HISTOIRE
ET VIOLENCE
1/
La violence, un mal attaché à la nature humaine ou bien un effet de
l’Histoire ?
La pulsion d’agressivité au cœur de
l’homme
« La part de réalité
effective cachée derrière tout cela et volontiers déniée, c’est que l’homme
n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de
se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre
parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à
l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui
une aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de
satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de
travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce
qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et
de le tuer. Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les
expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette
maxime ? Cette cruelle agression attend en règle générale une provocation
ou se met au service d’une autre visée dont le but pourrait être atteint aussi
par des moyens plus doux. Dans des circonstances qui lui sont favorables,
lorsque sont absentes les contre-forces animiques qui d’ordinaire l’inhibent,
elle se manifeste d’ailleurs spontanément, dévoilant dans l’homme la bête
sauvage, à qui est étrangère l’idée de ménager sa propre espèce. Quiconque se
remémore les atrocités de la migration des peuples, des invasions des Huns, de
ceux qu’on appelait Mongols sous Gengis Khan et Tamerlan, de la conquête de
Jérusalem par les pieux croisés, et même encore les horreurs de la dernière Guerre
Mondiale, ne pourra que s’incliner humblement devant la confirmation de cette
conception des faits ».
FREUD,
Malaise dans la culture.
La violence, fruit de la société, de
la propriété et des inégalités
« Le premier qui, ayant
enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des
gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût
point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le
fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet
imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous,
et que la terre n’est à personne ».
« Tant que les hommes
se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre
leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de
coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou
embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes
quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un
mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire,
et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils
vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par
leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce
indépendant : dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des
provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le
travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes
riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit
bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »
ROUSSEAU,
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
(Seconde Partie)
2/
La violence est-elle le mal nécessaire de l’Histoire ?
La violence, cette « ruse de la
nature » qui ramène les hommes à la
raison malgré eux.
« Ainsi, au moyen des
guerres, de leurs préparatifs excessifs et incessants, de la détresse qui en
résulte et dont chaque Etat doit souffrir intérieurement même en temps de paix,
la nature pousse les Etats à des essais d’abord imparfaits, puis finalement,
après bien des désastres, bien des naufrages, après même un épuisement
intérieur total de leurs forces, à faire ce que la raison aurait bien pu leur
dicter sans qu’il leur en coutât de si tristes épreuves. Elle les contraint
ainsi à sortir de l’état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des
nations dans laquelle chaque Etat, même le plus petit, pourrait attendre sa
sécurité et ses droits, non de sa propre force ou de sa propre appréciation du
droit, mais uniquement de cette grande société des nations, c’est-à-dire d’une
force unie et de la décision prise d’après des lois issues de l’accord de leurs
volontés (…) Ainsi, toutes les guerres sont-elles autant de tentatives (non
point certes dans l’intention des hommes mais dans celle de la nature) pour
établir de nouvelles relations entre les Etats, pour former par la destruction
de tous ou du moins par leur remembrement, de nouveaux corps qui, à leur tour,
ne peuvent se maintenir, soit en eux-mêmes, soit dans leurs relations
mutuelles, et doivent par conséquent subir de nouvelles révolutions analogues,
jusqu’à ce qu’un jour, enfin, en partie grâce à l’organisation la meilleure
possible sur le plan intérieur, en partie grâce à une concertation et une législation
communes sur le plan extérieur, un état de choses s’établisse qui, semblable à
une communauté civile, pourra se maintenir de lui-même comme un
automate. »
KANT,
Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique
(«Septième proposition »)
La
dialectique de l’Histoire et la « taupe » de la Raison :
« De
la mort renaît une vie nouvelle »
« Le plus noble et le
plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont
ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs
ont éprouvé cette mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre,
Persépolis, Rome, sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes,
sans porter le deuil de cette vie passée, puissante et riche ? Ce n’est
pas, comme devant la tombe des êtres qui nous furent chers, un deuil qui
s’attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins
particulières : c’est le deuil désintéressé de la ruine d’une vie humaine
brillante et civilisée. Cependant à cette catégorie du changement se rattache
aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle (…) Ainsi
l’Esprit affirme-t-il ses forces dans toutes les directions. Nous apprenons
quelles sont celles-ci par la multiplicité des productions et des créations de
l’Esprit. Dans la jouissance de son activité il n’a affaire qu’à lui-même. Il
est vrai que, lié aux conditions naturelles intérieures et extérieures, il y
rencontre non seulement des obstacles et de la résistance, mais voit souvent
ses efforts échouer. Il est alors déchu dan sa mission en tant qu’être
spirituel dont la fin est sa propre activité et non son œuvre, et cependant, il
montre encore qu’il a été capable d’une telle activité. Après ces troublantes
considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités
individuelles. Elles ne s’épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit
contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se
trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne
à la surface, ne s’accomplit pas une grande œuvre silencieuse et secrète dans
laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c’est
la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées
être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l’intérêt de l’époque et
des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l’Idée la justification d’un
tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la
recherche d’une fin en soi et pour soi ultime. C’est la catégorie de la Raison
elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la
Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l’étude de l’histoire
elle-même. Car celle-ci n’est que l’image et l’acte de la Raison. »
HEGEL,
La raison dans l’histoire.
3/
Le pouvoir et la violence
L’ambiguïté inhérente à l’Etat
« Tout Etat est fondé
sur la violence », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet cela
est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence
serait absente, le concept d’Etat aurait alors disparu et il ne subsisterait
que ce qu’on appelle, au sens propre du
terme « l’anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen
normal de L’Etat, -cela ne fait aucun doute- mais elle est son moyen
spécifique. De nos jours la relation entre Etat et violence est tout
particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus
divers –à commencer par la parentèle- ont tous tenu la violence pour le moyen
normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’Etat contemporain comme une
communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion
de territoire étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour
son propre compte le monopole de la
violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque,
c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le
droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’Etat le
tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à
la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts
que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du
pouvoir, soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un
même Etat ».
MAX
WEBER, Le savant et le politique.
On gouverne autant par la ruse et la
violence que par les lois.
« Combien
il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture
et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience,
de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole
ont tenu peu de compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la cervelle des
gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
Vous
devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les
lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la seconde
est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas,
il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de
savoir bien user de la bête et de l’homme (…)
Puis
donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi
elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le
renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les
rets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion
n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit
observer sa foi quand une telle observance tournerait contre lui et que sont
éteintes les raisons qui le firent promettre. Et si les hommes étaient tous
bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne
te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux.
Et jamais un prince n’a manqué de motifs légitimes pour colorer son manque de
foi (…)
A un
prince donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les susdites
qualités, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir. Et même, j’oserai
dire ceci : que si on les a et qu’on les observe toujours, elles sont
dommageables ; et que si l’on paraît les avoir, elles sont utiles ;
comme de paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux, et de
l’être ; mais d’avoir l’esprit édifié de telle façon que, s’il faut ne
point l’être, tu puisses et saches devenir le contraire. Et il faut comprendre
ceci : c’est qu’un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer
toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant
souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la
charité, contre l’humanité, contre la religion. Aussi faut-il qu’il ait un
esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations
des choses lui commandent, et comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du
bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut.
Il
faut donc qu’un prince ait grand soin qu’il ne lui sorte jamais de la bouche
chose qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et qu’il paraisse, à le
voir et à l’entendre, toute miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute
humanité, toute religion. Et il n’y a chose plus nécessaire à paraître avoir
que cette dernière qualité. Les hommes en général jugent plus par les yeux que
par les mains ; car il échoit à chacun de voir, à peu de gens de
percevoir. Chacun voit ce que tu parais, peu perçoivent ce que tu es ; et
ce petit nombre ne se hasarde pas à s’opposer à l’opinion d’une foule qui a la
majesté de l’Etat qui la défend ; et dans les actions de tous les hommes,
et surtout des princes où il n’y a pas de tribunal à qui recourir, on considère
la fin. Qu’un prince, donc, fasse en sorte de vaincre et de maintenir
l’Etat : les moyens seront toujours jugés honorables et loués de
chacun ; car le vulgaire se trouve toujours pris par les apparences et par
l’issue de la chose ; et dans le monde, il n’y a que le vulgaire ; et
le petit nombre ne compte pas quand la foule a où s’appuyer. »
MACHIAVEL, Le Prince, Chapitre XVIII.
« Le
règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence de se
perdre »
« L’issue d’un
affrontement direct entre la violence et le pouvoir est à peu près certaine. Si
la stratégie de la résistance non violente, fondée sur le pouvoir des masses,
qui a été utilisés avec succès par Gandhi, avait trouvé en face d’elle, au lieu
de l’Angleterre, la Russie de Staline, l’Allemagne de Hitler, ou même le Japon
d’après-guerre, elle ne se serait pas terminée par la décolonisation, mais bien
par les massacres et la soumission. Toutefois, l’Angleterre en Inde, ou la
France en Algérie, avaient de bonnes raisons pour ne pas aller jusqu’aux
extrêmes limites de la force. Le règne de la pure violence s’instaure quand le
pouvoir commence à se perdre (…) On peut obtenir la victoire en se servant de
la violence comme d’un substitut du pouvoir, mais le prix qu’il faut payer est
très élevé ; car il n’est pas payé seulement par le vaincu, mais également
par le vainqueur, qui voit s’affaiblir son propre pouvoir (…) On a souvent dit
que l’impuissance engendre la violence, et c’est tout à fait exact sur un plan
psychologique, tout au moins dans le cas d’individus possédant une certaine
force physique ou morale. Ce qu’il faut remarquer dans le domaine politique,
c’est qu’un pouvoir qui se sent diminué est tenté de compenser par la violence
cette perte de pouvoir : pendant la convention démocrate de Chicago, en
1968, on a pu observer sur les écrans de télévision le développement de ce
processus, et s’apercevoir que la violence conduit elle-même à l’impuissance.
Lorsque la violence n’est plus soutenue et limitée par le pouvoir, on assiste à
ce retournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre fin. La fin
est alors déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la
conséquence est que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir. »
HANNAH
ARENDT, Sur la violence
4/
La violence est-elle destructrice ou créatrice ?
La
destruction, un moment nécessaire de la création historique.
« Dans le cours de
l’histoire, le moment de la conservation d’un peuple, d’un Etat, des sphères subordonnées
de sa vie, est un moment essentiel. C’est ce qui est assuré par l’activité des
individus qui participent à l’œuvre commune et concrétisent ses différents
aspects. Mais il existe un autre moment : c’est le moment où l’ordre
existant est détruit parce qu’il a épuisé et complètement réalisé ses
potentialités, parce que l’histoire et l’Esprit du Monde sont allés plus loin.
Nous ne parlerons pas de la position de l’individu à l’intérieur de la
communauté, de son comportement moral et de ses devoirs. Ce qui nous intéresse,
c’est seulement l’Esprit avançant et s’élevant à un concept supérieur de
lui-même. Mais ce progrès est intimement lié à la destruction et la dissolution
de la forme précédente du réel, laquelle a complètement réalisé son concept. Ce
processus se produit selon l’évolution interne de l’Idée, mais, d’autre part,
il est lui-même produit par les individus qui l’accomplissent activement et qui
assurent sa réalisation. C’est le moment justement où se produisent les grands
conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants et reconnus, et
les possibilités qui s’opposent à ce système, le lèsent, en détruisent le
fondement et la réalité, et qui présentent aussi un contenu pouvant paraître
également bon, profitable, essentiel et nécessaire. Ces possibilités deviennent
dès lors historiques ».
HEGEL,
La raison dans l’histoire.
La violence comme maïeutique de
l’Histoire
« C’est ici que le rôle
de la violence nous apparaît singulièrement grand dans l’histoire ; car
elle peut opérer, d’une manière indirecte, sur les bourgeois, pour les rappeler
au sentiment de leur classe. Bien des fois on a signalé le danger de certaines
violences qui avaient compromis d’admirables œuvres sociales, écoeuré
les patrons disposés à faire le bonheur de leurs ouvriers et développé
l’égoïsme là où régnaient autrefois les plus nobles sentiments.
Payer d’une noire
ingratitude la bienveillance de ceux qui veulent protéger les travailleurs,
opposer l’injure aux homélies des défenseurs de la fraternité humaine et
répondre par des coups aux avances des propagateurs de paix sociale, cela n’est
pas assurément conforme aux règles du socialisme mondain…, mais c’est un
procédé très pratique pour signifier aux bourgeois qu’ils doivent s’occuper de
leurs affaires et seulement de cela.
Je crois très utile aussi de
rosser les orateurs de la démocratie et les représentants du gouvernement, afin
que nul ne conserve d’illusions sur le caractère des violences. Celles-ci ne
peuvent avoir de valeur historique que si elles sont l’expression brutale et
claire de la lutte de classe : il ne faut pas que la bourgeoisie
puisse s’imaginer qu’avec de l’habileté, de la science sociale ou de grands
sentiments, elle pourrait trouver meilleur accueil auprès du prolétariat (…)
Les deux classes antagonistes
agissent donc l’une sur l’autre, d’une manière en partie indirecte, mais
décisive. Le capitalisme pousse le prolétariat à la révolte parce que, dans la
vie journalière, les patrons usent de leur force dans un sens contraire au
désir de leurs ouvriers ; mais cette révolte ne détermine pas entièrement
l’avenir du prolétariat ; celui-ci s’organise sous l’influence d’autres
causes et le socialisme, lui inculquant l’idée révolutionnaire, le prépare à
supprimer la classe ennemie (…)
Non seulement la violence
prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être
le seul moyen dont disposent les nations européennes, abrutie par
l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie. Cette violence force le
capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel et tend à lui
rendre les qualités belliqueuses qu’il possédait autrefois. Une classe ouvrière
grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à
demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d’une bourgeoisie
affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se
dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique ».
GEORGES
SOREL, Réflexions sur la violence (1907)
Les
contradictions de la violence
« La violence est cette
impatience dans le rapport avec autrui, qui désespère d’avoir raison par raison
et choisit le moyen le plus court pour forcer l’adhésion. Si l’ordre humain est
l’ordre de la parole échangée, de l’entente par la communication, il est clair
que le violent désespère de l’humain, et rompt le pacte de cette entente entre
les personnes où le respect de chacun pour chacun se fonde sur la
reconnaissance d’un même arbitrage en esprit et en valeur. La raison du plus
fort nie l’existence d’autrui en prétendant l’asservir : la conscience
faible doit devenir conscience serve, et le corps le moins fort doit être
soumis à celui qui domine (…)
Un déséquilibre s’est
introduit avec la violence, une sorte de désespoir, qui veut, en l’absence de
communauté de dénomination, nier l’espace à deux ou à plusieurs, pour faire
prévaloir une structure moniste. L’intelligibilité librement débattue de
l’entretien se resserre, les positions se durcissent ; seule demeure
possible l’alternative de l’un ou l’autre. L’échec du dialogue introduit à un
nouveau domaine, où l’intensité affective se substitue à la bonne volonté
partagée. La colère, la haine, la vengeance, la brutalité se déchaînent selon
les rythmes d’une causalité par explosion où rôde la menace de mort corporelle
et spirituelle.
La violence se situe à
l’opposé de la force, car l’énergie qu’elle met en œuvre n’est que l’énergie du
désespoir. Le violent se laisse emporter dans une sorte de fuite en avant,
aveuglé sur l’autre et sur lui-même. Il enlève à l’autre son droit à la
disposition sur lui-même, et le traite en mineur (…)
Toute violence, par-delà le
meurtre du prochain, poursuit son propre suicide. Elle est en effet destruction
de soi ; les Anciens savaient déjà que la colère est une courte folie. La
violence suppose un échappement au contrôle : l’explosion émotive se
libère en déchaînements paroxystiques, cris et gesticulations, qui attestent
l’échec de toutes les disciplines personnelles. Le violent, incapable de se
contenir, recherche dans sa propre frénésie une sorte d’apaisement magique,
comme si en augmentant le volume et l’intensité de sa voix, en enflant les
muscles, il retrouvait cette majorité qu’il sent, devant l’obstacle,
confusément perdu. La décharge affective et musculaire peut au surplus procurer
le retour au calme, et d’ailleurs le regret de l’excès commis, la honte pour
s’être conduit comme un enfant.
Mais il arrive que le
violent, une fois hors de soi, ne puisse à nouveau se posséder. Il fait
confiance à la violence, méthodiquement, comme on le voit dans le domaine de la
terreur, instrument jadis et naguère, et aujourd’hui encore, de la fausse
certitude. La violence se fait institution et moyen de gouvernement :
dragonnades, inquisition, univers concentrationnaire et régimes policiers ;
il a existé, il existe une civilisation de la violence, monstrueuse affirmation
de la certitude qui rend fou, selon la parole de Nietzsche. A travers
l’histoire, les persécutions et les guerres maintiennent le pire témoignage que
l’humanité puisse porter contre elle-même. Individuelle ou collective, cette
violence n’est d’ailleurs que le camouflage d’une faiblesse ressentie, d’un
effroi de soi à soi, que l’on essaie, par tous les moyens, de dissimuler.
L’agressivité est d’ordinaire un signe de peur, et d’une manière générale, on
pourrait faire entrer la sociologie de la violence parmi les répercussions du
sentiment d’infériorité. Celui qui, ayant la force brutale de son côté, se sent
mis dans son tort, et comme humilié par un plus faible, réagit par des cris et
des coups. Ainsi du loup devant l’agneau, de l’homme souvent en face de la
femme, de l’adulte en face de l’enfant, ou de l’enfant plus âgé devant un plus
jeune (…) La violence une fois déclenchée s’enivre d’elle-même par un effet
d’accélération ; elle fait boule de neige et comme enchantée par son
propre déchaînement, elle ne s’arrêtera plus. Ainsi s’expliquent les crimes et
les massacres, dont le caractère monstrueusement passionnel demeure
incompréhensible à un esprit de sang froid. La violence est liée au mystère du
mal dans l’être de l’homme. »
GEORGES
GUSDORF, La vertu de la force.
Les fantasmes d’une violence
naturelle, curative ou créatrice.
« Dans le domaine
théorique, rien n’est à mon avis plus dangereux que cette conception organique,
traditionnelle en matière politique, qui interprète en termes biologiques le
pouvoir et la violence. Selon le sens que l’on donne actuellement à ces termes,
la vie et la prétendue créativité vitale en constitueraient les
caractéristiques communes, de sorte que la violence serait justifiée en vertu
de son pouvoir créateur. Les métaphores organiques , que l’on voit revenir sans
cesse au cours des discussions concernant ces problèmes – notamment au sujet
des émeutes, la notion d’une «maladie sociale » dont elles
constitueraient le symptôme de même que la fièvre est le symptôme de la maladie
– ne font, en fin de compte, que fournir de nouveaux arguments en faveur de la
violence. Ainsi, le débat entre ceux qui préconisent de restaurer « la loi
et l’ordre » par des moyens violents et ceux qui recommandent des réformes
non violentes, commence à ressembler terriblement à une discussion entre deux
médecins, dont l’un serait partisan de recourir à la chirurgie pour traiter le
malade, et l’autre de se contenter des ressources de la médecine. Plus le mal
est estimé profond, plus il apparaît probable que le chirurgien aura le dernier
mot. En outre, dans la mesure où nous employons une terminologie biologique et
non politique, les apologistes de la violence peuvent s’appuyer sur cette
indéniable constatation que, dans le domaine de la nature, la destruction et la
création ne sont que le double aspect d’un même phénomène naturel, de sorte que
la violence collective, indépendamment de l’attrait qu’elle possède en propre,
pourra paraître aussi naturellement nécessaire à la vie collective de
l’humanité que la lutte pour la vie dans le règne animal, où la mort violente
est la condition même de la poursuite de la vie. »
HANNAH
ARENDT, Sur la violence.
5/
Peut-on échapper à la violence ?
Née de la violence, toute institution
vit de la violence
« Toute violence est,
en tant que moyen, soit fondatrice, soit conservatrice de droit. Lorsqu’elle ne
prétend à aucun de ces attributs, elle renonce d’elle-même à toute validité.
Mais il s’ensuit que, même dans le meilleur des cas, toute violence, en tant
que moyen, a part à la problématique du droit en général. Et même si la
signification de cette problématique, à cette étape de notre recherche, reste
encore entachée d’incertitude, le droit, d’après ce qu’on a dit, apparaît dans
un éclairage moral si ambigu que la question s’impose de savoir si, pour régler
les conflits d’intérêts entre les hommes, il n’y aurait d’autres moyens que
violents. Il est nécessaire avant tout d’établir qu’une élimination des
conflits entièrement dénuée de violence ne peut jamais déboucher sur un contrat
de caractère juridique. Car ce dernier, si pacifiquement qu’il ait pu être
conclu, conduit en dernière analyse à une violence possible. Il donne, en
effet, à chaque contractant le droit de recourir de manière ou d’autre à la
violence contre l’autre contractant dans le cas où il ne respecterait pas le
contrat. Ce n’est pas tout : comme le point d’arrivée, le point de départ
de tout contrat renvoie aussi à la violence. Comme fondatrice de droit, elle
n’a pas besoin d’être immédiatement présente en lui, mais elle est représentée
en lui dans la mesure où la puissance qui garantit le contrat juridique est née
elle -même de la violence, sinon précisément installée par la violence dans le
contrat lui-même. Que disparaisse la conscience de cette présence latente de la
violence dans une institution, cette dernière alors périclite. Les parlements
aujourd’hui en donnent un exemple. Ils présentent le déplorable spectacle qu’on
connaît parce qu’ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires
auxquelles ils doivent d’exister ».
WALTER
BENJAMIN, Pour une critique de la violence.
Le sacrifice : un exutoire à une
violence qui, sinon, contaminerait la société entière.
« On dit fréquemment la
violence « irrationnelle ». Elle ne manque pourtant pas de
raisons : elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de
se déchaîner. Si bonnes, cependant, que soient ces raisons, elles ne méritent
jamais qu’on les prenne au sérieux. La violence elle-même va les oublier pour
peu que l’objet initialement visé demeure hors de portée et continue à la
narguer. La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une
victime de rechange. A la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue
soudain une autre qui n’a aucun titre particulier à s’attirer les foudres du
violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée.
Cette aptitude à se donner
des objets de rechange, beaucoup d’indices le suggèrent, n’est pas réservée à
la violence humaine. Lorenz, dans L’agression, parle d’un certain type
de poisson qu’on ne peut pas priver de ses adversaires habituels, ses
congénères mâles, avec lesquels il se dispute le contrôle d’un certain
territoire, sans qu’il retourne ses tendances agressives contre sa propre
famille et finisse par la détruire.
Il convient de se demander
si le sacrifice rituel n’est pas fondé sur une substitution du même genre, mais
en sens inverse. On peut concevoir, par exemple, que l’immolation des victimes
animales détourne la violence de certains êtres qu’on cherche à protéger, vers
d’autres êtres dont la mort importe moins ou n’importe pas du tout.
Joseph de Maistre, dans son Eclaircissement
sur les sacrifices, observe que les victimes animales ont toujours quelque
chose d’humain, comme s’il s’agissait de mieux tromper la violence (…)
Les observations faites sur
le terrain et la réflexion théorique obligent à revenir, dans l’explication du
sacrifice, à l’hypothèse de la substitution. Cette idée est partout présente
dans la littérature ancienne sur le sujet. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup
de modernes la rejettent ou ne lui font qu’une place minime. Hubert et Mauss,
par exemple, se méfient d’elle, sans doute parce qu’elle leur paraît entraîner
un univers de valeurs morales et religieuses incompatibles avec la science. Et
un Joseph de Maistre, c’est un fait, voit toujours dans la victime rituelle une
créature « innocente », qui paye pour quelque « coupable ».
L’hypothèse que nous proposons supprime cette différence morale. Le rapport
entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en
termes de culpabilité et d’innocence. Il n’y a rien à « expier ». La
société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une
victime « sacrifiable », une violence qui risque de frapper ses
propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger.
Toutes les qualités qui
rendent la violence terrifiante, sa brutalité aveugle, l’absurdité de ses
déchaînements, ne sont pas sans contrepartie : elles ne font qu’un avec sa
propensions étrange à se jeter sur des victimes de rechange, elles permettent
de ruser avec cette ennemie et de lui jeter, au moment propice, la prise
dérisoire qui va la satisfaire. Les contes de fées qui nous montrent le loup,
l’ogre ou le dragon avalant goulûment une grosse pierre à la place de l’enfant
qu’ils convoitaient pourraient bien avoir un caractère sacrificiel. »
RENE
GIRARD, La violence et le sacré.
La culture, cet effort pour
transcender la violence humaine
« L’existence de ce
penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes, et
présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre
rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne. Par suite
de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de
la culture est constamment menacée de désagrégation. L’intérêt de la communauté
de travail n’assurerait pas sa cohésion, les passions pulsionnelles sont plus
fortes que les intérêts rationnels. Il faut que la culture mette tout en œuvre
pour assigner des limites aux pulsions d’agression des hommes, pour tenir en
soumission leurs manifestations par des formations réactionnelles psychiques.
De là la mise en œuvre de méthodes qui doivent inciter les hommes à des
identifications et à des relations d’amour inhibée quant au but, de là la
restriction de la vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l’idéal :
aimer le prochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le fait que
rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine originelle. En
dépit de tous ses efforts, cette tendance de la culture n’a pas atteint
grand-chose jusqu’ici. Elle espère empêcher les excès les plus grossiers de la
violence brutale en se donnant elle-même le droit d’user de violence envers les
criminels, quant aux manifestations plus prudentes et plus subtiles de
l’agression humaine, la loi n’est pas en mesure de les prendre en compte.
Chacun de nous en vient à abandonner comme étant des illusions les espoirs que
dans sa jeunesse il avait mis dans ses semblables et peut apprendre combien la
vie lui est rendue plus difficile et douloureuse par leur malveillance.
Pourtant ce serait une injustice que de reprocher à la culture de vouloir
exclure des activités humaines querelle et compétition. Celles-ci sont bien sûr
indispensables, mais antagonisme n’est pas nécessairement inimitié, le premier
ne faisant que servir abusivement d’occasion à la seconde (…)
Il n’est manifestement pas
facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce penchant à l’agression qui est le
leur ; ils ne s’en trouvent pas bien. L’avantage d’un sphère de culture
plus petite – permettre à la pulsion de trouver une issue dans les hostilités
envers ceux de l’extérieur – n’est pas à dédaigner. Il est toujours possible de
lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si
seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression ».
FREUD,
Malaise dans la culture.