L'AUTORITE
Le propre de l’autorité est d’en imposer ou du moins ne se déclare-t-elle jamais que dans l’intention d’en imposer. Toutes les fois où l’on s’en réclame, toutes les fois où elle s’avance, un écart hiérarchique se creuse, elle donne poids, elle fixe les valeurs en suspendant leur échange indéfini, tranche les débats, réduit au silence. Ce qui fait autorité ne fait pas question. Demander raison à l’autorité de la confiance qu’elle veut inspirer, c’est la nier tout simplement. Dans cette perspective, l’autorité - et son histoire en témoigne - est religieuse. Révélée bien plus que démontrée, l’autorité n’est pas la parole qui se justifie mais la parole à laquelle on se confie : son discours n’est pas de l’ordre de la vérité ou du moins sa vérité est toujours accomplie, est antérieure à son expression et n’attend pas la preuve. En ce sens, se réclamer d’un « argument d’autorité » ce n’est pas avancer quelque preuve que ce soit en faveur d’une thèse mais, au contraire, opposer une fin de non-recevoir terroriste à toute objection. L’expression est ironique : cet « argument » est le refus de toute argumentation.
Ainsi, se confier est cette façon particulière de s’en remettre à ce qui fait autorité. « A quoi fais-tu confiance ? », « Qu’est-ce qui fait autorité pour toi ? », sont deux façons de poser une seule et même question, à la différence près que l’autorité engage une nécessité impérieuse et un abandon qui semblent s’être retirés de l’acception banale du terme de confiance. Inversement, tout débat suppose l’absence de l’autorité ou son suspens. Aussi l’autorité oppose-t-elle aux luttes fiévreuses l’antériorité de son prestige : la vérité de l’autorité ne fait jamais question ; au regard de l’autorité, l’erreur n’est que l’errance ou le malentendu d’une interprétation. L’empire de l’autorité n’est pas de l’ordre du contrat.
Dès lors, la première affirmation d’autorité est sans doute une certaine façon de se rapporter à la vérité comme ce qui est digne de confiance : qui cherche la vérité suppose qu’ « il y a » quelque chose comme la vérité. Et une telle supposition est déjà une façon de se destiner à n’envisager la vérité que sur le mode de la reconnaissance. Or, en la pensant ainsi, la vérité ne fait pas question : seul le moyen de l’atteindre est encore un problème. « La vérité est, mais comment l’entendre ? Comment l’atteindre ? » En interrogeant ainsi la vérité, on pourrait penser que c’est bien la vérité qui fait question, mais, pourtant, la question ne porte pas tant sur la vérité elle-même que sur la façon dont elle s’impose.
Cette confusion « naturelle » entre vérité et autorité remonte à Platon : ce qui fait question dans sa célèbre allégorie, ce n’est pas la vérité. La vérité est, de façon non problématique. Qu’elle soit est d’ailleurs si peu problématique que l’on peut l’énoncer sur un mode allégorique sans inquiétude. L’autorité d’une idée, c’est ainsi l’existence non problématique qu’on lui prête. Pourquoi n’est-elle pas problématique ? Parce que tout le monde veut la vérité, les prisonniers autant que l’élu qui s’arrache à la caverne, eux qui veulent l’occire au nom des illusions qu’ils veulent être vraies. Vérités célestes ou illusions de vérité : dans tous les cas, que l’on se trompe ou non sur ce qui est vrai, chacun s’en remet à la vérité comme ce qui s’impose et a le dernier mot.
Mais qu’est-ce qu’en imposer ainsi pour l’autorité ? Comment creuse-t-elle l’écart ? L’autorité n’est-elle que l’ombre et la promesse de la violence ? Ou bien est-ce parce qu’elle est plus raisonnable, plus sage ou encore, plus prosaïquement, parce qu’elle est plus forte, qu’elle induit ainsi l’obéissance ? Fait-on autorité parce que l’on témoigne d’un pouvoir ou d’une perfection ? L’autorité est-elle ainsi la simple consécration d’une supériorité?
Dans cette perspective, ferait autorité ce qui ou celui qui est reconnu comme supérieur dans un domaine précis ou pour un acte donné. Mais toute hiérarchie et toute affirmation d’une supériorité ne supposent pas nécessairement une relation d’autorité. En ce sens, l’autoritarisme, l’affirmation ostensible d’une supériorité, n’est pas le signe manifeste de l’autorité. On ne saurait confondre l’un et l’autre et le premier n’est qu’une forme dévoyée du second, de la même façon que cela n’a plus vraiment de sens de parler de respect quand celui-ci se résume à être « tenu en respect », quand, en fait de respect, on n’est plus tenu à distance que par la crainte. C’est abuser de même des mots que de dire que le maître a de l’autorité sur l’esclave. Il a un pouvoir sur l’esclave mais tout pouvoir, loin s’en faut, ne peut prétendre au titre d’autorité. Plus encore, l’autorité, comme nous allons le voir, n’est peut-être pas une forme spécifique du pouvoir mais ce qui requiert, au contraire, l’exclusion du pouvoir.
Qu’est-ce donc que « faire autorité » ? Faire autorité, c’est ainsi être requis comme le nécessaire, l’incontournable, ce à quoi il nous faut faire appel en dernière instance. En ce sens, l’autorité a le dernier mot dans la mesure où elle est ce à quoi l’on peut se fier. Plus encore : on se tourne vers l’autorité comme ce à quoi l’on peut s’en remettre sans crainte. Un jugement, une loi, qui fait autorité, est un jugement ou une loi, auquel on peut s’en remettre « les yeux fermés » : Elle requiert l’obéissance, non pas simplement comme la conséquence nécessaire de son application mais comme son droit. Aussi, l’autorité est-elle le pouvoir auquel je me soumets parce que je le reconnais et non le pouvoir que je reconnais parce que j’y suis soumis.
C’est là une différence essentielle : à un pouvoir qui ne s’accomplit que dans le fait de son application et à partir de son exercice, l’autorité s’oppose comme le droit qui ne fonde pas son respect sur le fait de la force. En ce sens, l’autorité est essentiellement sans force, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit impuissante. Et la puissance qu’on lui reconnaît est inséparable de la reconnaissance de son caractère désarmé. Est puissant ce qui fait effet sans prendre la figure d’un pouvoir, c’est-à-dire sans mettre sous séquestre l’objet sur lequel il fait effet. On peut donner à cet effet d’autorité le nom de majesté, si l’on entend par là une supériorité immanente qui n’est pas le produit d’une lutte. Quand l’autorité recourt à la menace, quand elle prend les armes, elle est perdue : elle substitue l’efficace d’un pouvoir inattaquable à la puissance d’un droit désarmé, et d’autant plus incontestable qu’il est désarmé. Quand le sabre le précède, le goupillon n’est plus qu’un alibi qui ne trompe personne.
Et si l’on attribue communément l’autorité au grand âge, ce n’est pas uniquement parce que l’expérience s’accroît à mesure que les années passent (comme le souligne d’ailleurs Rousseau dans l’Emile, « Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance » ; l’expérience est une intensité et non une quantité): l’autorité du veillard lui est conférée par la faiblesse de son bras ; au crépuscule de la vie, le discours devient innocent parce qu’il cesse d’être hanté par une volonté de domination, qui s’estompe à mesure que se retire la force. La parole du veillard, ainsi, est parole d’autorité en tant qu’elle est parole de celui qui se tient à l’écart des affaires, parole qui peut être entendue sans soupçon car parole de celui qui n’a plus rien à attendre des autres, parole que l’on sollicite parce que justement elle ne cherche pas à se faire entendre.
Ainsi, comme le relève Hannah Arendt, si l’autorité est constitutive de toute signification politique pour les Romains, elle ne saurait se maintenir et être reconnu qu’en étant hors-pouvoir :
« la caractéristique la plus frappante de ceux qui sont en autorité est qu’ils n’ont pas de pouvoir. Cum potestas in populo auctoritas in senatu sit, « tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au Sénat (...) Mommsen l’appelait « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre, un avis auquel on ne peut passer outre sans dommage » ; cela signifie que « la volonté et les actions du peuple sont, comme celle des enfants, exposées à l’erreur et aux fautes et demandent une « augmentation » et une confirmation de la part du conseil des anciens ». Le caractère autoritaire de l’« augmentation » des anciens se trouve dans le fait qu’elle est un simple avis, qui n’a pas besoin pour se faire entendre ni de prendre la forme d’un ordre, ni de recourir à la contrainte extérieure ».[1]
De même, tel est le sens du rite auquel les Indiens de Pierre Clastres soumettent leur chef : l’obliger à parler et ne pas l’écouter, c’est certes dénier à sa parole tout pouvoir mais afin, paradoxalement, de ramener cette parole à l’autorité. C’est rappeler au chef que sa parole n’a d’autorité que dans la mesure où il ne cherche pas à se faire entendre, parole qui ne peut s’imposer que parce qu’elle est sollicitée. La parole du chef ne sera précieuse que tant qu’elle est une parole donnée et non une prise de parole. L’autorité d’un chef est tout autre que le pouvoir d’un chef : le pouvoir se possède et s’exprime ; l’autorité se reçoit et est sollicitée.
Un tel don d’autorité requiert le détachement. Si l’on donne pour exclure, on ne donne jamais de même autant qu’à celui qui se tient à part. L’autorité se tient ainsi en retrait, « hors des murs », dans l’ombre d’un temple, sous un chêne . On la cherche au désert. Mais jamais là où tout se joue, où les partis se déchaînent. Parole d’ermite, de vierge, d’enfant, de chaman, parole de fou, parfois. L’autorité est extra-mondaine. Faut-il s’étonner si cette parole qui se tient en retrait a souvent parachevé son exil dans une métaphysique ? La parole d’autorité est une parole qui se décharge d’elle-même ; elle n’est pas tenue au nom de celui qui la tient. Celui-ci n’est qu’un messager. Vérité, Passé, Loi, Dieu, Démon : c’est toujours de quelque chose d’autre dont le discours qui fait autorité se doit d’être porteur. En ce sens, l’autorité est la parole donnée parce qu’elle n’est pas gagée sur la parole de celui qui l’énonce. L’autorité est gigogne : si la parole du juge fait autorité, c’est uniquement parce que son discours n’est là que pour délivrer la loi. Cette parole n’est donc pas une parole d’auteur mais une parole oraculaire. Et celui qui l’énonce a le statut d’un représentant : il n’est que pour faire entendre ce devant quoi il faut s’effacer. En ce sens, si l’autorité n’est attribuée à une parole que dans la mesure où l’on s’en remet à elle, on ne la sollicite de même que parce que cette parole est une façon de s’en remettre à quelque chose de plus haut. Le juge ne fait autorité que tant qu’il ne juge pas selon sa loi. Aussi,l’autorité est-elle essentiellement une transcendance impersonnelle. L’autorité parle avec une « voix blanche ».
En conclusion, on peut sans doute rassembler ces divers traits de l’autorité dans la définition que Hannah Arendt propose :
« là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments ».[2]
Seulement, une telle définition n’est pas sans soulever la question critique de la possibilité de l’autorité. Comment penser effectivement une parole capable de convaincre sans persuader, de se faire obéir sans soumettre, de se faire entendre sans contraindre au silence, sans commander, une parole qui se fait reconnaître sans terroriser, une parole qui a tant de pouvoir et qui, pourtant, n’en exerce aucun ? L’autorité, ainsi, serait l’affirmation d’une supériorité dégagée de tout arbitraire : cette condition, qui fonde sa définition, est ce qui la rend suspecte à tout scepticisme, la rejetant dans le mythe ou l’idéal.
Au regard de cette définition qui semble lui donner le statut d’une Idée bien plus que d’un fait, on peut interpréter l’autorité de deux façons totalement contradictoires : soit l’autorité apparaît comme un idéal régulateur et critique, l’archétype qui renvoie tout pouvoir à son impureté et qui l’oblige à corriger sans cesse l’arbitraire qui accompagne immanquablement son exercice ; soit elle est la mystification même d’un pouvoir qui cherche à se faire oublier, la rémission de l’arbitraire, qui n’a plus besoin de recourir à la force pour s’affirmer, qui a fait passer la soumission pour une obligation. Idéal régulateur ou compensation mythique, contre-pouvoir ou masque complaisant de la contrainte, l’autorité, dans tous les cas, laisse en suspens la possibilité d’une transcendance « pacifique », sans épreuve de force, qui ne serait pas le produit d’une dialectique, qui prendrait ainsi la forme d’une nécessité partagée et d’une parole reconnue spontanément. En ce sens, l’autorité ne saurait être interprétée comme l’apothéose de la force : elle souligne, au contraire, que la seule puissance véritable est celle qui s’autorise de la reconnaissance de ceux qui obéissent. L’autorité serait ainsi l’affirmation d’un impératif librement consenti. Et ce qui la rend aussi précieuse que difficile à concevoir, c’est justement l’unité de cette présence impérieuse (l’autorité est ce à quoi tous s’en remettent) et de cette origine libre (l’autorité est reconnue librement).