LA VERITE DE L’ART
Les « Idées esthétiques » ou comment l’art nous donne à penser au-delà de ce que nos concepts peuvent exprimer.
Dans la Critique de la raison pure, Kant s’efforçait de déterminer les conditions et les limites dans lesquelles toute connaissance humaine est possible et de distinguer clairement un discours qui peut prétendre au titre de science d’un discours qui ne le peut pas. Quelles sont ainsi les conditions d’un discours qui peut ainsi valoir à titre de connaissance ?
La connaissance consiste dans l’unité parfaite d’un concept et d’une intuition : ce qui veut dire qu’il faut, pour que l’on puisse parler de connaissance, que nous fassions l’expérience de quelque chose (l’intuition désigne ici cette façon dont un phénomène apparaît à nos sens), et que, d’autre part, nous soyons à même de ramener à l’unité l’ensemble de ces qualités que nous découvre l’expérience (le concept est cette façon de ramener à l’unité ce qui était dispersé dans la simple expérience). L’ « objet » est cette unité que la pensée produit en rassemblant l’expérience sous un concept capable d’en donner l’intellligence.
Cependant, toutes nos pensées ne peuvent ainsi se faire valoir comme connaissance, loin s’en faut. Certaines de nos idées, si elles ont bel et bien un sens, ne peuvent prétendre à ce titre. C’est le cas de ce que Kant nomme les « Idées de la raison ». Dans le cas des « Idées de la raison », nous pensons selon un concept mais aucune intuition, aucune donnée de l’expérience ne lui correspond. Or, un simple concept, aussi nécessaire soit-il à l’usage de notre raison, ne suffit à établir une connaissance : il faut encore que ce concept se rapporte à une donnée de l’expérience. Ainsi, si nous avons bien un concept de Dieu ou du monde, si ces concepts peuvent apparaître nécessaire pour ramener à l’unité nos connaissances et donner sens à notre condition (le concept de Dieu comme le repère d’un perfection ultime et le concept de monde pour penser la totalité ordonnée de tous les phénomènes), il n’en demeure pas moins que ni Dieu ni le monde ne sauraient être l’objet d’une connaissance possible, dans la mesure où ni l’un ni l’autre ne sont objets de notre intuition (ni Dieu, ni le monde ne sont l’objet d’une expérience sensible). Dans le cas des « Idées de la raison », il n’y a pas ainsi de connaissance parce que l’expérience fait défaut. Or, la pensée, en cherchant à connaître, ne saurait avoir affaire à elle seule, mais doit bien se rapporter à l’expérience en dernière instance. Si je peux penser par-delà l’expérience, la connaissance, elle, ne peut atteindre d’autres réalités que les réalités sensibles ; connaître, c’est connaître quelque chose ; hors des objets du monde, nos concepts ne saisissent rien. Si, donc des « intuitions sans concepts sont aveugles » (c’est-à-dire : si la simple expérience ne permet pas d’atteindre à la connaissance), pour autant, « des pensées sans matière sont vides » (autrement dit, il ne saurait y avoir de connaissance tant que la pensée ne se rapporte pas à l’expérience. Il ne lui appartient pas de produire d’elle-même l’objet qu’elle cherche à connaître).
Si Kant insiste autant sur la définition de la connaissance (une intuition, c’est-à-dire l’expérience de quelque chose + un concept), c’est que la raison humaine est, du fait de sa nature propre, la proie d’une illusion qui la pousse ainsi à se « faire des idées », à désigner comme connaissance ce qui ne saurait prétendre à ce titre. Cette illusion, Kant la nomme transcendantale (ce qui est « transcendantal » est ce qui est inséparable de la condition de possibilité d’une chose) ; parler d’illusion transcendantale, c’est donc parler d’une illusion qui est inséparable de la raison elle-même, qui est la conséquence même de la nature de notre raison. Quelle est-elle ? Quelle est cette illusion que la raison humaine produit d’elle-même ? Il faut distinguer la « raison » et « l’entendement ». Ces deux concepts désignent l’un et l’autre la pensée : l’entendement est la faculté d’ordonner les données de l’expérience, de « ramener les phénomènes à l’unité au moyen de règles » ; la raison est la faculté des principes (indépendants de toute expérience) dont dépend la possibilité même de la connaissance. Par les principes, la raison poursuit l’unification de toutes les connaissances. Or, emportée par cette exigence d’unité, la raison en vient à prendre ses principes, non comme de simples outils pour ordonner et unifier nos connaissances mais comme des objets réels. L’ « illusion transcendantale » est donc cette illusion propre à la raison, illusion par laquelle la raison croit pouvoir d’elle-même et en dehors de toute donnée de l’expérience, produire des connaissances. Or, ce n’est pas parce que certaines idées nous sont nécessaires pour unifier nos connaissances et traduisent par là-même un besoin de notre raison que, pour autant, ces idées sont l’expression d’un objet réel.
Les « Idées de la raison » ne sont pas la seule forme de pensée à ne pouvoir prétendre au titre de connaissance. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant distingue une autre forme de pensée où la synthèse du concept et de l’intuition est tout aussi impossible : les « Idées esthétiques ». Si, comme nous l’avons vu, avec les « Idées de la raison », j’ai un concept mais ce concept ne se rapporte à aucune donnée sensible, je pense quelque chose mais cela ne se rapporte à aucune expérience, dans le cas des « Idées esthétiques », c’est pour une raison inverse que la connaissance est interdite. Ici, ce n’est pas l’intuition qui fait défaut mais le concept. Je fais une expérience mais cette expérience est si riche, si intense, si singulière, au point d’ouvrir sur un infini, que tous les concepts dont je dispose, toutes les formes que produit mon esprit, sont tout simplement incapables de saisir cette intuition, de l’enclore dans un concept et d’en faire la synthèse. Une telle « Idée » est pour le moins étonnante : si c’est par défaut que les « Idées de la raison » n’ouvrent pas sur la connaissance, c’est au contraire par excès que les « Idées esthétiques » ne peuvent donner lieu à une connaissance. Dans les Idées de la raison, il y a trop peu à connaître ; dans les Idées esthétiques, il y a trop à penser.
C’est bien une telle expérience que nous faisons face aux œuvres d’art. L’expérience que nous faisons est si intense, si riche, nous avons une intuition telle, qu’aucun concept ne semble pouvoir en faire le tour et l’exprimer. Ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à connaître dans les œuvres d’art que nous ne pouvons en faire les objets d’une science, c’est parce qu’il y a trop à penser. Se dévoile ainsi le pouvoir créateur de l’imagination, capable de féconder une vérité sensible qui excède les vérités conceptuelles : l’œuvre d’art en effet fait jouer en sa matière sensible une infinité de représentations que sa présence convoque, au-delà de ce qu’un concept peut signifier. La vérité ici se fait sensible, la pensée intuition, et se dévoile à notre expérience le domaine infini d’une pensée qu’aucune connaissance objective ne pourra jamais épuiser. Ainsi, l’imagination dans l’art « fournit l’occasion de penser bien davantage que ce qui se peut jamais comprendre dans un concept déterminé, et par conséquent élargit esthétiquement le concept lui-même de façon illimité ». Cette imagination « élargit » le concept, elle le renvoie à cet horizon sensible infini qui anime toute pensée et suscite son aventure. Voici que l’art nous renvoie à la vérité sensible d’un Etre qui ne se laisse épuiser par aucun concept, par aucune connaissance objective.
L’idée esthétique est cette façon singulière de penser avec et par les sens ; penser, c’est alors sentir, voir, entendre. Et c’est en ce sens que Kant dit de l’idée esthétique qu’elle est ce qui donne à l’œuvre une âme. L’âme est l’âme d’un corps ; l’âme, c’est l’union d’un sens et d’une présence sensible ; c’est la pensée inséparable d’une présence au monde.
« L’âme, au sens esthétique, désigne le principe qui, dans l’esprit, apporte la vie. Mais ce par quoi ce principe anime l’esprit, la matière qu’il emploie à cet effet, est ce qui met en mouvement, d’une manière finale, les facultés de l’esprit, c’est-à-dire les dispose à un jeu qui se conserve lui-même et même augmente les forces qui y interviennent.
Or, j’affirme que ce principe n’est pas autre chose que le pouvoir de présentation des Idées esthétiques ; ce disant, par une Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible. On voit aisément qu’elle est opposée (le pendant) d’une Idée de la raison, qui, à l’inverse, est un concept auquel aucune intuition (représentation de l’imagination) ne peut être adéquate.
L’imagination (en tant que pouvoir de connaître productif) est, de fait, très puissante quand il s’agit de créer pour ainsi dire une autre nature à partir de la matière que lui donne la nature effective. Nous trouvons grâce à elle de quoi nous divertir lorsque l’expérience nous paraît trop banale ; volontiers, nous transfigurons même cette expérience, certes en restant toujours fidèles à des lois analogiques, mais en obéissant pourtant aussi à des principes qui trouvent leur siège plus haut, dans la raison (et qui pour nous sont tout aussi naturels que ceux d’après lesquels l’entendement appréhende la nature empirique) ; ce faisant, nous éprouvons notre liberté vis-à-vis de la loi de l’association (laquelle dépend de l’usage empirique de ce pouvoir), d’après laquelle de la matière peut être certes empruntée de la nature, mais tout en étant retravaillée par nous en vue de constituer quelque chose de tout autre qui dépasse la nature.
On peut nommer Idées de telles représentations de l’imagination : d’une part, parce que, du moins, elles tendent vers quelque chose qui est au-delà des limites de l’expérience et cherchent ainsi à approcher d’une présentation des concepts de la raison (des Idées intellectuelles) – ce qui leur donne l’apparence d’une réalité objective ; d’autre part – et c’est à vrai dire plus important -, parce que nul concept ne peut leur être, dans la mesure où elles correspondent à des intuitions intérieures, complètement adéquat. Le poète ose donner une dimension sensible à des Idées de la raison qui renvoient à des êtres invisibles, le royaume des bienheureux, l’enfer, l’éternité, la création, etc., ou encore, face à ce dont on trouve certes des exemples dans l’expérience, par exemple, la mort, l’envie et tous les vices, de même que l’amour, la gloire, etc., il ose le rendre sensible au-delà des limites de l’expérience grâce à une imagination qui rivalise avec le prélude constitué par la raison pour atteindre un maximum – et cela à un degré de perfection dont il ne se trouve nul exemple dans la nature ; et c’est à vrai dire dans la poésie que le pouvoir des Idées esthétiques peut se manifester dans toute son ampleur. Reste que ce pouvoir, considéré pour lui seul, n’est à proprement parler qu’un talent (de l’imagination).
Quand on subsume sous un concept une représentation de l’imagination qui appartient à sa présentation, mais qui, par elle-même, fournit l’occasion de penser bien davantage que ce qui se peut jamais comprendre dans un concept déterminé, et par conséquent élargit esthétiquement le concept lui-même de manière illimités, l’imagination est alors créatrice, et elle met en mouvement le pouvoir des Idées intellectuelles (la raison), et cela d’une manière qui lui permet, à propos d’une représentation, de penser bien plus ( ce qui, certes, appartient au concept de l’objet) que ce qui en elle peut être appréhendé et rendu clair.
Ces formes qui ne constituent par la présentation même d’un concept donné, mais expriment seulement, comme représentations secondaires de l’imagination, les conséquences qui s’y relient et la parenté de ce concept avec d’autres, on les nomme attributs (esthétiques) d’un objet dont le concept, comme idée de la raison, ne peut jamais être présenté de façon adéquate. Ainsi l’aigle de Jupiter, avec la foudre dans ses serres, est-il un attribut du puissant roi des cieux, et le paon un attribut de la puissante reine des cieux. Ils ne représentent pas, comme les attributs logiques, ce qui est contenu dans nos concepts de la sublimité et de la majesté de la création, mais quelque chose d’autre qui fournit à l’imagination l’occasion d’appliquer son pouvoir à une foule de représentations apparentées, lesquelles permettent de penser davantage que ce que l’on peut exprimer dans un concept déterminé par des mots ; et ce sont ces attributs esthétiques qui constituent une Idée esthétique, laquelle, pour cette Idée de la raison, tient lieu de présentation logique, mais trouve véritablement son utilité pour animer l’esprit en lui donnant la possibilité de porter son regard sur un champ infini de représentation apparentées (…)
En un mot : l’Idée esthétique est une représentation de l’imagination, associée à un concept donné, qui, dans le libre usage de celle-ci, est liée à une telle diversité de représentations partielles que nulle expression désignant un concept déterminé ne peut être trouvée pour elle, et qui en ce sens permet de penser, par rapport à un concept, une vaste dimension supplémentaire d’indicible dont le sentiment anime le pouvoir de connaître et vient introduire de l’esprit dans la simple lettre du langage.
Ainsi les facultés de l’âme dont la réunion (selon une certaine relation) constitue le génie sont-elles l’imagination et l’entendement. Simplement, alors que, dans l’usage de l’imagination en vue de la connaissance, l’imagination se trouve soumise à la contrainte de l’entendement et à la limitation que lui impose le fait d’être adéquate au concept de celui-ci, en revanche, quand la perspective est esthétique, l’imagination est libre, en vue de fournir en outre, sans que cela soit recherché, à l’entendement, au-delà de cette convenance avec le concept, une matière au contenu riche et non développé – matière dont l’entendement ne tenait pas compte dans son concept, mais qu’il applique non pas tant objectivement à la connaissance, que, subjectivement, pour animer les facultés de connaître, donc qu’indirectement il applique néanmoins aussi à des connaissances : ainsi le génie réside-t-il à proprement parler dans l’heureuse relation, qu’aucune science ne peut enseigner et qu’aucune application ne fait acquérir par apprentissage, qui permet d’une part de découvrir des Idées pour un concept donné, et d’autre part, d’obtenir pour ces Idées l’expression grâce à laquelle la disposition subjective de l’esprit ainsi suscitée, en tant qu’accompagnant un concept, peut être communiquée à autrui. Ce dernier talent correspond proprement à ce qu’on appelle l’âme ; car exprimer et rendre universellement communicable ce qu’il y a d’indicible dans l’état d’esprit associé à une certaine représentation – et ce, que l’expression relève du langage, de la peinture ou de la plastique -, cela requiert un pouvoir d’appréhender le jeu si fugace de l’imagination et de le synthétiser dans un concept qui se peut communiquer sans la contrainte de règles (un concept qui, précisément pour cette raison, est original et fait apparaître en même temps une règle nouvelle qui n’a pu résulter d’aucun principe ou d’aucun exemple qui l’eusse précédée). »
KANT, Critique de la faculté de juger ( &49, « Des pouvoirs de l’esprit qui constituent le génie »)