LA BEAUTE NOUS OBLIGE-T-ELLE A PENSER ?
[ Introduction. Elle se développe toujours selon le même plan : 1. vous réagissez au sujet 2. vous faites apparaître la difficulté 3. vous rassemblez les données du problème 4. vous annoncez votre plan]
Au premier abord, il pourrait sembler paradoxal de considérer la beauté comme une expérience qui répond à une « obligation de penser ». En effet, la beauté n’est-elle pas une expérience sensible bien plus qu’intellectuelle ? De plus, loin d’être le produit d’un quelconque impératif, n’est-elle pas plutôt l’occasion d’un plaisir libre, non contraint ? En ce sens, ce serait sans doute appauvrir cette expérience, la dépouiller de son intensité, que de considérer ainsi qu’elle est subordonnée à la pensée, à ses concepts ou à ses méthodes.
Dès lors, il semble bien que l’on ne puisse rendre compte de l’expérience de la beauté à partir de la seule pensée, en faisant de celle-ci sa cause (faut-il commencer par penser une chose pour en éprouver la beauté ?) ou bien sa fin (l’expérience de la beauté a-t-elle pour seul but de nous conduire à penser ?). Toutefois, comment comprendrons-nous cette expérience si nous réduisons la beauté à une pure jouissance de nos sens ? Est-ce vraiment ainsi la même chose que de jouir d’un bon repas ou d’apprécier la beauté d’un Raphaël, d’un Rembrandt ou d’un Hopper ? Ne risque-t-on pas, dans ce cas, de confondre le beau et l’agréable et, dès lors, de ne pas tenir compte de l’expérience originale qu’engage la beauté ?
Il semble donc bien que nous soyons en face d’une difficulté : d’un côté, si l’on considère que la beauté nous oblige à penser, nous retirons à son expérience son caractère spontané, libre et risquons d’en faire un simple prétexte pour la pensée, la simple « illustration » d’un concept ou d’une idée ; de l’autre, si nous réduisons la beauté à une pure jouissance sensible, elle devient un pur produit de consommation, un simple ustensile de notre désir ou de nos besoins.
Pour tenter de dépasser cette impasse, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure la beauté est une expérience originale qui est irréductible à la pensée, puis nous nous efforcerons de montrer en quoi la satisfaction qu’elle procure fait jouer notre intelligence autant que nos sens ; enfin, nous nous demanderons en quelle mesure la beauté suscite la pensée, la provoque, bien plus qu’elle n’est « obligée » par elle.
[Plan détaillé]
PREMIERE PARTIE :
Idée Directrice de la partie : Penser l’expérience de la beauté à partir d’une obligation à penser, n’est-ce pas mettre entre parenthèses l’émotion qu’elle suscite ? En faire la simple illustration d’un concept ou d’une idée ?
(Premier argument :) Parler d’obligation à propos de la beauté, ce serait ne pas tenir compte de son caractère toujours surprenant, la réduire à l’application d’une règle que l’on pourrait mettre en évidence. Or, la beauté n’apparaît-elle toujours « bizarre » à celui qui en fait l’expérience, comme le souligne Baudelaire dans l’Exposition universelle de 1855, le poète montrant ainsi à quel point cette expérience ne peut jamais être prescrite, anticipée par une règle quelconque ?
(Deuxième argument :) Dès lors, la beauté n’est-elle pas sans concept, c’est-à-dire sans une idée ou une règle de pensée préalable qui permettrait de l’identifier et de la définir absolument ? Tel est bien ce que souligne Kant dans sa célèbre définition de la beauté : « le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Autrement dit, si nous supposons que l’expérience que nous faisons peut être partagée par tous, quand nous sommes en présence de quelque chose que nous jugeons être beau, il n’empêche que nous ne pouvons donner le principe d’une telle universalité, nous ne pouvons en donner la règle. Ainsi, la beauté, aussi universelle soit-elle, n’en demeure pas moins une expérience sensible, non réductible à une quelconque définition.
(Troisième argument :) D’autre part, outre ce caractère libre de l’expérience de la beauté et cette impossibilité de l’enfermer dans une définition, dans un concept quelconque, on peut se demander si la beauté ne perdrait pas toute son intensité si elle était au service de la pensée, de ses théories ou de ses concepts ? Que peut être, en effet, une beauté qui se réduit à la simple illustration d’une idée ? Parlera-t-on encore de beauté ? Il est remarquable, dans l’histoire de l’art, que les œuvres qui n’avaient d’autre fonction que de mettre en scène une idée, un concept, voire un slogan, sont aussi les plus mauvaises qui soient (pensons aux tableaux pompiers de l’art fasciste, s’il y a encore un sens ici à parler d’art…). Comme le souligne ainsi Merleau-Ponty, dans Sens et non-sens, à propos du cinéma, une œuvre n’est pas produite en vue d’être pensée mais en vue d’être sentie et, s’il a un sens, ce sens est inséparable de sa présence sensible.
[TRANSITION] Il semble, dès lors, que l’expérience de la beauté ne puisse être appréciée à l’aune d’une quelconque « obligation à penser », que la pensée soit considérée ici comme ce qui produirait la beauté (sa cause) ou ce qui la justifierait (sa fin).
Faut-il donc estimer que la beauté est une pure jouissance des sens ? Ne serait-ce pas, de la même façon, appauvrir une telle expérience, la réduire à une expérience agréable, comme peut l’être la consommation d’un bon repas ? L’originalité de cette expérience ne consiste-t-elle pas justement à unir un plaisir des sens et un plaisir de l’esprit ?
DEUXIEME PARTIE :
Idée Directrice : Si la beauté « n’oblige » pas à penser, elle ne se réduit pas pour autant à une pure jouissance des sens. La singularité de l’émotion esthétique consiste dans l’union d’un plaisir sensible et d’un plaisir intellectuel.
(Premier argument :) La beauté est, comme nous l’avons vu, une expérience sensible et non une expérience qui dépendrait de la pensée. J’éprouve la beauté avant de la penser. Toutefois, procure-t-elle uniquement une satisfaction des sens ? Dans ce cas, elle se confondrait avec l’agréable. Or, si elle engage une certaine universalité, ainsi que le montre Kant dans la définition que nous avons citée, cela laisse supposer que son expérience n’est pas réductible à une pure jouissance des sens mais satisfait aussi la pensée, l’universalité étant une catégorie intellectuelle. En ce sens, si la beauté est l’occasion d’une expérience si intense, c’est sans doute parce qu’elle unit la pensée et les sens, dans un même sentiment d’harmonie, ce que Kant relève dans la Critique de la faculté de juger.
(Deuxième argument :) Comment comprendre alors que la beauté ne puisse être définie, ne puisse être réduite à un concept, si elle satisfait ainsi la pensée autant que les sens ? Si nous éprouvons ainsi la beauté avant de la penser, ce n’est sans doute pas parce qu’il n’y aura rien à penser dans l’expérience que nous en faisons mais, au contraire, parce qu’il y a trop à penser. Tel est bien ce que montre Kant en comprenant l’expérience de la beauté comme une « Idée esthétique ». L’idée esthétique caractérise une expérience si riche, si intense, que tous les concepts dont nous disposons semblent incapables de l’épuiser. En ce sens, si la beauté ne peut être pleinement pensée, c’est du fait de sa richesse et non de sa pauvreté.
(Troisième argument :) Ne peut-on reconnaître ainsi une vérité à la beauté ? la considérer comme l’expression sensible d’une vérité ? Tel est bien la façon dont Hegel l’interprète dans son Esthétique, reconnaissant dans le Beau la « manifestation sensible de l’idée ». L’éclat de la beauté serait ainsi inséparable d’une perfection idéale qui nous éclairerait, pour nous, une vérité que notre faculté de connaissance ne peut encore pleinement cerner.
[TRANSITION]
Ainsi, l’expérience de la beauté, loin de se réduire à une pure jouissance sensible, engage tout autant un plaisir de la pensée, la beauté lui révélant une vérité sous la forme sensible d’un idéal de perfection et d’harmonie.
Cependant, nous ne voyons toujours pas ici en quelle mesure cette satisfaction de la pensée pourrait prendre la forme d’un impératif. Ne devons-nous pas, dès lors, considérer cette « obligation » en un autre sens ? Faut-il comprendre l’expérience de la beauté comme ce qui nous contraindrait à penser ? Cela n’aurait que peu de sens comme nous l’avons vu. Cette « obligation » n’est-elle pas plutôt une invitation ? Plus encore, n’appartient-il pas plutôt à la pensée de s’élever à une expérience de la beauté plutôt que la beauté d’être subordonnée à une expérience de pensée ?
TROISIEME PARTIE :
Idée Directrice : en quelle mesure l’expérience de la beauté « oblige » la pensée, c’est-à-dire l’élève au-dessus de ces formes habituelles, lui permettant de renouer avec son étonnement face au monde.
(Premier argument :) Dire que la beauté nous « oblige à penser » peut être compris de deux façons : soit la beauté ne peut être accessible sans un effort de pensée, soit la beauté provoque la pensée, la suscite. Or, il semble, comme nous l’avons vu, que ce second sens soit le plus fécond. En ce sens, l’expérience de la beauté est sans doute ce qui déplace la pensée, lui permet de s’élever au-dessus de ses catégories habituelles et de ses concepts usuels. Tel est bien la force que lui reconnaît Hegel dans l’Esthétique : dans l’expérience de la beauté, la pensée fait l’épreuve d’une harmonie et d’une unité qui échappent aux catégories de l’entendement, cette forme de pensée qui n’approche le réel que pour l’expliquer, l’analyser, le décomposer dans ses parties.
(Deuxième argument :) Par conséquent, l’expérience de la beauté peut apparaître comme l’expérience qui provoque la pensée, l’oblige à s’élever au-delà d’une simple classification du réel. La beauté serait ce qui met la pensée en mouvement, ce qui suscite son propre désir, comme le montre Platon dans le Banquet : si nous avons l’intuition de l’intelligible, c’est parce que l’intelligible se découvre à nous dans l’expérience sensible que nous faisons du monde, au travers de la beauté même de ce monde. Il y aurait dans toute expérience de la beauté une forme d’extase qui inspire ainsi la pensée et entretient son étonnement, son émerveillement devant la richesse du réel. Ce n’est pas hasard si les grands mathématiciens ou physiciens rapprochent souvent leur recherche d’une émotion proprement esthétique devant le réel.
(Troisième argument :) Dès lors, la beauté est un aiguillon pour la pensée, l’obligeant bel et bien à éprouver la transcendance du réel, son infinie richesse, sa « chair » pour reprendre une expression de Merleau-Ponty.
[CONCLUSION]
Ainsi, il semblerait pour le moins réducteur de subordonner l’expérience de la beauté à une quelconque définition ou à un quelconque concept de la pensée. Si la beauté nous oblige à penser, cette obligation n’est pas tant un impératif ou une contrainte qu’une forme d’ivresse ou d’enthousiasme par lequel nos sens et notre pensée s’accordent, renouant avec un émerveillement devant le monde. En ce sens, l’expérience de la beauté découvre sans doute à la pensée que la vérité n’est pas tant l’enjeu d’une maîtrise que l’expérience d’une extase, où le monde se découvre dans sa splendeur irréductible.