LA JUSTICE NE PEUT-ELLE ETRE DEFINIE QUE COMME UN IDEAL ?

 

 

                De toute évidence, la justice peut apparaître comme l’idéal qui confère aux lois leur fondement et qui éclaire leur finalité. Sans cette valeur, en effet, capable de l’orienter, comment le Droit pourrait-il seulement garantir sa légitimité ? Sur quel principe les lois pourraient-elles fonder leur reconnaissance sans cette valeur qui les inspire ? La justice peut bien apparaître ainsi comme « l’esprit des lois » - pour reprendre le titre d’une œuvre de Montesquieu, « l’esprit » qui, seul, est à même de donner un sens à la « lettre » des lois et de garantir leur autorité. On peut se demander quel serait d’ailleurs le critère qui permettrait d’évaluer les lois si on ne pouvait les mesurer à l’aune d’une telle exigence de justice. Dans ce cas, le Droit perdrait sa nécessité autant que sa légitimité, se réduisant à une somme de conventions contingentes et, somme toute, arbitraires, relatives à chaque nation.

            Or, en définissant ainsi la justice comme un idéal, ne peut-on douter de son effectivité ? N’est-elle rien d’autre que cela : un simple idéal, condamné à n’être que le complément de légitimation des lois, un préambule constitutionnel ou bien encore une promesse lointaine, si lointaine que l’on pourrait d’ailleurs la trahir constamment dans les faits ? Cantonnée à une telle idéalité, la justice risque de n’être plus qu’un espoir moral, tributaire des volontés individuelles, et non un principe qui ordonnerait effectivement la réalité sociale. Peut-on, toutefois, ignorer que la justice, plus qu’une simple idée, est une institution concrète au sein des sociétés ? Est-ce vraiment le Droit qui confère ainsi à la justice un semblant de réalité ou bien au contraire la justice qui est la condition même de l’actualisation des lois ? Quelle réalité auraient les lois si justice ne pouvait être « rendue » ? D’autre part, comment les droits et les obligations, que les codes juridiques affirment, pourraient-ils devenir effectifs, s’ils étaient sans cesse contredits et réduits à de simples abstractions par l’ordre injuste d’une société ? Ainsi, la justice sociale n’est-elle pas ce qui permet d’évaluer concrètement les exigences du Droit, ce qui peut conférer aux lois leur réalité ?

            Cependant, on peut se demander en quoi le fait de reconnaître la justice comme un idéal pourrait apparaître comme une restriction ou bien un appauvrissement de son sens, sauf à confondre l’idéal et l’utopie. Or, le fait que la justice s’affirme comme un idéal face au Droit et le demeure, n’est-il pas la condition même qui confère toute sa force à cette exigence ? N’est-ce pas en effet parce que la justice est un idéal qu’elle permet la critique du Droit et contraint toute loi à exposer les raisons qui la légitiment ? Autrement dit, loin que la justice s’éloigne de la réalité en s’affirmant comme un idéal, n’est-ce pas au contraire cette transcendance qui en fait une norme concrète, ordonnant au Droit de ne jamais oublier ce qui le fonde et lui donne sens ?

            Afin de faire face à cette difficulté, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure la justice peut bien être définie comme la norme idéale qui détermine le Droit et en permet la critique, puis nous nous demanderons si une telle idéalité ne tend pas à dissimuler la façon dont la justice est la condition de la réalisation du Droit ; enfin, nous verrons que la justice, loin d’être un idéal lointain, est ce qui contraint le Droit à affronter la question de la réalité sociale de ses exigences.  

 

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            D’emblée, la justice peut bien apparaître comme l’idéal du Droit, dans la mesure où elle est la valeur qui garantit l’autorité des lois et leur légitimité. Si les lois, en effet, ne se réclamaient pas ainsi de la justice comme du principe qui les fonde et ne cherchaient pas à l’accomplir comme leur fin, ne se réduiraient-elles pas à un simple coup de force arbitraire ?

En ce sens, la justice est bien la condition du respect des lois et de leur reconnaissance. Il est remarquable, d’ailleurs, que la plupart des critiques du Droit consiste à lui contester cette finalité. Les lois, en effet, si on les considère en dehors de cet horizon qui éclaire leur sens, ne sont, à bien y penser, que l’expression d’un rapport de force entre les membres d’une société, tel que certains affirmeraient par ce biais leur puissance sur les autres membres de la société et garantiraient leurs privilèges. Telle est l’interprétation cynique du Droit que propose le sophiste Thrasymaque dans un passage de la République de PLATON : selon lui, les lois sont la conséquence d’un rapport de force entre les membres de la société ; la « justice » n’est qu’un simple mot pour qualifier le pouvoir qui a su s’imposer et établir sa puissance par l’intermédiaire des lois. Une telle critique n’est pas sans nous découvrir à quel point la signification du Droit réside toute entière dans cette exigence de justice qui détermine sa légitimité et transforme la signification de la force et de la puissance qui l’accompagnent. Sans cet idéal, il n’y aurait en effet qu’une simple différence de degrés et non de nature entre la puissance dont use un voyou et celle qui accompagne les lois, la seule différence étant ainsi que le brigand ne dispose que de moyens limités pour satisfaire sa volonté arbitraire, là où la puissance publique, elle, jouit d’un « monopole de la violence » pour donner droit à sa volonté. En ce sens, ce que dit SAINT AUGUSTIN, dans un passage de la Cité de Dieu, du pouvoir souverain vaut aussi pour le Droit : quelle pourrait être la différence réelle entre les œuvres d’un voyou et les décrets de la puissance législatrice, si cette puissance ne cherchaient pas à servir la justice et ne subordonnaient pas strictement l’exercice de son pouvoir à cette finalité ? Ainsi, tel qu’Augustin l’éclaire au travers d’une anecdote historique, le prince peut bien s’entourer de tous les attributs de sa puissance et le Droit s’accompagner de toute la pompe, les rites et la solennité qui figurent son prestige, un voyou qui porte le sceptre et l’hermine n’en demeure pas moins un voyou. Partant, si la justice est un idéal, cette idéalité ne saurait être comprise comme une perfection qui ne vaudrait qu’à titre d’horizon, aussi inaccessible que lointain. La reconnaître comme l’idéal du Droit, c’est mesurer à quel point la justice est la raison des lois et le principe qui les anime. Ce n’est donc pas simplement à titre de (vague) projet que la justice pourrait valoir comme idéal : cette idéalité est fondatrice et peut apparaître comme la condition de possibilité de la légitimité du Droit. Dans un passage de Vers la paix perpétuelle, KANT dit du pouvoir politique qu’il « doit plier le genou devant le droit » ; on peut dire de même du Droit qu’il doit plier le genou devant la justice, car de la reconnaissance de cet idéal dépend bel et bien la légitimité de la loi.

D’autre part, c’est justement parce qu’elle est maintenue comme un idéal que la justice peut s’affirmer comme la norme qui règle la réalité du Droit, en ouvrant sur sa critique possible. Bien sûr, reconnaître la justice comme un idéal est toujours  équivoque : ce peut être, en effet, une façon d’idéaliser le Droit, c’est-à-dire de lui adjoindre un supplément d’autorité et de respectabilité, ou bien, au contraire, une façon de le soumettre à une raison qui le transcende et dont il dépend. L’écart entre ces deux interprétations de l’idéalité est l’écart entre une simple « idéalisation » qui consiste en une sorte d’enjolivement et d’abstraction de la réalité et un idéal qui ouvre sur la critique du réel. Dans le premier cas, la justice serait la valeur qui procède du Droit et en figure la puissance ; dans le second, elle est ce qu’on peut nommer un « idéal critique », c’est-à-dire la valeur qui interroge le Droit et qui suspend toujours son affirmation à la question de sa légitimité. En ce sens, un Droit juste n’est pas un Droit qui se revendique comme étant (pleinement) juste mais plutôt un Droit qui se soumet continûment à une critique possible, un Droit qui laisse ouverte la question de sa légitimité. Idéal du Droit, la justice serait ainsi ce qui constamment le contraint à faire retour sur ses propres fondements et sur sa légitimité. Cette reconnaissance de la justice comme idéal critique est d’ailleurs intériorisée par le Droit dans l’écart entre le Droit Constitutionnel et les lois particulières : le Droit Constitutionnel rassemble en effet les fondements qui garantissent la légitimité et le caractère juste de toutes les lois, tel que toute loi particulière doit être évaluée à partir de ces principes fondamentaux. C’est en intériorisant ainsi sa propre critique, en contraignant ainsi le législateur à évaluer la légitimité de toute loi nouvelle, que le Droit se place sous une exigence de justice.

Autrement dit, la justice serait l’idéal des lois, dans la mesure où, étant le principe dont dépend leur sens et leur reconnaissance, elle serait aussi ce qui ouvre sur leur critique possible. Tel est bien le rôle qui définit le Droit naturel dans sa différence d’avec le Droit positif. En effet, le Droit naturel rassemble une exigence de justice universelle, qui se veut à la fois comme le fondement du Droit positif, c’est-à-dire de la diversité des codes juridiques, tels que chaque société les produit historiquement, mais aussi comme la norme qui transcende ces systèmes positifs et permet de les mettre en question. Le Droit naturel est, en ce sens, la façon dont le Droit intériorise cette exigence de justice, sans laquelle il ne saurait garantir sa légitimité, et se soupçonne lui-même en quelque sorte. L’extériorité de la justice, par rapport au Droit, ne signifie pas, dans ce cas, l’impossibilité de ce dernier  à accomplir cette valeur, qui ne serait ainsi qu’un horizon impossible, mais bien plutôt la façon dont le Droit entreprend de s’y soumettre constamment. En se donnant la justice pour idéal, le Droit ferait ainsi de la justice une question toujours ouverte, une question qu’il serait toujours possible de poser à toute loi. Partant, en faisant de la justice un idéal, le Droit n’en déclare pas l’impossibilité mais, au contraire, en affirme la transcendance impérative : le Droit ne serait ainsi Droit qu’en tant qu’il s’expose à la question de sa légitimité et à la possibilité de sa critique, tel que l’idéalité de la justice la soutient. La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen prend ainsi tout autant le sens d’un fondement constitutionnel que d’une exigence de justice qui transcende le Droit : en reconnaissant la liberté comme l’expression de la nature de tout homme, cette Déclaration n’attribue pas à la liberté le sens d’un fait évident (ce qui serait une ânerie) mais lui confère la signification d’un désir inaliénable, dont l’exigence peut être affirmée face à toute loi qui la contesterait. L’affirmation du Droit naturel serait bien ainsi la condition qui soumet tout système de Droit, quel qu’il soit, à l’exigence d’une raison partagée, ce qui interdirait à un système de lois de se vouloir pour lui-même la norme de ce qui est juste ou de ce qui ne l’est pas. C’est là d’ailleurs ce qui rend possible un Droit international : s’il est possible, en effet, de concevoir un Droit qui transcende les divers systèmes juridiques des nations, c’est justement parce que la justice est un idéal qu’il n’appartient à aucune puissance législatrice de décider exclusivement par elle-même des conditions de légitimité de la loi.

 

Par conséquent, l’écart qui sépare la justice du Droit, et qui fait d’elle un idéal, n’est pas ce qui la rendrait suspecte, en tant qu’elle ne pourrait jamais être pleinement accomplie. Tout au contraire, c’est parce que la justice est un idéal, qu’elle ne peut jamais être confondue purement et simplement avec la lettre des lois, qu’elle maintient l’effectivité de sa critique et ne cesse de subordonner tout système juridique à son exigence. La justice, dès lors, n’est pas la question qu’il appartient aux lois de trancher une fois pour toutes ; elle est au contraire l’exigence à laquelle toutes les lois demeurent suspendues, la raison qui ne cesse de les interroger.

Cependant, quelle pertinence conserverait la justice si on la réduit à n’être, au mieux, que la norme critique du Droit ? Comment se satisfaire d’une telle idéalité de la justice si on ne peut ainsi donner à cette exigence qu’un contenu purement négatif ? En effet, la justice n’a-t-elle d’autre contenu que de ramener le Droit aux limites de sa légitimité ? Ne peut-on estimer au contraire que l’autorité du Droit est sous condition d’une société effectivement juste ? Autrement dit, la justice n’est-elle vraiment rien d’autre qu’un idéal pour le Droit ou bien n’est-elle pas plutôt la condition de son actualisation, tel qu’ainsi la loi n’aurait un sens que si elle se signifie dans la réalité concrète d’une société, son ordre matériel juste ?

 

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Si, comme nous l’avons vu, la justice peut bien apparaître comme l’idéal critique qui permet de juger de la légitimité des lois, faut-il pour autant la définir comme une valeur qui pourrait être réduite à ce  rôle critique (et lointain) ? Le Droit n’est-il pas dans son effectivité même, sous condition d’accomplir un principe de justice qui seul peut donner autorité à la loi ?

Il faudrait ignorer l’exercice concret de la justice en tant qu’institution pour ignorer à quel point la loi, dans son exercice même, tire la reconnaissance de sa légitimité de son application juste. Dans L’Ethique à Nicomaque, ARISTOTE souligne déjà que le caractère juste de la loi ne peut être évalué qu’au regard des conditions de son application : la question de la loi juste renvoie au problème de l’équité, c’est-à-dire à la relation qui unit l’universalité de la loi et la singularité des cas auxquels elle est censée s’appliquer. Est légitime et juste la loi qui, ainsi, n’ignore pas la réalité à laquelle elle s’applique ; ce sens du réel, que tout Droit juste doit incarner, qui suppose ainsi que la généralité de la loi affronte des situations toujours nouvelles et singulières, Aristote le nomme : équité.  Or, toute la difficulté du jugement tient dans cet accord qui doit préserver l’universalité de la loi tout en permettant l’intelligence de situations singulières. C’est pourquoi, nous dit            Aristote dans le Livre V de L’Ethique à Nicomaque, la loi juste doit être comparable à la règle de plomb dont se servent les architectes de l’île de Lesbos : cette règle de plomb permettait d’épouser au mieux les contours d’un bâtiment, afin de le reproduire à l’identique ailleurs. La loi juste serait de même la loi qui épouse au mieux les circonstances qu’elle est censée mesurer. Ainsi, penser la justice, ce ne serait pas se contenter de la rectitude de la règle de droit mais poser la question de son application concrète à des cas toujours singuliers.

Le Droit, dans son exercice, est ainsi toujours sous condition de la justesse de l’application des lois et si le procès, en tant qu’exercice renouvelé du jugement, est nécessaire, c’est bien parce que la loi doit continûment affronter la question de son application juste. En ce sens, loin d’être un idéal lointain, la justice est au contraire la question que le Droit doit sans cesse affronter, dans le rapport, jamais épuisé, entre la loi et les situations qu’elle définit : l’équité est le signe d’un Droit qui doit sans cesse remettre en jeu la question de sa justesse, de sa pertinence et de sa cohérence. Aristote souligne d’ailleurs à quel point la justesse que requiert l’application des lois ne saurait être l’objet d’un calcul rationnel certain qui permettrait, en matière de justice, une exactitude comparable à celles des sciences. Si le Droit ne peut se départir de la question du juste et de l’injuste, c’est que chaque nouvelle situation auquel le législateur fait face repose la question de la pertinence de la règle. En ce sens, tel qu’Aristote le souligne, le jugement juste ne relève pas d’un jugement dianoétique, c’est-à-dire de l’exactitude des sciences et de l’affirmation d’une universalité de la loi qui transcenderait d’elle-même tous les cas auxquels elle s’applique. La justice relève plutôt d’un art éthique, c’est-à-dire qu’elle implique continuellement de repenser l’accord entre la loi universelle et les cas auxquels elle s’applique. En ce sens, si le Droit ne peut se départir de la question de la justice, c’est bien parce que la règle de Droit n’est pas simplement une règle qui prescrit et contraint, mais une règle qui met en jeu sa propre pertinence face aux situations qu’elle affronte. Un procès n’est pas ainsi uniquement le moment où l’on sanctionne des délits, des crimes ou des forfaits, mais le moment où le Droit cherche à poser les conditions d’une règle qui permettrait d’accorder avec le plus de justesse possible des partis qui s’affrontent et de dépasser l’irrationalité et la violence dans l’affirmation d’une raison commune.

La jurisprudence est bien d’ailleurs l’expression de cette façon dont le Droit ne cesse de reposer les conditions de son application. En effet, les articles de jurisprudence qui accompagnent la plupart des articles de loi sont autant de précisions qui tendent à préciser le sens des lois, au regard de situations que la loi, en sa généralité, n’avait pas prévue, ou bien de conflits entre divers codes juridiques, qu’une loi n’avait pas anticipé, conflit qu’une situation donnée fait éclater.

Ainsi, la justice, loin d’être un simple idéal pour le Droit, peut au contraire apparaître comme la façon dont la loi, au lieu de s’abstraire dans une universalité qui ignorerait les conditions singulières de l’action, ne cesse de s’y confronter. La justice est, en ce sens, l’incertitude qui oblige le Droit à reposer continuellement la question de sa légitimité et de sa validité ; elle est, pourrait-on dire, l’exigence qui contraint la loi à faire face à une réalité, toujours mouvante.

Dès lors, la justice, bien loin de se réduire à un idéal moral, ne peut-elle apparaître comme la condition de l’actualisation du Droit, condition sans laquelle la règle de droit demeurerait une abstraction ? Comment les lois pourraient-elles garantir leur respect dans une société totalement injuste ? Tel est bien ce que souligne ROUSSEAU dans un passage du Projet pour un gouvernement de la Corse : en effet, ce n’est pas selon lui la cohérence interne du Droit et la logique des règles juridiques qui garantissent essentiellement le respect des lois, mais plutôt le caractère juste de la société sur laquelle ce Droit s’établit. Ainsi, comparant le système des lois à une toile d’araignée, Rousseau note que si cette « toile » s’étend sur une société dans laquelle les inégalités règnent, les lois ne seront jamais respectées et cela quelles que soient les sanctions dont elles s’accompagnent. En effet, dans une telle société totalement inégalitaire, les riches arracheront la toile des lois, nous dit-il, c’est-à-dire, qu’ils disposeront de la puissance et des relations suffisantes pour enfreindre les lois et pour échapper à leurs sanctions ; quant aux pauvres, ils passeront à travers la maille de la toile, c’est-à-dire qu’ils ne redouteront aucunement les sanctions promises par les lois, étant déjà si accablés de misère qu’ils n’ont rien à craindre. Par conséquent, le respect du Droit est suspendu au caractère juste ou non de la société à laquelle il s’applique.

 

La justice, loin d’être ainsi un simple idéal, n’est-elle pas dès lors la condition de possibilité d’un Droit effectif ? Car quelque cohérente que soit la règle de Droit, ne se réduit-elle pas à une simple abstraction, si elle ne s’accompagne pas des moyens concrets, économiques et sociaux, capable de donner réalité aux libertés dont elle est la promesse ? Partant, qui pose la question de la justice énonce-t-il un idéal lointain ou bien cherche-t-il au contraire à évaluer la réalité des libertés que les lois affirment ? Une telle question ne nous contraint-elle pas, dès lors, à sortir de la lettre des lois pour affronter la réalité sociale et mesurer la légitimité du Droit, la pertinence de ses exigences, à l’aune de cette réalité ? Que vaudrait donc le Droit en dehors d’une justice sociale, capable de donner réalité à ses exigences ?

 

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Loin que la justice puisse être réduite à un simple idéal, elle peut apparaître comme l’exigence qui contraint le Droit à sortir de sa propre logique pour évaluer les conditions matérielles de l’égalité dont les lois sont la promesse. Ainsi, sauf à faire des lois une abstraction formelle, comment donner sens au Droit si, par-delà la question de l’égalité politique (l’égalité face aux lois), on ne pose pas la question de l’égalité sociale ? Comme le souligne MARX, dans un passage de la Question juive, on ne saurait apprécier la valeur d’une règle de Droit uniquement en considérant la cohérence des systèmes juridiques eux-mêmes. Si, selon lui, la Déclaration universelle des Droits de l’homme et du citoyen peut être critiquée, c’est dans la mesure où il ne suffit de promettre des droits, des libertés, aux membres d’une société, faut-il encore leur donner les moyens concrets, économiques et sociaux, de s’emparer de ses droits. Le Droit peut fort bien, en effet, me reconnaître la liberté d’expression ou de circulation, mais si je n’ai pas les moyens économiques et sociaux de ces libertés, ne se réduisent-elles pas à de pures abstractions ? Dès lors, si la loi pose une égalité de droits entre les membres d’une société sans affronter la question des moyens sociaux qui permettront de s’emparer de ces droits, elle risque de n’être qu’un « contrat de dupe », au sens où ROUSSEAU l’entend, c’est-à-dire le simple masque des inégalités économiques et sociales.

Par conséquent, la question de la justice n’est aucunement une question que l’on pourrait poser en considérant uniquement la cohérence des systèmes juridiques. La justesse des lois ne suffit pas à rendre une société juste. Comme le souligne JOHN RAWLS dans un passage de Justice et démocratie, on peut très bien avoir une société dans laquelle les lois sont légitimes et respectées par tous les membres de la société, sans pour autant empêcher des inégalités criantes de se perpétuer. En ce sens, le contrat de Droit, capable de produire un accord de raison entre les membres d’une société, peut-il vraiment ignorer la question du partage des richesses et des moyens sociaux ? Tel que John Rawls le met en évidence dans sa Théorie de la justice, l’entente rationnelle minimale entre les membres d’une société n’inclut pas simplement une égalité en droits et des libertés garanties par la loi mais aussi un tant soit peu d’égalité sociale : en effet, en supposant que les membres d’une société soient dans l’ignorance de leurs situations sociales et économiques futures au moment de s’accorder sur un ordre de société, chacun aurait tout avantage à privilégier une société dans laquelle le Droit garantisse le maximum de libertés et dans laquelle les inégalités, sans être interdites, ne soient toutefois tolérées que si, en retour, elles sont à l’avantage des plus mal lotis. Dès lors, la question de la justice sociale, loin de se réduire à un vague idéal, tire au contraire le Droit de son idéalité juridique, pour poser la question des moyens concrets des libertés qu’il affirme.

Or, ce qui rend d’autant plus difficile l’actualisation d’un tel principe de justice, c’est sans nul doute le fait qu’au cœur d’une telle exigence se joue la question de la distribution des valeurs et des idéaux d’une société. Si la justice est un idéal, c’est avant tout en effet parce qu’elle met en jeu les idéaux d’une société et la façon dont elle distribue ses valeurs entre les membres de la société. Ainsi, la révolte contre l’injustice n’est pas uniquement la protestation contre des inégalités matérielles. S’y joint une exigence fondamentale de reconnaissance, la reconnaissance d’une dignité, ainsi qu’AXEL HONNETH le souligne dans la Lutte pour la reconnaissance : l’expérience de l’injustice est inséparable de l’expérience d’un mépris social, le sentiment de ne compter pour rien dans la société dont on est membre. Quand des salariés protestent contre leurs licenciements expéditifs ou bien contre une délocalisation lointaine à laquelle on leur propose de participer (comme si cela pouvait être une solution acceptable) ce n’est pas simplement le sentiment d’être lésés matériellement qui provoquent leur révolte mais aussi le sentiment d’être méprisés, le sentiment que leur activité ne compte pour rien, qu’elle n’a aucune valeur pour la société dont ils sont membres.

De purement juridique, la question de la justice prend ici un sens politique, si l’on entend par là qu’elle engage la façon dont une société met en partage les valeurs qui la déterminent. La difficulté est ici qu’un tel partage des valeurs et de la reconnaissance ne relève aucunement d’une balance arithmétique ; il ne saurait être résolu par un pur calcul mathématique. Il n’en est pas moins essentiel dans la façon dont une société politique se montre capable d’affronter la réalité de son ordre, sans rejeter les injustices et ceux qui en sont victimes hors du spectacle qu’elle se donne à elle-même, c’est-à-dire dans l’invisibilité, en ignorant la réalité des injustices qu’elle tolère. Partant, si la justice est une exigence idéale, c’est avant tout parce qu’elle contraint à faire face aux idéaux d’une société et aux conditions concrètes de leur actualisation. Idéale, elle l’est parce que, dans la balance de la justice, ce ne sont pas seulement des biens que l’on soupèse, c’est l’homme lui-même qui cherche à prendre la mesure de lui-même et des valeurs qu’il partage en commun. Aussi impondérables que puissent être ces valeurs et ces idéaux, la question de leur juste partage engage le destin concret d’une société.

 

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            Comme le relève ROUSSEAU, dans un passage de L’état de guerre, qui parcourt les œuvres des penseurs du Droit ne peut être que pénétré par la puissance de leurs arguments en faveur de la paix et de la justice, et, le livre à peine fermée, il devra faire face au fait de la violence et de l’injustice qui réduisent à rien ces principes idéaux. Face à la réalité des injustices, on peut réduire, avec pessimisme et raison, la justice à n’être rien d’autre qu’un idéal.

            Toutefois, si la justice est un idéal, cela la réduit-elle à une illusion, une simple chimère ? Aucunement. C’est parce qu’elle est un idéal au contraire, qui transcende le Droit, qu’elle fonde la critique des lois et les subordonne à une exigence de légitimité qu’elles ne sauraient ignorer. En ce sens, l’idéalité de la justice est ce qui contraint le Droit à reposer continuellement la question des conditions de son application. En ce sens, on pourrait dire que plus la loi est soumise à un idéal de justice, plus elle doit, paradoxalement, affronter la question de la réalisation concrète des exigences qui l’animent. Ainsi, la justice est ce qui contraint à poser la question du Droit hors de la justesse et de la cohérence des systèmes juridiques pour confronter la loi à la réalité sociale elle-même. Partant, l’idéal de la justice n’aurait d’autre visée que de rappeler le Droit à la réalité même des libertés qu’il affirme. Que sont en effet les droits qu’affirment les codes juridiques s’ils ne s’accompagnent pas des moyens concrets, sociaux et économiques, qui garantissent leur jouissance ? Dès lors, si la justice est un idéal, c’est afin d’interdire au Droit d’en être un et de n’être rien d’autre que cela…