LA QUESTION DU POLITIQUE DANS L’ŒUVRE DE PLATON

Introduction

 

 

La question du politique est au cœur de la pensée platonicienne et il n’est pas exagéré d’estimer que cette question est l’horizon qui détermine toute sa réflexion, ainsi que le signifie clairement la tâche qui est assignée au philosophe dans la République, celle de devenir « philosophe-roi » et de gouverner selon le Bien. Ce qui importe ici ce n’est pas tant la question de la distribution du pouvoir mais plutôt la finalité que Platon attribue à la pensée : la politique n’est pas un savoir spécialisé parmi d’autres, elle est la destination la plus haute du logos, la visée et le point d’excellence qui, seuls, peuvent lui conférer son sens authentique. Toute pensée est ainsi une pensée politique, une pensée en vue du politique car la politique est le télos de la pensée, la finalité excellente où elle s’accomplit et où elle rejoint le sens qu’elle poursuivait en chacune de ses manifestations. Comme le signifie ainsi la fameuse allégorie de la Caverne, au Livre VII de la République, la contemplation des Idées n’est pas le terme de la pensée : il faut quitter le séjour de la vérité, retourner dans la « caverne », affronter l’illusion, quitte à s’exposer à la raillerie de ceux qui en sont encore prisonniers. Curieux chemin à rebours  que celui de la politique qui expose la vérité aux illusions qui la trahissent. Or, c’est là le risque que la pensée platonicienne ne cesse de prendre, affrontant la question de l’effectivité du vrai. En reconnaissant ainsi la « science du Bien » comme la science la plus haute qui soit, Platon signifie cette destination pratique des Idées et de la connaissance vraie. Le vrai et le Bien ne font qu’un car penser la vérité d’une chose, c’est aussi discerner sa valeur en éclairant ce qu’elle est ; connaître une chose en son essence, c’est aussi dévoiler son excellence (son aretê), connaître sa vertu, c’est-à-dire ce pour quoi elle est le mieux faite, et sa fonction (l’ergon), capable d’en dévoiler l’utilité et la beauté. Platon, en ce sens, ne sépare pas l’Etre et la valeur ; et c’est pourquoi la connaissance vraie des choses est aussi ce qui éclaire les hommes sur le sens de leur condition et la façon dont ils dirigent leur existence. Partant, la pensée qui discerne l’essence de chaque chose et sa différence d’avec les autres est aussi une pensée qui dévoile la place et la fonction les plus justes qui revient à chacune. Penser avec justesse, c’est ainsi penser un ordre juste : la justesse d’une pensée rend justice à chaque être, en révélant son excellence et la place qui lui revient dans l’ordre du monde. Dès lors, l’urgence de penser procède du souci d’une vérité dont la rectitude est seule capable de garantir un ordre juste du monde.

 

On comprendra donc que Platon se sépare de toute interprétation de la politique qui la réduit à une technique de pouvoir opportuniste : gouverner ce n’est pas ordonner le monde selon sa volonté souveraine et arbitraire, c’est faire advenir ce qui doit advenir, conduire le monde à sa propre vérité, c’est-à-dire à l’ordre qui lui convient, le plus juste qui soit parce que le plus conforme à ce qu’il est. Aussi la politique est-elle liée à une vérité cosmologique ; la justice n’est pas affaire de décrets ou de conventions arbitraires : il y a un Juste « en soi » qui lie les lois humaines à l’harmonie et à l’ordre du monde, modèles de toute justice. Toute politique est une cosmopolitique, elle engage le savoir de la convenance et de la différence des êtres au sein d’un ordre harmonique universel qui les enveloppe tous.

C’est pourquoi d’ailleurs Platon reconnaît la tâche du politique comme celle qui, parmi toutes les activités humaines, requiert le plus haut degré d’excellence, au point d’ailleurs de douter à de nombreuses reprises qu’un homme puisse jamais s’en montrer digne. Car la politique est la pointe de la « science du Bien », l’action qui en procède et qui doit la prendre la modèle. Sans une science du politique, l’action politique est condamnée à errer, le politique devant garder les yeux rivés sur le Bien afin d’établir la justice dans la Cité. C’est pour cette raison que Socrate fustige une « politique d’aveugles » au livre VI de la République, c’est-à-dire une politique hasardeuse, incapable d’ordonner la Cité selon ce qui est beau, juste et bon : « Or, en quoi diffèrent-ils, selon toi, des aveugles ceux qui sont privés de la connaissance de l’être réel de chaque chose, qui n’ont dans leur âme aucun modèle lumineux, ni ne peuvent, à la manière des peintres, tourner leurs regards vers le vrai absolu, et après l’avoir accompli avec la plus grande attention, s’y rapporter pour établir ici-bas les lois du beau, du juste et du bon, s’il est besoin de les établir, ou veiller à leur sauvegarde, si elles existent déjà ? » (484c). Pour déterminer ce qui est utile et bon, le politique doit ainsi être dialecticien : il doit avoir une vision synoptique, c’est-à-dire un savoir total capable d’embrasser toute chose à la fois dans sa singularité, sa différence mais aussi dans l’unité avec les autres, qui lui confère une juste place dans un ordre harmonieux. Le rôle de la politique est donc d’assigner aux hommes et aux biens la fonction la plus parfaite au sein de la Cité. Gouverner, c’est ainsi penser l’ordre de la Cité de telle façon que « de tout soit fait un bon usage », comme le souligne l’Euthydème (291c). Or, s’il y a urgence de la politique comme science synoptique, c’est dans la mesure où ce « bon usage » des biens et des compétences n’est aucunement donné immédiatement mais dépend de la place et de la fonction qui seront attribuées aux éléments qui composent la Cité. L’utile et le bon ne réside donc pas essentiellement dans les choses prises individuellement mais dans leur composition et c’est dans une totalité harmonieuse que chaque élément révèle ainsi son excellence.

C’est ainsi en éclairant « la raison de ce qu’est chaque chose » que l’on peut politiquement lui assigner une place et une fonction dans la Cité qui soient juste, c’est-à-dire en accord avec elle-même et en harmonie avec les autres (République, Livre VII, 533-537). Connaître les choses dans leur vérité, c’est aussi connaître le rapport de convenance qui les unit, ce en quoi consiste la justice. La justice est, si l’on veut, l’harmonique du vrai. Dès lors, la politique est l’effort pour faire advenir un ordre juste, capable d’unir toutes les diverses composantes d’une Cité, qu’il s’agisse des hommes, des marchandises ou des techniques, de telle manière que cette union permette à chaque élément qui la constitue d’exceller selon la fonction qui lui convient. Une Cité juste est une Cité qui accorde une pluralité, non pas en sacrifiant les parties qui la composent, mais au contraire en les faisant tendre vers l’excellence qu’elles possèdent chacune en puissance et à leur manière et qui ne demande qu’à s’épanouir. Plus qu’une vertu individuelle, la justice est ainsi la vertu d’un ordre de la Cité comme du monde : une Cité injuste, dès lors, est une Cité dans laquelle les hommes et les biens n’ont pas reçu une place conforme à leur vérité, une place qui leur permette d’exprimer leur être selon l’excellence qu’il réclame.

Ordonnée à la « science du Bien », quel est donc la tâche du politique ? La politique consiste dans la recherche d’une unité, car, de même que l’âme, la Cité est « formée de plusieurs » et doit « devenir tout à fait une » (République, Livre IV, 443). Dans le Politique, l’art du politique est ainsi comparé à l’art du tisserand. De la même façon qu’un tisserand cherche à unir dans une même toile, un même dessin harmonieux, des fils de textures, de couleurs et de résistances différentes, de même la tâche de l’homme politique consiste à unir des caractères différents, à les joindre dans un même « tissu », celui de la Cité, de telle manière que cette unité soit la plus belle, la plus juste et la plus forte. Ainsi, la tâche de la politique, telle que Platon la définit au terme du dialogue, consiste à faire que le Multiple devienne Un : « Disons alors que le but de l’action politique, qui est le croisement des caractères forts et des caractères modérés dans un tissu régulier, est atteint, quand l’art royal, les unissant en une vie commune par la concorde et l’amitié, après avoir ainsi formé le plus magnifique et le meilleur des tissus, en enveloppe dans chaque cité tout le peuple, esclaves et hommes libres, et les retient dans sa trame, et commande et dirige, sans jamais rien négliger de ce qui regarde le bonheur de la cité » (311b). Non moins que pour Aristote plus tard, si la fin de la politique est bien pour Platon de produire un ordre dans la Cité, l’ordre de la société n’est politique que s’il est juste. C’est pourquoi le politique, en ordonnant la Cité, ne doit « jamais rien négliger de ce qui regarde son bonheur ».

 

Or, cette harmonie de l’unité, que recherche la de la politique, n’est aucunement naturelle ou spontanée : laissées à elles-mêmes, les diverses composantes de la Cité, au lieu de s’accorder, auront tendance à s’affronter, à se contredire et à se nuire les unes les autres. Tel est donc le problème politique par excellence : comment joindre ce qui tend naturellement à se disjoindre ? Comment unir une pluralité, de telle manière que ses éléments, au lieu de s’opposer, jouent ensemble, se complètent et s’enrichissent mutuellement, non pas en dépit de leurs différences, mais grâce à elles ?

« Sans unité, il est impossible d’être plusieurs », nous prévient Platon dans le Parménide (166 b 1-2). Or, l’unité d’un tout ne réside aucunement dans la simple somme de ses parties. Quelques excellentes que soient les parties d’un Tout, considérées en elles-mêmes, faute d’une pensée de la totalité capable de combiner ces parties avec harmonie, le rassemblement de beautés composites peut s’avérer hideux parce que sans unité. C’est pourquoi dans le Livre IV de la République, Socrate fait une analogie entre l’œuvre du politique et l’œuvre de l’artiste. Qu’il s’agisse en effet de la beauté d’une Cité ou de la beauté d’une statue, le Beau réside dans l’unité harmonieuse des parties et non dans les parties prises isolément. La beauté d’une Cité, ainsi, tout comme la beauté d’un corps, tient tout entière dans l’accord et la liaison des parties qui la composent :

« Nous devons modeler la cité heureuse non pas en prélevant un petit nombre de gens en elle pour les rendre tels, mais en la rendant telle tout entière. Tout de suite après nous examinerons celle qui est à l’opposé. C’est comme si quelqu’un, alors que nous mettons de la couleur sur une statue d’homme, s’approchait pour nous critiquer, parce que ce n’est pas sur les plus belles parties de l’être vivant que nous appliquerions les plus belles couleurs : ainsi les yeux, alors qu’ils sont ce qu’il y a de plus beau, n’auraient pas été peints en pourpre, mais en noir. Il me semble que notre défense devant lui serait appropriée si nous lui disions : « Homme étonnant, ne crois pas que nous ayons à peindre les yeux en les rendant si beaux qu’ils ne paraissent plus être des yeux, et ainsi de suite pour les autres parties du corps ; examine seulement si, en restituant à chacune d’elles ce qui lui convient, nous rendons beau l’ensemble. » (République, IV, c2 – e1)

Le Bien, comme le Beau, sont des vertus de l’unité et du rapport. Comme le souligne remarquablement l’analogie, la beauté de chaque élément consiste dans le rapport avec les autres parties, rapport qui seul lui confère sa beauté. On comprendra dès lors que l’excellence d’une Cité ne réside pas dans les individualités qui la composent mais dans le lien qui les unit, de telle manière que chaque partie tire son excellence de ce rapport. Le plus beau Tout est celui qui rend ses parties plus belles qu’elles ne sont si on les considère isolément. C’est cette totalité que la politique doit rechercher.

Telle est la leçon du rêve de Socrate dans le Charmide (172c -175a) : Socrate rêve d’une société dans laquelle tous les hommes seraient dotés de compétences excellentes et où chacun accomplirait idéalement sa fonction. Seulement la question se pose de savoir s’il s’agirait là d’une société heureuse ? Ce n’est pas la simple juxtaposition des talents et des savoirs qui produit une belle et heureuse unité dans la Cité ; faut-il encore que les divers savoirs et productions soient ordonnés selon le Bien. Aucune production, en effet, n’est bonne en elle-même, tant que l’on n’en a pas éclairé l’usage. Aussi accomplie soit en effet une production ou une technique, elle ne dispose pas d’elle-même à ce qu’il en soit fait un usage utile ou nuisible. N’importe quelle production ou technique a ainsi la duplicité de ce que les grecs nommaient « pharmakon » : « pharmakon » désigne en un seul mot le remède et le poison. Autrement dit, une production est bonne à tout et peut fort bien servir des fins contraires ; son orientation dépend essentiellement de la raison qui, seule, peut décider l’usage qui en sera fait. Si la politique est ainsi le savoir le plus urgent que requiert une Cité, c’est parce qu’elle seule peut discerner ainsi l’utilité de chaque production et en déterminer l’usage. Elle est ainsi le savoir systématique par excellence (au sens grec du « système » : le fait de réunir, de faire tenir ensemble), savoir sans lequel la Cité n’est pas une totalité unifiée mais un regroupement hétérogène. Loin de se contenter d’être simplement comptable des productions et des richesses d’une société, la politique doit décider de leur usage, des fins qui orienteront ces richesses.

Platon n’a de cesse d’insister sur cette urgence de la politique comme science des fins et science combinatoire. Car que devient en effet une Cité si elle ne dispose pas de ce savoir qui pose la question de l’usage des biens et des talents qui la composent ? Une Cité peut bien posséder ainsi toutes les richesses qu’elle veut, être aussi ingénieuse et performante qu’on puisse le rêver, elle court à la catastrophe si aucune politique ne lui confère une unité. Le fameux mythe de l’Atlantide, dont Platon nous fait le récit dans le Timée et le Critias, le signifie avec éclat. L’Atlantide est une société d’abondance, ingénieuse et performante, disposant de moyens techniques très développés, une société qui ressemble…à la nôtre. Or, l’Atlantide finit par disparaître, emportée par ses propres contradictions, incapable, en dépit de ses richesses et de ses techniques, de garantir son unité et sa permanence. Quel est le mal auquel elle succombe ainsi ? L’absence de toute politique véritable, capable de donner sens à son destin, d’éclairer l’usage de ses techniques et de ses productions. L’Atlantide meurt ainsi de ne pas savoir ce qui donne à ses productions une signification proprement humaine, faute d’une science de l’utile et de l’inutile. En ce sens, le pouvoir dont on dispose n’est rien sans l’intelligence de son usage. Et voilà la raison qui rend Prométhée aussi étourdi que son frère, selon l’interprétation que Platon nous propose du mythe dans le Protagoras : si l’homme est laissé nu par la faute d’Epiméthée qui ne l’a pourvu d’aucune compétence naturelle, Prométhée certes le sauve en s’emparant de la connaissance des arts et du feu en la demeure des dieux ; mais que valent ces puissances sans la politique capable d’en instruire l’usage ? Prométhée est non moins étourdi que son frère car il a volé la puissance mais non la science qui seule peut éclairer son bon usage.

 

Aussi la société humaine, loin d’être un fait naturel, n’acquiert son unité véritable que par la politique. Quelle est l’origine de la société ? Pourquoi les hommes se rassemblent et vivent en commun ? De toute évidence, on pourrait estimer que le lien primordial qui unit les hommes est un lien de nature économique. Les hommes s’associeraient avant tout afin de satisfaire en commun leurs besoins et la relation d’hommes à hommes serait en premier lieu une relation d’échange portant sur les biens matériels. Ainsi, la société, sous sa forme immédiate, prend la forme d’un marché où les biens circulent. C’est une telle logique naturelle et économique que Socrate, dans la République (II) reconnaît comme l’origine première des sociétés : si les hommes se rassemblent en société, c’est avant tout parce qu’ils y sont poussés par la nécessité de satisfaire leurs besoins, la collaboration avec leurs semblables permettant, mieux que la solitude, de satisfaire cette fin. Comme le souligne Socrate, « la cité se forme parce que chacun d’entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à soi-même et de manquer de beaucoup de choses ». Ainsi, la dynamique des besoins est à l’origine du regroupement des hommes. Sous sa forme première, la société est une machine à produire des richesses, production que favorise la division du travail, chacun accomplissant une tâche conforme à ses capacités. Or, suffit-il d’être plusieurs pour qu’il y ait authentiquement une société ? La nécessité du besoin, si elle pousse les hommes à se regrouper, les unit-elle réellement ? Le besoin rassemble les troupeaux mais est-ce là une vie en commun ? Comme le souligne Monique Dixsaut, commentant ce passage de la République : « le besoin (khreia) n’est pas un lien social, il rassemble sans unir, et la coopération renforce au contraire la différence naturelle des aptitudes : la division du travail n’engendre qu’une complémentarité, non une communauté et encore moins une amitié (philia) ».[1] La nécessité des besoins produit la grégarité, mais ce n’est là encore qu’une somme sans unité. Cette Cité, où seul le besoin règne, n’est pas une cité humaine : selon l’expression outrée du sophiste Glaucon, cette vie n’est guère différente de celle des porcs qui luttent dans leur parc pour atteindre la bauge. Au mieux, l’existence humaine sera une vie animale raffinée.

Dès lors, pour Platon, la seule logique économique ne peut donner sens à la société humaine. Celle-ci ne peut prendre un sens humain que lorsqu’elle cesse d’être ordonnée par la forme naturelle des besoins. Ces mêmes besoins d’ailleurs, qui ont poussé les hommes à se regrouper, sont aussi la cause de leur désunion : par nature, les besoins enfleront sans limite, l’avidité (pleonexia) s’affirmera hors de toute mesure, déchirant la cité par des contradictions incessantes et l’entraînant dans des conflits qui la menaceront continuellement. Aussi nécessaire soit ainsi le  regroupement originel des hommes sous l’impulsion des besoins, ce lien de nécessité est encore précaire et contingent : il faut inventer la vie en commun. Au contraire d’Aristote, l’homme n’est pas par nature un animal politique pour Platon : la politique est le télos de l’humanité (sa finalité excellente) mais cette destination doit s’élever contre sa tendance à l’animalité. La politique est la raison, le logos, qui s’affirme dans la rupture du cycle spontané des besoins : et c’est cette rupture qui fait véritablement de la cité une cité et non simplement un troupeau, un rassemblement fortuit d’animaux. Ainsi, seule la pensée peut garantir l’unité de la cité et, pour cela, elle doit faire de la cité son œuvre, ne pas laisser la multiplication des besoins décider de sa forme. Autrement dit, la société des hommes prend un sens humain lorsque la nécessité économique laisse la place à la raison politique. Une société humaine est une société où c’est la pensée qui gouverne et non la logique animale du besoin.

 

Si, comme nous l’avons vu, Platon fait du tissage le paradigme de l’art politique, dans les dernières pages du Politique, c’est dans la mesure où la politique est justement cet effort pour lier des contraires qui, sans elle, aurait tendance à se déchirer. C’est en cela que consiste la métis propre du politique, dans cette intelligence qui concilie des caractères opposés :

« Toute la tâche du royal tisserand, et il n’en est pas d’autre, c’est de ne pas permettre le divorce entre les caractères tempérés et les caractères énergiques, de les ourdir ensemble au contraire par des opinions communes, des honneurs, des renommées, des gages échangés entre eux, pour en composer un tissu lisse et, comme on dit, de belle trame, et de leur conférer toujours en commun les charges de l’Etat » (311a)

La politique invente la vie en commun en tirant chaque membre de la cité de son solipsisme, en faisant ainsi que chacun éprouve sa perfection non en lui-même mais dans la relation qui l’unit aux autres membres de la cité. Une cité accomplie est une société dans laquelle la perfection de chacun passe par les autres. L’art du tisserand est ainsi de rendre complémentaires des différences qui s’opposent : le lien politique consiste ainsi à placer l’excellence du Même dans l’Autre, nul caractère ne pouvant trouver sa perfection propre en dehors de la dialectique qui l’unit, bien plus qu’elle ne l’oppose, à son contraire. Ainsi, dans la République, Platon distingue des tempéraments naturels et notamment les tempéraments énergiques et modérés. Or, ces tempéraments ne sauraient exalter leur vertu propre et accomplir leur excellence, s’ils sont laissés à eux-mêmes, selon la pente naturelle qui les caractérise. Laissée à elle-même, la modération se change peu à peu en mollesse et l’énergie de l’énergique se meut en violence. La vertu ne réside pas dans la nature de chaque caractère ; la perfection de chacun provient du caractère opposé, capable de contrarier ce naturel : le modéré apprend à l’énergique la tempérance, l’énergique tire le modéré hors de sa mollesse. La vertu se déploie ainsi dans la complémentarité et l’alliance des contraires. Si Platon attribue un rôle central à l’éducation dans la République, c’est dans la mesure où elle est la plus à même de révéler les tempéraments et de permettre leur juste combinaison. Le tissage politique est avant tout cette façon d’élever chaque membre de la cité à une perfection qui l’unit à tous les autres membres.

 

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Petite Bibliographie :

 

- Platon, Monique Dixsaut, Vrin, « Bibliothèque des Philosophies »

- Commentaire de la République (Livre VI et VII), par Monique Dixsaut, Edition Bordas, « Les œuvres philosophiques »

- Platon et la Cité, Jean-François Pradeau, PUF, « Philosophies ».

 

 


 

[1] Cf. Platon, Monique Dixsaut, Chapitre VII, « La cité et le monde », Editions Vrin, p.218