JUSTICE ET LIBERTES

(Plan détaillé)

 

 

 

[Quelques précisions préalables :

Vous pouvez fort bien, lors d’un concours tel que celui des IEP, avoir pour sujet non  une question mais une expression, telle que « Justice et libertés ». Ce type de sujet intimide souvent les candidats. A tort.

L’effort doit porter ici sur la mise en relation dialectique des deux concepts que l’on vous soumet.

Ainsi, si deux concepts sont mis en rapport (comme c’est le cas ici) par la coordination « et », les relations que l’on peut établir entre eux peuvent prendre plusieurs formes :

 

1/ Une relation d’implication :

Dans ce cas, les deux concepts ne peuvent s’entendre l’un sans l’autre. Ici, cela supposerait que la justice tire son sens des libertés et, inversement que les libertés ne peuvent être définies en dehors de la justice.

 

2/ Cette implication peut prendre un sens plus précis : une relation de consécution.

Dans ce cas, l’un des concepts apparaît comme la cause de l’autre qui serait son effet, voire réciproquement. Exemple ici : Les libertés supposent la justice car la justice est la condition de possibilité des libertés dont nous jouissons, celles-ci ne pouvant devenir effectives (réelles) que si elles reçoivent une définition juridique.

Ou bien : La justice procèdent des libertés car c’est le conflit des libertés, leur affrontement naturel, qui pousse les membres d’une société à trouver un accord de raison entre eux, tel que leurs libertés puissent coexister au lieu de se nier.

 

3/ L’implication peut prendre un autre sens : la subordination.

Dans ce cas, l’un des concepts ordonne l’autre. Exemple ici : justice et libertés sont inséparables car sans justice, la liberté n’est qu’illusoire. Ou bien : la justice ne garde un sens que tant qu’elle sert les libertés et ne saurait les contredire sans se contredire elle-même.

 

4/ Une relation d’opposition.

La coordination fait alors s’affronter deux concepts irréconciliables. Exemple ici : la justice n’est-elle pas l’affirmation d’une raison commune qui conteste nécessairement les libertés ?

Ou bien : les libertés ne sont-elles pas menacées par une exigence de justice qui leur oppose un principe par nature liberticide, à savoir l’égalité ?

 

Rassemblons désormais toutes ces relations dans une introduction problématique :

Introduction

            D’emblée, la relation qui unit justice et libertés apparaît sous le sceau de l’ambiguïté. En effet, ces deux exigences semblent indissociables, sans que l’on puisse pourtant ignorer leur conflit. Comment pourrions-nous ainsi accorder nos libertés qui, du fait même de leur pluralité, sont toujours susceptibles d’entrer en conflit, sans une justice capable de poser les conditions de leur coexistence pacifique ? En ce sens, n’appartient-il pas à la règle de Droit de rendre effective nos libertés, en posant la question de leur juste partage, des conditions de leur exercice ainsi que des limites de leur jouissance ? Sans cet effort de justice qui cherche à lui donner la forme de droits réels et réciproques, la liberté ne serait sans doute qu’une abstraction métaphysique, une vaine promesse.

De même, n’est-ce pas ce conflit des libertés qui donne son contenu à l’exigence de justice ? La justice peut apparaître avant tout comme cet effort pour surmonter l’affrontement irrationnel des libertés, pour refuser que la force arbitraire ait le dernier mot en la matière. C’est d’ailleurs l’une des questions qui est cœur de tout procès : comment faire pour surmonter l’antagonisme des libertés et leur substituer un accord de raison qui soit, pour chaque parti, la reconnaissance d’une liberté partagée ?

Or, si la justice est bien ainsi la raison qui tente d’accorder les libertés, si de même les libertés individuelles n’ont de réalité qu’en devenant des droits effectifs, ces deux exigences ne peuvent-elles apparaître en même temps contradictoires ? Car, en effet, si la justice tente d’accorder les libertés, n’est-ce pas avant tout en les subordonnant à un principe d’égalité ? Or, la liberté n’est-elle pas par essence rétive à cette exigence d’égalité ? Au nom de l’égalité, la justice n’est-elle pas ainsi condamnée à contredire la liberté, à en restreindre les prétentions ?

Tel est sans doute le dilemme auquel nous renvoie toute question de justice : en effet, comment accorder égalité et libertés ? Comment poser les conditions d’un Droit et d’une raison communes tout en favorisant l’expression maximale des libertés ? L’égalité n’est-elle liberticide ?

Force est de constater que cette contradiction est d’autant plus vive lorsqu’au nom de l’exigence de justice on ne se contente pas de poser la question de l’égalité en droits des membres de la société mais que l’on pose la question de leur égalité sociale, c’est-à-dire des moyens matériels leur permettant de s’emparer de leurs libertés. Ainsi, exiger la justice sociale, est-ce nécessairement contester les libertés individuelles au nom d’une exigence qui devrait leur être préférée, à savoir l’égalité ?

Il semble donc bien que nous soyons face à une difficulté : d’un côté, il semble que les libertés n’aient de réalité que grâce à une règle de Droit qui pose les conditions de leur juste partage ; de l’autre, la justice engage une exigence d’égalité qui, semble-t-il, contredit l’expression des libertés. La justice est-elle dès lors ce qui rend possible les libertés ou bien ce qui leur portent la contradiction et est susceptible ainsi de les menacer ?

Afin de faire face à ce problème, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure la justice est la raison qui pose la question du partage des libertés, ce partage étant au fondement de la légitimité du Droit ; puis nous nous demanderons si une certaine exigence de justice ne peut mettre en péril les libertés ; enfin, nous nous efforcerons de définir un principe de justice, capable d’accorder égalité et liberté.

 

 

Plan détaillé

 

I/ La justice comme condition de nos droits, c’est-à-dire d’une liberté réelle, parce que garantie par les lois.

1/ L’exigence de justice que poursuit le Droit : empêcher l’affrontement naturel des libertés.

L’effort de justice du Droit consiste à dépasser le conflit des libertés, à rendre possible leur coexistence. Car, sans cela, la liberté ne serait-elle pas pour elle-même sa propre contradiction ? Hors de tout contrat de Droit, chacun jouit d’une liberté aussi infinie en puissance qu’elle est abstraite en acte, car chacun est menacé par l’arbitraire des autres. Cf. Hobbes, le Léviathan : ce qui motive le contrat de Droit des membres d’une société, c’est avant tout de mettre un terme à une indépendance arbitraire qui est la cause de la guerre de tous contre tous.

 

 

2/ quel est dès lors le fondement d’un Droit juste et reconnu dans sa légitimité ? Une égale liberté pour tous.

La possibilité pour les membres de la société politique de reconnaître le Droit comme un contrat qui garantisse à chacun les mêmes libertés. Cette mise en commun des libertés est le fondement de justice d’un Droit légitime. Cf. le Contrat Social, Rousseau, Livre I : est juste la loi qui, en soumettant également tous les membres de la société, garantit la liberté de chacun.

 

3/ La justice peut ainsi être définie comme cet effort pour donner une réalité objective à la liberté.

La justice et la liberté sont autre chose que de simples exigences métaphysiques, si et uniquement si les lois les actualisent, en donnant à la liberté une réalité effective, c’est-à-dire en la réalisant par un ensemble de droits, de libertés politiquement définies.

Cf. Hegel, les Principes de la philosophie du Droit : la liberté n’a de réalité que par l’intermédiaire d’un Droit Objectif, c’est-à-dire en tant qu’elle est concrètement garantie par les lois. En ce sens, le Droit est, selon Hegel, « l’éthique concrète », c’est-à-dire l’objectivation de valeurs, qui sans lui, demeureraient à l’état de vagues espoirs moraux.

 

4/ L’enjeu de tout procès n’est-il pas de poser les conditions d’un accord des libertés ?

La justice, en tant qu’institution concrète, telle qu’elle s’affirme dans le cadre d’un procès, est l’effort pour dépasser le conflit des libertés, qui, sans l’arbitrage du magistrat, déboucherait sur un rapport de force arbitraire et sur la violence. En ce sens, la visée de la justice est de substituer la raison à l’affrontement des libertés.

Cf. Paul Ricoeur, dans le Juste (I et II) : l’enjeu d’un procès n’est pas essentiellement de nier la liberté des partis, mais de permettre leur accord pacifique, et de faire ainsi que la liberté prenne la forme d’une responsabilité qui soit l’occasion pour les sujets d’une reconnaissance de leur identité mutuelle.

 

 

 

II/ Toutefois, exiger la justice, n’est-ce pas mettre en question l’expression arbitraire des libertés ?

 

1/ La justice n’est-elle pas en effet l’affirmation d’un principe d’égalité qui prime sur la liberté ?

Qu’est-ce que vouloir la justice ? C’est exiger l’égalité (Cf. cours sur la justice),

 Une égalité capable de se substituer au jeu arbitraire des libertés naturelles. La liberté est ici sous condition d’une égalité politique qui la met en partage. C’est d’ailleurs cette égalité, telle que l’affirme l’universalité inconditionnelle des lois, qui peut mettre un terme à la loi du plus fort. Le fait que tous soient subordonnés à une même loi limite l’expression arbitraire des libertés.

 

2/ Or, l’égalité ne contredit-elle pas la liberté ?

Cf. La thèse du sophiste Calliclès dans le Gorgias de Platon : la justice des hommes est injuste au regard de la nature car elle consiste à soumettre artificiellement les hommes à un principe d’égalité, là où la nature a fait des différences entre eux.

Cette thèse d’une égalité qui serait liberticide n’est pas sans trouver ses prolongements chez les penseurs libertariens modernes (les tenants d’un ultralibéralisme qui considèrent que l’égalité est par essence liberticide et qu’il faudrait, dès lors, laisser le jeu naturel des libertés régler autant que possible les relations sociales)

 

3/ Une telle contradiction n’est-elle pas encore plus évidente, quand l’exigence de justice vise l’égalité sociale ? Peut-on poser la question du partage des richesses dans une société sans porter atteinte aux libertés individuelles ?

Un conflit peut en effet apparaître entre un principe d’égalité politique (qui garantit à tous les membres d’une société la jouissance des mêmes droits et des mêmes libertés) et une exigence de justice sociale (qui affronte la question de la distribution des biens et des mérites dans la société). Car, en contestant les inégalités des conditions matérielles, la justice sociale ne remet-elle pas en cause ce qui est la conséquence même des libertés garanties par la loi ?

Cf. Isaiah Berlin, Eloge de la liberté : est juste un Droit qui donne à la liberté une définition « négative », c’est-à-dire qui nie autant que possible la contrainte. Aussi le Droit ne saurait donner un contenu « positif » à ces libertés sans les trahir : quand un législateur, au lieu de garantir l’absence de contrainte, entreprend de définir les conditions d’existence des membres de la société et de les orienter selon des fins précises ou une certaine idée de la perfection, alors il devient tyrannique.

 

 

 

III/ Toutefois, les libertés promises par le Droit ne sont-elles pas de simples abstractions sans une exigence de justice, qui pose la question des moyens matériels de ces libertés ?

 

1/ Quelle est l’égalité dont la justice se veut l’exigence ?

Non pas une égalité arithmétique, qui consisterait à réduire tout le monde au même, mais une égalité géométrique, qui tient compte des mérites et des conditions distinctes de chacun des membres de la société. Si la justice ne consiste pas à faire « deux poids, deux mesures », elle consiste aussi à « rendre à chacun le sien ». Dès lors, l’égalité que revendique la justice ne consiste pas à nier les différences mais à avoir l’intelligence de leurs rapports.

Cf. Aristote, la justice comprise comme équité, dans l’Ethique à Nicomaque (cf. cours joint)

 

2/ Dans une société injuste car inégalitaire, quel sens garde encore nos droits ?

Les libertés politiques n’ont qu’une réalité formelle tant qu’elles ne s’accompagnent pas des moyens sociaux permettant de s’en emparer.

Cf. La critique par Marx de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Partant, les libertés ne se menacent-elles pas elles-mêmes si elles justifient les inégalités ? Qui peut se prétendre libre dans une société où les inégalités sont la cause d’une violence dont chacun est victime ? (Leibniz, Eléments de droit naturel : « peut-on vraiment être heureux au milieu d’une foule de misérables ? »)

 

3/ Dès lors, le contrat politique d’une société ne doit-il pas octroyer le maximum de libertés à ses membres tout en les protégeant des inégalités ?

Une société juste est une société qui pose les conditions d’un tel accord, de telle manière que l’exercice des libertés profite à tous les membres de la société et, inversement, que l’accès à des conditions de vie acceptable pour tous serve les libertés.

Cf. le « voile d’ignorance » du contrat politique selon John Rawls dans sa Théorie de la justice : si les citoyens, au moment de s’accorder sur le contrat de droit qui les unit, sont ignorants de leur destin à venir, tous auront alors intérêt à promouvoir un ordre politique qui garantisse le plus de liberté possible tout en faisant que les inégalités de condition soient au bénéfice des moins favorisés.

Loin que ce contrat se réduise à une sorte de morale tiède, il souligne à quel point l’exercice des libertés des membres d’une société ne peut être pensé hors d’un contexte social qui autorise leur expression. En ce sens, on ne saurait jouir égoïstement de nos droits : les libertés individuelles sont elles-mêmes menacées par une société inégalitaire et injuste. Parce que nos libertés sont des libertés partagées, nous ne pouvons ignorer qu’elles sont sous condition d’un juste partage des richesses et des mérites.