LA MORALE ET LE DEVOIR EN QUESTION

 

 

 

 

 

 

 

La morale, est-ce ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même ?

Pour Kant, l’identité humaine est double et traversée par une contradiction : l’homme est, en effet, une partie du monde sensible et lui-même expressif d’une nature sensible qui détermine sa conduite comme n’importe quel animal ; mais il est aussi un « être intelligible », c’est-à-dire un être doué de raison et capable d’ordonner librement ses actions selon une exigence universelle. C’est cette autonomie même qui donne sens à l’humanité comme partage d’une exigence universelle au nom de laquelle chaque homme s’arrache à ses déterminations particulières, à ce qui lui est utile ou agréable, pour répondre à ce que sa raison lui découvre comme étant exigible. Ainsi, on ne saurait comprendre cet éloge vibrant du devoir si on ne prend garde au fait que, pour Kant, ce qui définit justement l’humanité, c’est  cette puissance extatique  qu’enveloppe le devoir, ce pouvoir de « sortir de soi », de s’élever au-dessus de notre intérêt individuel, pour se montrer digne de l’universel humain.

 

« Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l’âme une aversion naturelle et l’épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l’obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu’ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner eux-mêmes ?

   Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même (comme partie du monde sensible), ce qui le lie à un ordre de choses que l’entendement seul peut concevoir et qui en même temps commande à tout le monde sensible et avec lui à l’existence »

KANT, Critique de la raison pratique (Première Partie, I, III)

 

 

Ou bien ce qui soumet l’individu à « la loi du troupeau » ?

Que découvre celui qui s’efforce de faire la généalogie de la morale, d’en dégager les origines ? Rien d’autre, selon Nietzsche, que la volonté de dressage et de domestication qui anime toute communauté, volonté qui soumet à ses propres exigences les passions individuelles. Ce qui perce ainsi, derrière tout discours portant sur les devoirs, c’est une telle loi du troupeau, loi par laquelle chacun est sommé de rentrer dans le rang, loi de la médiocrité et du conformisme. Que reconnaît-on ainsi comme un mal ? Tout ce qui fait exception à la norme, tout ce qui inquiète le troupeau et le perturbe. Que reconnaît-on comme un bien ? La discipline elle-même et le zèle aveugle qui la sert. Dès lors, loin d’être ce qui nous élève au plus humain, la morale est cette propédeutique sociale par laquelle chacun apprend à accepter la discipline animale requise par la collectivité.

 

« Aussi longtemps que l’utile, qui règne dans les jugements moraux, n’est que l’utile au troupeau, aussi longtemps que le regard est exclusivement tourné vers le maintien de la communauté, et que l’immoralité est précisément et exclusivement recherchée dans ce qui semble dangereux à l’existence de la communauté, il ne peut y avoir de « morale de l’amour du prochain » (…) En fin de compte, l’ « amour du prochain » est toujours quelque chose d’accessoire, en partie conventionnel et quasi arbitraire, si on le compare à la peur du prochain. Une fois que la structure de la société semble solidement établie et suffisamment protégée contre les dangers extérieurs, cette crainte du prochain ouvre de nouvelles perspectives aux jugements moraux. Des instincts puissants et dangereux, tels que le goût de l’initiative, la folle témérité, le besoin de vengeance, la rouerie, la soif de rapine, l’avidité de domination, avaient jusqu’alors été non seulement honorés –naturellement sou d’autres noms –dans la mesure où ils étaient utiles à la collectivité, mais cultivés et fortifiés, car on en avait continuellement besoin lorsque les ennemis de la communauté mettaient celle-ci en danger ; on en ressent désormais doublement le caractère dangereux, maintenant qu’ils n’ont plus d’exutoire, et progressivement ils paraissent immoraux , on les stigmatise, on les livre à la calomnie. C’est le moment où les instincts et les penchants opposés accèdent aux honneurs de la morale ; l’instinct du troupeau tire, une à une, ses conséquences. Y a-t-il dans une opinion, un état, une passion, une volonté, un don naturel, du danger pour la communauté et pour l’égalité ? Telle est désormais la perspective de la morale : une fois de plus, la crainte est mère de la morale. Les instincts les plus forts et les plus hauts, qui explosent avec passion, qui emportent l’individu bien au-dessus de la moyenne et des marécages de la conscience grégaire, ruinent l’amour-propre de la communauté, sa foi en elle-même, lui cassent les reins pour ainsi dire : ces instincts-là, il faudra les flétrir et les calomnier. La haute et libre spiritualité, la volonté d’indépendance, la majestueuse raison son déjà ressenties comme des dangers ; tout ce qui élève l’homme au-dessus du troupeau et apeure le prochain, voilà ce que désormais on appelle le mal, tandis que les sentiments modestes, humbles, conformistes et respectueux de l’égalité, la médiocrité des désirs, sont honorés et salués comme moraux. »

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal (« Sur l’histoire naturelle de la morale », § 201)

 

 

Comment distinguer ce qui est moral et ce qui ne l’est pas ?

 

 

1/ L’universalité comme critère et comme fin de la morale

       Dans ce passage des Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant s’efforce de mettre en évidence un critère qui nous permettrait à tout coup de mesurer la valeur morale de nos actions. Au regard d’un dilemme précis : est-il moral que je mente ou non ?, Kant souligne que l’on ne saurait, pour en juger, déterminer notre action à partir des circonstances particulières auxquelles nous sommes confrontés et d’après les conséquences que l’on peut anticiper d’une telle action. Ainsi, il ne faut pas confondre la prudence (l’évaluation de nos actions à partir de la mesure de leurs conséquences) avec la morale, cette dernière consistant à agir conformément à la loi morale, indépendamment de toute considération d’utilité ou d’intérêt. Or, comment connaître ce qui est conforme à cette loi et ce qui ne l’est pas ? Pour Kant, il suffit d’universaliser la maxime, le principe de notre action ; si cette maxime ne peut valoir universellement, c’est-à-dire pour tout être raisonnable quelle que soit son époque ou sa société, elle ne pourra être tenu pour morale. Ainsi, peut-on formuler comme une règle universelle : « tout homme doit mentir » ; une telle règle apparaît d’elle-même absurde. Par cette « logique morale », Kant souligne à quel point juger moralement, c’est chercher à dépasser nos particularités pour tendre autant que possible à un accord et une raison universels.

 

« Posons par exemple cette question : ne puis-je pas, si je me trouve dans l’embarras, faire une promesse en ayant l’intention de ne pas la tenir ? Je distingue ici sans difficultés les différents sens que peut avoir la question, selon que l’on demande s’il est prudent ou s’il est conforme au devoir de faire une fausse promesse.

Sans doute la considération de la prudence peut-elle fort souvent intervenir. Certes, je vois bien qu’il ne suffit pas, grâce à cet échappatoire, de me tirer d’un embarras actuel, mais qu’à l’évidence il faudrait examiner si, de ce mensonge ne pourrait pas procéder pour moi dans le futur des ennui bien plus graves que ne le sont ceux dont je me dégage aujourd’hui ; et dans la mesure où, malgré toute ma prétendus finesse, les conséquences ne sont pas d’une facilité telle à prévoir qu’il soit exclu que la perte d’une confiance qu’on avait en moi ne me soit largement plus préjudiciable que tout le dommage que je me soucie présentement d’éviter, de même faudrait-il se demander si ce ne serait pas agir avec davantage de prudence que de procéder ici selon la maxime universelle et de s’accoutumer à ne rien promettre qu’avec l’intention de tenir sa promesse. Simplement, il m’apparaît bientôt ici transparent qu’une telle maxime n’a cependant toujours pour fondement que le souci des conséquences. Or, il est pourtant tout différent d’être de bonne foi par devoir et de l’être par souci des conséquences désavantageuses : dans le premier cas, le concept de l’action contient déjà en lui-même  une loi pour moi, alors que, dans le second, il me faut avant tout considérer par ailleurs quels effets pourraient bien se trouver pour moi associé à cette action (…)

En tout état de cause, la voie la plus courte et la moins trompeuse pour me forger un avis en vue de répondre à la question de savoir si une promesse mensongère est conforme au devoir, c’est de me demander à moi-même si je serais vraiment satisfait que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour autrui) ; et pourrais-je bien me dire que tout homme peut faire une promesse fallacieuse lorsqu’il se trouve dans l’embarras eu qu’il ne peut s’en tirer d’une autre manière ? Je prends vite conscience que je puis certes vouloir le mensonge, mais non point du tout une loi universelle ordonnant de mentir ; car, selon une telle loi, il n’y aurait absolument plus, à proprement parler, de promesse, attendu qu’il serait vain d’indiquer ma volonté, en ce qui concerne mes actions futures, à d’autres hommes qui ne croiraient pas ce que je leur indiquerais ou qui, s’ils y croyaient de manière inconsidérée, me payeraient en tout cas de la même monnaie, - en sorte que ma maxime dès lors qu’elle serait transformée en loi universelle, ne pourrait que se détruire elle-même. »

 

KANT, FONDEMENTS DE LA METAPHYSIQUE DES MOEURS.

 

2/ La morale utilitariste : le devoir est le calcul du maximum de bonheur pour tous.

Qu’est-ce que l’utilitarisme ? L’idée selon laquelle une conduite morale doit être évaluée selon qu’elle sert ou non le bonheur commun. Dans cette logique, comme le souligne Stuart Mill, le devoir ne saurait être une sacrifice vain : je ne dois sacrifier mon intérêt propre qu’en tant que cela est « rentable » à la collectivité, est favorable au bonheur de tous.

Reste qu’on peut se demander quelles sont les conséquences ultimes d’une telle logique « dépense-profit » appliquée à la morale : supposons ainsi que soit profitable au bonheur du plus grand nombre ce qui implique le sacrifice de certains, devrais-je sacrifier ceux-là au nom de principe de l’utilité du plus grand nombre ? Le devoir moral peut-il se mesurer à l’aune de cette logique de la performance ?

 

« Oui, la morale utilitariste reconnaît à l’être humain le pouvoir de faire, pour le bien des autres, le plus large sacrifice de son bien propre. Elle refuse seulement d’admettre que le sacrifice soit en lui-même un bien. Un sacrifice qui n’accroît pas ou ne tend pas à accroître la somme totale de bonheur, elle le considère comme un sacrifice perdu. La seule renonciation qu’elle approuve, c’est le dévouement au bonheur d’autrui ou à ce qui peut en être la condition, qu’il s’agisse de l’humanité prise collectivement, ou d’individus dans les limites imposées par les intérêts collectifs de l’humanité.

Il me faut encore répéter ce que les adversaires de l’utilitarisme ont rarement la justice de reconnaître : le bonheur que les utilitaristes ont adopté comme critérium de la moralité de la conduite n’est pas le bonheur personnel de l’agent, mais celui de tous les intéressés. Ainsi, entre son propre bonheur et celui des autres, l’utilitarisme exige de l’individu qu’il soit aussi rigoureusement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant ».

 

STUART MILL, L’utilitarisme.

 

 

Le devoir moral : expression de l’autonomie de notre raison ou bien signe d’une domestication réussie ?

 

1/ Quelle autorité peut m’enseigner mon devoir ?

Y a-t-il en matière de morale une autorité compétente à laquelle je pourrais m’en remettre pour m’éclairer sur ce qui est moral et sur ce qui ne l’est pas ? On pourrait estimer que tel est le rôle que les diverses religions prennent en charge : guider le fidèle en le rappelant à la loi divine et transcendante comme à son devoir.

Dans ce passage de La religion dans les limites de la simple raison, Kant nie qu’il puisse y avoir une quelconque autorité dont l’expertise pourrait déterminer ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Il ne s’agit pas pour Kant de faire ici profession d’irréligion mais plutôt de préserver le principe de la morale et l’exigence du devoir. S’il n’y a pas, en effet, d’autorité qui puisse me guider en la matière, c’est qu’il m’appartient d’éprouver par ma raison même l’universalité du devoir, que seule ma raison peut éclairer cet universel. Autrement dit, l’autonomie est la condition même de la loi morale : si elle ne provient pas de ma raison, qui me découvre ce qui est universel, elle perd tout son sens et se réduit à l’obéissance aveugle ou craintive à une autorité supérieure. Partant, si la morale suppose l’obéissance à un impératif, cette obéissance est l’expression de ma liberté même parce qu’elle est obéissance à ma propre raison.

Disons-le : la pensée kantienne retentit, pour nous, comme un avertissement. A une époque où les « Saint Jean bouche d’or » pullulent, où les fanatiques de tous bords posent en oracles, où les catéchismes, religieux ou républicains, ont bonne presse, il est essentiel de rappeler que le devoir est sans chaire, que l’homme du devoir n’est pas une bête de troupeau, qu’il n’a pas besoin d’un  berger et qu’il ne reconnaît qu’une seule autorité : celle de sa raison.

 

« La morale qui est fondée sur le concept de l’homme, en tant qu’être libre s’obligeant pour cela même, par sa raison, à des lois inconditionnées, n’a besoin ni de l’Idée d’un Etre différent, supérieur à lui pour qu’il connaisse son devoir, ni d’un autre mobile que la loi qu’il observe. Tout au moins c’est la propre faute de l’homme s’il se rencontre en lui semblable besoin auquel il ne peut être remédié par rien d’autre ; car ce qui n’a pas sa source en lui-même et en sa propre liberté, ne saurait compenser sa déficience morale. – Donc en ce qui la concerne (…), la morale n’a aucunement besoin de la religion, mais se suffit à elle-même, grâce à la raison pure pratique. En effet, puisque ses lois obligent en vertu de la simple forme de légalité universelle des maximes, qu’on doit prendre en conformité avec elle, comme condition suprême (elle-même inconditionnée) de toutes les fins, elle n’a, d’une manière générale, aucunement besoin d’un motif matériel déterminant le libre arbitre, c’est-à-dire d’une fin, ni pour reconnaître en quoi consiste le devoir, ni pour être poussé à le faire ; mais elle peut et elle doit, quand il s’agit de devoir, faire abstraction de toutes les fins. Ainsi, par exemple pour savoir si, en justice, je dois fournir un témoignage véridique ou si je dois (ou si je puis) agir loyalement quand on me réclame le bien d’autrui qui m’a été confié, je n’ai pas à rechercher une fin que je pourrais me proposer de réaliser en faisant ma déclaration ; car peu importe la nature de cette fin ; bien mieux, celui qui, alors que sa déposition légale lui est légalement réclamée juge encore nécessaire de s’enquérir d’une fin est, de ce fait, déjà, un misérable »

 

KANT, La religion dans les limites de la simple raison.

 

 

2/ L’homme du devoir : une machine bien réglée au service de la communauté ?

Le devoir, signe de notre liberté, de l’autonomie de notre raison ? Non. Le devoir est au contraire, selon Nietzsche, la transformation de notre existence en une discipline mécanique à laquelle nous nous résignons peu à peu. Qui nous parle ainsi de devoir veut que nous renoncions à nous-mêmes, que nous fassions le deuil de nos désirs et de tout principe de plaisir, que nous remplissions notre tâche d’esclave sans protester. L’école du devoir se résume à une seule chose : « Apprendre à « piocher » ; reconnaître son devoir, se reconnaître dans ses devoirs, c’est accepter les servitudes sociales et politiques, apprendre à aimer ce qui nous asservit.

 

« Je vais tenter une justification économique de la vertu. – Le but est de rendre l’homme aussi utilisable que possible et de le rapprocher autant qu’il se peut de la machine infaillible. Il faut, à cette fin, l’équiper en vertus machinales –(il faut apprendre à ressentir comme supérieurs en valeur les états dans lesquels il fournit un travail utile et machinal ; pour cela il est nécessaire que les autres travaux lui deviennent odieux, dangereux et soient décriés autant que possible).

La première pierre d’achoppement, c’est l’ennui, la monotonie qu’entraîne toute activité machinale. Apprendre à le supporter –et mieux qu’à le supporter –à voir l’ennui environné d’un charme supérieur –tel a été jusqu’à présent la tâche de toute espèce d’enseignement supérieur. Apprendre ce qui ne nous importe pas et voir dans cette activité « objective » un « devoir » ; apprendre à apprécier isolément le plaisir et le devoir –telle est la tâche inappréciable et le chef-d’œuvre de l’enseignement supérieur. C’est pourquoi le philologue a été jusqu’à présent l’éducateur en soi, parce que son activité est le modèle d’une monotonie qui atteint au grandiose ; sous ses drapeaux, le jeune homme apprend à « piocher » : première condition pour arriver un jour à faire machinalement son devoir (de fonctionnaire, d’époux, d’esclave de la bureaucratie, de liseur de journaux et de soldat). Une telle existence a peut-être plus grand besoin qu’une autre d’être philosophiquement justifiée et transfigurée ; il est nécessaire que les sensations agréables soient dévalorisées et rabaissées au rang inférieur par quelque instance infaillible ; le « devoir en soi », peut-être même une émotion respectueuse en présence de tout ce qui est désagréable –et cette façon d’émettre des ordres qui ne tiennent compte ni de l’utilité, ni du plaisir, ni du moindre à-propos, impérativement…La forme machinale de l’existence représentée comme la forme la plus élevée, la plus respectable de l’existence. (Type : Kant, fanatique de ce concept formel : « Tu dois »). »

 

NIETZSCHE, La Volonté de Puissance (Livre II, Chapitre VII, § 483)

 

 

La question de l’origine du Mal :

Comment la pire des immoralités provient de l’absence de pensée.

 

Le 11mai 1960, Adolf Eichmann, ancien représentant de commerce entré dans la SS autrichienne en 1932, responsable, à partir de 1941, de la section de l’office central de sécurité du Reich chargé de l’extermination des Juifs d’Europe, réfugié en Argentine depuis 1945, est arrêté par les services secrets israéliens dans la banlieue de Buenos Aires. Il comparaît devant le tribunal de Jérusalem un an plus tard (le 11 avril 1961) pour crimes de guerres et crimes contre l’humanité.

Hannah Arendt assiste au procès d’Eichmann et écrit à la suite son Rapport sur la banalité du mal. L’œuvre fait scandale en raison d’un malentendu grossier : il ne s’agit nullement pour Arendt de banaliser les crimes dont Eichmann fut l’un des agents et qui, de fait, sont monstrueux, mais de souligner l’écart entre la monstruosité des crimes et la personnalité insignifiante de leur auteur. C’est cette disproportion qu’il s’agit pour Arendt de mettre en évidence et qu’il nous faut affronter si l’on veut faire une analyse lucide du phénomène totalitaire et comprendre comment des crimes de masse sont rendus possibles. Qu’est-ce qui apparaît sidérant dans le cas Eichmann ? Arendt s’attendait à affronter un idéologue haineux, une volonté maligne et démoniaque. Or, Eichmann n’est pas le nazi tel qu’on se le représente, porté par une haine viscérale pour les Juifs et faisant système de la barbarie et de l’immoralité. Non, Eichmann est un bureaucrate ordinaire qui s’est attelé à sa tâche avec un zèle et une efficacité toute administrative, tenu à distance de l’horreur de ses actes par la régularité procédurière, par la routine familière de sa charge. Oui, Eichmann est un monstre mais c’est un monstre sans haine, un monstre qui ne pense pas, un monstre parce qu’il ne pense pas. Telle est l’origine du mal radical qu’il nous faut affronter selon Hannah Arendt : c’est l’absence de pensée qui a rendu possible les crimes de masse (et qui continueront de les rendre possible).

Comment l’entendre ? Sûrement pas dans le sens où seuls les (grands) penseurs résisteraient à la barbarie, où la capacité morale serait affaire d’intelligence ou d’érudition. Quelle est cette pensée qui fait défaut à Eichmann ? Cette pensée est le fondement de toute morale, parce qu’elle n’est rien d’autre que présence à soi-même et présence à l’autre homme : penser, c’est ici être présent, sensible à ce qui a lieu, c’est être affecté par la présence de l’autre homme, l’entendre, lui répondre, lui faire face comme à mon semblable. Penser est affaire ici de sens commun, entendu comme cette conscience d’un partage d’une même condition humaine ; il ne s’agit pas d’un effort rationnel complexe mais d’une raison sensible, qui vit le monde, l’éprouve, est affectée par ce qui a lieu, réagit et juge. La monstrueuse « banalité » d’Eichmann est d’être ainsi devenu étranger à cette vie même de la conscience, étranger à lui-même, au monde et aux autres, pour se faire l’instrument aveugle et désaffecté de la barbarie. 

 

« Concrètement, c’est pour deux raisons assez différentes que je m’intéresse aux activités de l’esprit. Tout a commencé quand j’ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem. Dans mon rapport, je parle de la « banalité du mal ». Cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine, bien que j’ai confusément senti qu’elle prenait à rebours la pensée traditionnelle –littéraire, théologique, philosophique- sur le phénomène du mal. Le mal, on l’apprend aux enfants, relève du démon ; il s’incarne en Satan qui « tombe du ciel comme un éclair » (Saint Luc, 10, 18), ou Lucifer, l’ange déchu (« Le diable lui aussi est un ange » -Miguel de Unamuno) dont le péché est l’orgueil (« orgueilleux comme Lucifer »), cette superbia dont seuls les meilleurs sont capables : ils ne veulent pas servir Dieu, ils veulent être comme Lui. Les méchants, à ce qu’on dit, sont mus par l’envie ; ce peut être la rancune de ne pas avoir réussi sans qu’il y aille de leur faute (Richard III), ou l’envie de Caïn qui tua Abel parce que « Yahvé porta ses regards sur Abel et vers son offrande, mais vers Caïn et vers son oblation, il ne les porta pas ». Ils peuvent aussi être guidés par la faiblesse (Macbeth). Ou, au contraire, par la haine puissante que la méchanceté ressent devant la pure bonté (Iago : « Je hais le Maure, Mes griefs m’emplissent le cœur » ; la haine de Billy Budd, haine que Melville considère comme une « dépravation de la nature ») ou encore par la convoitise, « source de tous les maux ». Cependant, ce que j’avais sous les yeux, bien que totalement indifférent, était un fait indéniable. Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable –tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors- était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu’il l’avait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où manquait ce genre de routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois, pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toute faites, codes d’expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits événements imposent à l’attention, de par leur existence même. On serait vite épuisé à céder sans cesse à ces sollicitations ; la seule différence entre Eichmann et le reste de l’humanité est que, de toute évidence, il les ignorait totalement.

C’est cette absence de pensée –tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on à peine le temps et pas davantage l’envie de s’arrêter pour réfléchir –qui éveilla mon intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent non seulement les « motifs répréhensibles » (selon la terminologie légale) mais encore les motifs tout court, le moindre mouvement d’intérêt ou de volonté ? Le mal en nous est-il, de quelque façon qu’on le définisse, « ce parti de s’affirmer mauvais » et non la condition nécessaire à l’accomplissement de ce mal ? Le problème du bien et du mal, la faculté de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, seraient-ils en rapport avec notre faculté de penser ? Pas au sens, bien entendu, où la pensée serait capable de secréter les bonnes actions, comme si « la vertu s’enseignait » et s’apprenait –il n’y a que les habitudes et els coutumes qui s’enseignent, et chacun ne sait que trop bien à quelle vitesse on les désapprend et les oublie, pour peu qu’une situation nouvelle exige un changement de conduite et de manières. (Le fait qu’on traite généralement du bien et du mal dans les cours de « morale » ou d’ « éthique » peut laisser pressentir le peu qu’on sait à leur sujet, car morale vient de mores et éthique d’ethos, mot latin et grec qui signifient coutume et habitude ; or, le mot latin est associé aux règles de conduite, tandis que le mot grec dérive d’habitat, comme notre « habitude »). L’absence de pensée, face à laquelle je me trouvais, ne résultait ni de l’oubli de manières et d’habitudes antérieures, sans doute bonnes, ni d’un cas de stupidité au sens d’incapacité de comprendre –ni même au sens d’ « aliénation morale » car elle était aussi évidentes dans des circonstances où décisions soi-disant éthiques et problèmes de conscience n’avaient rien à voir ».

 

ARENDT, La Vie de l’esprit (Introduction)