L’ART, LA POLITIQUE ET LE REEL

 

Dans le Spectateur émancipé, le penseur contemporain Jacques Rancière interroge les relations qu’entretiennent l’art et la politique. Si, comme il le souligne, il y a toujours eu un conflit latent entre ces deux formes d’expression, c’est dans la mesure où la politique et l’art ont des activités analogues : l’un et l’autre créent des fictions et travaillent le même objet, la sensibilité ; seulement, comme nous le verrons plus loin, ils le font en des sens contraires. Tout comme l’art, la politique est ainsi une forme d’esthétique (au sens premier : elle travaille l’ « aesthesis », la sensation).

Mais, tout d’abord, arrêtons-nous sur ce qui peut ici nous étonner. Si, en effet, on pourrait admettre aisément que l’art produit des fictions, comment une telle définition pourrait-elle s’appliquer à la politique ? Ne serait-ce pas plutôt le sens du réel et l’effort pour le gouverner qui définissent la politique ?

Ce pseudo-réalisme ignore tout simplement la façon dont tout monde – et plus encore toute réalité sociale – ne peut jamais être réduite à une réalité matérielle, tangible et mesurable : tout monde est traversé de normes, de valeurs et d’idéaux ; toute réalité n’est qu’une certaine façon de distribuer des significations, des représentations, des normes et des identités. Cette distribution singulière, historiquement mouvante, donne à chaque monde humain son style et son ordre, un ordre qui, loin d’être un horizon idéal lointain, est ce qui articule concrètement les existences, les marchandises et les échanges. En ce sens, comme le souligne Rancière, toute réalité est le processus d’une fiction ; toute réalité est une configuration où s’agencent et se heurtent diverses intentionnalités : « il n’y a pas de réel en soi », toute réalité est « une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable ». Sur ce point, la « réalité » à laquelle nous attribuons tant de vertus, à laquelle nous devrions être rivés au nom d’un bon gros réalisme, si prompt à rejeter comme fiction toute interprétation du monde qui contredit la sienne, cette « réalité » n’est ainsi, à bien y penser, que la « fiction dominante » d’une époque. Comme le disait un autre penseur contemporain, Cornelius Castoriadis, toute société est une « institution imaginaire », un « magma » de valeurs, de normes et d’idéaux dont surgit un certain monde. La politique et l’art oeuvrent ainsi continuellement sur une réalité dont les formes et les configurations s’offrent à un travail esthétique qui ne cesse de « créer ainsi un paysage inédit du visible, des formes nouvelles d’individualités et de connexions, des rythmes différents d’appréhension du donné, des échelles nouvelles ». Instituer le réel, c’est instituer des manières de sentir.

Ainsi, de quelle façon l’art et la politique travaillent-elles l’une et l’autre cette fiction qui configure le monde ?

La politique cherche à produire une sensibilité commune et configure ainsi un partage des représentations, du visible et de l’invisible, du dicible et de l’indicible, capable de capturer les sensibilités, de les unifier en un nous homogène, sûr de lui-même et du monde collectif qui accueille cette identité. La fiction du politique est essentiellement la configuration d’un consensus : elle est l’invention d’un collectif qui passe par l’unité d’une perception commune. On pourrait dire, en ce sens, que le plus vieux travail du politique est de rassembler et d’attacher les sensibilités, de les unir en un même régime d’émotions.

Or, le « travail de fiction » de l’art est à rebours de cette fiction de la politique. Quand la politique cherche ainsi à produire le consensus d’une sensibilité homogénéisée, polarisée sur des émotions collectives, le travail de fiction de l’art est au contraire œuvre de dissensus : l’art vient brouiller ce « sens commun » et le monde qu’il institue ; il en perturbe les configurations, en brouille les séparations, changeant ainsi « les repères de ce qui est visible et énonçable, [faisant] voir ce qui n’était pas vu, [faisant] voir autrement ce qui était trop aisément vu, [mettant] en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des rupture dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects ». Aussi la fiction de l’art fait éclater cette autre fiction, celle d’un ordre du réel, infrangible et naturel, où l’expérience sensible serait soumise à l’évidence spectaculaire de représentations immuables. Véritable « rupture esthétique » dans l’esthétique du réel, l’art fait surgir un « sens commun polémique », une sensibilité dissidente et singulière, face au « sens commun » que trame la fiction politique. Si l’une et l’autre travaille incessamment le réel, inventant des sujets, des expériences et des sujets nouveaux, l’art vient troubler les lignes claires et les identités tranchées en quoi consiste l’invention politique de la réalité.

Soudain, le réel, au lieu d’être cette puissance hostile qui s’impose à notre sensibilité, s’ouvre à nouveau à l’intentionnalité et à l’aventure d’une expérience qui s’en empare et le vit. En ce sens, on pourrait dire que la fiction de l’art rend le monde à notre sensibilité, à notre invention, et c’est peut-être la raison pour laquelle toute politique est tentée de soumettre cette esthétique dissidente à sa propre logique.

 

(Nous renvoyons le lecteur à notre approche de la photographie – cf. page d’accueil du site – où nous convoquons la pensée de Jacques Rancière dans la perspective de cet art, lui-même lui accordant des chapitres très éclairants dans le Spectateur émancipé)

 

 

« Il y a, ensuite, à l’intérieur de ce cadre, les stratégies des artistes qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects. C’est là le travail de la fiction. La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et la signification. Ce travail change les coordonnées du représentable ; il change notre perception des événements sensibles, notre manière de les rapporter à des sujets, la façon dont notre monde est peuplé d’événements et de figures (…)

Les formes de l’expérience esthétique et les modes de la fiction créent ainsi un paysage inédit du visible, des formes nouvelles d’individualités et de connexions, des rythmes différents d’appréhension du donné, des échelles nouvelles. Ils ne le font pas à la manière spécifique de l’activité politique qui crée des nous, des formes d’énonciation collective. Mais ils forment ce tissu dissensuel où se découpent les formes de constructions d’objets et les possibilités d’énonciation subjective propres à l’action des collectifs politiques. Si la politique proprement dite consiste dans la production de sujets qui donnent voix aux anonymes, la politique propre à l’art dans le régime esthétique consiste dans l’élaboration du monde sensible de l’anonyme, des modes du cela et du je, d’où émergent les mondes propres des nous politiques. Mais dans la mesure où cet effet passe par la rupture esthétique, il ne se prête à aucun calcul déterminable.

C’est cette indétermination qu’ont voulu outrepasser les grandes métapolitiques qui ont assigné à l’art une tâche de transformation radicale des formes de l’expérience sensible. Elles ont voulu fixer le rapport entre le travail de la création artistique du cela et le travail politique de la création des nous, au prix d’en faire un seul et même processus de transformation des formes de la vie, au prix que l’art s’y donne lui-même la tâche de se supprimer dans la réalisation de sa promesse historique. »

 

JACQUES RANCIERE, Le spectateur émancipé (Galilée, pp.72-73)

 

 

« Il n’y a pas de monde réel qui serait le dehors de l’art. Il y a des plis et des replis du tissu sensible commun où se joignent et se disjoignent la politique de l’esthétique et l’esthétique de la politique. Il n’y a pas de réel en soi, mais des configurations de ce qui est donné comme notre réel, comme l’objet de nos perceptions, de nos pensées et de nos interventions. Le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. C’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant pour le réel lui-même et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies. La fiction artistique comme l’action politique creuse ce réel, elles le fracturent et le multiplient sur un mode polémique. Le travail de la politique qui invente des sujets nouveaux et introduit des objets nouveaux et une autre perception commune des données commune est aussi un travail fictionnel. Aussi le rapport de l’art et de la politique n’est-il pas un passage de la fiction au réel mais un rapport entre deux manières de produire des fictions. Les pratiques de l’art ne sont pas des instruments qui fournissent des formes de conscience ou des énergies mobilisatrices au profit d’une politique qui leur serait extérieure. Mais elles ne sortent pas non plus d’elles-mêmes pour devenir des formes d’action politique collective. Elles contribuent à dessiner un paysage nouveau du visible, du dicible, du faisable. Elles forgent contre le consensus d’autres formes de « sens commun », des formes d’un sens commun polémique (…)

En son sens originel, « critique » veut dire : qui concerne la séparation, la discrimination. Critique est l’art qui déplace les lignes de séparation, qui met de la séparation dans le tissu consensuel du réel, et, pour cela même, brouille les lignes de séparation qui configurent le champ consensuel du donné, telle la ligne séparant le documentaire de la fiction : distinction en genres qui sépare volontiers deux types d’humanité : celle qui pâtit et celle qui agit, celle qui est objet et celle qui est sujet. La fiction est pour les Israéliens et le documentaire pour les Palestiniens, disait ironiquement Godard. »

 

JACQUES RANCIERE, Le spectateur émancipé (Galilée, pp.83-85)