas un prétexte avant l’effort de reconstruction accomplie par la raison. Le concept n’est pas la finalité que se donne l’expression artistique ; le monde considéré d’un point de vue esthétique vaut dans ses particularités sensibles, sans que celles-ci soient destinées à être abstraites selon une exigence d’universalité : « tant qu’on s’en tient à des critères esthétiques (…), [ceux-ci] ne permettent pas de saisir, comme le fait la science, le concept de cette objectivité dans ce qu’il a d’universel » (lignes 20-22). Autrement dit, la forme sensible que présente l’œuvre d’art vaut pour elle-même, dans sa force singulière et n’est pas l’instrument d’un concept ou d’une idée, dont elle serait en quelque sorte l’illustration. Dans Sens et non-sens, Maurice Merleau-Ponty n’est pas sans souligner de même cette autonomie de l’expression artistique dont la forme sensible n’est jamais réductible à un quelconque concept ou idée. Comme il le souligne, prenant pour exemple le cinéma, un film se perçoit avant tout et n’est jamais réductible à une quelconque idée dont il serait l’expression. Et le poète Mallarmé avait sans doute raison de rétorquer au peintre Degas, qui lui disait avoir l’idée merveilleuse d’un poème sans trouver les mots capables de l’exprimer, que la poésie est faite de mots et n’est jamais la simple illustration d’une idée.
Ainsi, l’originalité de l’expression artistique serait de préserver l’individualité sensible des choses, quand notre intelligence cherche à transcender cette particularité selon une exigence d’universalité. Quand la raison cherche l’Un en toutes choses, l’art, lui, nous ramène à la multiplicité, la diversité du réel, la singularité de chaque être qui ne saurait être ignorée sans tomber dans l’abstraction.
Sur ce point, la façon dont l’art dévoile le réel ne se sépare pas simplement de la rationalité scientifique mais aussi, comme le souligne Hegel, de l’intérêt pratique et de la façon dont nos désirs nous font appréhender le monde. Quel rapport avons-nous au monde lorsque nous le considérons à l’aune de nos besoins, de nos désirs ou de nos intérêts ? Cherchant à nous satisfaire, nous nous emparons de toutes choses afin qu’elles servent notre appétit. En ce sens, comme le souligne Hegel, le désir est fondamentalement destructeur, réduisant chaque être à son utilité (ligne 24). A contrario, l’expression artistique « sauvegarde la liberté de son objet » (ligne 23) : l’objet représenté dans l’art est libre, en effet, du sens et de l’utilité que l’usage pratique lui confère ; il est rendu présent pour lui-même et non relativement à la façon dont il pourrait nous servir. Ainsi, l’expression artistique n’est pas sans déplacer de façon remarquable le rapport qui nous unit au monde, ramenant ainsi à la présence des objets qui, la plupart du temps, sont pour nous insignifiants, au regard de la valeur que leur assigne cette logique utilitaire. Le fameux geste de Marcel Duchamp, qui expose au siècle dernier un urinoir dans un musée, est particulièrement expressif de ce retournement des valeurs : quoi de plus invisible, en effet, du fait de la trivialité de son usage, qu’un urinoir ? Et pourtant, si nous faisons abstraction de son usage, la beauté formelle de l’objet, rendu libre par sa simple présentation esthétique, peut susciter en nous une réelle émotion. Ici, l’art nous apprend à voir le monde hors des valeurs et des conventions qui en ordonnent généralement la perception.
Partant, Hegel ne nous invite-t-il pas ici à repenser l’œuvre d’art selon sa capacité à dévoiler un sens du monde ignoré par l’intelligence théorique et la relation pratique ? Ne pourrions-nous ainsi reconnaître dans l’art une force de vérité, étrangère à l’esprit d’abstraction ? L’art n’est-il pas cette expression qui, à la fois, célèbre le monde et préserve la singularité autant que la liberté des êtres ?
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Tout l’intérêt de la réflexion de Hegel, dans cet extrait, est sans doute de donner sens à une autre forme d’intelligence du réel que celle qui anime la rationalité scientifique. Cette intelligence, qui caractérise, l’œuvre d’art, nous pourrions la nommer : intelligence sensible. Une telle intelligence sensible, dont l’art est l’expression, n’est pas sans rompre avec la simplification et l’abstraction qu’engage le souci d’universalité dont la raison est l’expression. Si, comme le souligne Hegel, l’art « sauvegarde la liberté de son objet » (ligne 23), on peut se demander si, ce faisant, il ne sauvegarde pas le monde, dans son éclat et dans son sens, de la violence que lui font subir notre raison et notre volonté. Certes Hegel ne le relève pas ; mais comment ne pas reconnaître dans la négation de l’individualité de toutes choses, qu’engage l’intérêt théorique, une forme de violence faite au réel ? Dans cette façon de simplifier le réel ou bien de le soumettre aux exigences et aux principes de notre raison, n’y a-t-il pas un oubli fondamental de la beauté et de la singularité de chaque être ? C’est une telle violence de la rationalité moderne que pointe tout particulièrement Heidegger dans la Question de la technique, lui qui reconnaît dans les techniques et les sciences modernes une façon de « provoquer » le réel, de l’arraisonner, c’est-à-dire de le soumettre aux impératifs de notre raison et de notre volonté. L’homme de la technique et des sciences, note-t-il, « se prend pour seigneur de la Terre ». A l’opposé, l’expression artistique ouvrirait sur un tout autre rapport à l’Etre : une façon de laisser être chaque chose, de la laisser apparaître telle qu’en elle-même, de préserver sa liberté et sa singularité. Or, tel est bien ce que laisse ici entendre Hegel. Dès lors, l’œuvre d’art ne serait pas une représentation parmi d’autres du réel, un simple « point de vue » sur le monde, mais engagerait une certaine situation de l’homme face à l’Etre, une façon de choisir le monde et se choisir face au monde. Aussi, dans cette façon de rendre à chaque chose sa liberté, de la libérer de nos intérêts rationnels et pratiques, l’homme mettrait en jeu son propre destin, cessant d’envisager le réel uniquement comme une ressource ou un outil à sa disposition, mais l’éprouvant dans sa beauté et son intelligence. Comme le dit ainsi Heidegger, l’œuvre d’art est ce qui « donne aux choses leur visage et aux hommes la vue sur eux-mêmes ». Elle donne « aux choses leur visage », c’est-à-dire qu’elle les laisse libre face à nous ; et cette liberté rendue aux choses, cette façon de préserver leur individualité merveilleuse, est en retour ce qui « donne aux hommes la vue sur eux-mêmes », ce qui permet à l’homme d’avoir l’intelligence de sa propre condition.
Partant, et c’est là tout l’enjeu du texte, l’art engage essentiellement une relation inédite à l’être, une façon de laisser libre le monde face à nous, de s’éveiller à son intelligence sensible, non pas en lui faisant « rendre raison », en le soumettant à nos principes, mais en sachant entendre ce que chaque chose, dans sa singularité, peut nous dévoiler. L’œuvre d’art engage ainsi une intelligence qui ne fait pas violence à son objet, mais l’accueille dans sa singularité.
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Comme nous l’avons vu, tout l’enjeu de la réflexion de Hegel consiste ici à dégager la relation singulière qui unit l’œuvre d’art et le monde. Si la rationalité scientifique abstrait son objet, dissout son individualité afin d’isoler ce qui en lui est universel, si la relation pratique, elle, le détruit, l’art, au contraire, préserve l’individualité de chaque chose et lui rend sa liberté. Or, on pourrait ultimement se demander ce que peut bien une telle liberté rendue à chaque chose. La liberté ne s’entend-elle pas exclusivement pour un être conscient ? Or, une telle conception de la liberté qui la réserve à l’homme est peut-être justement ce qui appauvrit le sens de la liberté. Rendre ainsi leur liberté aux choses, c’est-à-dire savoir préserver leur singularité et leur beauté, est sans doute la condition qui, seule, rendra possible la liberté humaine. L’art est sans doute l’expression autant que l’espoir d’une telle liberté.