La science et la phénoménologie :
L’objectivité, l’homme et le monde.
(Introduction à La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale de Husserl)
1/ L’objectivité des sciences modernes comme éviction de l’homme.
Il s’agit bien pour Husserl, comme l’indique le titre de son œuvre, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, de faire face à une « crise » et cette crise est immédiatement caractérisée comme « radicale » (chapitre I), dans la mesure où elle engage le sens et le destin de « la vie dans l’humanité européenne ».
Or, comme le relève d’emblée Husserl, il pourrait sembler paradoxal de parler ainsi d’une crise des sciences européennes, alors que leur réussite et leur performance n’ont jamais été aussi éclatantes, au point que l’on ne peut qu’admirer, semble-t-il, « les modèles d’une scientificité rigoureuse et au plus haut point féconde », dont la « rectitude » méthodique semble inattaquable. Jamais les sciences n’avaient, en effet, atteint à un tel degré d’exactitude dans la mesure du réel et affirmer à ce point leur capacité de maîtriser et de prévoir les phénomènes. Dès lors, quelle est cette « crise » qui surgit au cœur de la science moderne et qui est enracinée dans ses fondements mêmes ?
Cette crise n’engage pas la scientificité propre à ces sciences, ni la méthode par laquelle elles déterminent leur mesure du réel, mais plutôt leur signification, le sens de cette mesure du réel eu égard à l’expérience et au destin historique des hommes. Aussi, si crise il y a, celle-ci « vise ce que les sciences, la science en général avait signifié et peut signifier pour l’existence humaine ». Autrement dit, cette crise des sciences modernes ne consiste pas tant dans leur exactitude et leurs performances que dans le sens de cette exactitude, dans la destination (ou plutôt l’absence de destination) qui oriente la connaissance moderne du monde.
Il s’agit donc bien pour Husserl de poser la question de la vérité des sciences, hors du domaine que prescrit leur méthode, de poser à l’objectivité elle-même, qui est la norme moderne de la vérité, la question de sa vérité. En ce sens, ce penseur affronte la question de la signification de la vérité : peut-on ainsi définir la vérité d’une connaissance, en considérant uniquement la rigueur de sa méthode et l’exactitude de ses mesures ou de ses représentations ? La vérité d’une connaissance ne consiste pas uniquement dans son exactitude ou son objectivité ; il faut encore évaluer sa pertinence, la valeur de cette objectivité, si l’on entend par là le sens que cette mesure peut prendre pour le sujet qui produit cette connaissance.
Or interroger ainsi le sens et la valeur des connaissances scientifiques modernes revient à leur poser une question foncièrement intempestive. En effet, tel que le souligne Husserl, ces sciences ont justement fondé leur méthode et l’exactitude de leur mesure en repoussant hors de leur domaine toute question de sens, toutes les « questions brûlantes » par lesquelles l’humanité affronte les bouleversements de son destin. L’homme en tant que tel, l’homme qui « à l’égard de son environnement humain et extra-humain se décide librement » et qui cherche à « donner à son monde-ambiant une forme de raison », a cessé d’être la question primordiale qui inquiètent les sciences. Plus encore, la scientificité moderne a conquis sa rigueur en « mettant scrupuleusement hors-circuit toute prise de position axiologique ». Partant, faire œuvre de science à l’époque moderne, c’est faire place nette de l’humain, du « trop humain », de tout ce qui pourrait, à titre de valeurs ou de significations subjectives, venir troubler la mesure objective et la plus exacte possible du réel. Le monde objectif de la science moderne est ainsi un monde dont l’homme a été évincé, dont l’homme s’est lui-même retiré. C’est ainsi que Husserl interprète la révolution galiléenne qui allait donner ses fondements à la science moderne : Galilée fonde la possibilité d’une science qui garantit son exactitude en chassant l’homme du réel. Comme Husserl le souligne ainsi, « Galilée, dans le regard qu’il dirige sur le monde à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d’une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l’esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine ». se constitue dès lors « l’idée d’une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi ». Partant, deux mondes s’isolent désormais et s’ignorent, le monde de la nature et le monde de la conscience.
S’il est donc légitime de parler d’une « crise » des sciences modernes, c’est à la mesure de ce paradoxe qui les fonde : en effet, le rejet des questions et des valeurs humaines a certes fondé l’objectivité, la précision et l’exactitude de ces sciences mais, en même temps, en évinçant ainsi toute question de sens, ces sciences ne se condamnaient-elles pas elles-mêmes à l’insignifiance ? Telle est l’aporie et la crise que l’objectivisme, selon Husserl, porte en lui-même dès son avènement. Exactes parce qu’indifférentes aux questions humaines, les sciences modernes doivent affronter en retour la question de leur sens, de leur valeur de connaissance, au regard d’une expérience humaine qu’elles ont délaissée et pour qui elles sont devenues elles-mêmes indifférentes. Ainsi, une telle objectivité qui ignore l’homme n’est-elle pas devenue de même étrangère aux hommes ? Comment fonder un principe de vérité sur une telle insignifiance ? Comment une connaissance peut faire valoir sa vérité si elle ne peut prendre sens pour le sujet de cette connaissance ?
Aussi exactes soient ainsi ces sciences, quelle vérité peuvent-elles encore avoir pour nous ? « Dans la détresse de notre vie – c’est ce que nous entendons partout – cette science n’a rien à nous dire ». Voilà le cœur de la crise de la science à l’époque moderne : une science parfaite mais une science qui « n’a rien à nous dire », qui n’apprend rien à l’homme sur le monde tel qu’il le vit, c’est-à-dire comme monde inséparable du sens que lui attribue son expérience. Ce faisant, le monde objectif des sciences, parce qu’il ignore les angoisses et les questions de l’homme sur son destin, est un monde aussi clair qu’il est désert. Ce monde transparent des faits objectifs est un monde que personne ne peut habiter, c’est-à-dire ne peut vivre comme monde signifiant. Dans un tel monde, ainsi que le demande Husserl, « pouvons-nous trouver (…) notre repos ? ». De cette réalité objective où règnent les faits, l’homme ne peut plus faire un monde où vivre son histoire.
La critique de l’objectivisme par Husserl s’inscrit en un sens dans la continuité de celle de Nietzsche qui, dans un chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra, intitulé « Les savants », se demandait déjà quel sens peut avoir une science qui fonde sa vérité, son objectivité, sur le rejet des qualités sensibles qui confèrent à notre expérience du monde sa teneur, sa vie et son intensité. Quel sens peut avoir ainsi une science, demande Nietzsche, qui transforme « la jaune félicité des champs d’été » en poussière, qui, au nom de son calcul et de sa mesure, broie toutes les qualités qui exaltent nos sens dans « le moulin » de son objectivité ? C’est pourquoi Nietzsche se détourne de ce monde de quantités stériles pour retrouver le monde des qualités sensibles, préfère ainsi le jeu des enfants à la mesure des savants : « J’aime à être étendu, là où jouent les enfants, le long du mur lézardé, sous les chardons et les rouges pavots (…) Car ceci est la vérité : je suis sorti de la maison des savants en claquant la porte derrière moi ». Comme le montre Husserl, ce n’est pas l’homme qui a claqué la porte de la « maison des savants » ; c’est plutôt l’objectivité moderne qui l’a chassé hors de son domaine.
Ainsi, comment l’homme pourrait-il vivre et habiter une telle objectivité ? Comme le soulignera plus tard Jan Patocka, dans Eternité et historicité, l’esprit ne saurait se satisfaire d’une telle objectivité ; il y a une lutte originelle entre le désir de sens qui anime notre esprit et l’objectité, l’opacité objective d’une réalité qui nous rejette hors d’elle-même : « Dès que l’objet singulier qu’est le sujet – l’esprit, la conscience – émerge au sein du reste du réel, il ne peut faire autrement que de protester là-contre, voire il n’est, par son contenu, en tant qu’objet, rien d’autre qu’une protestation contre l’étant objectif. Cette protestation est d’une riche structure : elle est une protestation contre l’exclusivité de l’étant objectif, une protestation qui proclame : « le monde que je comprends, qui est là, n’est pas tout » En effet, il y a moi aussi, moi qui comprends et qui perçois, sans être objectivé à l’instant où je proteste ainsi ». Autant pour Husserl que pour Patocka, la conscience en son intentionnalité récuse la platitude du fait, qui, au regard du travail de sens par lequel l’esprit se donne un monde et est donné au monde, n’est qu’une abstraction.
2/ La raison opposée à elle-même : comment la scission entre la rationalité objective et la raison métaphysique dépossède la science de son sens et de sa destination.
Toutefois, la science a-t-elle toujours été étrangère au sens de la vie et du destin humain ? A-t-elle toujours ignoré ainsi le monde des hommes ? La recherche théorique s’est-elle toujours désintéressée de cette exigence de sens et de ce souci humain qu’est la liberté ? Pour toute la tradition antique, pour les humanistes de la Renaissance et, plus tard encore, pour les penseurs des Lumières, la science était inséparable d’une quête de sens et de liberté ; « l’autonomie théorétique » s’accomplissait dans une « autonomie pratique », la science avait une finalité essentiellement éthique, dont elle tirait son urgence. En effet, s’il s’agissait de connaître le monde, c’était afin de pouvoir s’y reconnaître et tel que l’homme puisse ainsi, en nouant un dialogue avec les choses, s’éclairer sur sa destination et le sens de son existence. Loin de supposer dès lors la séparation de l’homme et du réel, la vérité se signifiait comme révélation du lien qui unit l’homme aux choses. Connaître, pour ces sagesses, était bien une façon de naître au monde, dans la réconciliation de l’expérience humaine et du réel, et cette harmonie était seule capable de rendre l’homme au monde et de donner le monde aux hommes. Ainsi, comme le dit Husserl, faire science était une façon pour l’homme de reconnaître « dans le monde lui-même la raison intime qui l’habite ». De cela est ô combien expressive l’unité de la physique et de l’éthique pour les sagesses antiques : qu’il s’agisse du stoïcisme ou bien encore de l’épicurisme, la sagesse était l’apothéose de la connaissance du réel ; connaître l’ordre du monde était une façon de chercher un « éthos », la meilleure façon de l’habiter et de le vivre. L’éthique, pour toute cette tradition, désignait ainsi une façon d’être-au-monde, inséparable de la connaissance de son ordre. On retrouve encore une telle unité de la physique et de l’éthique dans la Lettre Préface aux Principes de la philosophie : Descartes pense le système des savoirs selon le modèle d’une unité organique et vivante, celle de l’arbre de la connaissance, dont les racines sont la métaphysique, le tronc, la physique, et les branches, la médecine, la morale, et les arts mécaniques. Le plus beau « fruit » des connaissances théoriques est ainsi d’offrir aux hommes les conditions éthiques et pratiques de leur bonheur et de leur liberté, ces savoirs conférant à la raison la forme d’une possession effective par l’homme des forces naturelles et de leur propre corps. Qu’est-ce qui par ailleurs est plus à même de signifier cette unité du monde et de l’homme, de la vérité des choses et de la quête de sens et de liberté des hommes pour toute une tradition, que l’identité antique du Vrai, du Bien et du Beau ? Le monde était « cosmos » pour les Anciens : non une somme indifférente de faits livrés à notre observation, mais un bel ordre, offert au désir de vivre et l’aventure des hommes.
Tel que le souligne Husserl, cette unité de la science et de l’éthique, des domaines théorétiques et pratiques, de la vérité et de la liberté, trouvait son achèvement dans l’affirmation de la philosophie comme l’horizon de tous les savoirs et dans la raison, comme forme et faculté déterminante de la pensée. Philosophie désignait ainsi non un savoir particulier ou spécialisé parmi d’autres mais une volonté de sens, le projet d’ « englober dans l’unité d’un système théorétique toutes les questions pourvues de sens », tel que déjà Platon en dessinait l’horizon, en définissant la philosophie comme la science du Bien, la science panoptique qui affronte le sens de tous les savoirs, des actions et des productions humaines, et qui éclaire leur destination. Et si le nom de « philosophie » à l’époque classique ne désignait pas un savoir spécialisé, si les savants qui cherchaient à connaître le réel pouvaient ainsi se dire « philosophes de la nature », c’est parce que la philosophie désignait avant tout cette quête d’une unité et d’une totalité signifiante des savoirs, capable d’accomplir autant que d’exprimer l’ordre harmonieux du monde. La raison qui, de la Renaissance aux Lumières, était célébrée comme la reine des facultés, signifiait ce désir d’un sens unifié, universel de tous les savoirs, tel que cette unité soit le signe éclatant de l’appartenance de l’homme au monde, la connaissance étant ainsi cette façon pleine, entière et joyeuse d’être présent au monde. C’est un tel élan vers l’unité qui portait la métaphysique, le propre des questions métaphysiques étant de « dépasser le Monde en tant qu’Universum des simples faits ». Le monde, pour la métaphysique, n’est pas une collection de faits positifs ; le monde a la dignité et la profondeur d’un sens.
C’est une telle unité de sens, telle qu’elle était portée par « la foi dans la philosophie universelle », que l’objectivité des sciences modernes ignore. Ces « sciences de fait » ont opposé leur scepticisme à cette inquiétude de sens dont la métaphysique est l’expression, réduisant leur champ d’exploration à la seule étantité, c’est-à-dire à la réalité matériellement déterminable et mesurable. Or, comme le souligne Husserl, le problème est de savoir si l’on peut ainsi, sans abstraction, séparer la logique du sens qui anime la raison métaphysique et l’objectivité que réclame l’entendement scientifique. Peut-on ainsi mettre à part d’un côté l’expérience que nous faisons du monde ainsi que le vécu de sens qui détermine cette expérience et, de l’autre, une réalité purement objective, qui consisterait en de purs étants, de pures quantités matériellement déterminables et mathématiquement mesurables ? Ainsi que Husserl se le demande, « est-ce que la raison et l’étant doivent être séparés, alors que la raison connaissante détermine ce qui est étant ? ». Autrement dit, l’idée d’une réalité objective pure n’est-elle pas une pure construction théorique qui fait mine d’ignorer que tout procès de connaissance ne peut s’interpréter que sur l’horizon d’une raison qui se rapporte au réel selon l’expérience d’un sens ? Partant, si crise il y a des sciences modernes et de la conscience européenne, cette crise procède de la scission entre les sciences et la métaphysique, entre une logique de la mesure objective du réel, et une logique du sens et de l’expérience, entre une réalité de faits et de quantités mesurables et un monde de qualités sensibles et de significations vécues. Pour assurer ainsi l’exactitude et la maîtrise du réel par les sciences modernes, on a séparé un monde de la matière et un monde de l’esprit, on a on a opposé la conscience et le monde, comme s’il s’agissait d’une intériorité face à une extériorité. Or, comme le souligne Husserl, une telle séparation ne pouvait que condamner les sciences objectives à devenir insignifiantes (parce qu’étrangères au « monde vécu » de la conscience) et la raison humaine à devenir une énigme pour elle-même. Comment ainsi séparer la raison et l’étant, alors que l’expérience même de l’étantité est solidaire de l’intentionnalité de la conscience et du sens que la raison attribue à cette expérience ? « Est-ce que la raison et l’étant doivent être séparés, alors que la raison connaissante détermine ce qui est étant ? ». Croire en un monde de purs faits objectifs, monde de quantités déterminables, coupé du monde intime d’une conscience enclos sur la moite intimité de son expérience, autrement dit : le face-à-face d’une pure objectivité et d’une pure subjectivité, voilà ce qui ne pouvait que précipiter la crise qui affecte la culture moderne, selon une aporie qui réduit d’une part la science moderne à n’être que la mesure experte d’un univers de faits, les savants arpentant le réel avec diligence comme « des sortes d’artisans », et qui transforme d’autre part la raison en « l’énigme des énigmes », elle qui, ayant perdu sa liaison avec le réel, ne sait plus où loger son exigence de sens. Telle est donc cette crise dont nous parle Husserl : la raison et la science s’ignorent désormais et, dans cette mutuelle désaffection, ont perdu leur destination ; la raison n’est plus que l’idéal d’un sens devenu fantomatique et qui en trouve pas plus son point d’appui dans le réel, ce devenir fantomatique de la raison étant confirmé par le discrédit moderne de la métaphysique ; la science n’est plus qu’un répertoire de faits, certes objectifs, certes exacts, mais qui sont somme toute insignifiants, car indifférents au vécu de sens qui fait le monde pour la conscience. S’il est ainsi légitime selon Husserl de pointer la « naïveté » des sciences modernes, c’est avant tout parce qu’elles ignorent ce qu’elles font en le faisant : l’objectivisme, parce qu’il postule un Etre vrai et un monde de vérités réelles, réduit la méthode à une technique aveuglante qui ignore sa propre décision, le choix qu’elle fit d’un certain sens du monde. Remarquable est sur ce point la signification que reçoit le concept de « nature » pour cet objectivisme moderne : si la nature était, pour tout l’héritage antique, une puissance formatrice et inventive, déployant l’Etre comme création sensible continuée et destinée à l’exaltation des sens (cosmos), elle n’est plus désormais que la somme déterminée et figée des faits toujours prédisposés à être ce qu’ils sont selon une méthode qui produit ses objets au gré de ses principes et exclut hors de « sa » réalité tout ce qui est étranger à son Tribunal.
Partant, cette « crise des sciences », dont Husserl entreprend le diagnostic, procède comme on le voit de la façon dont les sciences modernes ont déterminé une interprétation exclusive du réel selon la méthode qui les fonde. Ainsi, est « vrai » et « réel » pour une telle science ce qui (et uniquement ce qui) peut être appréhendé comme une quantité mathématiquement mesurable. Or, l’affirmation d’une telle « forme-de-monde mathématisable », capable ainsi d’englober tous les phénomènes, supposait, ainsi que le souligne Husserl à propos de la physique galiléenne, que l’on fasse « comme si » les qualités sensibles pouvaient trouver leur correspondance et leur juste expression dans la sphère des quantités et des idéalités mathématiques. L’étrangeté métaphysique et ontologique de cette science est d’ignorer ainsi la différence entre qualités et quantités : peut-on vraiment réduire les qualités à n’être que les apparences de ce qui, seul, est et est réel : des quantités mathématiquement mesurables ? Le tour de force de la physique galiléenne, qui fonde la science moderne, est ainsi de reverser les qualités sensibles sur des quantités mathématiques, comme si ces qualités n’étaient rien d’autres que l’apprêt, le « costume » que revêtent les choses pour nous, pour notre sensibilité. Ainsi, comme le souligne Husserl, l’idée cardinale de Galilée est la suivante : « Tout ce qui s’annonce comme réel dans les qualités sensibles spécifiques [doit] avoir son Index mathématique dans les processus de la sphère de la forme », tel qu’ainsi « le monde concret dans son ensemble doit se révéler comme un monde objectif mathématisable ».
Bien avant Husserl, Nietzsche mettait déjà en question la « vérité » d’un tel tour de force, notamment dans un de ses fragments posthumes, où il demande ainsi comment l’on peut prétendre réduire le monde sensible à un « petit pensum pour mathématiciens », selon son expression féroce. Comment croire, poursuit-il, que l’on puisse avoir l’intelligence d’une réalité sensible telle qu’une œuvre musicale, en cherchant à calculer, mesurer, déterminer mathématiquement tout ce qui peut être ainsi calculé en elle ? Qui pourrait soutenir que l’intensité sensible qui se dévoile à l’expérience de celui qui jouit de cette œuvre peut être ainsi « abrégée en formules » ?
Se pose alors une question cruciale : le monde que nous vivons sensiblement, en chair et en os - pourrait-on dire, ce monde de qualités sensibles dont nous faisons l’expérience, n’est-il qu’une façon d’interpréter une réalité première, celle de quantités matérielles mathématiquement mesurables ? Ou bien, au contraire, n’est-ce pas plutôt ce monde de quantités objectives qui n’est qu’une façon d’interpréter, dans une perspective méthodique particulière, un monde bien plus vaste, premier et inaugural, ce monde qui se dévoile à notre expérience, que vit notre conscience et qui prend vie par notre conscience ? Autrement dit, est-ce vraiment la façon dont notre conscience fait l’expérience du monde qui est une interprétation particulière de la « réalité » ou bien n’est-ce pas plutôt l’objectivité moderne qui interprète ainsi, selon un « point de vue » méthodiquement déterminé et restreint, la réalité d’un monde vécu par la conscience, d’un monde de l’expérience, qui la précède et la déborde de toutes parts ?
3/ Retour à l’expérience même : le « monde-de-la-vie ».
Nous touchons ici au projet qui anime la phénoménologie, telle que Husserl veut en fonder la possibilité, ainsi qu’au problème que cette science nouvelle se propose d’affronter. La crise que la phénoménologie veut résoudre est celle d’un monde et d’une expérience opposés à eux-mêmes, opposition qui caractérise aussi bien l’objectivisme des sciences modernes que le psychologisme qui croit leur répondre et qui se maintient toutefois dans le naturalisme inauguré par ces sciences.
Précisons ce point. Comme nous l’avons relevé, quelles que soient les performances des sciences objectives modernes, ces sciences fondent leur approche du monde sur l’éviction de l’expérience subjective, tel que le réel est défini selon une méthode qui en détermine à partir d’elle-même, de ses propres critères, la rationalité. Pour reprendre (en un sens bien plus problématique), la célèbre formule de Hegel, dans la Préface des Principes de la Philosophie du Droit («ce qui est réel est rationnel, ce qui est réel est rationnel »), on peut dire que l’objectivisme se fonde sur l’évidence, la pseudo évidence, de cette identification de sa propre méthode au réel, en ignorant délibérément qu’une telle identité dès lors réduit les dites sciences à considérer dans la réalité uniquement ce qui fut pré-déterminé par leur méthode. L’identité présumée de la rationalité et de la réalité prend alors un tout autre tour : est réel ce qui est rationnel, et réciproquement, parce que la rationalité n’admet comme réel que ce qui est conforme à sa méthode. Aussi – et c’est là la façon dont ces sciences se dérobent à la crise qui secoue leurs fondements, est rationnel ce qui est réel parce que le réel n’est rien d’autre que l’objet que détermine la rationalité. Or, une science dont l’objet n’est autre que celui que produit sa méthode, est-elle encore une pensée véritable ou bien une « ars » (une « technè ») ? Cette méthode, au lieu de dévoiler le monde, ne rejoint-elle pas ses propres présupposés ? Que cherche-t-on encore lorsqu’on cherche uniquement ce que l’on s’est disposé à trouver ?
En identifiant le réel à leur propre méthode, ces sciences d’inspiration galiléenne se condamnaient ainsi à affronter des phénomènes qui ne se laissaient pas si aisément réduire à des quantités et des idéalités mathématiques. Toutes les sciences de la nature (notamment les sciences de la vie) peuvent-elles en effet se résoudre en une physique mathématique ? Pour cet objectivisme, qui ne pouvait étendre son empire que sur les étendues géométriques, la vie et l’esprit étaient de fait condamnées à demeurer des énigmes agaçantes ou bien des « idées » dont il fallait contester la singularité, voire la réalité elle-même.
Plus décisive encore est la façon dont cet objectivisme se prépare à devoir affronter en retour les questions dont il conteste la pertinence comme autant d’occasions d’ébranler les certitudes sur lesquelles s’appuyaient sa méthode souveraine. En effet, en excluant du champ de leur rationalité l’expérience subjective, le monde de la conscience, ces sciences s’exposent à se voir contester la légitimité de leur prétention par ce « monde pré-scientifique » qu’elles voulaient ignorer. Comme le souligne Husserl, cet objectivisme moderne allait devoir affronter un nouveau scepticisme (celui d’un Hume ou bien encore d’un Berkeley) : ces penseurs sceptiques eurent beau jeu de montrer que la réalité à laquelle tenait tant ces sciences objectives n’avait aucune substance et n’était rien d’autre, à bien y penser, que l’œuvre même de la conscience, de ses croyances et des formes qui la déterminent. La crise qu’inaugure ainsi l’avènement des sciences modernes consiste dans l’opposition aussi radicale que stérile entre deux formes de pensée irréconciliables, à savoir d’un côté un objectivisme naïf qui postule une réalité en soi, aussi substantielle qu’indifférente à la façon dont la conscience l’interprète, et, de l’autre, un subjectivisme critique qui découvre à quel point toutes les vérités de ces sciences reposaient sur un socle très vulnérable, celui de la croyance en une réalité en soi. Si l’objectivisme évinçait le sujet du monde, en retour ce scepticisme conteste qu’il y ait un monde en dehors du sujet. L’aporie que doit affronter la pensée moderne est donc celle-là : est-on condamné à cette rupture entre le monde et la conscience, entre un monde sans sujet et un sujet sans monde ?
C’est cette abstraction que la phénoménologie, en tant que science nouvelle fondée par Husserl, veut affronter et surmonter : un monde opposé à la conscience, une conscience séparée du monde ; et toutes les fausses catégories et dichotomies qui en procèdent : celle d’une extériorité pure, d’une étendue géométrique et d’une substantialité matérielle opposée à une intériorité close sur elle-même, la moite intimité (pour paraphraser Sartre) d’un esprit et d’une conscience, égarés dans leur solipsisme obscur, le dehors du monde face (contre) le dedans de la conscience.
Il s’agit donc de repartir du « fondement de sens oublié de la science de la nature », ce « monde-de-la-vie », tel que le nomme Husserl, et qui n’est autre que la façon dont la conscience vit le monde, se le donne et l’anime de ses significations, car « c’est ce monde que nous trouvons en tant que monde de toutes les réalités connues et inconnues. C’est à lui – le monde de l’intuition qui « éprouve » effectivement – qu’appartiennent la forme spatio-temporelle avec toutes les figures corporelles qui s’inscrivent en elle, c’est en lui que nous-mêmes vivons, conformément à notre mode d’être, c’est-à-dire dans toute la chair de notre personne ». Il s’agit donc bien d’approcher ce monde pré-scientifique sur lequel la science construit cette objectivité et qu’elle veut ignorer. Comme le dira plus tard Wittgenstein, « la table n’est pas pour moi un agrégat d’atomes » : quelque vérité que l’on attribue aux sciences objectives, elles n’en dissimulent pas moins ce qui fait la « teneur » du monde, c’est-à-dire la façon dont notre conscience vit le monde comme monde signifiant et est inséparable du vécu de sens par lequel nous en faisons l’expérience. Non, une table n’est jamais, en effet, pour nous, un agrégat d’atomes, elle est la table sur laquelle nous rêvons, nous souffrons, nous écrivons cette copie d’examen ou bien cette table sur laquelle nous aurons écrit notre première lettre d’amour. Le monde de l’objectivité, en posant un monde réel qui exclut la vie de la conscience, est une pure abstraction, car il n’y a de monde que pour une conscience qui l’anime de son sens.
Aussi ne saurait-on approcher ce « monde-de-la-vie », cette façon dont la conscience vit le monde et se le donne, qu’en commençant par « faire l’épokhè », c’est-à-dire par mettre entre parenthèses « l’attitude naturelle » qui ordonne notre représentation de la conscience et du monde, à savoir ce que Husserl nomme la « thèse du monde », c’est-à-dire l’idée selon laquelle il y aurait face à la conscience un monde réel qui englobe la conscience, comme une chose parmi d’autres et dont elle recevrait un ensemble d’informations. La question n’est pas de nier l’existence du monde réel mais d’approcher la façon dont la conscience est créatrice de sens, le vécu de sens en quoi consiste tout objet qu’elle vise. Husserl rompt ainsi avec toute conception de la perception comme expérience passive de la conscience : elle n’est pas un réceptacle d’impressions qui lui parviendrait d’un monde réel extérieur. Si la conscience est « intentionnelle », il faut comprendre par cette intentionnalité que percevoir est un acte créateur pour la conscience, une création de sens, par laquelle elle vit un monde qu’elle constitue par son activité de sens. C’est pourquoi Husserl distingue clairement « l’objet intentionnel », c’est-à-dire le sens que ma conscience vise et qui lui est immanent, de l’objet réel : selon le fameux exemple du § 89 des Idées directrices pour une phénoménologie, il faut distinguer l’objet réel et le sens de cette perception (le noème) tel que la conscience le vit ; ainsi, si je perçois un arbre, l’arbre perçu, le sens que vit ma conscience, n’est pas « l’effet » de l’arbre réel ; ce qui est perçu par la conscience, le sens du monde qu’elle vit, n’est pas un sens qui lui advient de « l’extérieur » : tout objet pour la conscience est intentionnel, c’est-à-dire traversé de part en part du sens qu’elle lui donne. Tout ce qui ainsi apparaît à la conscience a la teneur d’un sens ; aucun objet perçu n’est un objet réel que la conscience ne ferait que « constater » purement mais une unité de significations que la conscience produit. Ainsi, « l’arbre pure et simple, la chose dans la nature, ne s’identifie nullement à ce perçu d’arbre comme tel qui, en tant que sens de la perception, appartient à la perception et en est inséparable. L’arbre pur et simple peut flamber, se résoudre en ses éléments chimiques, etc., mais le sens – le sens de cette perception, lequel appartient nécessairement à son essence – ne peut pas brûler, il n’a pas d’élément chimique, pas de force, pas de propriétés naturelles » (§ 89).
Ainsi, le monde ne saurait être pensé si on ne le pense pas comme monde de la conscience, solidaire dans ses formes et ses significations d’une conscience qui le vit et l’interprète. Et le sens du monde que vit la conscience n’est pas un sens qui lui vient du monde mais qu’elle projette sur le monde et dont elle l’anime. Il faut comprendre ainsi que, loin que la « réalité » elle-même précède toute intentionnalité de la conscience, elle n’est elle-même qu’une position de sens pour la conscience, une signification qui est lui immanente et par laquelle elle vit un objet qui est inséparable de sa visée intentionnelle. « Réel » et « irréel » sont aussi, et avant tout, des vécus de sens de la conscience. Dire ainsi, selon la formule célèbre par laquelle on résume souvent la phénoménologie husserlienne, que « toute conscience est conscience de quelque chose », c’est dire que l’objet que vise la conscience ne lui est pas « extérieur », posé avant d’être interprété par la conscience : tout objet est, pour la conscience, « intentionnel », c’est-à-dire lui est immanent, objet de sens, non pas parce que la conscience attribuerait « après coup » un sens à un objet perçu, mais parce que ce qu’elle perçoit est inséparable d’un sens qu’elle vise et qu’elle crée. Ce qu’est le monde pour nous, comme monde ayant pour nous une valeur, comme monde de différences et de significations vives que nous vivons dans leur évidence, est le « fait » d’une conscience qui est toujours « conscience de quelque chose », c’est-à-dire qui continûment est créatrice de sens et, pour qui, tout objet est, « de fait », objet d’un sens qu’elle vise et qu’elle vit. En ce sens, et tel que Husserl le souligne dans sa Philosophie première, le monde est ce qu’il est en tant que monde de la conscience, tel qu’elle le constitue en créant son sens : « Ce qu’il est, le monde l’est par mon activité de constitution transcendantale : il est monde ayant valeur pour moi, existant dans mes propres actes au moyen d’actes par lesquels je l’exhibe comme monde réellement se confirmant » (II, leçon 38). Dans cette perspective, le présupposé d’un monde objectif et d’une réalité en soi qui ordonnerait l’expérience de la conscience devient une « idée », ou plutôt une façon dont la conscience elle-même se donne intentionnellement le monde, lui attribue le sens d’une réalité extérieure et objective. Le monde auquel nous introduit Husserl n’est plus ainsi un monde substantiellement clos sur lui-même, la matière épaisse d’une réalité obtuse, qui ferait face à la conscience mais un monde immanent à la conscience, un monde qui est, et ne peut être autrement, qu’un monde vécu, animé par les significations que la conscience lui donne. Aussi, lorsque Husserl nous parle d’un retour au « monde-de-la-vie » contre l’objectivisme des sciences modernes, il faut entendre par « monde-de-la-vie », le monde-de-la-vie de la conscience, le monde qui n’est autre que le monde que la conscience vit et qui est monde parce qu’il est vécu par la conscience.
TEXTES
« Sur la raison et sur la non-raison, sur nous-mêmes les hommes en tant que sujets de cette liberté, qu’est-ce que donc que la science a à nous dire ? »
« Nous prendrons notre point de départ dans un renversement qui eut lieu au tournant du siècle dernier dans l’attitude à l’égard des sciences. Ce renversement concerne la façon générale d’estimer les sciences. Il ne vise pas leur scientificité, il vise ce que la science en général avait signifié et peut signifier pour l’existence humaine. La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissée, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la « prosperity » qu’on leur devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions décisives. De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait. Ce renversement dans la façon d’estimer publiquement les sciences était en particulier inévitable après la guerre et, comme nous le savons, elle est devenue peu à peu dans les jeunes générations une sorte de sentiment d’hostilité. Dans la détresse de notre vie, - c’est ce que nous entendons partout – cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine. Ces questions n’exigent-elles pas elles aussi, dans leur généralité et leur nécessité qui s’impose à tous les hommes, qu’on les médite suffisamment et qu’on leur apporte une réponse qui provienne d’une vue rationnelle ? Ces questions atteignent finalement l’homme en tant que dans son comportement à l’égard de son environnement humain et extra-humain il se décide librement, en tant qu’il est libre dans les possibilités qui sont les siennes de donner à soi-même et de donner à son monde-ambiant une forme de raison. Or sur la raison et sur la non-raison, sur nous-mêmes les hommes en tant que sujets de cette liberté, qu’est-ce que donc que la science a à nous dire ? La simple science des corps manifestement n’a rien à nous dire, puisqu’elle fait abstraction de tout ce qui est subjectif. En ce qui concerne d’autre part les sciences de l’esprit, qui pourtant dans toutes leurs disciplines, particulières ou générales, traitent de l’homme dans son existence spirituelle, par conséquent dans l’horizon de son historicité, il se trouve, dit-on, que leur scientificité rigoureuse exige du chercheur qu’il mette scrupuleusement hors-circuit toute prise de position axiologique, toute question sur la raison et la déraison de l’humanité, qui fait son thème. La vérité scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le monde – qu’il s’agisse du monde physique ou du monde spirituel – est en fait. Mais est-il possible que le Monde et l’être-humain en lui aient véritablement un sens si les sciences ne laissent valoir comme vrai que ce qui est constatable dans un objectivité de ce type, si l’histoire n’a rien de plus à nous apprendre que le fait que toutes les formes du monde de l’esprit, toutes les règles de vie, tous les idéaux, toutes les normes qui donnèrent à chaque époque aux hommes leur tenue, se forment comme les ondes fugitives et comme elles à nouveau se défont, qu’il en a toujours été ainsi et qu’il en sera toujours ainsi, que toujours à nouveau la raison se changera en déraison et toujours les bienfaits en fléaux ? Pouvons-nous vivre dans ce monde dont l’événement historique n’est rien d’autre qu’un enchaînement incessant d’élans illusoires et d’amères déceptions ? »
HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (I, §3, éditions Tel Gallimard, pp.10-11)
L’objectivité des sciences modernes ou l’apparition d’un monde-de-corps clos sur lui-même et séparé de l’expérience vivante de la conscience.
« Un trait fondamental de la nouvelle théorétisation de la nature doit encore ici être mis en relief. Galilée, dans le regard qu’il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d’une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l’esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. De cette abstraction résultent les choses purement corporelles, mais prises cependant comme des réalités concrètes et thématisées dans leur totalité comme formant un monde. On peut bien dire que c’est seulement avec Galilée que l’idée d’une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi vient au jour. Ce fait – concurremment avec la mathématisation, devenue trop vite une évidence – produit comme conséquence une causalité naturelle close sur elle-même, dans laquelle tout événement reçoit une détermination univoque et a priori. Il est manifeste que par-là même se trouve également préparé le dualisme, qui bientôt apparaîtra chez Descartes.
D’une façon générale nous devons maintenant prendre une claire conscience du fait que la conception d’une nouvelle idée de la « nature », en tant que monde-de-corps séparé, réellement et théoriquement clos sur lui-même, entraîne bientôt avec elle une mutation complète de l’idée de monde absolument parlant. Le monde se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et monde-du-psychologique dont le second à vrai dire ne s’élève pas à la consistance d’un être-monde, à cause de la façon dont il est relié à la nature. On trouvait bien chez les Anciens des recherches et des théories particulières sur les corps, mais non sur un monde-de-corps clos, pris comme thème d’une science universelle de la nature. On trouvait aussi chez eux des recherches sur l’âme humaine et animale, mais ils ne pouvaient avoir une psychologie au sens moderne, c’est-à-dire une psychologie que seule l’existence d’une nature et d’une science universelle de la nature, qu’elle trouvait devant elle, pouvait rendre capable de désirer s’élever pour elle-même à une universalité correspondante, à savoir celle d’un champ qui lui soit propre et pareillement clos sur lui-même ».
HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (II § 10, « L’origine du dualisme dans le rôle de modèle dominant tenu par la science de la nature. La rationalité du monde more géométrico », Tel Gallimard, pp. 69-70)
Le « vêtement d’idées » que l’objectivité mathématique jette sur le monde peut-il exprimer le monde de la vie ?
« Ainsi dès Galilée commence la substitution d’une nature idéalisée à la nature pré-scientifique donnée dans l’intuition (…)
Toute connaissance de lois ne pouvait être que la connaissance des anticipations ( à saisir dans leur légalité) portant sur le déroulement des phénomènes-d’expériences réels ou possibles, anticipations qui s’ébauchent pour le chercheur grâce à l’élargissement de l’expérience que produisent les observations et les expérimentations en pénétrant systématiquement les horizons inconnus, et qui ainsi se consolident sous la forme d’inductions. Certes l’on est passé ainsi de l’induction quotidienne à l’induction qui suit une méthode scientifique, mais cela ne change rien à la signification essentielle du monde pré-donné en tant qu’horizon de toute induction qui ait un sens. C’est ce monde que nous trouvons en tant que monde de toutes les réalités connues et inconnues. C’est à lui – le monde de l’intuition qui « éprouve » effectivement – qu’appartient la forme spatio-temporelle avec toutes les figures corporelles qui s’inscrivent en elle, c’est en lui que nous-mêmes nous vivons, conformément à notre mode d’être, c’est-à-dire dans toute la chair de notre personne. Mais ici nous ne trouvons rien des idéalités géométriques, ni l’espace géométrique, ni le temps mathématique avec toutes ses formes.
C’est là une remarque importante, bien que fort triviale. Car c’est précisément cette trivialité qui est masquée par la science exacte (et ce depuis la géométrie antique déjà) – masquée, donc par cette substitution d’une activité méthodiquement idéalisante à ce qui est donné immédiatement comme la réalité (que présuppose toute idéalisation), et donné avec une force, une persistance, une vérité, dont la nature est unique et insurmontable. Ce monde réellement donné dans l’intuition, réellement éprouvé et éprouvable, dans lequel toute notre vie se déroule pratiquement, demeure comme le monde qu’il est, inchangé dans sa structure essentielle propre, inchangé dans son style causal concret propre, quelle que puisse être notre action, méthodique ou non. Il ne se trouvera donc pas changé non plus parce que nous aurons inventé une méthode particulière, la méthode géométrique et galiléenne, qui porte le nom de physique. Qu’opérons-nous réellement dans ce monde de la vie ? Précisément une anticipation étendue à l’infini. C’est sur l’anticipation – nous pourrions dire à la place : sur l’induction – que repose toute vie. De la façon la plus primitive, la certitude-de-l’être qui est celle de toute expérience simple est déjà une induction. Les choses « vues » sont toujours-déjà « plus » que ce que nous voyons d’elles « réellement et à proprement parler ». Voir, percevoir, c’est par essence « avoir la chose même » comme un seul et même acte avec « pré-avoir » la chose, l’avoir-en-vue, l’anti-ciper. Toute praxis avec ses anticipation implique des inductions, avec cette particularité que les connaissances inductives (les anticipations) habituelles, y compris celles qui sont explicitement formulées et « confirmées », sont « sans art », par opposition aux inductions « méthodiques » pleines d’art qui sont celles de la méthode de la physique galiléenne et dont la capacité opérationnelle doit augmenter à l’infini.
Ainsi dans la mathématisation géométrique et physique ajoutons-nous au monde de la vie – à celui qui dans notre vivre-au-monde concret est toujours pour nous donné comme réel – un vêtements d’idées taillé dans l’infinité ouverte des expériences possibles, et qui lui va bien, celui des vérités qu’on appelle « objectivement scientifiques » ; c’est-à-dire que nous construisons, dans une méthode qu’il est loisible de déployer effectivement (ainsi que nous le souhaitons) et jusque dans les cas singuliers, et qui se confirme constamment, tout d’abord certaines inductions numériques pour les remplissements sensibles réels et possibles des formes concrètement-intuitives du monde de la vie, et que par-là même nous acquérons les moyens d’anticiper les événements concrets du monde qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore réellement donnés (entendons : les événements du monde de l’intuition et de la vie), et cette anticipation-là dépasse infiniment tout ce dont est capable l’anticipation quotidienne.
Le vêtement d’idées : « Mathématique et science mathématique de la nature », ou encore le vêtement de symboles, de théories mathématico-symboliques, comprend tout ce qui, pour les savants et les hommes cultivés, se substitue (en tant que nature « objectivement réelle et vraie ») au monde de la vie et le travestit »
HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (II, « h/ Le monde de la vie comme le fondement de sens oublié de la science de la nature », TEL Gallimard, pp.58-60)