HISTOIRE ET VIOLENCE

 

 

 

william Klein

 

 
 

 

1/ La violence, un mal attaché à la nature humaine ou bien un effet de l’Histoire ?

  

La pulsion d’agressivité au cœur de l’homme
 

« La part de réalité effective cachée derrière tout cela et volontiers déniée, c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui une aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus ; qui donc, d’après toutes les expériences de la vie et de l’histoire, a le courage de contester cette maxime ? Cette cruelle agression attend en règle générale une provocation ou se met au service d’une autre visée dont le but pourrait être atteint aussi par des moyens plus doux. Dans des circonstances qui lui sont favorables, lorsque sont absentes les contre-forces animiques qui d’ordinaire l’inhibent, elle se manifeste d’ailleurs spontanément, dévoilant dans l’homme la bête sauvage, à qui est étrangère l’idée de ménager sa propre espèce. Quiconque se remémore les atrocités de la migration des peuples, des invasions des Huns, de ceux qu’on appelait Mongols sous Gengis Khan et Tamerlan, de la conquête de Jérusalem par les pieux croisés, et même encore les horreurs de la dernière Guerre Mondiale, ne pourra que s’incliner humblement devant la confirmation de cette conception des faits ».

 

FREUD, Malaise dans la culture.

 

 

La violence, fruit de la société, de la propriété et des inégalités

 

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».

 

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »

 

ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (Seconde Partie)

 
 

2/ La violence est-elle le mal nécessaire de l’Histoire ?

 

La violence, cette « ruse de la nature »  qui ramène les hommes à la raison malgré eux.

« Ainsi, au moyen des guerres, de leurs préparatifs excessifs et incessants, de la détresse qui en résulte et dont chaque Etat doit souffrir intérieurement même en temps de paix, la nature pousse les Etats à des essais d’abord imparfaits, puis finalement, après bien des désastres, bien des naufrages, après même un épuisement intérieur total de leurs forces, à faire ce que la raison aurait bien pu leur dicter sans qu’il leur en coutât de si tristes épreuves. Elle les contraint ainsi à sortir de l’état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des nations dans laquelle chaque Etat, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa propre force ou de sa propre appréciation du droit, mais uniquement de cette grande société des nations, c’est-à-dire d’une force unie et de la décision prise d’après des lois issues de l’accord de leurs volontés (…) Ainsi, toutes les guerres sont-elles autant de tentatives (non point certes dans l’intention des hommes mais dans celle de la nature) pour établir de nouvelles relations entre les Etats, pour former par la destruction de tous ou du moins par leur remembrement, de nouveaux corps qui, à leur tour, ne peuvent se maintenir, soit en eux-mêmes, soit dans leurs relations mutuelles, et doivent par conséquent subir de nouvelles révolutions analogues, jusqu’à ce qu’un jour, enfin, en partie grâce à l’organisation la meilleure possible sur le plan intérieur, en partie grâce à une concertation et une législation communes sur le plan extérieur, un état de choses s’établisse qui, semblable à une communauté civile, pourra se maintenir de lui-même comme un automate. »

 

KANT, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique («Septième proposition »)

 

 

 

La dialectique de l’Histoire et la « taupe » de la Raison :

« De la mort renaît une vie nouvelle »

 

« Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs ont éprouvé cette mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome, sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée, puissante et riche ? Ce n’est pas, comme devant la tombe des êtres qui nous furent chers, un deuil qui s’attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières : c’est le deuil désintéressé de la ruine d’une vie humaine brillante et civilisée. Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle (…) Ainsi l’Esprit affirme-t-il ses forces dans toutes les directions. Nous apprenons quelles sont celles-ci par la multiplicité des productions et des créations de l’Esprit. Dans la jouissance de son activité il n’a affaire qu’à lui-même. Il est vrai que, lié aux conditions naturelles intérieures et extérieures, il y rencontre non seulement des obstacles et de la résistance, mais voit souvent ses efforts échouer. Il est alors déchu dan sa mission en tant qu’être spirituel dont la fin est sa propre activité et non son œuvre, et cependant, il montre encore qu’il a été capable d’une telle activité. Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités individuelles. Elles ne s’épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s’accomplit pas une grande œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c’est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l’intérêt de l’époque et des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l’Idée la justification d’un tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d’une fin en soi et pour soi ultime. C’est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l’étude de l’histoire elle-même. Car celle-ci n’est que l’image et l’acte de la Raison. »

 

HEGEL, La raison dans l’histoire.

 
 

3/ Le pouvoir et la violence 
 

L’ambiguïté inhérente à l’Etat 

« Tout Etat est fondé sur la violence », disait un jour Trotski à Brest-Litovsk. En effet cela est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’Etat aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre  du terme « l’anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de L’Etat, -cela ne fait aucun doute- mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre Etat et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers –à commencer par la parentèle- ont tous tenu la violence pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’Etat le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les Etats, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même Etat ».

 

MAX WEBER, Le savant et le politique.
 

 

On gouverne autant par la ruse et la violence que par les lois.

                      « Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme (…)

Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer sa foi quand une telle observance tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux. Et jamais un prince n’a manqué de motifs légitimes pour colorer son manque de foi (…)

A un prince donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les susdites qualités, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir. Et même, j’oserai dire ceci : que si on les a et qu’on les observe toujours, elles sont dommageables ; et que si l’on paraît les avoir, elles sont utiles ; comme de paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux, et de l’être ; mais d’avoir l’esprit édifié de telle façon que, s’il faut ne point l’être, tu puisses et saches devenir le contraire. Et il faut comprendre ceci : c’est qu’un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent, et comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut.

Il faut donc qu’un prince ait grand soin qu’il ne lui sorte jamais de la bouche chose qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et qu’il paraisse, à le voir et à l’entendre, toute miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité, toute religion. Et il n’y a chose plus nécessaire à paraître avoir que cette dernière qualité. Les hommes en général jugent plus par les yeux que par les mains ; car il échoit à chacun de voir, à peu de gens de percevoir. Chacun voit ce que tu parais, peu perçoivent ce que tu es ; et ce petit nombre ne se hasarde pas à s’opposer à l’opinion d’une foule qui a la majesté de l’Etat qui la défend ; et dans les actions de tous les hommes, et surtout des princes où il n’y a pas de tribunal à qui recourir, on considère la fin. Qu’un prince, donc, fasse en sorte de vaincre et de maintenir l’Etat : les moyens seront toujours jugés honorables et loués de chacun ; car le vulgaire se trouve toujours pris par les apparences et par l’issue de la chose ; et dans le monde, il n’y a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte pas quand la foule a où s’appuyer. »

 

MACHIAVEL, Le Prince, Chapitre XVIII.

 

 

 

« Le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence de se perdre »

 

« L’issue d’un affrontement direct entre la violence et le pouvoir est à peu près certaine. Si la stratégie de la résistance non violente, fondée sur le pouvoir des masses, qui a été utilisés avec succès par Gandhi, avait trouvé en face d’elle, au lieu de l’Angleterre, la Russie de Staline, l’Allemagne de Hitler, ou même le Japon d’après-guerre, elle ne se serait pas terminée par la décolonisation, mais bien par les massacres et la soumission. Toutefois, l’Angleterre en Inde, ou la France en Algérie, avaient de bonnes raisons pour ne pas aller jusqu’aux extrêmes limites de la force. Le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir commence à se perdre (…) On peut obtenir la victoire en se servant de la violence comme d’un substitut du pouvoir, mais le prix qu’il faut payer est très élevé ; car il n’est pas payé seulement par le vaincu, mais également par le vainqueur, qui voit s’affaiblir son propre pouvoir (…) On a souvent dit que l’impuissance engendre la violence, et c’est tout à fait exact sur un plan psychologique, tout au moins dans le cas d’individus possédant une certaine force physique ou morale. Ce qu’il faut remarquer dans le domaine politique, c’est qu’un pouvoir qui se sent diminué est tenté de compenser par la violence cette perte de pouvoir : pendant la convention démocrate de Chicago, en 1968, on a pu observer sur les écrans de télévision le développement de ce processus, et s’apercevoir que la violence conduit elle-même à l’impuissance. Lorsque la violence n’est plus soutenue et limitée par le pouvoir, on assiste à ce retournement bien connu, où les moyens deviennent leur propre fin. La fin est alors déterminée par les moyens – les moyens de la destruction – et la conséquence est que cette fin conduit à la destruction de tout pouvoir. »

 

HANNAH ARENDT, Sur la violence

 

  

4/ La violence est-elle destructrice ou créatrice ?

 

La destruction, un moment nécessaire de la création historique.

 

« Dans le cours de l’histoire, le moment de la conservation d’un peuple, d’un Etat, des sphères subordonnées de sa vie, est un moment essentiel. C’est ce qui est assuré par l’activité des individus qui participent à l’œuvre commune et concrétisent ses différents aspects. Mais il existe un autre moment : c’est le moment où l’ordre existant est détruit parce qu’il a épuisé et complètement réalisé ses potentialités, parce que l’histoire et l’Esprit du Monde sont allés plus loin. Nous ne parlerons pas de la position de l’individu à l’intérieur de la communauté, de son comportement moral et de ses devoirs. Ce qui nous intéresse, c’est seulement l’Esprit avançant et s’élevant à un concept supérieur de lui-même. Mais ce progrès est intimement lié à la destruction et la dissolution de la forme précédente du réel, laquelle a complètement réalisé son concept. Ce processus se produit selon l’évolution interne de l’Idée, mais, d’autre part, il est lui-même produit par les individus qui l’accomplissent activement et qui assurent sa réalisation. C’est le moment justement où se produisent les grands conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants et reconnus, et les possibilités qui s’opposent à ce système, le lèsent, en détruisent le fondement et la réalité, et qui présentent aussi un contenu pouvant paraître également bon, profitable, essentiel et nécessaire. Ces possibilités deviennent dès lors historiques ».

 

HEGEL, La raison dans l’histoire.

 

 

La violence comme maïeutique de l’Histoire

 

« C’est ici que le rôle de la violence nous apparaît singulièrement grand dans l’histoire ; car elle peut opérer, d’une manière indirecte, sur les bourgeois, pour les rappeler au sentiment de leur classe. Bien des fois on a signalé le danger de certaines violences qui avaient compromis d’admirables œuvres sociales, écoeuré les patrons disposés à faire le bonheur de leurs ouvriers et développé l’égoïsme là où régnaient autrefois les plus nobles sentiments.

Payer d’une noire ingratitude la bienveillance de ceux qui veulent protéger les travailleurs, opposer l’injure aux homélies des défenseurs de la fraternité humaine et répondre par des coups aux avances des propagateurs de paix sociale, cela n’est pas assurément conforme aux règles du socialisme mondain…, mais c’est un procédé très pratique pour signifier aux bourgeois qu’ils doivent s’occuper de leurs affaires et seulement de cela.

Je crois très utile aussi de rosser les orateurs de la démocratie et les représentants du gouvernement, afin que nul ne conserve d’illusions sur le caractère des violences. Celles-ci ne peuvent avoir de valeur historique que si elles sont l’expression brutale et claire de la lutte de classe : il ne faut pas que la bourgeoisie puisse s’imaginer qu’avec de l’habileté, de la science sociale ou de grands sentiments, elle pourrait trouver meilleur accueil auprès du prolétariat (…)

Les deux classes antagonistes agissent donc l’une sur l’autre, d’une manière en partie indirecte, mais décisive. Le capitalisme pousse le prolétariat à la révolte parce que, dans la vie journalière, les patrons usent de leur force dans un sens contraire au désir de leurs ouvriers ; mais cette révolte ne détermine pas entièrement l’avenir du prolétariat ; celui-ci s’organise sous l’influence d’autres causes et le socialisme, lui inculquant l’idée révolutionnaire, le prépare à supprimer la classe ennemie (…)

Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abrutie par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie. Cette violence force le capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel et tend à lui rendre les qualités belliqueuses qu’il possédait autrefois. Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d’une bourgeoisie affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique ».

 

GEORGES SOREL, Réflexions sur la violence (1907)

 

 

 

Les contradictions de la violence

 

« La violence est cette impatience dans le rapport avec autrui, qui désespère d’avoir raison par raison et choisit le moyen le plus court pour forcer l’adhésion. Si l’ordre humain est l’ordre de la parole échangée, de l’entente par la communication, il est clair que le violent désespère de l’humain, et rompt le pacte de cette entente entre les personnes où le respect de chacun pour chacun se fonde sur la reconnaissance d’un même arbitrage en esprit et en valeur. La raison du plus fort nie l’existence d’autrui en prétendant l’asservir : la conscience faible doit devenir conscience serve, et le corps le moins fort doit être soumis à celui qui domine (…)

Un déséquilibre s’est introduit avec la violence, une sorte de désespoir, qui veut, en l’absence de communauté de dénomination, nier l’espace à deux ou à plusieurs, pour faire prévaloir une structure moniste. L’intelligibilité librement débattue de l’entretien se resserre, les positions se durcissent ; seule demeure possible l’alternative de l’un ou l’autre. L’échec du dialogue introduit à un nouveau domaine, où l’intensité affective se substitue à la bonne volonté partagée. La colère, la haine, la vengeance, la brutalité se déchaînent selon les rythmes d’une causalité par explosion où rôde la menace de mort corporelle et spirituelle.

La violence se situe à l’opposé de la force, car l’énergie qu’elle met en œuvre n’est que l’énergie du désespoir. Le violent se laisse emporter dans une sorte de fuite en avant, aveuglé sur l’autre et sur lui-même. Il enlève à l’autre son droit à la disposition sur lui-même, et le traite en mineur (…)

Toute violence, par-delà le meurtre du prochain, poursuit son propre suicide. Elle est en effet destruction de soi ; les Anciens savaient déjà que la colère est une courte folie. La violence suppose un échappement au contrôle : l’explosion émotive se libère en déchaînements paroxystiques, cris et gesticulations, qui attestent l’échec de toutes les disciplines personnelles. Le violent, incapable de se contenir, recherche dans sa propre frénésie une sorte d’apaisement magique, comme si en augmentant le volume et l’intensité de sa voix, en enflant les muscles, il retrouvait cette majorité qu’il sent, devant l’obstacle, confusément perdu. La décharge affective et musculaire peut au surplus procurer le retour au calme, et d’ailleurs le regret de l’excès commis, la honte pour s’être conduit comme un enfant.

Mais il arrive que le violent, une fois hors de soi, ne puisse à nouveau se posséder. Il fait confiance à la violence, méthodiquement, comme on le voit dans le domaine de la terreur, instrument jadis et naguère, et aujourd’hui encore, de la fausse certitude. La violence se fait institution et moyen de gouvernement : dragonnades, inquisition, univers concentrationnaire et régimes policiers ; il a existé, il existe une civilisation de la violence, monstrueuse affirmation de la certitude qui rend fou, selon la parole de Nietzsche. A travers l’histoire, les persécutions et les guerres maintiennent le pire témoignage que l’humanité puisse porter contre elle-même. Individuelle ou collective, cette violence n’est d’ailleurs que le camouflage d’une faiblesse ressentie, d’un effroi de soi à soi, que l’on essaie, par tous les moyens, de dissimuler. L’agressivité est d’ordinaire un signe de peur, et d’une manière générale, on pourrait faire entrer la sociologie de la violence parmi les répercussions du sentiment d’infériorité. Celui qui, ayant la force brutale de son côté, se sent mis dans son tort, et comme humilié par un plus faible, réagit par des cris et des coups. Ainsi du loup devant l’agneau, de l’homme souvent en face de la femme, de l’adulte en face de l’enfant, ou de l’enfant plus âgé devant un plus jeune (…) La violence une fois déclenchée s’enivre d’elle-même par un effet d’accélération ; elle fait boule de neige et comme enchantée par son propre déchaînement, elle ne s’arrêtera plus. Ainsi s’expliquent les crimes et les massacres, dont le caractère monstrueusement passionnel demeure incompréhensible à un esprit de sang froid. La violence est liée au mystère du mal dans l’être de l’homme. »

 

GEORGES GUSDORF, La vertu de la force.

 
 

Les fantasmes d’une violence naturelle, curative ou créatrice.

 

« Dans le domaine théorique, rien n’est à mon avis plus dangereux que cette conception organique, traditionnelle en matière politique, qui interprète en termes biologiques le pouvoir et la violence. Selon le sens que l’on donne actuellement à ces termes, la vie et la prétendue créativité vitale en constitueraient les caractéristiques communes, de sorte que la violence serait justifiée en vertu de son pouvoir créateur. Les métaphores organiques , que l’on voit revenir sans cesse au cours des discussions concernant ces problèmes – notamment au sujet des émeutes, la notion d’une «maladie sociale » dont elles constitueraient le symptôme de même que la fièvre est le symptôme de la maladie – ne font, en fin de compte, que fournir de nouveaux arguments en faveur de la violence. Ainsi, le débat entre ceux qui préconisent de restaurer « la loi et l’ordre » par des moyens violents et ceux qui recommandent des réformes non violentes, commence à ressembler terriblement à une discussion entre deux médecins, dont l’un serait partisan de recourir à la chirurgie pour traiter le malade, et l’autre de se contenter des ressources de la médecine. Plus le mal est estimé profond, plus il apparaît probable que le chirurgien aura le dernier mot. En outre, dans la mesure où nous employons une terminologie biologique et non politique, les apologistes de la violence peuvent s’appuyer sur cette indéniable constatation que, dans le domaine de la nature, la destruction et la création ne sont que le double aspect d’un même phénomène naturel, de sorte que la violence collective, indépendamment de l’attrait qu’elle possède en propre, pourra paraître aussi naturellement nécessaire à la vie collective de l’humanité que la lutte pour la vie dans le règne animal, où la mort violente est la condition même de la poursuite de la vie. »

 

HANNAH ARENDT, Sur la violence.

 
 

5/ Peut-on échapper à la violence ?

 

Née de la violence, toute institution vit de la violence

 

« Toute violence est, en tant que moyen, soit fondatrice, soit conservatrice de droit. Lorsqu’elle ne prétend à aucun de ces attributs, elle renonce d’elle-même à toute validité. Mais il s’ensuit que, même dans le meilleur des cas, toute violence, en tant que moyen, a part à la problématique du droit en général. Et même si la signification de cette problématique, à cette étape de notre recherche, reste encore entachée d’incertitude, le droit, d’après ce qu’on a dit, apparaît dans un éclairage moral si ambigu que la question s’impose de savoir si, pour régler les conflits d’intérêts entre les hommes, il n’y aurait d’autres moyens que violents. Il est nécessaire avant tout d’établir qu’une élimination des conflits entièrement dénuée de violence ne peut jamais déboucher sur un contrat de caractère juridique. Car ce dernier, si pacifiquement qu’il ait pu être conclu, conduit en dernière analyse à une violence possible. Il donne, en effet, à chaque contractant le droit de recourir de manière ou d’autre à la violence contre l’autre contractant dans le cas où il ne respecterait pas le contrat. Ce n’est pas tout : comme le point d’arrivée, le point de départ de tout contrat renvoie aussi à la violence. Comme fondatrice de droit, elle n’a pas besoin d’être immédiatement présente en lui, mais elle est représentée en lui dans la mesure où la puissance qui garantit le contrat juridique est née elle -même de la violence, sinon précisément installée par la violence dans le contrat lui-même. Que disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une institution, cette dernière alors périclite. Les parlements aujourd’hui en donnent un exemple. Ils présentent le déplorable spectacle qu’on connaît parce qu’ils ont perdu conscience des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent d’exister ».

 

WALTER BENJAMIN, Pour une critique de la violence.

 

Le sacrifice : un exutoire à une violence qui, sinon, contaminerait la société entière.

 

« On dit fréquemment la violence « irrationnelle ». Elle ne manque pourtant pas de raisons : elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de se déchaîner. Si bonnes, cependant, que soient ces raisons, elles ne méritent jamais qu’on les prenne au sérieux. La violence elle-même va les oublier pour peu que l’objet initialement visé demeure hors de portée et continue à la narguer. La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. A la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n’a aucun titre particulier à s’attirer les foudres du violent, sinon qu’elle est vulnérable et qu’elle passe à sa portée.

Cette aptitude à se donner des objets de rechange, beaucoup d’indices le suggèrent, n’est pas réservée à la violence humaine. Lorenz, dans L’agression, parle d’un certain type de poisson qu’on ne peut pas priver de ses adversaires habituels, ses congénères mâles, avec lesquels il se dispute le contrôle d’un certain territoire, sans qu’il retourne ses tendances agressives contre sa propre famille et finisse par la détruire.

Il convient de se demander si le sacrifice rituel n’est pas fondé sur une substitution du même genre, mais en sens inverse. On peut concevoir, par exemple, que l’immolation des victimes animales détourne la violence de certains êtres qu’on cherche à protéger, vers d’autres êtres dont la mort importe moins ou n’importe pas du tout.

Joseph de Maistre, dans son Eclaircissement sur les sacrifices, observe que les victimes animales ont toujours quelque chose d’humain, comme s’il s’agissait de mieux tromper la violence (…)

Les observations faites sur le terrain et la réflexion théorique obligent à revenir, dans l’explication du sacrifice, à l’hypothèse de la substitution. Cette idée est partout présente dans la littérature ancienne sur le sujet. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de modernes la rejettent ou ne lui font qu’une place minime. Hubert et Mauss, par exemple, se méfient d’elle, sans doute parce qu’elle leur paraît entraîner un univers de valeurs morales et religieuses incompatibles avec la science. Et un Joseph de Maistre, c’est un fait, voit toujours dans la victime rituelle une créature « innocente », qui paye pour quelque « coupable ». L’hypothèse que nous proposons supprime cette différence morale. Le rapport entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en termes de culpabilité et d’innocence. Il n’y a rien à «  expier ». La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger.

Toutes les qualités qui rendent la violence terrifiante, sa brutalité aveugle, l’absurdité de ses déchaînements, ne sont pas sans contrepartie : elles ne font qu’un avec sa propensions étrange à se jeter sur des victimes de rechange, elles permettent de ruser avec cette ennemie et de lui jeter, au moment propice, la prise dérisoire qui va la satisfaire. Les contes de fées qui nous montrent le loup, l’ogre ou le dragon avalant goulûment une grosse pierre à la place de l’enfant qu’ils convoitaient pourraient bien avoir un caractère sacrificiel. »

 

RENE GIRARD, La violence et le sacré.

 

 

 

La culture, cet effort pour transcender la violence humaine

 

« L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes, et présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation. L’intérêt de la communauté de travail n’assurerait pas sa cohésion, les passions pulsionnelles sont plus fortes que les intérêts rationnels. Il faut que la culture mette tout en œuvre pour assigner des limites aux pulsions d’agression des hommes, pour tenir en soumission leurs manifestations par des formations réactionnelles psychiques. De là la mise en œuvre de méthodes qui doivent inciter les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibée quant au but, de là la restriction de la vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l’idéal : aimer le prochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le fait que rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine originelle. En dépit de tous ses efforts, cette tendance de la culture n’a pas atteint grand-chose jusqu’ici. Elle espère empêcher les excès les plus grossiers de la violence brutale en se donnant elle-même le droit d’user de violence envers les criminels, quant aux manifestations plus prudentes et plus subtiles de l’agression humaine, la loi n’est pas en mesure de les prendre en compte. Chacun de nous en vient à abandonner comme étant des illusions les espoirs que dans sa jeunesse il avait mis dans ses semblables et peut apprendre combien la vie lui est rendue plus difficile et douloureuse par leur malveillance. Pourtant ce serait une injustice que de reprocher à la culture de vouloir exclure des activités humaines querelle et compétition. Celles-ci sont bien sûr indispensables, mais antagonisme n’est pas nécessairement inimitié, le premier ne faisant que servir abusivement d’occasion à la seconde (…)

Il n’est manifestement pas facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce penchant à l’agression qui est le leur ; ils ne s’en trouvent pas bien. L’avantage d’un sphère de culture plus petite – permettre à la pulsion de trouver une issue dans les hostilités envers ceux de l’extérieur – n’est pas à dédaigner. Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression ».

 

FREUD, Malaise dans la culture.