DROIT ET LIBERTE
Introduction aux Principes de la Philosophie du Droit de Hegel
1/ Le monde perdu du sujet moderne et son impuissance pratique.
Bien loin de se réduire à un exercice de philosophie spécialisée, la
réflexion de Hegel dans cette œuvre attribue à la question du Droit une
portée décisive, au point que les Principes peuvent apparaître comme
l’aboutissement de la tentative hégélienne pour renverser les métaphysiques
du sujet et du libre-arbitre.
Tel que la fameuse Préface de cette œuvre en fixe le programme, il s’agit pour Hegel de replacer le sujet dans le monde, de le tirer hors de la transcendance à laquelle la métaphysique moderne l’a irrémédiablement condamné. C’est en effet le problème (et l’aporie) qui fonde l’expérience moderne de la subjectivité que Hegel entreprend ici d’affronter, car, dès son avènement, le sujet a affirmé sa propre évidence et certitude par la négation du monde. Ainsi, le cogito cartésien déclare son évidence triomphale à partir de la mise en question de l’existence du monde. Les philosophies idéalistes à venir ne feront que creuser plus encore cet abîme qui, métaphysiquement, séparait le sujet et le monde. Car, quand bien même l’idéalisme cherchera à déduire le monde de l’expérience et des catégories du sujet, la possibilité pour ce sujet d’y être, d’en être, de vivre le monde et d’y agir, ne cessera de devenir toujours plus énigmatique. Clair pour lui-même, le sujet moderne n’en demeure pas moins ainsi prisonnier d’un monde qui n’a d’autre extension que sa propre subjectivité, condamné dès lors à une expérience qui jamais ne peut prendre une forme effective. Cette aporie de l’idéalisme métaphysique n’est jamais aussi apparente que lorsqu’il tente, sur le plan pratique et moral, de se donner un monde : parce qu’en effet l’idéalisme métaphysique absorbe le monde réel en le réduisant aux catégories du sujet, il ne peut plus dès lors le retrouver comme monde réel et monde à vivre, auquel le sujet appartient. La réalité devient impossible, elle ne peut plus être rejointe, lorsque le sujet croit déterminer le réel à partir de lui-même. Si certain que le cogito cartésien soit de son existence, cette existence est purement métaphysique : il existe mais la conquête de cette évidence l’a rendu étranger au monde.
Et c’est bien cette aporie avec laquelle la philosophie morale se débat immanquablement. Comme Hegel le souligne en effet, dans un passage de sa Préface, tout se passe comme si, dans l’ordre moral, le monde devenait introuvable, comme si, paradoxalement, il n’y avait pas de monde réel pour agir, alors même que l’on se pose la question de la rectitude de l’action. Ce paradoxe est d’autant plus étonnant, voire même scandaleux, si l’on confronte la rationalité des sciences de la nature, qui s’efforcent d’approcher l’ordre du réel à partir de lui-même et tel qu’en lui-même afin d’en avoir l’intelligence, et la raison, dans l’ordre pratique, politique et moral, qui, elle, tout au contraire, semble incapable de faire fonds sur une quelconque réalité et ne cesse de la fuir ou de la mépriser :
« A propos de la nature, on accorde que la philosophie doit la connaître comme elle est, que si la pierre philosophale est cachée quelque part, c’est en tout cas dans la nature elle-même, qu’elle contient en soi sa raison et que la science doit concevoir cette raison réelle qui y est présente, non pas les formes contingentes qui se montrent à la surface, mais son harmonie éternelle ; c’est sa loi immanente et son essence qu’elle doit rechercher. Le monde moral au contraire, l’Etat, la raison telle qu’elle existe sur le plan de la conscience de soi, ne gagneraient rien à être en réalité celui où la raison s’élève à la puissance et à la force, s’affirme immanente à ces institutions. L’univers spirituel devrait être au contraire abandonné de Dieu, si bien que selon cet athéisme du monde moral, la vérité se trouverait hors de ce monde et comme pourtant on doit y trouver la raison aussi, la vérité n’y a qu’une existence problématique » (Tel Gallimard, p.31).
Tel est le paradoxe de la raison morale : si la rationalité scientifique s’affirme comme l’intelligence du réel, la raison morale, elle, le fuit et croit puiser son sens dans cette ignorance et ce mépris. Coupée de son lien à l’immanence, sa transcendance n’est pas le signe de la perfection de ses impératifs mais les accuse au contraire comme de simples fictions, des abstractions. Car comment la raison peut-elle garder un sens si elle ne s’affirme pas comme une pensée du réel, si elle croit garantir ses valeurs en répudiant l’effectivité ? C’est bien ainsi que Hegel veut comprendre la raison, aussi bien dans l’ordre moral que dans le domaine des sciences. Et cette pensée du réel doit s’entendre dans un sens subjectif autant qu’objectif : la façon dont la raison a le souci du réel et la façon dont le réel se pense dans et par la raison.
Il s’agit donc bel et bien pour Hegel de tirer la morale hors du ciel où elle se perd, non pas pour rabaisser ses idéaux mais afin de leur donner réalité. La raison hégélienne doit se comprendre avant tout comme le refus d’une pensée en l’absence du monde, une pensée condamnée à s’opposer au réel et à le dénoncer comme sa négation. Car le « monde moral », tel que l’interprète l’idéalisme, est condamné à n’être jamais ce qu’il est effectivement. Or, comment peut-on prétendre énoncer des vérités pratiques en rompant avec toute effectivité ? Plus encore, en faisant de l’impossibilité de ces vérités et du mépris du monde qu’elles supposent, le signe même de la perfection morale ? L’idéalisme moral (d’un Kant ou bien d’un Fichte) fait du sujet moral un sujet qui, paradoxalement, n’est jamais aussi moral que lorsqu’il ne peut pas l’être.
Si Hegel dénonce une telle position comme une forme d’ « athéisme du monde moral », c’est dans la mesure où cette morale sans monde revient à interdire toute praxis et donc à renoncer à toute action morale effective : la morale consiste alors uniquement dans la conscience de notre impuissance et dans la haine du monde. Une telle pensée, qui oppose les revendications idéales de la subjectivité et la nécessité du réel, ne fonde pas la morale ; elle se rend elle-même impossible, tourne la réalité en dérision et, ce faisant, se tourne elle-même en dérision. Bien avant Nietzsche, Hegel pointe ainsi les contradictions d’une certaine pensée morale dont les « arrière-mondes » projettent leur ombre de mépris sur la positivité du réel et de l’action.
Il s’agit clairement ainsi pour Hegel de mettre en question l’opposition entre la morale, d’une part, et le Droit, de l’autre, opposition qui consiste à subordonner le Droit à la morale, réduisant celui-ci à n’être que la réalisation nécessairement gauchie, insatisfaisante, d’un absolu moral qui ne pourrait trouver place dans le monde réel. Il faut redonner un monde à la morale et pour cela la penser à partir de ce qui est seul capable de lui donner une réalité effective : le Droit. Sur ce point, Hegel se sépare complétement des conceptions de la morale et du Droit de Kant ou bien de Fichte : il n’y a pas deux mondes, deux sphères, celle de la morale, celle de la légalité, qu’il s’agirait d’opposer abstraitement d’après leurs exigences, et telles que la morale pourrait apparaître comme le patron, le modèle, d’un Droit qui s’avèrerait toujours en défaut de l’accomplir. La morale n’est pas le « monde des Idées » (au sens platonicien) d’un Droit qui, parce qu’il fait face à la détermination réelle, serait condamné à en trahir l’idéal.
La célèbre formule de la Préface, « ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel », doit se comprendre à partir de cet horizon : dans quelque ordre que ce soit, théorique ou bien pratique, on ne saurait opposer la raison et le réel. En posant cette identité du réel et du rationnel, Hegel, tel qu’il ne cesse de le ponctuer dans la Préface, veut rompre avec toute compréhension transcendante de la raison, d’une raison qui cherche ainsi à plier le réel à l’ordre de ses Idées et qui, face à ses exigences idéales, ne peut dès lors approcher le réel que comme une détermination négative et nécessairement décevante. Or, qui veut fonder une philosophie pratique – et c’est bien ce que Hegel veut rendre possible par sa pensée du Droit – ne doit pas répudier le réel comme une vérité qui lui serait étrangère ; au contraire, il s’agit de dévoiler la vérité et l’universalité que le réel porte en lui-même au travers du processus historique qui donne l’intelligence de l’une et de l’autre. Il y a, en ce sens, une seule et unique rationalité, celle qui anime les sciences ou bien la pensée pratique (la morale, le Droit, la politique), et cette rationalité consiste à révéler la vérité immanente du réel. Cette intelligence, comme il le souligne, est la « tâche de la philosophie » : « Concevoir ce qui est, est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison ».
2/ Le sujet du Droit et son avènement historique.
Comme on l’a compris, Hegel prend toute la mesure des écueils de l’idéalisme : tant que l’on croit pouvoir déduire le monde de la subjectivité et de ses catégories a priori, on s’interdit de comprendre le réel et la vie effective qui déterminent la subjectivité et les conditions de son action. Penser le Droit est justement l’occasion de repenser à nouveaux frais le sujet moderne selon Hegel, d’opposer ainsi au sujet métaphysique, à un « Moi » enfermé dans sa propre subjectivité et qui ne connaît d’autre monde que celui que produit la contemplation abstraite de de lui-même, un sujet en acte, un sujet au monde, qui prend part au monde parce qu’il est compris en lui et par lui, et qu’il reçoit de lui ses déterminations concrètes.
Car, tel qu’il le souligne au §124, « ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions » ; ce que l’on doit comprendre au sens fort : il n’y a pas un « Moi » puis un « Moi qui agit » ; je suis ce que je fais et ce sont mes actions, mon insertion dans un monde peuplé d’individualités agissantes, qui donnent forme à ma subjectivité. Le sujet, en ce sens, ne se représente pas avant que d’agir ; il se représente tel qu’il agit et selon les déterminations d’un monde qu’il partage avec d’autres. Comme il l’affirme dans la Préface, « en ce qui concerne l’individu, chacun est fils de son temps », c’est-à-dire qu’il n’existe pas de sujet que l’on pourrait penser comme une substance figée, selon une universalité abstraite ; tout sujet est un individu, qui a partie liée avec une totalité historique, qui détermine les formes de sa conscience, la façon dont il se vit et se représente son existence.
Dès lors, penser le Droit, c’est penser le sujet comme l’effet d’une histoire, comme une construction normative et évolutive définie par la façon dont les hommes historiquement se donnent des lois communes. Tel est le grand renversement dont les Principes de la Philosophie du Droit sont l’expression : le « sujet de droit » n’est pas le sujet qui produit le Droit mais le sujet que le Droit produit. Ce n’est pas à partir d’une réflexion abstraite sur les exigences morales d’un sujet sans histoire que l’on pourra fonder le Droit et le définir ; c’est au contraire le Droit, dans ses variations historiques, qui donne l’intelligence de la subjectivité. Si nous sommes donc des « sujets de droit », c’est que nous sommes avant tout des sujets par le Droit. Ainsi, nul ne mesure jamais assez à quel point sa conscience n’est qu’une expression particulière de « l’esprit des lois » qui anime l’histoire – pour reprendre le titre de l’essai de Montesquieu. Et les développements, les métamorphoses des représentations que les individus se font d’eux-mêmes à travers l’histoire, sont liés essentiellement aux variations des systèmes de lois et de coutumes qui façonnent les existences individuelles et les relations des hommes entre eux.
Ainsi, tout sujet est sujet qui prend place dans le monde et qui est au monde en tant que déterminé. « Le Moi est passage de l’indétermination indifférenciée à la différenciation, la délimitation et la position d’une détermination spécifiée qui devient caractère d’un contenu et d’un objet » ; « par cette affirmation de soi-même comme déterminé, le Moi entre dans l’existence en général » (§6). Non pas selon Hegel que la conscience ne porte pas en elle-même le pouvoir extatique de transcender ses déterminations particulières pour s’élever à l’universel ; c’est bel et bien ce pouvoir qu’il reconnaît à la conscience : « chaque conscience se conçoit comme un universel – comme la possibilité de s’abstraire de tout contenu » (§7). Seulement – et c’est, selon lui, l’erreur dans laquelle se maintiennent les philosophies de la subjectivité de Kant et de Fichte, on ne peut opposer les déterminations du Moi et l’universel dont la conscience est le pouvoir, comme deux moments séparés et étrangers l’un à l’autre. L’erreur de l’idéalisme subjectiviste a consisté ainsi à dresser la liberté face au monde, l’universel face au particulier ; en concevant l’universel comme une forme ontologiquement première, un tel idéalisme ne pouvait qu’être condamné à interpréter toute existence particulière comme une immanquable déchéance et une déréliction. « Chaque conscience se conçoit comme un universel – comme la possibilité de s’abstraire de tout contenu – et comme particulier avec un certain objet, un certain contenu, un certain but » (§7) : la question ici est de savoir le sens que l’on attribue à la conjonction de coordination ; oppose-t-on le Moi universel et Moi déterminé, comme Kant et Fichte ? Mais alors comment ne pas faire de l’existence elle-même un mystère ? Comment ne pas condamner le Moi à contempler ses idéaux comme des abstractions qu’il ne pourrait jamais actualiser ? C’est ce face-à-face de l’universel et du particulier que Hegel veut rompre et cela afin de donner droit à une universalité effective. Le Moi universel et le Moi particulier ne sont pas ainsi, selon lui, deux moments qui se contredisent et se rejettent comme « deux » réalités qui s’ignoreraient l’une l’autre : il faut au contraire les penser dans leur unité vivante et dialectique, unité qui fait de l’universel non l’autre de la particularité, mais la réflexion par laquelle le particulier se nie lui-même et, en même temps, pose son individualité en s’élevant à l’universel. Si comme le dit Hegel, cette philosophie du sujet relève de la « philosophie spéculative », il n’en demeure pas moins qu’une philosophie du Droit, tel qu’il se la propose ici, est le moment où se pose la question de l’effectivité de cette philosophie du sujet.
Car, en effet, ce qui est au cœur de la philosophie du Droit, c’est bien pour Hegel cette question : comment donner réalité au sujet ? Comment joindre l’universel et le particulier ? Comment la subjectivité peut-elle être pensée comme une individualité déterminée, de telle manière que cette détermination ne soit pas le signe de sa finitude mais, au contraire, l’expression de sa liberté effective ?
Comprenons en ce sens que les Principes de la philosophie du Droit sont sans doute l’apothéose de la philosophie hégélienne : le Droit pose la question de l’unité dialectique de l’idéal et du réel et nul Droit ne saurait garantir sa légitimité sans affronter la réconciliation effective de l’un et de l’autre. Autrement dit, si Hegel pouvait dire, dans la Préface, que « ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel et rationnel », il faut sans doute entendre cette formule non tant comme un plat constat de cet accord mais plutôt comme le mot d’ordre de toute philosophie du Droit qui ne saurait avoir un sens que si elle se veut telle : une philosophie de l’effectivité, c’est-à-dire une philosophie qui cherche à produire l’unité de la raison et du réel. Et la finalité d’une telle réconciliation n’est autre que de rendre possible la liberté, le Droit étant l’occasion de penser la liberté à partir de ses conditions objectives. Seul le Droit ainsi confère une existence réelle à la subjectivité et à la liberté et c’est pourquoi, comme nous allons le voir, le Droit n’est aucunement pour Hegel ce qui viendrait à titre de détermination négative, restrictive, limiter la subjectivité mais, tout au contraire, ce qui donne un monde au sujet, un monde où le sujet peut être et agir. En ce sens, on peut dire que le Droit est l’une des plus hautes affirmations du « concept », au sens hégélien du terme, c’est-à-dire ce qui réalise l’unité du particulier et de l’universel. La liberté ne peut être ainsi conçue (au sens fort, quasi obstétrique) en dehors du Droit qui la « met au monde ».
3/ Le vide destructeur de la liberté métaphysique.
« Le domaine du Droit est le spirituel en général ; sur ce terrain, sa base propre, son point de départ sont la volonté libre si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du Droit est l’empire de la liberté réalisée, le monde de l’esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même » (§4).
Tel qu’il le déclare ainsi dans le §4, le projet de Hegel dans les Principes est de reconnaître le « domaine du Droit » comme le domaine effectif de la liberté. S’il définit le Droit comme « l’empire de la liberté réalisée », c’est afin de souligner que c’est là la tâche essentielle que se donne le Droit et le projet qui lui donne sens : comment donner réalité à la liberté ?
Ce n’est donc pas sur un plan purement métaphysique que l’on peut donner sens à la liberté ; seul le Droit peut lui conférer un sens et une vie. Dès lors, si la « volonté libre » est le « point de départ » de la liberté, il n’en demeure pas moins que le sujet libre n’est qu’un néant tant qu’il ne devient pas un sujet de droit, un sujet qui reçoit du Droit son effectivité. C’est pourquoi si Hegel reconnaît la « volonté libre » comme le point de départ du Droit, il faut encore tirer cette volonté hors d’elle-même et de la fiction qui lui est attachée, celle d’une liberté dont la conscience affirmerait la possibilité pleine et entière, uniquement par le pouvoir qui lui appartient de s’en faire une représentation. Le projet de Hegel est donc de tirer la pensée de la liberté hors du domaine où, selon lui, l’ont cantonné les penseurs du libre arbitre : celui d’une volonté perdue dans sa propre contemplation, dans son autoréflexion, incapable de ce fait même de se donner un monde et d’y prendre place.
Condamnée en effet au huis clos d’une conscience qui se mire elle-même, la liberté de la volonté n’a d’autre contenu que le refus du monde et la fuite devant toute forme de détermination qui contesterait son caractère illimité, cet infini dont elle se berce et qui est pure négativité. En cherchant la liberté dans une volonté infinie, rebelle à toute forme de limite qui pourrait l’ordonner ou la définir, les penseurs du libre arbitre ne pouvaient ainsi que rendre la liberté étrangère au monde et affirmer ainsi une liberté aussi absolue qu’abstraite. S’il s’agit là d’une « liberté du vide » (§ 5) selon Hegel, c’est justement parce qu’une telle liberté ne consiste en rien d’autre qu’à faire le vide autour d’elle et au sein du sujet lui-même ; elle se réduit à sa propre négation, consumant le monde et se consumant elle-même dans son refus de tout ce qui est. On retrouve ici la critique du libre arbitre que Hegel développe dans la Phénoménologie de l’esprit au travers de la « belle âme », la « belle âme » étant cette volonté qui se contente de se contempler elle-même, dans l’infini de ses souhaits, qui tremble devant le réel par peur de perdre son infinité rêvée et qui préfère dès lors le fuir et se réfugier dans une liberté imaginaire, plutôt que d’agir. Partant, aussi « belle » soit-elle – et elle le demeure parce qu’elle ne s’est pas souillée au contact du réel - cette âme, cette volonté, n’en est pas moins « morte » selon Hegel, car sa liberté n’est rien d’autre qu’une liberté imaginaire. Purement négative, cette volonté, où les penseurs du libre arbitre croyaient pouvoir loger l’expérience de la liberté, se réduit donc ainsi à « cette possibilité absolue de m’abstraire de toute détermination où je me trouve ou bien où je suis placé, cette fuite devant tout contenu comme devant une restriction » (§ 5). En ce sens, cette liberté est vide car elle n’a d’autre contenu que sa propre négation et ne peut se définir qu’en niant toute définition : l’infinité à laquelle elle prétend la condamne à n’être rien, la condamne de même à n’avoir d’autre réalité que dans le moment où elle nie toute détermination réelle.
Or, comme le souligne Hegel, cette liberté, ainsi conçue par les penseurs du libre arbitre, ne se réduit pas simplement à ce maelström logique : elle est aussi porteuse d’une violence destructrice. Parce qu’elle ne peut en effet s’affirmer qu’en niant toute détermination, « ce n’est qu’en détruisant que cette volonté négative a le sentiment de son existence ». Ce non-être logique et métaphysique ne peut s’actualiser au moment de sa réalisation qu’en prenant la forme d’une « furie de destruction ». Ici, les jeux de la métaphysique, loin de se contenir dans une idéalité logique abstraite, aboutissent à une violence politique sans frein. Ainsi, tel qu’il le note au paragraphe 5, « si [cette liberté du vide] se tourne vers l’action, c’est en politique comme en religion, le fanatisme de la destruction de tout ordre social existant et l’excommunication de tout individu suspect de vouloir un ordre et l’anéantissement de toute organisation voulant se faire jour ». En ce sens, parce que cette liberté métaphysique, celle d’une volonté qui ne peut affirmer son indépendance qu’en niant toute détermination, est une liberté qui ne peut pas rejoindre le monde et s’en donner un, elle ne peut faire autrement que s’actualiser sur le mode de la négativité pure : faute d’avoir un monde où elle puisse prendre place, elle cherche à détruire le monde qui la nie. De cette « furie de destruction », la Terreur révolutionnaire jacobine en fut l’expression la plus manifeste selon Hegel.
D’autre part, le vide de cette liberté ne nie pas simplement le monde mais aussi l’identité du sujet. Le libre arbitre est la puissance qui néantise le sujet lui-même. En effet, si « le libre arbitre, loin d’être la volonté dans sa vérité, est bien plutôt la volonté en tant que contradiction » (§15), le sujet, par cette contradiction, en vient à nier cela même qu’il est, toutes les déterminations qui sont la substance de son identité. Ainsi, ses instincts et ses inclinations « se détruisent réciproquement » (§17). Que demeure-t-il encore du sujet quand on interprète ainsi la subjectivité selon le libre arbitre ? Plus rien d’autre alors que « la pure forme de l’unité absolue de la conscience de soi avec elle-même » (§25) : pure identité logique de soi à soi, pure tautologie, la conscience ici « ne repose que sur elle-même dans son intériorité et son abstraction (en tant que moi égale moi) » (§25). Aussi la volonté du libre arbitre, parce qu’elle est pure puissance, pure potentia, est une volonté sans monde et dont l’intériorité elle-même est purement formelle, car abstraitement séparée d’un monde qui seul peut lui donner valeur de position et de décision. Cette puissance de la volonté est alors une puissance sans acte et donc une puissance vide : la simple représentation de la puissance. Que veut en effet cette volonté libre ? Parce qu’elle est sans monde, parce que toute détermination est pour elle pure négation, cette volonté ne veut rien si ce n’est elle-même. « La volonté libre (…) veut la volonté libre » (§27). C’est là le bégaiement métaphysique auquel les penseurs du libre arbitre condamnent la liberté. Or, il s’agit justement pour Hegel de tirer la volonté hors de ce théâtre d’ombres des métaphysiques de la liberté pour la rendre au monde et à l’action. Interprétée sur le mode du libre arbitre, la liberté n’est plus alors, tel qu’il le souligne fortement dans la Préface, que « cette sentimentalité qui se réserve l’arbitraire » et qui, au nom de l’indétermination stérile qu’elle revendique, aboutit à la « haine de la loi », la loi qui pourtant cherche à lui donner un contenu. En ce sens, définir le Droit à partir d’une liberté absolue et abstraite qui le précéderait, c’est selon Hegel réduire le Droit à une « conviction subjective », conviction qui ne peut interpréter le Droit que comme une limitation et qui, comme il le dit, est immanquablement conduite à « considérer la loi comme son pire ennemi » (Préface).
4/ La critique du Droit naturel et des théories du contrat.
Si on ne peut donner sens à la liberté à partir d’une volonté métaphysique, on ne saurait donc lui donner réalité en la comprenant comme une donation première et naturelle, ainsi que le font les tenants du Droit naturel et les théoriciens du contrat. En comprenant la liberté comme un désir et un droit originels, attachés à la nature humaine, on est condamné immanquablement à opposer la liberté aux lois, la liberté apparaissant comme une exigence antérieure au Droit, qui lui donne son fondement mais accuse aussi nécessairement le caractère réducteur et restrictif des lois. Si, en effet, on postule l’existence d’une telle liberté originelle, en faisant notamment l’hypothèse d’un état de nature précédant l’affirmation du Droit et dans lequel les hommes jouiraient d’une indépendance sans limite, on ne peut alors interpréter les lois positives que comme des contraintes et des restrictions, qui, certes, peuvent apparaître rationnelles, légitimes et utiles, mais qui n’en demeurent pas moins décevantes par rapport à cette indépendance originelle fantasmée, serait-elle immédiatement contestée par la violence et la loi du plus fort qu’elle produit.
En ce sens, qui suppose un Droit naturel à l’origine du Droit ne peut voir dans le Droit positif (les lois effectives d’un Etat) qu’une expression amoindrie d’une liberté absolue qui ne peut pas trouver sa pleine expression dans le système du Droit. C’est une telle opposition entre Droit naturel et Droit positif, opposition entre un idéal du Droit et sa réalisation effective, que Hegel met en question : selon lui, le Droit naturel n’est pas « l’autre » idéal du Droit mais ce que le Droit positif contient et produit, la conséquence de sa rationalité et de son développement effectif. Ainsi, en faisant l’hypothèse d’un état de nature et en rapportant la liberté à une nature humaine abstraite de sa réalité historique, les théoriciens du Droit naturel ignorent les conditions concrètes et rationnelles par lesquelles le Droit peut donner une réalité effective à cette liberté. S’il s’agit bel et bien de donner un monde réel à la liberté ( § 142), tel que Hegel se le propose dans la dernière partie des Principes, il faut tirer celle-ci hors du ciel abstrait dans lequel la maintiennent le Droit naturel et la Déclaration des droits l’homme : car ces droits n’ont de contenu que dans l’existence concrète de l’homme social et c’est en la pensant à partir des conditions par lesquelles le Droit la rend effective qu’on cessera de faire de la liberté une simple pétition de principe métaphysique et un idéal destructeur parce qu’impossible. C’est pourquoi si Hegel reconnaît la positivité des droits de l’homme, notamment dans l’affirmation d’une liberté inaliénable de la personne, ces droits ne sauraient être défendus, selon lui, si on les dissocie du contenu et des progrès historiques du Droit positif : c’est seulement en les pensant comme les effets de la loi qu’on peut garantir leur respect. Autrement dit, il faut faire de la liberté autre chose qu’un désir d’avant les lois, désir qui ne peut qu’être déçu, pour la penser comme une relation et la forme d’une existence concrète que les lois seules peuvent produire.
On a souvent reproché à la philosophie hégélienne d’exaucer la réalité dans sa pleine positivité rationnelle, ignorant l’écart entre l’idéal et le fait, ainsi que la violence, le mal et l’irrationalité qui sont la conséquence de cet abîme : or, il n’y a pas en un sens de philosophie plus « idéaliste » (au sens banal du terme) que celle de Hegel, car il s’agit pour lui, non pas de supprimer l’idéal au profit de la réalité concrète, mais plutôt de tirer l’idéal hors de la contradiction stérile par laquelle on l’oppose au réel, afin de poser les conditions de son actualisation. Le concept d’ « effectivité » chez Hegel signifie ainsi cette réconciliation, l’effectivité étant l’expression de cette réalisation et de cette objectivation de la raison qui transforme la réalité plate en une histoire porteuse de sens, permettant ainsi de concevoir l’humanité, non comme une forme abstraite, mais – si l’on nous autorise l’expression – comme une « idée à l’œuvre », comme un idéal qui advient et se cherche dans le mouvement et le devenir de l’histoire. Aussi est-il faux de dire que Hegel idéalise le réel : au contraire, il pose les conditions de la réalisation effective de l’idéal. Rationaliser le réel est une façon, pour lui, de penser les conditions de la réalisation de la raison. C’est pourquoi d’ailleurs Hegel se sépare autant des théoriciens du Droit naturel que des tenants de l’école historique du Droit, qui nient le Droit naturel au nom de la seule positivité des lois historiques : ces derniers, au nom d’un positivisme juridique conservateur, tendent en effet à justifier toutes les lois en vigueur, quand bien même elles seraient contraires à la raison et à la liberté. Loin de rejoindre un tel positivisme, Hegel considère au contraire l’affirmation de la libre personnalité, telle que la soulignent les penseurs du Droit naturel, comme un acquis décisif du droit moderne. Seulement, au lieu de considérer cette liberté comme l’attribut d’une nature humaine abstraite, il faut penser les conditions réelles de sa réalisation et de sa préservation, c’est-à-dire la reconnaître comme l’effet des lois et non leur contrepoint critique.
D’autre part, en pensant la liberté non comme l’effet immanent des lois mais comme un désir attaché à la nature humaine, on est condamné à interpréter la société politique comme l’addition de volontés individuelles, dont le Droit n’aurait pour tâche que d’aménager la coexistence pacifique. C’est là ce que Hegel reproche aux théories politiques du contrat et notamment à Rousseau. Certes, ce dernier a reconnu la volonté libre comme l’idée fondamentale du Droit mais son erreur, selon Hegel, est d’avoir réduit cette volonté à l’individu particulier, condamnant alors les lois, produites par le contrat qui unit les volontés individuelles, à n’être jamais que des limitations (§ 29). Si donc on pose une liberté originelle et individuelle avant les lois, le Droit restreint la liberté au lieu de l’inventer et de lui donner une effectivité. D’autre part, en pensant la société comme l’effet d’un contrat, on réduit celle-ci à n’être jamais rien d’autre que le jeu conflictuel d’intérêts privés ; les libertés sont conjointes, elles s’accordent, ou, pour le dire autrement, elles s’emboîtent comme les rouages d’une machine ; seulement, l’unité de la société demeure encore purement extérieure, mécanique, la liberté demeure à l’état de revendication individuelle sans être l’élément et l’effet de la vie en commun.
Dès lors, l’enjeu des Principes de la philosophie du Droit, est bien pour Hegel de repenser les rapports du sujet et du Droit à rebours de toute une tradition politique et morale. Si toute une tradition a en effet tiré les déterminations du Droit et de la morale d’une subjectivité abstraite, il faut au contraire penser le sujet comme le produit du Droit et tel qu’il reçoit ses attributs des lois. C’est pourquoi les deux premières parties des Principes n’offrent encore que des interprétations inachevées et insatisfaisantes de la liberté et de la morale : elles ne sont que la forme d’un Droit « abstrait » et d’une morale qui n’est encore que « subjective » (selon les titres de ces parties) car elles rapportent au sujet particulier une liberté qui est l’effet de conditions objectives, d’un ensemble d’institutions et d’un Droit, qui, seuls, la rendent possibles. Autrement dit, c’est dans le dernier livre, celui consacré à la « moralité objective » (à la Sittlichkeit) que les droits de la personnalité libre ainsi que la subjectivité morale trouvent à la fois leur raison d’être et leur condition de possibilité. Conformément à la logique qui anime toute l’œuvre de Hegel, la fin éclaire le début et lui donne sens : ce ne sont ni l’affirmation de la liberté individuelle, ni les exigences de la morale subjective, qui permettent d’expliquer l’avènement de l’Etat ; c’est plutôt ce dernier qui produit les conditions objectives qui non seulement fécondent cette subjectivation mais permettent le dépassement des contradictions dont elle est porteuse.
4/ Donner un monde à la liberté : la Sittlichkeit (« l’éthique sociale »).
Toute la dernière partie des Principes de la philosophie du Droit est une façon de repenser totalement et à nouveau frais les rapports entre le particulier et l’universel, le sujet et l’Etat, la liberté et la loi, le Droit et la morale. Il s’agit pour Hegel de surmonter la scission entre ces concepts, ce que l’idée de « Sittlichkeit », qui donne son titre à cette partie, cherche à produire en réconciliant « le bien subjectif et objectif » (§ 141), quand toute la pensée classique de la morale et de la liberté tendait à les opposer. Plutôt que de traduire ce terme par « moralité objective » (comme le propose la traduction Tel Gallimard), nous suivrons sur ce point les précieuses indications et commentaires de Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey (cf. Hegel et la société, PUF, « Philosophies »). Comme le soulignent ces deux commentateurs, le concept de « Sittlichkeit » ne peut être en effet confondu avec la morale et l’éthique, entendues comme des systèmes de représentations et de jugements qui transcenderaient l’existence collective. Si Hegel convoque ce terme, c’est justement pour que la morale et l’éthique cessent ainsi d’être des pensées de surplomb, pour donner droit à une éthique vivante, concrète, qui au lieu de s’opposer au monde et de lui opposer une liberté impossible, deviennent au contraire l’élément dans lequel la vie commune se déploie.
En ce sens, l’idée de « Sittlichkeit » permet de donner droit à une « spiritualité vivante », selon l’expression de Hegel, c’est-à-dire à une éthique, non plus opposée au monde, mais objectivée dans le monde, une éthique qui devienne l’habitus de la vie collective, se signifiant comme une seconde nature, capable d’imprégner complètement le comportement des individus et les relations sociales. Comme le proposent Lefebvre et Macherey, l’expression d’«éthique sociale » est sans doute la plus juste pour en restituer le sens dans notre langue. Formé à partir du substantif Sitte, le concept de Sittlichkeit désigne en effet la coutume, les mœurs, telles qu’elles sont capables d’informer la vie commune jusqu’à devenir la forme habituelle, naturelle, de toutes les relations, produisant ainsi une appartenance commune entre les membres de la société. Une telle traduction donne bien le sens du projet hégélien : penser une «éthique sociale », c’est en effet penser une éthique qui est « passée dans les mœurs », qui se signifie comme la substance même de la vie en commun, le milieu dans lequel les membres de la société évoluent.
Si, comme nous l’avons souligné, l’enjeu des Principes est de renverser les métaphysiques du sujet pour penser une liberté objective, la Sittlichkeit pose les conditions par lesquelles il est possible de produire un sujet du Droit, c’est-à-dire un sujet qui est produit par le Droit, dont la liberté ne serait plus simplement l’expression transcendante de sa conscience mais l’effet immanent des conditions objectives de la vie en commun. Pour le dire autrement, la question que se pose Hegel est la suivante : comment faire pour que les hommes habitent leur liberté ? Pour que la liberté soit l’élément d’une existence partagée et non un refuge et une fuite abstraite hors du monde ?
La Sittlichkeit est une façon pour Hegel de donner forme à un véritable habitus éthique, tel que les règles de Droit et les règles morales cessent ainsi d’être vécues comme des contraintes ou des limites, cessent d’être dans un rapport d’extériorité à la vie sociale, mais apparaissent désormais comme l’expression naturelle de la sociabilité, sous la forme de la coutume. S’il reconnaît ainsi dans la coutume (Sitte) la forme accomplie de l’éthique, c’est parce qu’en prenant la forme de la coutume la liberté peut devenir l’expression effective de la vie partagée, au lieu qu’elle ne soit rien d’autre que l’éternelle protestation de la subjectivité contre un monde dans lequel elle ne se reconnaît pas.
De même, faire passer ainsi la morale dans les mœurs, de telle manière que par le biais de la coutume elle devienne une seconde nature, la forme naturelle des relations sociales, permet de surmonter les impasses de la morale subjective. Cette dernière, en effet, fait reposer la morale tout entière sur la volonté et la décision arbitraire du sujet, l’obéissance à la morale étant alors suspendue à la reconnaissance du sujet sur le mode de la confiance ou de la foi – confiance et foi qu’il peut toujours lui retirer (§ 147). En rapportant ainsi la morale à la volonté subjective, on réduit ainsi le devoir à une simple représentation ; or, il s’agit justement pour Hegel de tirer la règle morale hors de la représentation subjective pour en faire l’élément objectif de l’existence commune (sur le mode de la coutume). Ainsi qu’il le souligne, la « théorie éthique des devoirs » ne doit plus être ramenée au « principe vide de la moralité subjective » ; cette théorie doit se transformer en praxis, devenir la vie et l’élément naturel de la société (§ 148). La morale ne doit plus être simplement affaire de vertus, ce qui est une façon de suspendre le devoir à une simple préférence subjective, mais devenir la détermination objective, la forme substantielle de l’existence individuelle, tel que les devoirs cessent d’être des règles extérieures et des contraintes pour se muer en habitudes sociales, en règles de vie, se signifiant comme la forme naturelle autant que spontanée des relations sociales (§ 150).
En ce sens, cette «éthique sociale » permet de résoudre le conflit de la liberté et de la nécessité : la coutume, en faisant des devoirs une seconde nature, donne un monde à la morale, fait entrer l’esprit dans le domaine de la nécessité, une nécessité qui consiste dans l’objectivation de la liberté. C’est pourquoi le devoir, selon Hegel, ne saurait prendre sens qu’en s’affirmant comme une «double libération » (§ 149) : si le devoir nous libère « de la dépendance qui résulte des instincts naturels », il nous libère tout autant de « la subjectivité indéfinie qui n’arrive pas à l’existence » ; autrement dit, le devoir se sépare de la nécessité naturelle comme de l’arbitraire subjectif. Objectivée sous la forme de l’habitude et de la coutume, il devient l’élément naturel des relations sociales, se substituant à la nature immédiate et extérieure mais jouant un rôle analogue à la loi naturelle pour tous les êtres, c’est-à-dire devenant la substance même de la vie commune et en imprégnant le comportement des individus. Tel est bien ce que souligne l’addition au paragraphe 151, « l’esprit de liberté » ne peut s’accomplir, la liberté ne saurait s’actualiser qu’en prenant la forme naturelle d’une nécessité heureuse pour les membres de la société, analogue à la loi naturelle : « De même que la nature a ses lois, de même l’animal, les arbres, le soleil accomplissent tous leur loi, la coutume (Sitte) est du ressort de l’esprit de liberté ». Ainsi, par la coutume, les lois cessent d’être des règles extérieures pour devenir les expressions immanentes de la sociabilité. Les lois et les institutions cessent alors d’être « quelque chose d’étranger au sujet », elles deviennent consubstantielles à son existence : « Il y a sa fierté, et il vit en elles comme dans un élément inséparable de lui » (§ 147).
Dès lors, cette « « éthique sociale », parce qu’elle objective la liberté et en fait la forme même des relations sociales, permet de réconcilier le sujet et la loi, la morale et le Droit. Loin d’opposer la sphère de la morale de celle de la légalité, Hegel reconnaît au contraire dans l’ « éthique sociale » ce qui permet de dépasser et de réconcilier les particularités du Droit et de la morale, faisant de la liberté et du bien des modus vivendi se signifiant dans un système d’habitudes. De même que pour Aristote il ne saurait y avoir de vertu que lorsque celle-ci prend la forme d’une disposition constante et habituelle (hexis), de même pour Hegel la positivité de l’habitude est de conférer ainsi une effectivité au Droit et à la morale, donnant aux devoirs la forme de « règles de vie », au sens fort du terme. En devenant ainsi, par le biais la coutume, immanents à la vie partagée, le Droit et la morale affirment leur unité, comme le souligne la remarque du paragraphe 153, où Hegel s’inscrit dans un héritage antique : « A un père qui interrogeait sur la meilleure manière d’élever moralement son fils, un pythagoricien donna cette réponse (qu’on met dans la bouche d’autres philosophes) : « Fais-en le citoyen d’un Etat dont les lois sont bonnes ». Le modèle dont se réclame ici Hegel est celui de l’éthos des Grecs, celui d’une morale objectivée qui s’incarne dans les lois, les individus reconnaissant dans les institutions publiques qui les enveloppent l’expression de leur identité et de leurs aspirations. Comme le souligne Eugène Fleischmann (in La philosophie politique de Hegel, Tel, pp.179-197), « Le « bien » de la morale réalisée (Sittlichkeit) n’est plus seulement une formule péremptoire et morte, mais une réalité où l’homme a la satisfaction de se retrouver comme l’acteur des événements ». En ce sens, « l’éthique sociale » consiste dans la transformation du sujet moral, qui avait perdu la réalité, en un homme agissant, capable de faire l’expérience de sa liberté dans un monde commun.
5/ L’Etat comme réconciliation de l’universel et du particulier.
Il appartient à l’Etat, selon Hegel, de donner forme à cette « éthique sociale ». Autrement dit, le rôle essentiel de l’Etat est de rendre possible l’unité de la vie commune de telle manière que les membres de la société, au lieu de s’affronter et de s’opposer selon leur intérêts particuliers, puissent se vivre dans cet élément éthico-social et y reconnaître la forme objective et effective de leur liberté. Ainsi, l’Etat en tant qu’unité se distingue et se sépare des autres formes d’association humaine que sont la famille et la société civile. Le lien humain que l’Etat cherche à produire est à la fois une façon de conserver les liens familiaux et civils et de surmonter les limites et les contradictions dont ils sont porteurs. Si la famille est en effet la première forme de sociabilité, elle ne l’est encore que sur le mode d’une unité naturelle irréfléchie dont la substantialité est immédiate : le lien familial est un lien de fusion, lien qui ne laisse pas encore place à l’affirmation de l’individualité libre (§ 158). Sans aller jusqu’à dire que l’on y étouffe (ce qui serait peu hégélien), il n’en demeure pas moins que l’unité de la famille, pour fusionnelle qu’elle soit, est inachevée et ne saurait valoir comme modèle de l’unité spirituelle que l’Etat cherche à accomplir, car il manque à cette unité le moment de la différence et de la séparation qu’engage toute affirmation de liberté. C’est dans la société civile que cette différence éclate (cf. addition au § 182) : dans la société civile, qui se signifie essentiellement pour Hegel sur le mode des échanges économiques, les individus deviennent réellement des individus, indépendants et isolés, qui, chacun, se donnent pour fin de satisfaire leurs intérêts particuliers. Autant ainsi le lien familial se caractérisait par l’identité fusionnelle, autant le lien civil se caractérise par des rapports d’extériorité entre les individus, individus qui affirment leur indépendance et s’opposent dans leurs différences, avant d’entrer en relation les uns avec les autres. En ce sens, la société civile est le règne des égoïsmes : chacun s’y affirme comme un « particulier », au sens fort du terme, c’est-à-dire comme une personne privée, qui est à soi-même sa propre fin, la collectivité n’étant envisagée que comme un moyen au service des intérêts particuliers.
Comme le souligne à raison Lefebvre et Macherey, la conception hégélienne de la société nous met ainsi face à un paradoxe, car la société n’est jamais autant menacée de désagrégation que lorsque les liens sociaux prennent forme, la relation sociale immédiate consistant dans un affrontement des différences, dans la lutte des intérêts particuliers, dans une affirmation conflictuelle des individualités et des libertés, qui réduisent l’unité de la société à un « système atomistique » (Encyclopédie, § 523) toujours sur le point d’éclater et de se dissoudre. Comme le souligne l’addition au paragraphe 181, dans ce moment où les particularités se séparent et s’opposent, la Sittlichkeit, « l’éthique sociale », « semble perdue ». En effet, dans ces relations, les membres de la société ne vivent pas et ne se représentent pas leur liberté comme le lien objectif qui les unit en une vie commune mais comme l’attribut de leur personnalité privée, cette liberté individuelle repoussant le lien social comme une limite extérieure et une contrainte contingente. Dans la logique de la société civile ainsi, l’universel (universalité du Droit et des institutions) n’est rien d’autre qu’un moyen au service des intérêts particuliers ; comme le disent Lefebvre et Macherey, c’est proprement « l’image inversée » de la logique de l’ « éthique sociale » que l’Etat hégélien cherche à produire et défendre : car la Sittlichkeit est justement l’effort pour tirer la liberté hors de son isolement stérile, pour en faire l’élément objectif de la relation sociale, telle qu’elle soit vécue et reconnue par les membres de la société comme une liberté en partage et non comme la différence qui nie le monde commun et s’en retranche. Dès lors, l’Etat, selon Hegel, a pour fin essentielle de rendre possible l’épanouissement d’un lien universel entre les membres de la société, capable de surmonter la division et la lutte des particularités, de restituer ainsi la primauté de l’universel sur le particulier. Car si on laisse en effet la société civile se développer selon sa logique propre, l’unité de la société sera toujours vulnérable : de là, la critique par Hegel des théories du contrat, car l’association des volontés particulières ne fait pas une volonté universelle qui, seule, peut rendre effective l’unité de la société ; de là, aussi, sa critique des théories libérales de l’Etat qui réduisent ce dernier à n’être qu’un instrument, un simple moyen, au service des intérêts individuels.
Or, si la société civile est le moment de la division et de l’affrontement individualiste, elle porte en elle-même les contradictions qui rendent possible son dépassement – selon la logique qui est coutumière chez Hegel. Ainsi, si chacun dans la société civile poursuit la satisfaction de ses besoins égoïstes, il n’en demeure pas moins que les besoins sont arrachés de leur naturalité immédiate ; le besoin socialisé n’est plus solipsiste, il prend place dans un système de représentations collectives qui le fait participer d’un échange et d’une reconnaissance intersubjective. Se tissent ainsi des relations d’interdépendance, le besoin de chacun étant médiatisé par le besoin des autres, quelle que soit la fiction de l’égoïsme dans laquelle se maintient encore la conscience individuelle, comme le souligne l’addition au § 184 : « La particularité et l’universalité, tout en étant dissociés dans la société civile, n’en demeurent pas moins tenues par un lien et un conditionnement réciproques. Tout en semblant faire exactement ce qui est contraire à l’autre et en croyant ne pouvoir être qu’en se tenant à bonne distance de lui, chacun a pourtant l’autre comme condition ». Par le travail – et plus encore par la division du travail, s’accomplit une interdépendance des membres de la société, qui joue comme une véritable « ruse de la raison » : chacun en croyant servir son intérêt propre sert aussi les intérêts des autres et s’insère dans un ordre global de la société (§ 199). Apparaît ainsi « une raison immanente dans le système des besoins humains qui articule ce système en un tout organique de différence » (remarque du § 200) : le travail produit des liens entre les hommes et la représentation de ces liens, tirant les individus de leur solipsisme égoïste, les rassemblant en « états » (paysans, ouvriers, fonctionnaires, …) où les membres de la société réfléchissent leur activité et la partagent comme une identité commune. L’affirmation du Droit est inséparable selon Hegel de cette conscience d’appartenance et de cette reconnaissance mutuelle qui unissent les membres de la société dans la représentation d’une identité partagée. Un « esprit de corps » surgit, celui qui rassemble les hommes en corporations, qui prépare l’unité organique de l’Etat. Ainsi, l’universel prend doublement forme, à la fois par les liens matériels qui lient les individus entre eux mais aussi par le développement conjoint de représentations communes où s’invente pas à pas une conscience collective. En ce sens, il ne saurait y avoir de vie partagée authentique sans une culture (Bildung) qui rende effective cette appartenance et cette reconnaissance mutuelle des membres de la société : l’effectivité de la vie commune passe par des représentations partagées capables d’inclure les consciences individuelles dans une identité collective.
C’est là que l’Etat affirme sa tâche essentielle selon Hegel : son rôle est de donner réalité à la liberté, de conduire la subjectivité hors de son solipsisme pour l’accomplir dans l’élément objectif d’un Droit et d’une vie partagée, où, par le biais de « l’éthique sociale », des coutumes qui unissent les membres de la société, chacun puisse vivre et agir dans un monde commun où il se reconnaisse lui-même, où il fasse l’expérience effective de sa liberté. Comme le dit Eugène Fleischmann (La philosophie politique de Hegel, Tel, p.180), son rôle est de « réaliser la subjectivité », c’est-à-dire « créer une réalité commune, obligatoire, valable pour tous les sujets libres, un système des devoirs et obligations selon les règles de la liberté et de la raison. La notion la plus universelle et la plus concrète de l’objectivité libre sera donc l’Etat où toutes les exigences de la liberté peuvent être posées et satisfaites, où la raison est à la fois le sujet et l’objet (celui qui exige et ce qui est exigé), où l’universalité se réalise pleinement, c’est-à-dire aussi bien par la satisfaction de la conscience individuelle subjective que par l’érection d’un système objectif et universel des lois ». Là où la société civile n’est encore que la juxtaposition et le jeu conflictuel des intérêts particuliers, son unité demeurant toujours menacée, l’Etat est seul capable de donner à la vie en commun sa substance, celle d’une vie organique, où le lien social puisse prendre la forme d’une volonté commune. En ce sens, il est la vérité, la raison de la vie partagée, donnant aux liens sociaux, par une culture, par des lois et des institutions communes, la forme d’une liberté en partage, sans laquelle les libertés individuelles ne seraient que des abstractions. L’importance que Hegel accorde à la conception de l’Etat comme « organisme » doit être comprise comme un dépassement de la société civile où les relations entre les membres de la société ne sont encore que de pure extériorité : ils ne deviennent justement « membres » de la société qu’en étant intégrés dans une volonté universelle où, comme dans un organisme, ils sont à la fois des parties différenciées mais se vivent dans l’unité d’un tout, l’élément d’une vie partagée.
Or, si l’Etat est « l’Esprit objectif », « la raison en et pour soi », selon les expressions de Hegel, cette spiritualité et cette rationalité, tout en s’incarnant dans l’objectivité des lois et des institutions, ne sauraient prendre une forme spirituelle, être la raison non simplement « en soi » mais « pour soi », si son universalité n’est pas réfléchie et reconnue par les consciences individuelles. L’Etat ainsi cherche à réconcilier l’universel et le particulier, et non, comme l’ont supposé des lectures trop hâtives, d’absorber, voire de supprimer le second par le premier. Tout au contraire, on peut dire que l’universel tend à libérer les particularités, à leur donner les conditions objectives de leur expression, et cela d’autant plus que ces particularités reconnaissent cette universalité comme la condition de leur épanouissement. Il s’agit donc, non pas de supprimer la subjectivité libre mais de lui donner un monde où elle puisse se déployer objectivement, non pas d’abolir la société civile mais de l’intégrer à une volonté commune qui surmonte ses contradictions. Sur ce point, l’addition au § 260 est très claire : « L’essence de l’Etat nouveau est que l’universel soit lié avec la pleine liberté de la particularité et avec la prospérité des individus ; donc, il faut que l’intérêt de la famille et de la société civile se rassemble avec celui de l’Etat, mais l’universalité de la fin ne peut progresser sans le savoir et le vouloir de la particularité, à laquelle il faut conserver son droit. Il faut donc que l’universel soit mis en œuvre, mais il faut aussi, de l’autre côté, que la subjectivité soit développée pleinement de façon vivante. C’est seulement lorsque les deux moments subsistent dans leur vigueur propre que l’Etat est à regarder comme un Etat structuré et véritablement organisé ».
C’est pourquoi d’ailleurs Hegel se sépare sur ce point de l’idéal de l’ethos et de l’Etat antique ; l’Etat platonicien, ainsi, ignore les libertés individuelles et dissout les individualités dans une totalité sans reste (« Dans l’Etat platonicien, la liberté subjective ne vaut encore rien », § 262) alors que l’apport décisif de la modernité est d’avoir fait de la liberté une expérience subjective, faisant accéder la liberté à la conscience d’elle-même. Le monde moderne marque l’avènement d’un « Je veux », rompant avec le monde ancien (§ 279) et l’Etat moderne doit accueillir cette liberté de la subjectivité, la préserver et favoriser son épanouissement. Partant, la volonté universelle à laquelle l’Etat donne forme et sens ne consiste pas dans la suppression des volontés particulières mais dans l’unité organique de ces volontés, telles qu’elles accèdent à la conscience de leur appartenance à l’universel. « L’intérêt du tout » ne s’oppose pas aux « fins particulières » : au contraire, l’effectivité de l’Etat « consiste en ce que l’intérêt du tout se réalise dans les fins particulières » (§ 270). Dès lors, si Hegel pense l’Etat sur le modèle d’un organisme, cette unité doit être comprise sur un mode dynamique qui ne suppose la suppression des fonctions particulières de ses parties : si cette totalité est une unité vivante, comme le souligne le § 263, c’est justement du fait de la dialectique de ses mouvements contraires, l’organisme étant « le développement de l’idée en ses différences » (§ 269), l’Etat consistant dans cette unité différenciée qui à la fois subsume les particularités et les préserve. C’est pour cette raison que Hegel sépare clairement la totalité étatique de la communauté religieuse : dans cette dernière, en effet, « tout est toujours en relation avec la totalité » ; aussi, donner l’unité fusionnelle de la religion comme modèle pour l’Etat ne peut que conduire à la violence destructrice du fanatisme : « si cette totalité voulait s’emparer de tout ce qui a trait à l’Etat, elle serait un fanatisme ; elle voudrait posséder le tout en chaque élément particulier et ne pourrait y parvenir que par la destruction du particulier, car le fanatisme n’est rien d’autre que le fait de ne pas laisser subsister les différences particulières » ( § 270). Ce n’est pas donc pas par la violence que l’Etat moderne doit surmonter les volontés particulières mais au contraire en élevant ces volontés à la conscience de leur appartenance universelle, de leur participation à une vie commune, par le biais d’une culture qui fasse de la liberté un savoir et un vouloir partagés par tous mes membres de la société, le Droit moderne ne pouvant prendre vie que par cette reconnaissance (§ 209). La spiritualité de l’Etat est ainsi inséparable d’une pédagogie, car « l’esprit objectif » ne saurait prendre vie que comme conscience partagée des hommes.
Ce faisant, si l’Etat doit objectiver la liberté en lui donnant la forme d’une « éthique sociale », c’est-à-dire en faisant de la liberté l’élément universel dans lequel s’insèrent les volontés particulières, de telle manière qu’elles vivent leur liberté sur le mode de coutumes et d’habitudes partagées, il n’en demeure pas moins qu’une telle éthique serait morte si elle ne s’incarne pas sous la forme d’une expérience consciente, vivante et conflictuelle de l’être-ensemble. L’addition au paragraphe § 151 nous prévient très clairement contre ce risque, car si la Sittlichkeit consiste dans l’objectivation de la liberté par les coutumes et les habitudes partagées, Hegel n’en souligne pas moins que « l’homme meurt aussi par habitude, c’est-à-dire lorsqu’il s’est complètement installé dans la vie, lorsqu’il est devenu spirituellement et physiquement abruti, et que l’opposition entre conscience subjective et activité spirituelle a disparu ». Autrement dit, cet élément éthique dans lequel l’universel prend forme ne suppose pas – tout au contraire – l’abolition des consciences dans une vie commune où l’unité serait aussi consensuelle qu’inconsciente. En s’objectivant, par le biais de la coutume, en devenant une seconde nature, la liberté doit demeurer spirituelle, se vivre dans le dialogue des différences, dans la rencontre des consciences, plurielles et conflictuelles. Comme le souligne l’addition au § 211, « le conflit aussi appartient à la pensée, à la conscience pensante et à sa dialectique », et sans cette dialectique conflictuel qui unit l’universel et le particulier, le Droit se transformerait en mécanique aveugle, l’Etat, au lieu d’être une réalité spirituelle, se confondrait avec la nécessité aveugle de l’ordre naturel. En ce sens, si l’Etat poursuit la réconciliation de l’universel et du particulier, l’universel ne saurait garder un sens qu’en préservant la particularité qui le réfléchit et s’en sépare. L’Esprit ne saurait nier ce qui lui donne vie : la différence et le conflit, sans lesquels la liberté se perd. La pensée de l’Etat est ainsi et avant tout une pensée de l’esprit, l’esprit dont la Phénoménologie de l’Esprit nous rappelle qu’il « ne se conquiert lui-même que dans l’absolu déchirement ».
CONSEILS BIBLIOGRAPHIQUES :
- Edition des Principes de la philosophie du Droit : je recommande l’édition critique de Jean-François Kervégan, au PUF, « Quadrige », 1998.
Essais sur Hegel :
- Hegel et la société, Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey, PUF, « Philosophies »
- La philosophie politique de Hegel, Eugène Fleischmann, Tel Gallimard.
- Etudes hégéliennes, Bernard Bourgeois, PUF.