...L’oeuvre d’art comme ce qui « donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes »...
Parce que nous consignons les oeuvres d’art dans une institution réservée, dans l’espace clos et artificiel des musées, parce que l’art est devenu un produit culturel parmi d’autres, une « usine » à sensations, une « machine » à distractions, une curiosité ou une signification à consommer, nous finissons par ne plus voir dans l’oeuvre qu’un bel agrément, un « à-côté » du monde, un simple « décor » qui viendrait se surajouter aux choses et qui, au mieux, pourrait prétendre les exprimer, les reproduire, adéquatement.
L’art ne serait ainsi qu’une branche de l’économie du plaisir, un « passe-temps », l’art ne serait d’autre part que la reproduction, la réduplication du monde, un monde qui, dans l’art, serait épuré, embelli, purgé de toutes ces imperfections ; l’art ne serait que cette aimable re-présentation correctrice, imitation et copie: c’est sur l’horizon de la critique de cette double réduction de l’art à l’esthétique (dans laquelle l’oeuvre n’est qu’une « machine » à émotions et une belle image du monde) que se déploie l’analyse de l’art que nous propose Heidegger.
... « un temple grec n’est à l’image de rien » ...
L’art n’est pas un miroir dressé devant le monde ; il est ce qui ouvre un monde, en rassemblant et en condensant les rapports dominants d’un peuple, pour les dévoiler dans la figure d’une « destinée ». Dans l’oeuvre d’art, c’est un monde qui apparaît et qui s’accomplit. En ce sens, l’oeuvre n’est pas une vision du monde parmi d’autres (un « média ») , le monde qu’elle éclaire, elle le fait apparaître.
Ce monde que l’oeuvre nous fait voir ne se tient que grâce à l’oeuvre qui lui donne un lieu. Ainsi, un temple grec n’est pas ce qui figurerait de façon adventice une culture, culture qui en rendrait possible l’expression ; ce temple n’est pas une figuration du monde grec parmi d’autres : c’est plutôt le monde grec qui prend figure dans le temple.
Hors de ce dévoilement de l’oeuvre, il n’y aurait qu’une opacité obscure et indifférente : nul monde, nul visage capable d’éclairer l’homme sur son destin.[1] Ainsi, dans l’oeuvre d’art, c’est un peuple qui dévoile son monde singulier, qui achève sa vérité historique.
Dévoilement d’un monde, figure de la destinée, l’oeuvre d’art fait surgir de même la Terre, qui, sans elle, demeurerait indécelable. Par le contraste de l’oeuvre, la présence et le sublime de la nature apparaissent. C’est le défi des formes immuables du temple qui découvre la violence démesurée de la tempête et même, pourrait-on dire, la déchaîne ; c’est la pierre polie qui fait éclater l’insoutenable clarté du feu solaire et, qui, le soir venu, se fait nuit en devenant elle-même une insondable ténèbre ; c’est sa rigidité massive, sa présence sereine qui tranchent avec les flots et les rendent si capricieux, si indomptables.
En ce sens, l’oeuvre d’art n’est pas une chose parmi les choses, un artefact parmi d’autres ou bien un simple ouvrage qui témoignerait du génie de son auteur : bien plus qu’un produit, l’oeuvre est au contraire ce qui pro-duit l’être, ce qui fait venir un monde et une Terre à la présence, une déchirure par lequel toute chose se dévoile, se révèle, une présence qui ouvre toute présence.
« Un bâtiment, un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là, simplement, debout dans l’entaille de la vallée. Il renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré. Par le temple, le Dieu peut être présent dans le temple. Cette présence du Dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l’enceinte en tant que sacrée. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéfini. C’est précisément l’oeuvre-temple qui dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. L’ampleur ouverte de ces rapports dominants, c’est le monde de ce peuple historial. A partir d’elle et en elle, il se retrouve pour l’accomplissement de sa destinée.
Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce « reposer sur » fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’oeuvre bâtie tient tête à la tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa violence. L’éclat et la lumière de sa pierre, qu’apparemment elle ne tient que par la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa sûre émergence rend ainsi visible l’espace invisible de l’air. La rigidité inébranlable de l’oeuvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître par son calme, le déchaînement de l’eau. L’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu’ainsi leur figure d’évidence, apparaissant comme ce qu’ils sont. Cette apparition et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt « phusis ». Ce nom éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l’homme fonde son séjour. Cela, nous le nommons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse matérielle déposée en couches que celle, purement astronomique d’une planète. La Terre, c’est le sein dans lequel l’épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui s’épanouit. En tout ce qui s’épanouit, la Terre est présente en tant que ce qui héberge.
Debout sur le roc, l’oeuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la terre, qui, alors seulement fait apparition comme le sol natal. Car jamais les hommes et les animaux, les plantes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables, pour fournir ensuite incidemment au temple, qui serait venu lui aussi, un jour, s’ajouter aux autres objets, un décor adéquat. Nous nous rapprochons beaucoup plus de ce qui est, si nous pensons tout cela de façon inverse, à condition, bien sûr, que nous sachions voir avant tout comment tout se tourne vers nous. Le simple renversement, effectué pour lui-même, ne donne rien.
C’est le temple qui, par son instance, donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes ».
Martin Heidegger, « L’origine de l’oeuvre d’art », in Essais et conférences, éditions Tel Gallimard, pp. 44-45.
[1] Notez, comme le souligne Michel Haar, que, pour Heidegger, un monde « n’est ni un assemblage d’objets ni une sorte de récipient qui les contiendrait, mais c’est un libre espace de possibilités, l’espace de sens et de relations qu’ouvre un peuple par ses choix essentiels, ses décisions concernant la vie / la mort, le vrai / le faux, l’humain / le divin, etc. Le temple, lorsqu’il fait voir les dieux dans ses sculptures, les fait venir à la présence. En outre, un monde appartient toujours à une époque de l’histoire (il y a plusieurs mondes pour chaque époque parce qu’il y a plusieurs peuples) » (cf. L’oeuvre d’art. Essai sur l’ontologie des oeuvres, p. 56.)