LA JUSTICE SOCIALE
1/ La justice sociale : par-delà la question des normes juridiques, la question de l’équité sociale.
La régulation juridique des transactions et des échanges dans une société est tout à fait compatible avec une société inéquitable. Qui pose la question du caractère juste d’une société ne peut donc se contenter d’évaluer simplement la justesse de ses codes juridiques ni le respect de leur application. Ce qui est en jeu, ce ne sont pas simplement les règles en vigueur mais le « jeu » social lui-même.
Dans cet extrait de Justice et démocratie, John Rawls revient sur l’une des intuitions fondamentales qui a motivé sa réflexion sur la question de la justice sociale. Peut-on évaluer, en effet, le caractère juste d’une société en considérant uniquement l’équité et la cohérence des normes juridiques qui déterminent les contrats entre ses membres ? Comme il le relève ici, le problème tient au fait que les formes juridiques les plus contractuellement justes peuvent tout à fait s’accorder (pour ne pas dire : s’accommoder) des inégalités sociales les plus criantes. Car ce que la règle juridique garantit et vérifie, c’est uniquement sa concordance avec d’autres règles juridiques, ainsi que les modalités de son application et de son respect : aussi n’envisage-t-elle que les conditions grâce auxquelles les interactions entre les membres de la société s’effectueront justement (ce qui pourrait être interprété d’ailleurs bien plus en terme d’efficacité que de justice) ; ces règles ignorent ainsi la question de savoir qui a accès aux échanges qu’elles définissent et qui en est (ou en sera) exclu, du fait des inégalités dont la société est traversée. C’est pourquoi, comme le souligne Rawls : « Le fait que chacun ait de bonnes raisons de croire qu’il agit équitablement, en respectant scrupuleusement les normes qui gouvernent les accords, ne suffit pas à garantir la justice du contexte social ». Ici, Rawls souligne l’écart qui peut exister entre le Droit et la question de la justice : la règle de Droit ne pose la question du juste et de l’injuste qu’à l’intérieur des conditions qui définiront une action donnée ; or, il y a loin entre se demander quelles sont les règles qui garantiront un échange équitable entre des partenaires et se poser la question de savoir si cet échange est juste au regard de l’ensemble social dans sa totalité, que ce soit dans la possibilité pour tous d’y participer ou bien encore des effets que ce même échange peut générer en terme d’inégalités. Comprenons donc le Droit d’une société peut fort bien réglementer équitablement (ou « réguler » comme l’on dit aujourd’hui) une société dont le « contexte social » est injuste et que cette même réglementation tend à rendre plus injuste encore. Ce n’est pas un hasard si Rawls prend pour exemple d’un tel paradoxe apparent les lois économiques du marché : aussi justes que soient les règles qui régissent les transactions financières, tant qu’on se maintient à l’intérieur du jeu de la norme juridique qui instruit une situation de fait (les transactions en question), rien ne dit que ces mêmes transactions ne soient pas la conséquence autant que la cause des pires inégalités et injustices sociales. Partant, poser la question de la justice d’une société nous contraint à sortir de la simple règle de Droit pour nous demander ce qui est exclu de cette règle et ce qu’elle exclut d’elle-même. En ce sens, les injustices ne se réduisent aucunement à ce que les règles de droit sanctionnent : les plus terribles injustices sont celles que la règle de droit ignore, parce que ceux qui en sont victimes ne peuvent pas prendre part aux actions et aux échanges que la règle définit. Plus encore, la jouissance exclusive par certains de ces droits accroît la dite exclusion.
Dès lors, on pourrait dire que la question de la justice est irréductible aux normes juridiques, de même que le sens d’une parole est irréductible au jeu de significations que tisse une langue. Si l’on veut comprendre une parole, il faut interroger la façon dont elle tisse un sens en se rapportant au monde. Si l’on veut, de même, apprécier le caractère juste d’une société, il faut évaluer le « contexte social » qui détermine le sens de la règle de Droit et évaluer les effets de cette même règle sur ce contexte. En ce sens, poser la question de la justice sociale, ce n’est plus se maintenir dans le champ clos de la normativité juridique mais sortir au contraire de ce champ pour poser la question du juste et de l’injuste, là où les inégalités croissent et renaissent : dans la « vie » sociale elle-même, où, avant toute norme, se distribuent les rôles et les fonctions. Il est essentiel de se demander quelles peuvent être les conditions de la juste application d’une règle ; il est plus fondamental (et plus inquiétant) de se demander qui sera admis à « jouer » de cette règle et qui regardera les autres jouer ainsi, ayant comme eux le droit de jouer, mais n’étant pas admis à le faire, faute de moyens. Voilà le problème qu’affrontent les penseurs de la justice sociale : la question n’est pas de savoir si la règle de droit est juste en elle-même (question juridique) mais si les conditions sociales maximales de la jouissance d’une telle règle sont offertes aux membres de la société. Or, quand le juriste se contente de demander : quelles seront les bonnes règles entre les acteurs d’un même jeu ?, n’est-il déjà trop tard ? les jeux ne sont-ils pas déjà faits ? Poser la question de la justice sociale, c’est se tenir sur le seuil et poser cette question brûlante : qui est acteur ? Et qui a été rejeté hors du jeu ?
« Le rôle des institutions qui font partie de la structure de base [de la société] est de garantir de justes conditions pour le contexte social, sur fond desquelles se déroulent les actions des individus et des associations. Si cette structure n’est pas réglée et ajustée convenablement, le processus social cessera d’être juste, aussi justes et équitables que puissent paraître les transactions particulières envisagées séparément.
Nous reconnaissons ce fait lorsque nous disons, par exemple, qu’en général la répartition qui résulte des transactions volontaires de marché (même si les conditions idéales de l’efficacité économique étaient réalisées) n’est pas équitable, à moins que la répartition de la richesse et des revenus antérieurement à la transaction ainsi que le système des marchés ne soient équitables. Les richesses existantes doivent avoir été acquises correctement et chacun doit avoir des chances égales de gagner un revenu, d’apprendre les compétences nécessaires, etc. Encore une fois, les conditions nécessaires à la justice du contexte social peuvent être sapées alors même que personne n’agit de manière injuste ni ne se rend compte de la manière dont le résultat global de nombreux échanges séparés affecte les chances des autres. Aucune règle envisageable comme telle et qui puisse être imposée en pratique aux agents économiques dans leurs transactions au jour le jour ne peut prévenir ces conséquences indésirables.
(…) Des conditions équitables dans le contexte social peuvent exister à un moment donné et, ensuite, se dégrader peu à peu, bien que personne n’agisse de façon injuste, si on en juge par les règles qui s’appliquent au niveau de la situation localement circonscrite, correspondant aux transactions considérées. Le fait que chacun ait de bonnes raisons de croire qu’il agit équitablement, en respectant scrupuleusement les normes qui gouvernent les accords, ne suffit pas à garantir la justice du contexte social. C’est un point important bien qu’évident : dans la mesure où notre monde social est envahi par la duplicité et la tromperie, nous sommes enclins à penser que la loi et le gouvernement ne sont nécessaires qu’à cause de la propension des individus à agir injustement. C’est le contraire, la justice du contexte social tend plutôt à s’éroder quand les individus agissent équitablement : le résultat global de transactions indépendantes et séparées s’éloigne au lieu de se rapprocher de la justice du contexte social. On pourrait dire que, dans ce cas, la main invisible guide les choses dans la mauvaise direction et favorise une forme oligopolistique d’accumulation qui réussit à maintenir des inégalités injustifiées et des restrictions à la juste égalité des chances. Par conséquent, nous avons besoin d’institutions spéciales pour garantir la justice du contexte social, et d’une conception spéciale de la justice pour définir comment ces institutions doivent être établies. »
JOHN RAWLS, « La structure de base comme objet » in Justice et démocratie (Points Essais, pp.46-48)
2/ Le « voile d’ignorance » de John Rawls :
Quels pourraient être les principes de base d’une société juste, procédant d’un accord raisonnable entre les membres de la société, en faisant l’hypothèse que chacun ignore quel sera son sort dans cette société ?
Dans sa Théorie de la justice (1971), l’américain John Rawls inaugure la reprise moderne d’une réflexion sur la justice sociale. L’importance de son essai tient à la façon dont il l’interprète : loin de considérer en effet la justice sociale comme un simple baume humaniste, le supplément moral d’un Droit ou d’un Etat qui, par compassion, chercheraient à apaiser les injustices sociales, Rawls la place au contraire au fondement du contrat de Droit qui unit les membres d’une société. Dès lors, la justice sociale n’est plus cette idée ambiguë qui se tiendrait aux frontières du Droit et de la morale et qui serait suspendue à l’initiative individuelle, mais ce qui participe de la « structure de base » de la société – selon l’expression de Rawls ; elle devient un principe inhérent à la raison partagée qui légitime les lois et dont on ne saurait dès lors faire l’économie sans mettre en péril le lien social.
Pour mesurer la portée de son « geste », il faut bien avoir en mémoire les principes sur lesquels les penseurs du contrat (on appelle ainsi les penseurs qui fondent la légitimité du Droit sur un contrat tacite et hypothétique entre les membres de la société) pouvaient fonder les lois et le lien social. Remarquablement – et même si certains de ces penseurs, Rousseau notamment, la reconnaissent comme une condition essentielle du respect des lois, la justice sociale n’apparaît jamais comme un des principes cardinaux qui scelle le contrat de raison au fondement de la société politique.
Ainsi, pour Hobbes, le fondement et la fin du contrat qui unissent les membres de la société consistent dans la sécurité ; pour Locke, dans la préservation des droits naturels de chacun (notons d’ailleurs que si Locke reconnaît la préservation de la propriété comme un désir légitime attaché à la nature humaine, il ne conçoit pas l’exigence de conditions de vie décentes comme un désir plus naturel encore. Est-ce parce que ce second désir entre en contradiction avec le premier ?) ; pour Rousseau, c’est la liberté qui apparaît comme le principe fondamental du contrat social et le socle de toute légitimité (si Rousseau fait ainsi de l’égalité la condition de la liberté, cette égalité est avant tout une égalité devant la loi, la question de l’égalité sociale n’étant pas absente de sa réflexion mais demeurant toutefois secondaire).
Le fait que la justice sociale ait ainsi été quasi absente du débat classique sur le contrat social ou qu’elle ait été interprétée comme une simple vertu morale, ne relève pas d’un simple retard historique. La réticence, en effet, de bien des penseurs à la reconnaître comme un principe premier du contrat est due à la possibilité de la voir entrer en contradiction avec un autre principe premier de ce même contrat, à savoir la liberté. En effet – et c’est là l’argument classique d’un certain nombre de penseurs libéraux, qui prend des accents tonitruants chez les libertariens modernes, comment postuler, au fondement du contrat politique, un principe de justice sociale sans mettre en péril les libertés individuelles ? Toute exigence d’égalité des conditions ou bien de redistribution des richesses, aussi pondérée soit-elle, n’est-elle pas un acte autoritaire, qui porte atteinte à la libre expression des facultés et des mérites individuels ? Autrement dit, la défense des libertés individuelles n’implique-t-elle pas comme conséquence la possibilité pour les différences individuelles de s’épanouir, les inégalités sociales n’étant en ce sens que l’expression de ces différences que la liberté rend possible ? La justice sociale, dès lors, ne nie-t-elle pas l’exercice même des libertés individuelles, en contestant les distinctions sociales, qui sont le fruit même de ces libertés ? Comment pourrait-on donc accorder ces deux principes, alors que la liberté favorise les distinctions individuelles et que la justice sociale les accuse comme des inégalités ? La justice sociale ne couve-t-elle pas, par essence, un risque d’égalitarisme, qui serait liberticide, c’est-à-dire qui mettrait en péril les libertés individuelles ?
Or, c’est justement cette apparente contradiction, entre libertés individuelles et justice sociale, entre principe de liberté et exigence d’égalité, dont Rawls cherche la résolution, le dépassement, dans sa Théorie de la justice. Son essai veut montrer que ces deux exigences, loin d’être incompatibles, sont au contraire les aspects inséparables d’une même exigence de raison, celle-là même qui détermine ce que tout homme attend du lien social en priorité. Ainsi, il s’agit pour Rawls de montrer que ces deux valeurs ne peuvent être absolument distinguées, que les libertés politiques et individuelles impliquent, dans leur revendication même, une exigence rationnelle d’égalité sociale, et qu’inversement, l’idée de justice sociale ne saurait porter atteinte aux libertés, sans se nier elle-même (A quoi bon, en effet, exiger la justice sociale si ce n’est pour permettre à ceux qui en sont empêchés par les inégalités sociales d’accéder à une liberté dont ils sont dépossédés ?). Les questions de Rawls sont donc les suivantes : 1/ En quoi la justice sociale peut apparaître comme l’un des principes qui fondent le contrat social ? 2/ Quelle forme pourrait prendre un tel contrat de telle manière que ces deux principes fondamentaux, liberté et justice sociale, soient conjoints, sans en léser aucun des deux ?
Il s’agit donc pour Rawls, en premier lieu, de donner droit à la justice sociale comme l’une des exigences de raison qui fonde le contrat social, capable ainsi d’unir les membres d’une société autour d’une reconnaissance des lois. Tout contrat social, rappelons-le, est une hypothèse qui interroge le sens des lois en ramenant celles-ci à la nécessité, au(x) désir(s) ou au(x) exigence(s), qui motivent un accord des membres de la société et donnent un sens légitime aux dites lois. Loin de se réduire à une fable, les « fictions philosophiques » du contrat social reconduisent les lois à une origine hypothétique afin d’en déceler les fondements rationnels idéaux. Autrement dit, en posant la question de la raison, ou des raisons, qui ont rassemblé les hommes autour de lois communes, le contrat social pose aussi (et surtout) la question des fins qui donnent sens au Droit.
L’originalité de Rawls, dans sa Théorie de la justice, consiste à produire un contrat social sans avoir recours à une fable originelle (l’idée d’un état de nature que les hommes abandonneraient afin de devenir membres d’une société politique). Ainsi, Rawls délaisse toute hypothèse sur la nature humaine mais pose immédiatement la question des exigences rationnellement acceptables sur lesquelles les hommes peuvent fonder leur vie en commun. Pour donner droit à une raison commune, il s’agit, selon une méthode d’inspiration kantienne, de faire table rase de toutes les particularités individuelles, susceptibles de troubler un tel accord de raison. C’est la fameuse hypothèse du « voile d’ignorance », construite par Rawls et que l’on peut résumer ainsi : plaçons tout homme dans la situation d’avoir à choisir les principes de base de la société, tels que ceux-ci lui apparaissent acceptables et conformes à ce qu’il peut légitimement et rationnellement attendre de cette vie en commun, et cela sans avoir aucune information sur la position sociale et la situation économique, qui seront les siennes dans cette société, quels seraient alors les principes de base sur lesquels nous pourrions tous nous entendre ?
Rawls est bien conscient que ce qui hypothèque en général toute réflexion rationnelle sur la justice sociale est la façon dont nous jugeons tous de ce qui est juste ou injuste, en fonction de la position sociale que nous occupons. En jetant ainsi « un voile d’ignorance » sur nos intérêts particuliers, il nous contraint à poser la question de la justice sur un pied d’égalité rationnelle, afin d’éviter que le débat ne se déploie sur l’horizon d’inégalités de fait qui, immanquablement, le réduirait à un dialogue de sourds (les « mal lotis », en effet, exigeront « tout » dans ce cas, et les « biens lotis », eux, ne lâcheront « rien »). Dès lors, si nous ne connaissions rien de notre destin social, quels seraient les principes de base d’une société juste sur lesquels nous pourrions nous entendre et qui satisferaient les attentes légitimes de chacun ?
Cet accord de raison unirait, selon Rawls, dans une même exigence, deux attentes fondamentales et inséparables : 1/ le désir de jouir d’une liberté partagée, égale pour tous et garantie par le Droit 2/ un désir de justice sociale tel que l’égalité des chances soit garantie et que les inégalités sociales ne soient tolérables que si elles sont « au plus grand avantage du plus mal loti ».
Le premier principe ne fait que reconduire le fondement de légitimité des lois tel qu’il était affirmé par les formes classiques du contrat social (notamment chez Rousseau) : les lois ne sont légitimes et rationnellement acceptables que si elles s’appliquent également à tous, nul n’étant au-dessus des lois et tous jouissant des mêmes droits, l’égalité devant la loi étant ainsi la condition d’une liberté politique partagée.
Par contre, le second principe est inédit et marque l’audace de la pensée de Rawls. Ici, la justice sociale n’est plus pensée comme un supplément du Droit mais comme l’un de ses principes de base rationnel : la justice sociale fonde ainsi la reconnaissance de la loi et détermine sa légitimité. Pour comprendre le « geste » de Rawls, il faut bien prendre la mesure des différences qui séparent l’énoncé de ces deux principes : la liberté politique, fondée sur une égalité juridique, s’affirme positivement, sur le mode absolu de l’universalité ; par contraste, la justice sociale, elle, prend la forme d’un énoncé restrictif, qui ne prend sens qu’à partir d’un fait positif : celui des inégalités sociales.
Ce changement de modalité dans l’énoncé des principes fait toute l’originalité de Rawls. En effet, a contrario des contrats politiques classiques, Rawls ne pose pas le Droit comme la forme inaugurale de la société, telle que ce serait l’affirmation du Droit qui déciderait exclusivement du fait social. Ce point est décisif : en posant la justice sociale comme un principe de base du Droit, Rawls fait sortir le contrat social de son universalité abstraite. La société n’est pas le pur effet d’un Droit juste et de la proclamation d’une égalité juridique ; il faut au contraire faire face au fait social, inhérent à toute société : l’inégalité des conditions sociales. Le tour de force de Rawls est, en ce sens, de joindre deux compréhensions du Droit qui s’ignoraient : un universalisme strict, qui récuse toute exception et fait abstraction de toute différence (premier principe), et un principe d’équité, qui, par essence, fait face à des situations de fait, qu’il s’agit de corriger, et à des inégalités, qu’il s’agit de compenser (second principe). Pour le dire autrement, Rawls joint le Droit qui est proclamé « avant » toute réalité sociale, celui qui affirme l’absoluité des libertés et de l’égalité politique, et le Droit qui vient « après » le développement du fait social, et qui, dès lors, doit « faire avec » les inégalités que génèrent toute société. En ce sens, si le premier principe pose l’égalité comme première, le second principe affronte les inégalités comme un fait qui, toujours, précède l’affirmation de la loi. Partant, Rawls fait sortir le Droit de l’abstraction de son universalité inconditionnelle : si le Droit fonde un principe d’égalité et de liberté, il ne saurait se poser pour autant, sans verser dans un idéalisme aussi naïf qu’abstrait, comme l’auteur et le dépositaire exclusif des liens sociaux. Jamais le Droit, dans son exigence rationnelle, ne pourra déterminer entièrement la société, comme si elle était le pur effet de son exigence.
Le second principe n’est pas – comme on a pu lui reprocher – une façon pour Rawls d’accepter les inégalités sociales, mais avant tout de les reconnaître comme un FAIT premier, fait dont le Droit ne doit pas s’accommoder mais qu’il doit affronter. Ce qu’il nomme « la justice comme équité » est cette façon de faire face aux faits des inégalités sociales, de penser le Droit, non pas simplement comme ce qui inaugure une société, mais ce qui doit aussi continûment en corriger les injustices. Car telle est la spécificité de la justice sociale : elle est cette forme du Droit qui s’origine dans la conscience de l’injustice, comme réalité inexpugnable.
Partant, le second principe qu’énonce John Rawls signifie que Droit ne peut se contenter d’une déclaration inaugurale de liberté et d’égalité : l’exigence de Droit est une exigence qui doit être sans cesse reprise et faire face aux inégalités qui sont inhérentes à la société. Et ce serait faire preuve d’un angélisme destructeur que de croire qu’une société juste peut être garantie par l’affirmation exclusive d’un Droit constitutionnel : si Rawls concède que les inégalités sont « autorisées à condition qu’elles soient au plus grand avantage du plus mal loti », une telle concession n’est nullement une façon d’admettre une part d’injustice mais, au contraire, une façon d’en contester le développement « naturel ». D’autre part, un tel principe de justice sociale n’est pas une façon de renvoyer le Droit à la morale ; il ne s’agit pas d’une forme de compassion sociale pour les plus démunis mais plutôt d’un accord rationnel entre tous, dans la conscience partagée que le développement des inégalités ne saurait, à terme, que nuire à tous et que nul ne peut avoir la pleine certitude de ne pas en être la victime.
« Dans la théorie de la justice comme équité, les institutions de la structure de base sont considérées comme justes dès lors qu’elles satisfont aux principes que des personnes morales, libres et égales, et placées dans une situation équitable, adopterait dans le but de gouverner cette structure. Les deux principes les plus importants s’énoncent comme suit :
(1) Chaque personne a un droit égal au système les plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec un même système de libertés pour tous.
(2) Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à condition (a) qu’elles soient au plus grand avantage du plus mal loti ; et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances.
Examinons de quelle façon le rôle spécial de la structure de base affecte les conditions de l’accord initial et exige que cet accord soit compris comme étant hypothétique et non historique. Par définition, la structure de base est le système social global qui détermine la justice du contexte social. Ainsi, en premier lieu, toute situation équitable à l’égard des individus conçus comme des personnes morales, libres et égales, doit être telle qu’elle réduise de façon satisfaisante les inégalités dues à l’influence des contingences au sein de ce système. Les accords réels conclus alors que les gens connaissent leur place dans le cours de la vie sociale sont influencés par des contingences, naturelles et sociales, de toutes sortes. Les principes adoptés dépendent du cours réel des événements qui ont lieu au sein de la structure institutionnelle de cette société. Nous ne pouvons pas, par des accords réels dépasser les événements fortuits ni trouver un critère suffisamment indépendant.
On comprend pourquoi, si nous concevons les partenaires comme des personnes morales, libres et égales, ils doivent savoir très peu de chose sur eux-mêmes (je renvoie ici aux restrictions du voile d’ignorance). Car procéder autrement permettrait à des effets contingents et disparates d’influencer les principes destinés à gouverner leurs relations sociales en tant que personnes morales. Nous supposons donc que les partenaires ne connaissent pas leur place dans la société, leur bonne ou mauvaise fortune dans la répartition des talents et des capacités naturelles, le tout dans les limites de variations normales. Les partenaires ne connaissent pas non plus leurs fins ultimes et leurs intérêts, ni leur tempérament psychologique spécifique. »
JOHN RAWLS, « La structure de base comme objet » in Justice et démocratie (Points Essais, pp.51-53)
3/ Que mesure-t-on dans la balance de la Justice ?
Au cœur du problème de la justice : partager des valeurs hétérogènes.
Dans cet extrait de ses Lectures (I), le philosophe Paul Ricoeur affronte la question du partage qui est cœur de la question de la justice, et tout particulièrement de la justice sociale. Ainsi, qu’est-ce qu’un juste partage ? Et qu’est-ce qui est en partage lorsque nous demandons justice ?
Dans un dialogue avec les thèses de Rawls, Ricoeur met ici en évidence une difficulté qui, selon lui, a quelque peu échappée au penseur américain. En effet, si la justice sociale peut apparaître comme une question si aiguë, c’est essentiellement parce que le partage, dont elle ouvre le problème, ne porte pas uniquement sur des choses ou des quantités matérielles mais engage la question de la distribution des valeurs mais aussi de la reconnaissance entre les membres de la société. Or, ces valeurs ne peuvent être l’objet d’un calcul exact, d’une pure mesure quantitative. En ce sens, si la justice affronte la question de la distribution des biens entre les membres de la société, le problème est que ces « biens » en question prennent un sens très différent selon qu’ils ont matériels ou non, marchands ou non, relatifs à des positions de pouvoir, d’autorité, de prestige, etc. Plus encore, on pourrait se demander si toute querelle sur des biens matériels ne porte pas essentiellement sur la question de la reconnaissance symbolique des partis qui s’affrontent : ainsi, quand des salariés luttent pour une augmentation de leur salaire, est-ce uniquement une question matérielle qui les anime ou bien aussi, et essentiellement, ce que le salaire exprime, à savoir la juste reconnaissance de leur travail ?
Toute la difficulté de la justice consiste en cela : ce qui est « en balance » en matière de justice, ce ne sont pas simplement des parts matérielles, que l’on pourrait distribuer arithmétiquement ; ce qui est en jeu, c’est la distribution des valeurs qui donnent leur sens à la condition humaine et leur dignité aux membres d’une société. Or, comme le souligne ici Ricoeur, c’est cela même en quoi consiste toute la difficulté de la mesure de la justice, le fait qu’elle n’est jamais réductible à la norme d’un simple calcul. Bref, ce qui est mis dans la balance dans la justice, ce dont elle cherche à produire la juste mesure, ce sont les besoins, les désirs, les idéaux proprement humains. En ce sens, l’injustice la plus terrible procède d’un tel oubli : c’est notre humanité même que nous mettons en partage, toutes les fois où nous posons la question de ce qui est juste.
« Commençons par les circonstances, ou occasions, de la justice. Elles ont toutes la forme d’un conflit opposant des droits présumés, des intérêts réels, voire des privilèges acquis. Dans toutes les subdivisions du droit – pénal, civil, social, international – la demande de justice surgit dans des situations de conflit auxquelles le droit donne la forme du procès. C’est en ce point que des considérations empruntées à la conception téléologique de la justice reprennent une première fois vigueur : les demandes entre lesquelles la justice est appelée à trancher – ou, plus exactement, nous y reviendrons, à laquelle il est demandé à la justice de faire leur juste part – sont porteuses de valeurs, d’évaluations en termes de biens. Une théorie purement procédurale requiert ici le relais d’une éthique des valeurs, elle-même chargée de difficultés et lourde de questions sans réponse. Et pourtant, même chez Rawls, l’évocation furtive de « considérations bien pesées » laisse déjà entendre qu’il n’est pas possible de s’en tenir à un simple calcul de maximum et de minimum, sous peine de passer à côté de la difficultés majeure que constitue l’hétérogénéité réelle des biens investis dans les choses à partager. Cette difficulté est la contrepartie inéluctable de la conception de la société comme système de répartition. La notion même de part change de sens selon qu’il s’agit de biens marchands – tels que revenus, patrimoines, services – ou de biens non marchands – tels que sécurité, santé, éducation, citoyenneté ; pour ne rien dire des positions d’autorité, de responsabilité et d’influence, liées aux structures hiérarchiques de toutes les institutions qui, à l’image des institutions politiques, connaissent la distinction entre gouvernants et gouvernés, dirigeants et dirigés, administrateurs et administrés. L’entreprise, la cellule familiale, l’hôpital, le milieu carcéral connaissent bien ces problèmes de répartition d’autorité entre partenaires inégaux. Il ne suffit donc pas d’avoir une idée très largement ouverte de la notion de distribution de parts, de répartition de rôles ; il faut être attentif à l’hétérogénéité réelle de ce qu’on peut appeler, avec Rawls encore (mais il n’en fait pas la théorie), des « biens sociaux primaires », lesquels sont l’enjeu concret de partages susceptibles d’être réputés justes ».
PAUL RICOEUR, « Le juste entre le légal et le bon » in Lectures I (Points essais, pp.189-190)
Axel Honneth et la « lutte pour la reconnaissance » :
Dans toute exigence de justice s’affirme un désir de reconnaissance, dont dépend l’estime de soi.
L’essai d’Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance (1992), a eu une influence décisive sur les débats contemporains qui affrontent le problème de la justice sociale. L’intérêt de sa démarche est de replacer la question de la justice dans le cadre d’une réflexion sur la conscience de soi, les formes et les expressions de l’identité. Son analyse nous découvre que ce qui est en jeu dans le désir de justice et dans l’expérience de l’injustice, c’est avant tout l’identité du sujet. Demander justice, c’est requérir la reconnaissance de notre identité. Le sens de l’existence d’un individu est ainsi suspendu à cette reconnaissance qui confirmera sa valeur ou bien la contestera. Sans cela, comment comprendre la violence que peut éprouver celui qui a le sentiment de subir l’injustice ? Si la justice pose la question du partage, on ne saurait ignorer qu’en partageant ainsi les valeurs entre les membres de la société, elle engage aussi la question du partage de la reconnaissance de leur identité sociale et de sa distribution inégale. Quand des partis s’affrontent ainsi devant un tribunal, ce ne sont pas uniquement des intérêts matériels qui s’opposent mais des consciences qui, au travers des droits qu’elles revendiquent, revendiquent le droit d’être reconnues. Et c’est bien parce que toute demande de justice est aussi une demande de reconnaissance, parce toute identité subjective déploie son sens au travers de cette reconnaissance, que la justice déborde la simple question de la cohérence juridique et de l’application du Droit.
Reprenant les analyses de Hegel, dans sa première Philosophie de l’Esprit, Honneth souligne à quel point la conscience de soi est avant tout une conscience en attente de reconnaissance, cette « lutte pour la reconnaissance » se déployant dans trois sphères du rapport à autrui. La première est celle de l’intimité et de la famille, où le sujet recherche la satisfaction de ses besoins affectifs primordiaux : dans cette sphère, l’amour est le motif de la reconnaissance et cet amour permet au sujet de conquérir une confiance en soi, première valeur par laquelle l’identité s’affirme. La seconde sphère de la reconnaissance est la sphère l’égalité des personnes, telle qu’elle est conquise dans le Droit, cette égalité juridique fondant un respect de soi-même, inséparable de la conscience que notre liberté est confirmée par la loi. Enfin, la troisième sphère est celle de la contribution à la société, sous la forme d’un travail dont le salaire détermine la valeur. Ici, l’enjeu de la reconnaissance est l’estime de soi, c’est-à-dire le sentiment pour le sujet de « compter socialement », d’avoir une activité précieuse pour la société.
Même si Hegel abandonnera quelque peu par la suite l’idée d’un sujet dont l’identité est toujours en attente de reconnaissance et qui, ce faisant, demeure toujours vulnérable, toujours susceptible de voir sa valeur déniée dans les diverses sphères de la relation intersubjective, il n’en dévoile pas moins le fondement même de toute expérience de l’injustice : le sentiment d’être méprisé, un mépris social, tacite ou institué, plus ou moins conscient de la part du sujet, mais qui lui fait éprouver ses droits lésés, non simplement comme un déni juridique, mais comme une aliénation. On ne saurait comprendre l’injustice, sans comprendre qu’elle est l’expérience d’une dépossession de soi pour le sujet qui en est victime. Quand ainsi des salariés licenciés se voit proposer une délocalisation dans un pays lointain pour un dixième de leur salaire actuel, il ne faut pas s’étonner de la violence (légitime) de leur réaction : celle-ci s’explique non pas simplement parce qu’ils sont matériellement spoliés, mais parce qu’ils ont le sentiment d’être insultés, d’être réduits à rien, niés dans leur identité sociale, comme si eux-mêmes ne « comptaient pour rien », inutiles pour une société qui, avec indifférence, leur signifie qu’elle peut se passer d’eux. Ce n’est pas un hasard, en ce sens, si, au fil de son analyse, Honneth mobilise de « vieilles » valeurs, telles que l’honneur ou la dignité, que les formes de la rationalité économique moderne ignorent totalement. Or, c’est bien cela qui donne sens à l’expérience de l’injustice : au cœur du partage et de la distribution des valeurs et des biens demeure ce qui ne peut être l’objet d’un calcul ou d’une négociation rationnels, à savoir la dignité des personnes.
Dans l’extrait de la Lutte pour la reconnaissance qui fait suite, Honneth approfondit les diverses sphères de cette reconnaissance intersubjective à partir des analyses du psychologue G.H Mead, résumant les analyses de son essai, Mind, Self and society. Honneth souligne ici à quel point cette quête de reconnaissance se déploie comme un processus d’individualisation du sujet qui culmine dans sa participation, son rôle social. En ce sens, on ne saurait cantonner le problème de la justice dans la sphère purement juridique de la reconnaissance des droits : le sujet ne poursuit pas simplement la reconnaissance universelle accordée à un sujet de droit, il veut être apprécié socialement comme une « personne unique », « être quelqu’un » dans la communauté dont il est membre. Dès lors, la justice pose la question de la façon dont une société se représente elle-même et répond aux attentes normatives de ses membres. Le « spectacle » qu’une société se donne à elle-même n’est pas simplement le signe de la falsification perpétuelle de sa réalité (telle que le souligne Guy Debord, dans la Société du spectacle), c’est aussi le moment « de vérité » où se distribuent le sens de l’existence de chaque membre de la société dans une représentation collective. Dans cette « image » que la société produit, est décidé qui « en est » et qui est rejeté dans l’insignifiance, ignoré, méprisé.
En ce sens, poser la question de la justice, ce n’est pas simplement affronter la façon de la rendre ou de distribuer des valeurs admises dans le partage institué. La vraie question est : qu’est-ce qu’une société définit comme injuste ? Quelles sont les souffrances qu’elle ignore ? Au cœur de la légitimité du Droit demeure toujours un tel partage entre les injustices qui ont droit de citer comme des torts juridiquement mesurables et des injustices qui sont estimées hors droit, des injustices qu’aucune parole ne reprendra et qui demeureront sans visibilité et sans voix.
AU FONDEMENT DE LA CONSCIENCE ET DU DESIR DE JUSTICE :
S’ESTIMER SOI-MEME PAR LA RECONNAISSANCE DES AUTRES.
« Le processus de socialisation en général s’effectue sous la forme d’une intériorisation de normes d’action produites par la généralisation des attentes de tous les membres de la société. En apprenant à généraliser en lui-même les attentes normatives d’un nombre toujours plus grand de partenaires, au point de les ériger en normes sociales d’action, le sujet acquiert la capacité abstraite de participer aux rapports d’interaction de son environnement conformément aux règles qui les régissent. Car ces normes intériorisées lui disent à la fois quelles attentes il peut légitimement adresser aux membres du groupe, et quelles obligations il est tenu de remplir à leur égard. Relativement à la transformation que le « moi » subit dans ce processus de maturation sociale, cela signifie que l’individu apprend à se comprendre du point de vue de l’ « autrui généralisé », comme membre d’une société organisée selon la division du travail : « Cette intégration des activités plus générales de la totalité sociale donnée, ou de la société organisée, dans le champ d’expérience de n’importe quel individu engagé ou compris dans ce qui constitue la base essentielle, la condition nécessaire du développement complet du soi. Il lui faut assumer, à l’égard des activités et des rapports de coopération du groupe social organisé auquel il appartient, les attitudes qui sont celles de ce groupe ; c’est seulement dans la mesure où il le fait qu’il développe pleinement son identité, ou qu’il possède vraiment l’identité qu’il a en fait réalisée ».
Si le sujet, en apprenant à endosser les normes sociales d’action de l’ « autrui généralisé », acquiert l’identité d’un membre accepté de sa communauté, alors on est fondé à appliquer le concept de « reconnaissance » à cette relation intersubjective : dans la mesure où l’adolescent reconnaît ses partenaires d’interaction en intériorisant leurs attitudes normatives, il peut se savoir lui-même reconnu comme un membre de leur système social de coopération. C’est Mead lui-même qui propose de parler d’une relation de reconnaissance réciproque : « C’est cette identité capable de se maintenir dans la communauté, qui est reconnue dans cette communauté pour autant qu’elle reconnaît les autres ». Mais la convergence des analyses de Mead et le projet de Hegel ne se limite pas à la seule reprise du concept de « reconnaissance ». Pour Hegel comme pour Mead, en effet, l’individu, en apprenant à se percevoir du point de vue de l’ « autrui généralisé », arrive à se comprendre lui-même comme personne juridique. En intégrant les normes sociales qui réglementent le système de coopération de la communauté, l’adolescent ne découvre pas seulement quelles obligations il doit remplir à l’égard des autres membres de la société, il prend aussi connaissance des droits dont il bénéficie, pour autant qu’il peut légitimement s’attendre à voir respectées certaines de ses exigences. Les droits sont en quelque sorte les exigences individuelles dont je puis être sûr qu’elles seront satisfaites par l’ « autrui généralisé ». C’est au degré de garantie sociale dont jouissent de tels droits qu’on jugera si un sujet peut se comprendre comme un membre à part entière de sa communauté ; ils revêtent pour cette raison une importance particulière dans le processus de formation du moi pratique : « Si quelqu’un veut défendre son bien dans une communauté, il est particulièrement important qu’il fasse partie de cette communauté, car c’est en adoptant l’attitude des autres qu’il garantit la reconnaissance de ses propres droits (…) Cela donne à l’individu son statut, sa dignité de membre de la communauté ».
Ce n’est pas un hasard si Mead parle ici de la « dignité » que le sujet acquiert lorsque, ses droits étant garantis, il se trouve reconnu comme membre de la communauté ; car ce terme suppose que l’expérience de la reconnaissance correspond structurellement à un certain type de relation pratique avec soi-même, où l’individu est assuré de la valeur sociale de son identité. Le concept général que Mead choisit pour caractériser cette conscience que l’on a alors de sa propre valeur est le « respect de soi » ; il désigne l’attitude positive qu’un individu est capable d’adopter à l’égard de lui-même lorsqu’il est reconnu par les membres de sa communauté comme une personne d’un certain genre. Ce respect de soi peut être plus ou moins grand, selon le degré d’individualisation des qualités ou des capacités dans lesquelles le sujet se trouve confirmé par ses partenaires d’interaction. Les « droits », par lesquels chacun peut se savoir reconnu dans des qualités que tous les autres membres de sa communauté partagent nécessairement avec lui, constituent aux yeux de Mead une base certes solide (…)
Relativement aux conditions dont dépend le respect de soi, il s’ensuit qu’un individu n’est capable de se respecter pleinement lui-même que s’il peut identifier, dans la distribution objective des fonctions, la contribution positive qu’il apporte à la reproduction de la communauté (…)
Mead part à juste titre du fait qu’un sujet peut se comprendre comme une personne unique et irremplaçable dès lors que sa façon particulière de se réaliser est reconnue par tous ses partenaires d’interaction comme une contribution positive à la communauté. Par la compréhension pratique qu’il a de lui-même, c’est-à-dire par son « moi », cet acteur sera alors en mesure de partager non seulement les normes morales, mais aussi les objectifs éthiques des autres membres de la société : de même qu’il peut à la lumière des normes d’action communes, se comprendre comme une personne jouissant de certains droits à l’égard de tous les autres sujets, de même il peut, à la lumière des valeurs communes, se comprendre comme une personne présentant pour tous les autres une signification unique. »
AXEL HONNETH, La lutte pour la reconnaissance (« Reconnaissance et socialisation », Editions du Cerf, pp.102-109)
L’AVENEMENT MODERNE DES DROITS SOCIAUX
Dans cet autre extrait de La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth reconnaît les droits sociaux comme l’expression des formes du Droit moderne et des revendications normatives des individus dans les sociétés contemporaines. En effet, si, comme il le souligne, la question de la légitimité de la loi s’est posé au XVIIème et XVIIIème siècle à partir de l’affirmation des droits politiques, c’est-à-dire de la reconnaissance des libertés communes, fondées sur le principe d’égalité et d’universalité des lois, les penseurs ont dû affronter par la suite le problème des conditions sociales permettant d’actualiser ces droits politiques. Car de tels droits ne sont-ils pas condamnés à demeurer formels, ne se réduisent-ils pas à de pures pétitions de principe – ainsi que Marx notamment a pu le souligner, si l’on ne pose pas la question des moyens économiques et sociaux qui permettront aux citoyens de les exercer ? La question de la justice sociale procède de cette prise de conscience : il n’y a pas de droits politiques qui puissent garder un sens sans les moyens matériels et sociaux qui permettent de s’emparer des libertés politiques. Dès lors, les droits politiques sont une promesse de liberté à laquelle seuls les droits sociaux, la garantie universelle d’un certain niveau de vie social et économique, donnent un contenu. Ce n’est donc plus uniquement l’égalité politique qui rend possible les libertés, c’est l’égalité sociale qui tire ces libertés hors de leur universalité abstraite. De l’affirmation des droits politiques universels, on ne pouvait ainsi qu’en venir à poser la question des conditions sociales singulières et des moyens matériels, capables de faire de la liberté, l’acte d’une vie commune et partagée, non un simple préambule constitutionnel.
« Tout comme les droits politiques de participation, les droits sociaux naissent d’un élargissement, imposé « par le bas », de la notion d’une appartenance « pleine et entière » à la communauté politique. Cette catégorie de droits fondamentaux est notamment sortie de la lutte menée dans certains pays, au XIXème siècle, pour l’instauration de l’instruction obligatoire et universelle. Il s’agissait d’apporter non pas à l’enfant, mais au futur adulte, le degré de culture générale indispensable au plein exercice de ses droits politiques. A partir de là, il n’y avait plus en théorie qu’un pas à franchir pour comprendre que ces droits politiques de participation resteraient une concession purement formelle à la masse de la population tant que leur exercice réel ne se trouverait pas garanti par un certain niveau de vie social et un certain degré de sécurité économique : ce sont des revendications d’égalité de cet ordre qui donnèrent naissance au cours du XXème siècle – du moins dans les pays occidentaux qui adoptèrent le modèle de l’Etat-providence – à cette nouvelle classe de droits sociaux qui devaient garantir à chaque citoyen les moyens matériels d’exercer tous ses autres droits (…)
Chaque accroissement des libertés individuelles peut en effet être compris comme un pas de plus dans la réalisation de cette idée morale selon laquelle tous les membres de la société doivent d’abord avoir donné leur consentement éclairé à l’ordre juridique établi, si l’on veut qu’ils soient prêts à en suivre les règles. L’institutionnalisation des libertés civiles a pour ainsi dire inauguré un processus d’innovation permanente qui devait produire au moins deux nouveaux ordres de droits subjectifs, parce que l’histoire a ensuite montré, sous la pression des groupes lésés, que tous les individus concernés ne disposaient pas des éléments nécessaires pour participer sur un pied d’égalité à un processus d’entente rationnelle : pour pouvoir agir comme une personne moralement responsable, l’individu n’a pas seulement besoin d’être protégé par la loi contre les empiétements qui menacent sa sphère de liberté, il faut aussi que la loi lui assure la possibilité de participer au processus de formation de la volonté publique, possibilité dont il ne peut cependant faire effectivement usage que s’il est en même temps assuré d’un certain niveau de vie. C’est pourquoi, avec les enrichissements successifs qu’a connus au cours des siècles derniers le statut juridique du citoyen, il a aussi fallu élargir l’idée qu’on se faisait des capacités distinctives qui constituent l’homme en tant que personne : aux qualités qui mettent un sujet en mesure d’agir d’une manière autonome et rationnelle, on a entre-temps ajouté un minimum de culture générale et de sécurité économique. Se reconnaître mutuellement comme des personnes juridiques, aujourd’hui, implique plus de choses qu’au moment où est né le droit moderne : le sujet, quand il se trouve reconnu juridiquement, n’est plus seulement respecté dans sa faculté abstraite d’obéir à des normes morales, mais aussi dans la qualité concrète qui lui assure le niveau de vie sans lequel il ne pourrait exercer cette première capacité ».
AXEL HONNETH, La lutte pour la reconnaissance (Chapitre V, « Modèles de reconnaissance intersubjective », Editions du Cerf, pp.142-143)
AU CŒUR DES REVOLTES SOCIALES : LE SENTIMENT D’ETRE MEPRISE SOCIALEMENT.
Dans la continuité de la pensée d’Axel Honneth, Emmanuel Renault propose, dans L’expérience de l’injustice (Editions de la découverte, 2004) d’analyser les diverses formes d’injustice sociale, qui, pour la plupart, demeurent invisibles pour la justice instituée. L’enjeu n’est autre que de produire ainsi un renouvellement de la pensée politique, en partant des expériences mêmes qui sont ignorées par, ou ne trouvent leur expression dans, le langage des normes du Droit. Aussi l’expérience de l’injustice apparaît-elle à la fois comme ce qui est maintenu en marge de la normativité sociale et, en même temps, comme la dynamique créative, capable d’en bouleverser les valeurs. Dans les deux textes qui suivent, Renault souligne à quel point le sentiment de l’injustice ne saurait être réduit à la pure question de la répartition des richesses : quand celle-ci est en jeu, c’est aussi la question de la reconnaissance sociale des individus agissants qui est en jeu, de la place que chacun occupe dans la société et qu’il attend de voir reconnue. Autrement dit, l’injustice est l’expérience d’un mépris, plus ou moins organisé, plus ou moins conscient, mépris qui fonde un sentiment d’aliénation, de lésion des identités. Dès lors, la question de la justice sociale fonde les identités collectives et le sentiment d’appartenance à une communauté. Nul n’a le sentiment dans une société « d’en être » si les conditions de la reconnaissance de son identité ne sont pas effectives. S’il y a bien une question que la politique doit aujourd’hui affronter, parce qu’il en va de son destin, c’est bien celle-là : comment fonder une juste reconnaissance des membres de la société ?
« Si l’on en croit les théories du comportement collectif, et tout particulièrement un auteur comme Ted Gurr, c’est l’intensité des frustrations sociales qui constitue l’élément déclencheur [des mouvements sociaux]. Si l’on en croit les théories de l’action rationnelle, par exemple un auteur comme Mancur Olson, l’élément déterminant est la supériorité des gains envisagés par rapport aux coûts de mobilisation supportés par les individus. Cependant, Gurr montre bien que la frustration peut très bien ne pas déboucher sur une mobilisation collective et, parmi les conditions symboliques qui rendent possible la mobilisation, figure indéniablement un travail de légitimation et d’imputation de responsabilité. Ne faut-il pas en conclure que le passage à la revendication suppose d’emblée qu’à la frustration s’ajoute une composante normative ? Quant aux théories de l’action rationnelle, il suffit pour y répondre de prendre l’exemple de ce qui semble le mieux leur donner raison : les luttes sociales pour l’augmentation du salaire, ou contre des licenciements massifs. Il est clair que, dans de tels cas, le rapport des gains aux pertes entre en ligne de compte, comme en témoigne le discours de justification des grévistes, qui souligne souvent la pénibilité morale (épuisement, découragement) et financière (perte de rémunération) de l’action collective dans laquelle ils sont engagés : « Croyez-vous que la grève soit un plaisir pour nous avec tout ce qu’elle nous coûte ? » Mais il est clair également qu’un salaire plus élevé ou la conservation d’un emploi représente pour eux plus qu’un ensemble d’avantages matériels : ils constituent les vecteurs d’une reconnaissance de la valeur de leur existence, comme l’indiquent, par exemple les discours qui s’en prennent aux « salaires de misère », aux entreprises qui réduisent les salariés à du « travail jetable » ou à une simple variable d’ajustement financière, traitant ainsi les individus « comme des chiens ». Pour qu’une décision institutionnelle conduise des individus à s’engager dans une lutte collective toujours coûteuse en temps et en énergie, parfois en revenu, et rarement totalement victorieuse, il faut qu’aux frustrations et au coût de l’inaction s’ajoute une composante qualitative (la cristallisation d’un malaise durable et profond en « ras-le-bol » comme en 1995) et normative : le sentiment d’être bafoué dans son intégrité et sa dignité ».
EMMANUEL RENAULT, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice (I, I, « Critique de la politique et mouvements sociaux »)
L’INJUSTICE COMME LESION DE L’IDENTITE
« Différentes formes contemporaines de l’injustice sont liées à la non-reconnaissance des identités. En raison de l’extension d’un même modèle culturel à l’échelle mondiale, il devient difficile, sinon impossible, pour les individus de faire reconnaître leur valeur par l’intermédiaire de leurs identités culturelles (des représentations religieuses et des formes d’expression artistique jusqu’aux différentes formes de la culture matérielle : alimentation, habillement, techniques). De même, la dérégulation des marchés et l’extension d’un modèle social univoque rendent tout aussi difficile aux individus de faire reconnaître leur valeur par l’intermédiaire de leurs identités sociales et professionnelles. C’est en fait toute la grammaire de la reconnaissance, toutes les structures normatives de l’interactions sociale et de la socialisation qui se voient déstabilisées, condamnant ainsi trop souvent les individus en « Occident », au sentiment d’être des ratés et, dans les périphéries du monde, à n’avoir plus d’espoir dans un autre monde (l’Occident, ou le paradis céleste !). Si l’injustice dont sont victimes de larges franges de la population tient notamment à la manière dont leur identité sociale, professionnelle, sexuelle ou culturelle est méconnue, disqualifiée ou stigmatisée, la non-prise en compte de ces injustices dans les délibérations collectives sur ce qui est juste est encore un facteur aggravant. Il n’en résulte pas seulement une désaffection croissante de la politique, mais aussi une transformation d’identités constituées (ouvriers, immigrés, etc.) en identités négatives porteuse de haine de soi. Qui pourrait prétendre que ces retournements de l’identité en identité négative qui accompagnent les processus de précarisation du travail, d’installation dans le chômage de longue durée ou dans la situation d’assisté ne constituent pas des injustices ? Ils définissent indéniablement des formes d’expériences de l’injustice parmi les plus douloureuses, de sorte qu’un défi politique urgent est de contribuer à ce que les débats relatifs à la justice soient susceptibles d’intégrer la question de l’identité ».
EMMANUEL RENAULT, L’expérience de l’injustice (II, 4, « L’identité comme expérience de l’injustice »)