LA RELIGION
Qu’est-ce que la religion ? Pour répondre à une telle question, on peut s’en tenir à une définition objective, à la manière du sociologue E.Durkheim : « une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent ». Une telle définition tend à caractériser la religion comme une forme instituée de communauté au sein de la société, communauté dont le lien consiste dans le partage d’une même croyance et l’observation de mêmes rites. Cependant, en définissant ainsi la religion en extériorité, comme une forme de la vie sociale parmi d’autres, on risque d’ignorer ce qui constitue en propre le phénomène religieux et le produit comme un fait polémique. Aussi tolérante soit-elle, nulle religion ne se donne en effet comme une interprétation relative de la condition humaine : chacune revendique une vérité absolue censée éclairer le sens de nos existences, déterminer notre jugement et ordonner notre comportement. Cette double revendication, revendication de vérité et revendication de Loi, place toute religion dans une position de rivalité par rapport à une certaine forme de rationalité et une certaine conception de la souveraineté.
Quel sens prend la vérité et la Loi dans l’ordre religieux ? Vérité et Loi ont une origine transcendante, c’est-à-dire que l’une et l’autre sont l’expression ici d’un « au-delà », d’une autorité qui excède la raison ou le pouvoir propre des hommes eux-mêmes. En ce sens, dans l’ordre religieux, les hommes reçoivent la vérité et la Loi bien plus qu’ils ne se la donnent à eux-mêmes. Vérité et Loi sont l’objet d’une révélation, non d’une construction rationnelle ou d’une délibération commune. Une telle donation de la Loi comme de la vérité suppose que l’une comme l’autre sont toujours à interpréter : leur sens est à conquérir et ne s’annonce pas sur le mode d’une évidence rationnelle.
Partant, vérité et Loi, interprétées dans l’ordre religieux, remettent en cause la capacité d’autonomie des hommes, leur capacité à déterminer par eux-mêmes et à partir des exigences propres de leur raison ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, leur capacité de même à produire par eux-mêmes les lois auxquelles ils obéissent. C’est une telle hétéronomie (le fait de recevoir la loi d’ailleurs) qui, selon Marcel Gauchet, est l’essence même du religieux : « Religion : le refus de sa propre puissance de créateur, le déni radical d’être pour quelque chose dans le monde humain tel qu’il est, le report ailleurs, dans l’invisible, des raisons présidant à l’organisation, de la communauté des vivants-visibles (…) Notre loi, c’est du dehors qu’elle nous vient, notre manière d’être c’est à d’autres que nous la devons, tout ce qui est, nature et culture confondues, a son principe et ses raisons au-delà de notre prise comme de notre pouvoir, au sein de la surnature » (La fin de la religion ?)
A l’origine transcendante de la vérité, affirmée dans l’ordre religieux, le rationalisme oppose l’idée que nulle proposition ne saurait prétendre au titre de vérité si sa signification échappe à la raison (cf. l’opposition entre les textes 1 et 2). Dans la perspective du rationalisme, une vérité qui demeure obscure à la raison est une contradiction dans les termes.
A l’origine transcendante de la Loi, l’époque moderne oppose l’exigence d’autonomie des sociétés, fondement de toute démocratie. L’idée démocratique suppose en effet que les hommes n’obéissent qu’aux lois qu’ils se sont donnés eux-mêmes. Au regard d’une telle exigence, toute Loi censée avoir d’autre origine que la volonté générale, cette origine fût-elle divine, est soupçonnée comme le simple masque de l’arbitraire et de la tyrannie.
On peut rassembler une telle polémique sur le sens de la vérité, de la Loi, et, par-delà, sur le sens de la condition humaine, au travers d’un ensemble de questions :
1. Sur le sens de la vérité :
- Faut-il admettre des vérités qui échappent à la raison ?
- Doit-on considérer que la croyance religieuse implique nécessairement une démission de la raison ?
- Dès lors, la religion nie-t-elle la raison ou bien répond-elle à un besoin de la raison ?
2. Sur le sens de la Loi :
- La foi est-elle la condition ultime du sens de notre existence ?
- La religion est-elle la garantie de notre humanité ou bien son aliénation ?
- L’ordre social implique-t-il un lien religieux ou bien le récuse-t-il ?
Efforçons-nous de dégager des positions capables d’éclairer chacune de ces questions.
I. Y a-t-il des vérités autres que celles de la Raison ?
La Foi religieuse nous contraint à faire face à un paradoxe. En effet, s’il s’agit d’une forme de croyance, c’est-à-dire d’une façon de tenir pour vraie une idée, ici la croyance s’accompagne, toutefois, de la conscience de l’absence de preuves capable de garantir la vérité de l’idée sur laquelle porte la croyance. Si, pour tout autre forme de croyance, cela remettrait en cause, semble-t-il, la pertinence même de la croyance, il semble au contraire qu’en matière de Foi, le sentiment de croyance est renforcé, et non menacé, par l’absence de preuves, susceptible de le garantir. Ainsi, je cesserai de croire qu’il pleuvra demain si la pureté de l’azur me donne l’occasion d’en douter ; par contre, l’absence de preuves objectives garantissant la croyance en l’existence d’un Dieu, loin de me faire douter nécessairement, peut au contraire renforcer ma croyance ou du moins l’affirmer d’autant plus comme une décision, prise corps et âme. C’est un tel paradoxe que souligne Kant dans le « Canon de la Raison pure » (in la Critique de la raison pure). On peut distinguer, note-t-il, trois formes de croyance, c’est-à-dire trois façons de tenir-pour-vrai un énoncé : l’opinion, la Foi et la science. Qu’est-ce qui distingue ces trois formes de croyances ? Dans le cas de l’opinion, la croyance est inséparable de la conscience que nous avons de son insuffisance aussi bien subjective qu’objective (la certitude que j’éprouve n’est pas fondée sur des preuves objectives et j’ai conscience de sa fragilité) . Dans le cas de la science, la croyance apparaît suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement (la certitude que j’éprouve est d’autant plus forte qu’elle est fondée sur des preuves objectivement valables). Or, la Foi est un intermédiaire pour le moins ambigu entre ces deux formes de croyance : en effet, en matière de Foi, la croyance est suffisante sur un plan subjectif mais insuffisante sur un plan objectif. Dans ce cas, j’éprouve une certitude subjective vive, tout en étant conscient que cette certitude n’est pas confirmée sur un plan objectif, voire même qu’elle pourrait être contredite sur ce plan. Ainsi, la Foi nous renvoie bien au paradoxe d’une vérité éprouvée corps et âme, dont la vérité, subjectivement affirmée, se passe de toutes preuves objectives. Dès lors, nous serions conduits ici à affronter une forme de vérité qui engage une expérience qui transcende la raison et sa logique. Un tel paradoxe est particulièrement souligné par la fameuse maxime du penseur chrétien de l’Antiquité, Tertullien : « Credo quia absurdum », « crois parce que c’est absurde », disait-il, ce qui, loin d’être une formule ironique ou athée, est, selon lui, la forme même de toute Foi. Ceci reviendrait à penser que, dans l’ordre de la Foi, je ferais l’expérience d’une vérité qui, loin d’être entamée par les objections de la raison, serait d’autant plus vivement éprouvée qu’elle renvoie notre raison à ses limites.
C’est une telle vérité étrangère à la raison et d’autant plus vive qu’elle contredit ses principes, que Pascal, penseur du dix-septième siècle, entreprend de définir dans ses Pensées. L’enjeu des Pensées de Pascal n’est autre que d’ébranler la confiance des libertins dans leur raison propre afin de les ramener à la Foi, en leur découvrant dans un tel vertige que le sens de notre existence et de notre condition humaine est inséparable d’un acte de foi, d’un pari et d’un espoir en une vérité qui dépasse notre entendement. Ici, la Foi s’affirme à partir de la conscience des limites propre de la raison : c’est la conscience de notre ignorance devant l’ordre à la fois merveilleux et angoissant du monde qui impose la Foi comme le nécessaire rempart à l’absurdité de notre condition. La Foi apparaît ainsi autant comme la conséquence d’une critique de la raison et d’une mise en évidence de ses limites que comme la conséquence même du besoin de sens dont elle est l’expression. La célèbre formule de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » est l’affirmation d’un ordre de vérité autre que celui de la raison. « Cœur » ici ne doit pas être entendu sur un mode « sentimental » : le « cœur » est l’expression d’une révélation transcendante qui s’impose dans l’éclat de sa vérité, sans que la raison soit à même de l’expliquer. La Foi apparaît ainsi comme l’affirmation d’un ordre de vérité non subordonné aux exigences de la raison ; c’est au contraire la raison qui doit prendre la mesure de ses limites face à une vérité qui l’excède. Pour paraphraser Pascal lui-même, je suis compris par cette vérité bien plus que je ne la comprends ; elle me saisit, me transit et éclaire mon existence et je ne puis l’enclore dans un concept, la réduire à un objet de connaissance dont mon entendement pourrait avoir l’intelligence.
« Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste prix.
Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature.
Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je veux lui peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome, qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perdra dans ses merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue, car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver. Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même en se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. »
PASCAL, Pensées (199-72)
« Deux excès :
exclure la raison, n’admettre que la raison.
(…)
La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n’est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela.
Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?
(…)
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.
(…)
C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. »
PASCAL, Pensées.
Ainsi, les vérités de Foi se séparent de toute logique de la preuve rationnelle. S’opposent-elles pour autant à la raison ?
Loin que foi et raison s’opposent purement et simplement, on peut se demander en quelle mesure la Foi n’est pas la conséquence même de l’exercice de notre raison ainsi que son fondement insoupçonné. Ainsi, pour les tenants de la « religion naturelle », la Foi est la conséquence la plus logique de l’exercice de notre raison : selon eux, en contemplant l’ordre idéal de la nature, la raison ne peut que concéder qu’une telle harmonie, une telle proportion et une telle beauté ne peuvent être le produit du hasard mais sont l’expression d’une perfection divine.
Ici, la Foi serait l’effet nécessaire de l’expérience rationnelle de l’ordre du monde. Devant l’ordre merveilleux du réel, le rationaliste ne pourrait que déduire l’existence quasi nécessaire d’une perfection divine.
De même, ne pourrait-on reconnaître à l’origine de toute connaissance rationnelle le principe d’une foi dans laquelle la raison puise son sens ?
Même la connaissance rationnelle, comme le souligne Einstein dans le texte qui suit, présuppose la croyance en un ordre parfait du monde, croyance sans laquelle la connaissance serait impossible. En ce sens, l’homme de science ne doit-il pas nécessairement postuler un principe de perfection, qu’il ne peut fonder sur aucune preuve concluante, tout de même que la foi religieuse ? Dès lors, la croyance en une perfection ultime ne semble pas être le privilège de l’homme de foi : la science elle-même, selon Einstein, puise dans l’espoir d’une perfection possible dont est tributaire tout effort de connaissance du réel.
« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un lien (…)
A l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. A travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie du monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension ».
ALBERT EINSTEIN et LEOPOLD INFELD, L’évolution des idées en physique (1938)
La Foi exige-t-elle que nous nous aveuglions ?
Y a-t-il un sens, toutefois, à parler d’une vérité irrationnelle, au sens d’une vérité qui échapperait à la raison ? N’est-ce pas là un évident paradoxe ? La raison doit-elle céder le pas devant des vérités qu’elle n’entend pas et qui contredisent ses principes fondamentaux ?
Tout l’enjeu de la réflexion de Spinoza est de mettre en question la validité d’une distinction entre des vérités religieuses et des vérités de raison. La vérité est une et on ne saurait l’opposer à elle-même. Un énoncé ne saurait prétendre au titre de vérité s’il est irrationnel. L’enjeu est bien sûr ici de remettre en cause tout régime dogmatique de la vérité : une vérité, pour être révélée, se présenter comme l’expression d’une donation divine, n’en doit pas moins être intelligible. Dès lors, on ne saurait concevoir un ordre de vérité qui échapperait à la mesure de notre raison.
Une telle exigence de rationalité est par ailleurs le meilleur rempart contre toute interprétation fallacieuse des textes et toute utilisation frauduleuse de ces textes en vue de donner un fondement apparemment légitime au pouvoir, en vue de justifier la violence arbitraire (n’oublions pas que Spinoza est contemporain des luttes sanglantes qui opposent catholiques et protestants). Partant, le savoir ne doit pas céder le pas devant la Foi : si cette dernière est porteuse de vérités, ces vérités ne sauraient qu’être validées par la raison. Au cas contraire, Dieu n’est plus rien d’autre que l’asile de notre ignorance, ce qui est un… blasphème.
« Il est vrai sans doute qu’on doit expliquer l’Ecriture par l’Ecriture aussi longtemps qu’on peine à découvrir le sens des textes et la pensée des Prophètes, mais une fois que nous avons trouvé le vrai sens, il faut user nécessairement de jugement et de la Raison pour donner à cette pensée notre assentiment. Que si la Raison, en dépit de ses réclamations contre l’Ecriture, doit cependant lui être entièrement soumise, je le demande, devons-nous faire cette soumission parce que nous avons raison, ou sans raison et en aveugles ? Si c’est sans raison, nous agissons comme des insensés sans jugement ; si c’est avec une raison, c’est donc par le seul commandement de la Raison, que nous adhérons à l’Ecriture, et donc si elle contredisait à la Raison, nous n’y adhérerions pas. Et, je le demande encore, qui peut adhérer par la pensée à une croyance alors que la Raison réclame ? Qu’est-ce, en effet, que nier quelque chose dans sa pensée, sinon satisfaire à une réclamation de la Raison ? Je ne peux donc assez m’étonner que l’on veuille soumettre la Raison, ce plus grand des dons, cette lumière divine, à la lettre morte que la malice humaine a pu falsifier ; que l’on puisse croire qu’il n’y a pas crime à parler indignement contre la Raison, cette charte attestant vraiment la parole de Dieu, à la prétendre corrompue, aveugle et perdue, alors qu’ayant fait une idole de ce qui n’est que la lettre et l’image de la parole divine, on tiendrait pour le pire des crimes une supposition semblable à son égard. On estime qu’il est pieux de n’avoir que méfiance à l’égard de la Raison et du jugement propre, impie de n’avoir pas pleine confiance dans ceux qui nous ont transmis les Livres sacrés ; ce n’est point là de la piété, c’est de la démence pure. Mais, je le demande, quelle est cette inquiétude qui les tient ? Que craignent-ils ? La Religion et la Foi ne peuvent-elles se maintenir que si les hommes s’appliquent laborieusement à tout ignorer et donnent à la Raison un congé définitif ? En vérité, si telle est leur croyance, c’est donc crainte que l’Ecriture leur inspire plutôt que confiance. Mais rejetons bien loin cette idée que la Religion et la piété veulent faire de la Raison leur servante, ou que la Raison prétend humilier la Religion à cette condition ; gardons-nous de croire qu’elles ne puissent pas l’une et l’autre, dans la paix et la concorde, occuper leur royaume propre ».
SPINOZA, Traité théologico-politique (1665).
III. La religion : ce qui donne sens à notre existence ?…
Si, comme nous l’avons vu, la Foi nous contraint à faire face à l’expérience d’une vérité qui se passe des preuves de notre raison, on peut légitimement se poser la question de l’origine d’une telle croyance. La religion est-elle ainsi une illusion naturelle ou bien répond-elle à un besoin légitime de notre raison ?
Les critiques du dogmatisme religieux et de l’intolérance ont souvent souligné la part d’anthropomorphisme qui entache les représentations religieuses. Spinoza relevait ainsi que, si les triangles avaient un dieu, il serait éminemment triangle.
Dans le fameux Appendice au Livre I de l’Ethique, la croyance en un être suprême, producteur du monde, apparaît comme l’ultime conséquence de l’illusion viscéralement attachée à nos esprits, le finalisme. De la même façon que nous croyons naïvement que tout ce que nous faisons est l’effet de notre volonté, nous en venons à croire plus naïvement encore que tout événement naturel est l’effet d’une volonté supérieure. La « volonté divine » n’est ainsi que l’extrapolation suprême de notre ignorance et de nos illusions.
Dans une même perspective, Hume, au dix-huitième siècle, analyse les preuves de l’existence de Dieu comme l’ultime expression d’une illusion attachée à notre raison, celle du principe de causalité, selon lequel à tout événement nous cherchons une cause productrice, en donnant pour modèle à cette cause ce qui nous est le plus habituel. Dès lors, la façon dont nous pensons l’inconnu n’est que la métaphore des illusions qui accablent notre raison.
Faut-il considérer, dès lors, la religion comme une simple illusion ? Or, si elle n’était rien d’autre que cela, comment expliquer la vivacité du sentiment religieux et sa permanence historique ?
Il appartient à Kant, dans son œuvre, d’avoir à la fois mis en question la possibilité de la religion de se faire valoir comme une connaissance et d’avoir reconnu, dans l’expérience de la Foi, l’expression d’un besoin de sens irrépressible de la raison humaine.
Kant s’efforce dans toute son œuvre à la fois de séparer le savoir et la Foi et de sauver cette dernière. Ainsi, on ne saurait donner aux énoncés de la théologie la valeur d’une connaissance, dans la mesure où il ne suffit pas d’avoir un concept pour produire un savoir. Si j’ai bien un concept de Dieu, je n’en ai pas une intuition (ce n’est pas une donnée commune de mon expérience). Or, il ne saurait y avoir connaissance que dans l’unité d’une intuition et d’un concept, dans l’unité de l’expérience et de la pensée. Avec l’idée de Dieu, nous pensons bien quelque chose mais ce que nous pensons ne se rapporte à aucune donnée sensible évidente. L’idée de Dieu, ainsi, n’est qu’une « idée de la raison », c’est-à-dire l’expression d’un besoin de la raison et l’illusion naturelle qui la conduit à attribuer la valeur d’un savoir à tout ce à quoi elle est le plus attachée. Or, c’est sur point que Kant se sépare de Hume : si de Dieu, il ne peut y avoir de connaissance à proprement parler, si la théologie ne saurait valoir à titre de science, il n’en demeure pas moins que cette idée n’est pas une simple illusion : elle exprime un espoir « pratique » (moral). Sans l’idée de Dieu, sans l’idée d’un sens ultime du monde, c’est notre existence toute entière qui risque de perdre son sens. Dès lors, si les énoncés de la religion ne sauraient valoir à titre de connaissance, ils n’en demeurent pas moins comme des exigences morales fondamentales. Ainsi, Kant sauve la Foi en tant qu’espoir légitime sur un plan moral, tout en la récusant quand elle prétend valoir comme connaissance scientifique.
Les deux textes qui suivent s’opposent radicalement sur ce point : dans la perspective de Wittgenstein, toute question posée sur le sens de la vie ouvre logiquement sur un espoir que seule la foi peut satisfaire ; pour Marx, au contraire, l’homme ne saurait donner sens à son existence qu’en se libérant des mythologies qui ordonnent fallacieusement son existence sociale et le détournent de la recherche d’une authentique liberté politique.
« Que sais-je de Dieu et du sens de la vie ?
Je sais que le monde existe (…)
Que la vie est le monde.
Que ma volonté pénètre le monde.
Que ma volonté est bonne ou mauvaise.
Que donc le bien et le mal sont d’une certaine manière en interdépendance avec le sens du monde.
Le sens de la vie, c’est-à-dire le sens du monde, nous pouvons lui donner le nom de Dieu.
Et lui associer la métaphore d’un Dieu père.
La prière est la pensée du sens de la vie.
Croire en Dieu signifie voir que
les faits du monde ne résolvent pas tout.
Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens.
Le monde m’est donné, c’est-à-dire que mon vouloir pénètre du dehors dans le monde, comme quelque chose de déjà prêt (…)
C’est pourquoi nous avons le sentiment de dépendre d’une volonté étrangère. De quoi que nous dépendions, nous sommes en tout cas, en un certain sens, dépendants, et ce dont nous dépendons nous pouvons l’appeler Dieu (…)
Pour vivre heureux, il faut que je sois en accord avec le monde (…)
Je suis alors, pour ainsi dire, en accord avec cette volonté étrangère dont je parais dépendre. C’est-à-dire que « j’accomplis la volonté de Dieu ». »
WITTGENSTEIN, Carnets 1914-1916.
…ou bien ce qui en dissimule le sens véritable ?
La critique marxiste de la religion est radicale. Dire, comme il le dit, que « la religion est l’opium du peuple », c’est dire qu’elle n’a d’autre rôle que d’étourdir les hommes, de les endormir, pour les détourner de la possibilité de leur révolte.
Ainsi, selon Marx, le fait religieux n’est rien d’autre que l’institution d’une illusion qui est un des instruments les plus efficaces de la domination politique. Loin que la religion éclaire le sens authentique de la condition humaine, elle est au contraire une aliénation qui détourne les hommes de la possibilité de s’emparer librement de leur destin. En tournant les hommes vers une liberté surnaturelle, qui n’est pas celle de ce monde-ci, la religion les dépouille de leur pouvoir et de leur autonomie. En ce sens, critiquer la religion est une façon pour Marx de dénoncer toute interprétation qui nierait la possibilité pour les hommes d’être les auteurs de leur propre histoire. Critiquer la religion est donc une façon d’inviter les hommes à s’emparer de leur liberté politique, ici et maintenant, car il n’y a pas d’autre monde que celui-ci et d’autre vie que celle-là.
« La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.
Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole.
La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille la fleur vivante. La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme désillusionné parvenu à l’âge de la raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c’est-à-dire de son soleil réel. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même.
C’est donc la tâche de l’histoire, après la disparition de l’Au-delà de la vérité, d’établir la vérité de ce monde-ci. C’est en premier lieu la tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, une fois démasquée la forme sacrée de l’auto-aliénation de l’homme, de démasquer l’auto-aliénation dans ses formes sacrées. La critique du ciel se transforme par là en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique ».
MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844).
On voit, dès lors, que l’aspect le plus polémique de la religion consiste dans l’interprétation du pouvoir de l’homme et de son autonomie.
Là où, pour le rationaliste, la vérité est le produit de la liberté de l’esprit, qui en construit la possibilité ; pour l’homme de foi, la vérité est l’objet d’une révélation, qui renvoie la raison à sa passivité face à une perfection qui la transcende.
Là où l’on pourrait penser que le sens de notre existence et de notre histoire sont l’effet d’une liberté souveraine, l’homme de foi subordonne ce sens et cette histoire à une volonté transcendante qui l’éclaire et qui l’ordonne.
Partant, la religion n’est pas sans interroger la liberté humaine et ses limites, ce qui rend d’autant plus sensible la question de sa situation, comme nous allons le voir, dans l’ordre politique.
IV. Une société peut-elle et doit-elle se passer de religion ?
Le législateur doit-il et peut-il prescrire une religion commune pour tous les citoyens ?
Dans sa fameuse Lettre sur la tolérance, Locke récuse la légitimation traditionnelle de l’intolérance en matière de religion, justification selon laquelle l’Etat ne devrait admettre qu’une seule forme de culte, une religion commune étant le rempart nécessaire aux troubles et à la sédition civils.
Dans cette Lettre, l’effort de Locke est de séparer les exigences du gouvernement civil des exigences de la religion : le gouvernement civil ne doit s’attacher qu’à défendre les droits naturels des membres de la société, assurer leur liberté, la protection de leurs biens et de leur personne ; ce pouvoir outrepasserait le contrat qui l’a requis en tant qu’autorité souveraine s’il se mêlait ainsi des croyances intimes de chacun et des conceptions qu’il se fait du salut de son âme. Autrement dit, la loi civile ne doit pas prétendre ordonner les consciences individuelles ; la Foi est une affaire privée, qui n’est facteur de troubles civils qu’à partir du moment où, justement, le magistrat civil prétend l’ordonner.
Non seulement le magistrat civil ne doit pas légiférer sur les croyances, sans contredire sa fonction, mais il ne le peut pas. En effet, comme Locke le souligne, on ne saurait forcer les consciences, on ne saurait contraindre quiconque à croire ce qu’il se refuse à croire et, cela, quelles que soient les sanctions qu’on lui promette. Ou bien l’on veut faire des hypocrites, qui proclament une foi qu’ils n’éprouvent pas, ce qui serait tout simplement contraire à toute exigence religieuse. Autrement dit, vouloir imposer civilement une croyance religieuse est autant contraire aux devoirs du magistrat qu’à celui de l’homme de foi.
Ainsi, il s’agit bien pour Locke de séparer l’Etat et la religion, l’enjeu de cette séparation étant l’affirmation et la préservation des libertés individuelles. Si le pouvoir civil, en effet, impose une foi donnée aux membres de la société, si le Droit se confond avec la morale, ils contredisent la finalité qui les rend légitimes et prennent une forme tyrannique. Quelle est donc la finalité de l’Etat et du Droit ?
Le rôle de l’Etat est de rendre compatible les libertés, d’empêcher qu’elles ne se contredisent et qu’elles se nient les unes les autres. Autrement dit, les lois civiles posent les conditions d’une liberté partagée et ne considèrent que les actions qui unissent les membres de la société, qui sont donc objet de contrat entre eux. Dès lors, le choix que fait un individu du sens de son existence, du salut de son âme, la foi qui l’anime ou, au contraire, qu’il n’éprouve pas, sont indifférents pour le Droit, tant que cela ne représente pas une menace pour la liberté des autres membres de la société. Cette indifférence est la limite des lois et de leur contrainte légitime, ce qui, par conséquent, ouvre un domaine de liberté ou l’individu est pleinement souverain. Le choix que chacun fait ainsi d’orienter son existence selon une certaine perfection ou une certaine idée du bonheur peut être l’objet d’un jugement moral de la part des autres membres de la société, mais ce jugement ne saurait s’accompagner d’une contrainte par corps et de sanctions civiles. Seule une action qui menace la liberté des autres peut être ainsi sanctionnée et être l’occasion d’une contrainte légale. La morale ou la religion ne peuvent faire triompher leur vérité qu’en usant de la persuasion, et non en recourant à la force. C’est aussi ce qui leur donne un sens légitime, car que vaut une foi extorquée par la violence ? La croyance est-elle affaire de contrainte ou bien l’objet d’une reconnaissance libre de la conscience ? Une religion d’Etat ne trahit-elle le sens de la foi ?
« Je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre (…)
Il est du devoir du magistrat civil d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu’un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à la dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela (…)
Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l’unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu’il puisse ni qu’il doive en aucune manière s’étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives.
Premièrement, parce que Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu’à toute autre personne, et qu’il ne paraît pas qu’il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu’il est comme impossible qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d’un autre, soit prince soit sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu’il doit embrasser (…)
En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d’une telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses. »
LOCKE, Lettre sur la tolérance (1686)
Or, le lien social n’est-il pas tout de même porteur d’un sens religieux ? Par-delà la séparation des pouvoirs politique et religieux, toute institution d’une communauté politique n’implique-t-elle une part de transcendance et de sacralisation du lien politique et du Droit ? Autrement dit, peut-on si aisément séparer le politique et le religieux ? Toute société n’a-t-elle pas un fondement théologico-politique, quand bien même l’Etat n’imposerait aucune religion en particulier ?
En quelle mesure, ainsi, les sociétés démocratiques modernes, quelle que soit l’autonomie qu’elles revendiquent et l’idéal de laïcité qu’elles poursuivent, ne continuent-elles pas de donner un sens sacré à leurs institutions et aux lois qui les fondent ? Par bien des aspects, les formes de représentations de la loi et de l’autorité dans nos sociétés s’apparentent à des rites sacrés. Pensons à la pompe qui accompagne le pouvoir souverain, exécutif ou législatif (le salut de la garde républicaine aux députés quand ils entrent dans l’Assemblée nationale), à la solennité ritualisée des commémorations, ces moments où la société célèbre sa propre histoire (le cérémonial de la flamme ravivée tous les jours au tombeau du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, par exemple), ou bien encore à la révérence qui s’attache à certains symboles, tels que le drapeau ou bien l’hymne national, censés incarner l’unité et l’appartenance à la communauté politique, la puissance d’incarnation de ces symboles étant d’ailleurs remarquablement signifiée par la loi, puisque dans le droit français (entre autres) l’outrage à l’un de ces symboles est sanctionné sévèrement (d’une amende de 1500 euros). D’autre part, l’affirmation de l’autorité du Droit, dans le cadre des tribunaux, engage toute une ritualisation de la transcendance de la loi : l’architecture, imposante et grave, de ces lieux, souvent –est-ce vraiment un hasard ? – inspirée des temples antiques, la tenue des magistrats, qui soulignent la solennité de leur charge (la robe et l’hermine), le cérémonial qui ponctue le procès (tout le public présent doit se lever à l’entrée des représentants de la loi, le déroulement du procès est très précisément codifié, comme le sont les rituels sacrés), enfin l’attachement au texte de la Loi, qui est la référence et le garant absolu du jugement, tout cela témoigne sans doute d’une permanence du sacré dans l’interprétation du lien politique. En ce sens, peut-il y avoir république, au sens strict, c’est-à-dire constitution d’une « chose commune », telle qu’elle prendrait corps dans une reconnaissance symbolique partagée par tous à une appartenance nationale, sans des formes de liturgie, qui, tout en se référant à des symboles laïcs, n’en seraient pas moins porteuses d’une signification religieuse ? Qui se souvient du discours d’André Malraux en 1964, pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, ne peut qu’être frappé par le caractère profondément liturgique, par la gravité religieuse de cet instant. Faut-il y voir l’impossibilité pour une société de se passer de représentations transcendantes, capables de figurer l’autorité de la loi et du pouvoir souverain ?
Dans un passage du Contrat social, Rousseau, tout en récusant toute confusion entre le pouvoir civil et la religion, insiste sur une « profession de foi purement civile » qui consiste pour tout citoyen à « aimer sincèrement les lois ». En ce sens, l’unité d’une société serait inséparable d’une « religion civile », c’est-à-dire d’une forme de foi citoyenne, marquant l’attachement de chaque citoyen à la communauté politique dont il est membre, religion, qui, pour être sans dogmes, n’en exige pas moins l’adhésion entière de chacun à l’Etat. Cette « religion civile » inspirera d’ailleurs en grande partie le « Culte de l’Etre suprême » au cours de la Révolution française, ce culte consistant à célébrer, comme autant de divinités substantielles, les valeurs de la République (liberté, égalité, etc.)
« Le droit que le pacte social donne au Souverain sur les sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’autorité publique. Les sujets ne doivent donc compte aux Souverains de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plaît, sans qu’il appartienne au Souverain d’en connaître : car comme il n’a point de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiment de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, il soit puni de mort ; il a commis le plus grand crime, il a menti devant les lois. »
ROUSSEAU, Contrat Social (IV, 8)
Même si la question pourrait sembler « provocatrice », on est ainsi en droit de se demander si l’Etat moderne, tel qu’il prit forme dès l’époque médiévale et s’épanouit à l’époque classique, ne s’est pas tout simplement substitué, en la prolongeant, à l’institution religieuse du divin, en s’emparant des attributs du sacré et en se figurant lui-même comme une puissance divine. Dans une thèse fameuse, les deux corps du roi (1989) l’historien Ernst Kantorowicz a montré combien la représentation du pouvoir souverain, dès le Moyen-Age, était héritière de toute une liturgie et une théologie, qu’elle conservait, tout en s’en emparant, divinisant ainsi le pouvoir politique : ainsi, l’idée médiévale d’un « double corps » du roi, celui-ci ayant à la fois un corps naturel et mortel (comme tout autre homme) mais étant aussi l’incarnation d’un corps éternel (celui de sa fonction sacrée), est la reprise et le prolongement du « double corps » de la religion chrétienne (le corps du Christ, à la fois homme et dieu). En ce sens, l’autorité de l’Etat ne semble pas pouvoir s’affirmer sans une fondation mythique : celle de la transcendance de sa puissance. Le Léviathan de Hobbes (1650) en est l’expression remarquable, seule l’affirmation d’un pouvoir souverain transcendant garantissant la sortie de la guerre de tous contre tous, qui caractérise l’état de nature. On peut se demander si l’autorité des lois, par-delà leur légitimation rationnelle, ne requiert pas toujours des formes de sacralisation, seule à même de donner la mesure de leur puissance, en nourrissant des sentiments aussi religieux, que la fascination ou l’effroi. Partant, aussi rationnels que puissent être les Etats de Droit modernes dans leurs fondements, la puissance des lois relève-t-elle de la raison ou d’une imagination qui les divinise ? N’y a-t-il pas un conflit, toujours effectif pour l’esprit moderne, entre les exigences d’un Droit exclusivement fondé sur la raison et l’affirmation de l’autorité souveraine dont la puissance n’est reconnue que si elle marque les sensibilités, frappe les imaginations, par le rite, les mythes et la célébration ? Si la raison, seule, peut donner légitimer aux lois, est-elle capable pour autant de révéler – nous choisissons à escient un terme religieux – leur puissance ? Tout Droit requiert un contrat de raison. Mais toute puissance ne requiert-elle pas un sentiment religieux, le sentiment qu’éprouve celui qui découvre la grandeur incommensurable du pouvoir, au travers des marques et des symboles qui le distinguent et le séparent des formes profanes de la société ?
Dès lors, si nous, modernes, disons (peut-être trop rapidement) que « Dieu est mort » - formule que l’on doit à Nietzsche – ne faisons-nous pas mine d’ignorer la permanence du sacré et des mythes, et aussi de formes de divinisation, dans les représentations qui fondent et animent nos sociétés ?
L’anthropologue René Girard, dans la Violence et le sacré, note ainsi que notre difficulté moderne à penser le religieux tient non au fait que nous en serions « sortis » mais que nous continuons au contraire de nous inscrire dans sa logique. Ce qui définit, en effet, le religieux, selon lui, c’est l’affrontement avec une violence originaire et l’effort pour « tromper » cette violence, l’empêcher de contaminer l’ensemble des rapports sociaux. Or, sur ce point, les systèmes judiciaires modernes ne peuvent pas interrompre cette violence, lui interdire d’affronter les lois selon une logique de vengeance, qu’en donnant aux lois une forme transcendante. Comment faire pour distinguer la violence de la loi de la violence ordinaire ? Toute autorité ne peut garantir la légitimité de sa propre violence et son droit de contraindre, qu’en les figurant comme une violence transcendante, qui n’aurait rien en partage avec la violence ordinaire. Tout processus de légitimation du pouvoir du souverain engage une transfiguration rituelle, en un sens religieuse, de sa puissance. Partant, au seuil de toute communauté politique, n’y a-t-il pas la nécessité de produire la séparation entre un domaine sacré et un domaine profane, ne serait-ce que sous la forme de la séparation entre une violence légitime (celle du Droit) et une violence illégitime ?
Toutefois, on pourrait objecter à cette idée d’une permanence du religieux que la permanence du sacré ou bien de formes de transcendance, qui fondent l’autorité politique, ne prennent pas nécessairement une forme religieuse. Si, en effet, l’autorité politique ne peut sans doute se passer de la figuration de sa propre puissance au travers d’un ensemble de symboles sacrés, cette « liturgie » du pouvoir souverain peut-elle être confondue avec les formes propres de la religion ? Toute transcendance est-elle ainsi nécessairement religieuse ?
D’autre part, en supposant que le citoyen devrait adhérer au contrat de droit qui l’unit aux autres membres de la société selon un acte de foi politique – tel que le suppose Rousseau – ne confond-on pas justement ce qui donne sens à une société politique et ce qui unit une communauté (qu’il s’agisse d’une communauté religieuse ou de toute autre communauté).
Si, en effet, une communauté suppose l’attachement entier de chacun à une identité commune, si elle engage l’unité indéfectible d’un corps politique auquel chaque membre est subordonné, une société politique se fonde sur un pacte qui, certes, engage le respect de la Loi, mais un respect sans effusion.
Autrement dit, une société qui ne peut se passer d’une religion civile est une société qui ne veut pas simplement que ses lois soient respectées mais aussi aimer. La question est de savoir en quelle mesure la démocratie n’est pas justement la possibilité de concevoir une société dans laquelle l’unité ne se transforme pas en une fusion dans un même corps et une même identité. La différence essentielle entre la religion et le pacte social démocratique se joue sans doute sur ce point crucial : l’unité d’une pluralité passe-t-elle nécessairement par le partage d’un même amour et d’une même identité ? Faut-il, pour vivre ensemble, confirmer le contrat politique qui nous unit par une effusion commune, la foi en notre existence commune ? Le pacte social est-il un pacte de raison ou pacte d’amour ? N’est-on un bon citoyen que si l’on voue un culte à sa nation et si on célèbre son appartenance à une société politique avec toute la ferveur de la foi ? Avoir la religion des identités nationales, n’est-ce pas oublier que notre vie en commun est l’objet d’une convention commune, c’est-à-dire de l’accord de nos libertés, l’objet d’un choix, en ce sens, et non l’expression d’un destin qui nous transcende ?