L’ETAT ET LA SOCIETE
I. Pourquoi les hommes s’associent-ils ?
1/ L’homme est un « animal politique », un être qui ne peut pas atteindre sa perfection propre dans la solitude.
« La communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle : c’est parce que les communautés antérieures dont elle procède le sont aussi. Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un homme, d’un cheval, d’une famille. De plus, ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur, et l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose d’excellent.
Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bine sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soi un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer ».
Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or, seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité.
De plus une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie, car le corps entier une fois détruit, il n’y a plus ni pied ni main, sinon par homonymie, comme quand on parle d’une main de pierre, car c’est après la mort qu’une main sera telle (…) Que donc la cité soit à la fois par nature et antérieur à chacun de ses membres, c’est clair. S’il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n’est pas autosuffisant, il sera dans la même situation que les autres parties vis-à-vis du tout, alors que celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu. »
ARISTOTE, La Politique, I, 2 (IV ème siècle avant JC)
2/ La société comme l’apparition des inégalités et de relations de domination qui, sans l’affirmation du Droit (et d’un Droit juste), aliènent totalement les hommes.
« Quoi qu’il en soit de ces origines, on voit du moins, au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait, pour en établir les liens. En effet, il est impossible d’imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme qu’un singe ou d’un loup de son semblable, ni, ce besoins supposé, quel motif pourrait engager l’autre à y pourvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions ».
ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Première Partie (1755)
« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. »
ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Deuxième Partie (1755)
II. POURQUOI L’ETAT ?
1/ L’Etat, un pouvoir absolu, qui, parce qu’il sait se faire craindre, garantit la paix civile.
« Si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre. Et de là vient que, là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre avec vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant unis leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur.
Du fait de cette défiance de l’un à l’égard de l’autre, il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus d’autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n’y a rien là de plus que n’en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis (…)
Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont en guerre de chacun contre chacun ».
HOBBES, Léviathan, chapitre XIII (1651).
« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi de les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque individu de la République, l’emploi lui est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force, que l’effroi qu’ils inspirent lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur. En lui réside l’essence de la République, qui se définit : une personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits, chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune défense ».
HOBBES, Léviathan, chapitre XVII (1651).
2/ L’Etat n’est pas tant le pouvoir qui doit se faire craindre que celui qui doit permettre aux hommes de vivre une vie pleinement humaine, c’est-à-dire d’accomplir ensemble leur liberté.
« L’on connaît facilement quelle est la condition d’un Etat quelconque en considérant la fin en vue de laquelle un état civil se fonde ; cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la vie. Par suite le gouvernement le meilleur est celui sous lequel les hommes passent leur vie dans la concorde et celui dont les lois sont observées sans violation. Il est certain en effet que les séditions, les guerres et le mépris ou la violation des lois sont imputables non tant à la malice des sujets qu’à un vice du régime institué. Les hommes en effet ne naissent pas citoyens mais le deviennent. Les affections naturelles qui se rencontrent sont en outre les mêmes en tout pays ; si donc une malice plus grande règne dans une Cité et s’il s’y commet des péchés en plus grand nombre que dans d’autres, cela provient de ce qu’elle n’a pas assez pourvu à la concorde, que ses institutions ne sont pas assez prudentes et qu’elle n’a pas en conséquence établi absolument un droit civil (…)
Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire, non pas que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix, en effet,
n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme, car l’obéissance est une volonté constante de faire ce qui suivant le droit commun de la Cité doit être fait. Une Cité, faut-il dire encore, où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau, et formés uniquement à la servitude, mérité le nom de solitude plutôt que celui de Cité.
Quand nous disons que l’Etat le meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, j’entends qu’ils vivent d’une vie proprement humaine, d’une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l’accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux, mais principalement par la raison, la vertu de l’âme et la vie vraie. »
SPINOZA, Traité politique (1672).
« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués plus haut, il ressort avec la plus grande évidence que sa fin dernière n’est pas de dominer ni de tenir les hommes par la crainte, ni de les soumettre au droit d’un autre ; mais au contraire sa fin est de libérer chaque homme de la crainte, afin qu’il vive, autant que faire se peut, en sécurité, c’est-à-dire qu’il conserve le mieux possible son droit naturel à exister et à agir, sans danger pour lui et autrui. Non, dis-je, la fin de l’Etat n’est pas de transformer les hommes, êtres raisonnables, en bêtes ou en automates, mais au contraire de faire en sorte que leur esprit et leur corps accomplissent sans danger leurs fonctions, qu’eux-mêmes usent de leur libre Raison, qu’ils ne s’opposent pas par la haine, la colère ou la ruse, et se supportent mutuellement dans un esprit de justice. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté ».
SPINOZA, Traité théologico-politique (1670).
3/ L’Etat n’est rien d’autre qu’un instrument au service des individus, ayant pour fonction de préserver leurs libertés et leur propriété.
« Quoique ceux qui entrent dans une société, remettent l’égalité, la liberté, et le pouvoir qu’ils avaient dans l’état de nature, entre les mains de la société, afin que l’autorité législative en dispose de la manière qu’elle trouvera bon, et que le bien de la société requerra, ces gens-là, néanmoins, en remettant leurs privilèges naturels, n’ayant d’autre intention que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés (car, enfin, on ne saurait supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, dans l’intention d’en avoir une plus mauvaise), le pouvoir de la société ou de l’autorité législative établie par eux, ne peut jamais être supposé devoir s’étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir doit se réduire à mettre en sûreté et à conserver les propriétés de chacun, en remédiant aux trois défauts, dont il a été fait mention ci-dessus, et qui rendaient l’état de nature si dangereux et si incommode. Ainsi, qui que ce soit qui a le pouvoir législatif ou souverain d’une communauté, est obligé de gouverner suivant les lois établies et connues du peuple, non par des décrets arbitraires et formés sur-le-champ ; d’établir des Juges désintéressés et équitables qui décident les différends par ces lois ; d’employer les forces de la communauté au-dedans, seulement pour faire exécuter ces lois, ou au dehors pour prévenir ou réprimer les injures étrangères, mettre la communauté à couvert des courses et des invasions, et en tout cela de ne se proposer d’autre fin que la tranquillité, la sûreté, le bien du peuple ».
LOCKE, Traité du gouvernement civil, Chapitre VIII (1690).
« S’il est vrai qu’en entrant en société, les hommes abandonnent l’égalité, la liberté et le pouvoir exécutif privé qu’ils possédaient dans l’état de nature, et qu’ils le remettent entre les mains de la société pour que législatif en dispose selon que le bien de cette même société l’exigera, il reste cependant que chacun ne le fait que dans l’intention de préserver d’autant mieux sa personne, sa liberté et sa propriété ».
Traité du gouvernement civil, Chapitre IX (1690)
III. L’ETAT EST-IL LE POUVOIR QUI REND POSSIBLE LA LIBERTE OU CE QUI, AU CONTRAIRE, LA MENACE ?
1. L’individu face à l’Etat : l’Etat est-il cet Universel qui permet à l’individu de s’élever au-dessus de ses propres particularités ou bien ce « monstre froid » qui écrase l’individu en niant son individualité ?
A/ « Tout ce que l’homme est, il le doit à l’Etat »
« L’Etat est la réalité en acte de l’Idée morale objective – l’esprit moral comme volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se connaît et se pense et accomplit ce qu’elle sait et parce qu’elle le sait. Dans la coutume, il a son existence immédiate, dans la conscience de soi, le savoir et l’activité de l’individu, son existence médiate, tandis que celui-ci a, en revanche, sa liberté substantielle en s’attachant à l’Etat comme à son essence, comme but et comme un produit de son activité (…)
L’Etat, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience particulière de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus, dont le plus haut devoir est d’être membres de l’Etat.
Si on confond l’Etat avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre de l’Etat. Mais sa relation à l’individu est tout autre ; s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de vérité et de moralité que s’il en est un membre. L’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective ; et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. »
HEGEL, Principes de la philosophie du Droit (1821).
« La volonté subjective a aussi une vie substantielle, une réalité, par laquelle elle se meut dans l’essentiel et en fait la fin de son existence. Cet élément essentiel où la volonté subjective est l’Universel s’unissent, est le tout éthique et l’Etat dont il est la figure concrète. Dans la mesure où l’individu porte en soi la connaissance, la foi et la volonté de l’Universel, l’Etat est la réalité où il trouve sa liberté et la jouissance de sa liberté. Ainsi l’Etat est le lieu de convergence de tous les autres côtés concrets de la vie : art, droit, mœurs, commodités de l’existence. Dans l’Etat, la liberté devient objective et se réalise
positivement. Cela ne signifie nullement que la volonté générale soit un moyen que la volonté subjective des particuliers utilise pour parvenir à ses fins et à la jouissance d’elle-même. Ce qui constitue l’Etat n’est pas une forme de la vie en commun dans laquelle la liberté de tous les individus doit être limitée. On s’imagine que la société est une juxtaposition d’individus et qu’en limitant leur liberté les individus font de sorte que cette limitation commune et cette gêne réciproque laissent à chacun une petite place où il peut se livrer à lui-même. C’est là une conception purement négative de la liberté. Bien au contraire, le droit, l’ordre éthique, l’Etat constitue la seule réalité positive et la seule satisfaction de la liberté. La seule liberté qui se trouve réellement brimée est l’arbitraire qui ne concerne que la particularité des besoins.
C’est seulement dans l’Etat que l’individu a une existence conforme à la Raison. Le but de toute éducation est que l’individu cesse d’être quelque chose de purement subjectif et qu’il s’objective dans l’Etat. L’individu peut certes utiliser l’Etat comme un moyen pour parvenir à ceci ou cela. Mais le Vrai exige que chacun veuille la chose même et élimine ce qui est inessentiel. Tout ce que l’homme est, il le doit à l’Etat : c’est là que réside son être. »
HEGEL, La Raison dans l’histoire, Chapitre II (1830).
B/ La critique anarchiste de l’Etat : la fin de l’Etat n’est rien d’autre que de supprimer toute volonté et toute création individuelles.
« L’Etat ne peut renoncer à la prétention de régner sur la volonté de l’individu, de compter et de spéculer dessus. Il lui est absolument indispensable que nul n’ait de volonté propre ; celui qui en aurait une, l’Etat serait obligé de l’exclure (emprisonner, bannir, etc.), et si tous en avaient une, ils supprimeraient l’Etat. On ne peut concevoir l’Etat sans la domination et la servitude, car l’Etat doit nécessairement vouloir être le maître de tous ses membres, et cette volonté porte le nom de « volonté de l’Etat ».
Celui qui doit, pour exister, compter sur le manque de volonté des autres est tout bonnement un produit de ces autres, comme le maître est un produit du serviteur. Si la soumission venait à cesser, c’en serait fait de la domination.
Ma volonté d’individu est destructrice de l’Etat ; aussi la flétrit-il du nom d’indiscipline. La volonté individuelle et l’Etat sont des puissances ennemies, entre lesquelles aucune « paix éternelle » n’est possible. Tant que l’Etat se maintient, il proclame que la volonté individuelle, son irréconciliable adversaire, est déraisonnable, mauvaise, etc. Et la volonté individuelle se laisse convaincre, ce qui prouve qu’elle l’est en effet : elle n’a pas encore pris possession d’elle-même, ni pris conscience de sa valeur ; aussi est-elle encore incomplète, malléable, etc.
Tout Etat est despotique, que le despote soit un, qu’il soit plusieurs, ou que (et c’est ainsi qu’on peut se représenter une république), tous étant maîtres, l’un soit le despote de l’autre. Ce dernier cas se présente, par exemple, lorsque, à la suite d’un vote, une volonté exprimée par une assemblée du peuple devient pour l’individu une loi à laquelle il doit obéissance ou à laquelle son devoir est de se conformer (…) Et moi qui ai voulu, moi le créateur, je me verrais entravé dans ma course sans pouvoir rompre mes liens ? Parce que j’étais hier un fou, j’en devrais être un toute ma vie ? Ainsi donc, être l’esclave de moi-même est ce que je puis attendre de mieux – je pourrais tout aussi bien dire de pire – de ma participation à la vie de l’Etat. Parce que hier j’ai voulu, aujourd’hui je n’aurai plus de volonté ; maître hier, je serai aujourd’hui esclave.
Quel remède à cela ? Un seul : ne reconnaître aucun devoir, c’est-à-dire ne pas me lier et ne pas me regarder comme lié. Si je n’ai pas devoir, je ne connais pas non plus de loi ».
MAX STIRNER, L’unique et sa propriété, II, 2 (1845).
2. le totalitarisme ou quand l’Etat investit entièrement l’existence sociale.
A/ De la démocratie au despotisme larvé : quand les individus acceptent l’infantilisation de l’Etat.
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche mais il ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. »
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique (1840).
B/ Le système totalitaire : quand la terreur d’Etat détruit la société, la transformant en une masse terrorisée et soumise.
« Le gouvernement totalitaire est sans précédent parce qu’il défie toute comparaison. Il a fait éclater la distinction sur laquelle faisaient fond les définitions de l’essence des gouvernements depuis les débuts de la pensée politique occidentale : la distinction entre gouvernement selon des lois, constitutionnel ou « républicain » et gouvernement sans lois, arbitraire ou tyrannique. Le régime totalitaire est « sans lois » en ce qu’il se joue de toutes les lois
positives, mais il n’es pas arbitraire car il obéit, selon une logique rigoureuse, à ces lois de l’Histoire ou de la Nature dont toutes les lois positives sont supposées provenir, et il les met à exécution dans un esprit d’obligation scrupuleux. Telle est la prétention monstrueuse, et pourtant apparemment impossible à contester, de ce régime : il n’est pas « sans lois » mais s’alimente, bien au contraire, aux sources de l’autorité dont toutes les lois positives – fondées sur la « loi naturelle », les mœurs, la tradition ou bien sur cet événement historique qu’est la révélation divine – ont reçu leur ultime légitimation. Ce qui paraît sans lois au monde non totalitaire constituerait, en réalité, une forme supérieure de légitimité qui, puisqu’elle tire son inspiration des sources mêmes, peut faire bon marché du légalisme étroit des lois positives qui ne sauraient faire advenir la justice dans la moindre affaire singulière, concrète et donc imprévisible, mais peuvent seulement empêcher l’injustice. La légalité totalitaire, qui met en œuvre les lois de la Nature ou de l’Histoire, ne se préoccupe pas de leur traduction en normes du bien et du mal à l’usage des individus, mais elle les applique directement à « l’espèce », c’est-à-dire à l’humanité. La loi de la Nature ou de l’Histoire est censée, pour peu qu’on la mette correctement à exécution, donner, comme produit ultime, une humanité homogène ; et cette attente est à l’arrière-plan de la prétention à la domination mondiale qui anime tous les gouvernements totalitaires. »
HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme (1954).
« Pourquoi sommes-nous alors fondés à parler de totalitarisme ? Non parce que la dictature atteint à sa plus grande force, parce qu’elle est en mesure d’exercer sa contrainte sur toutes les catégories de la population et d’édicter des consignes qui valent comme normes dans tous les domaines de la vie sociale. Certes, il en va bien ainsi. Mais s’arrêter aux traits de la dictature, c’est rester au ras de la description empirique. Le modèle s’impose d’une société qui s’instituerait sans divisions, disposerait de la maîtrise de son organisation, se rapporterait à elle-même dans toutes ses parties, serait habitée par le même projet d’édification du socialisme.
A peine est-il possible de distinguer la cause de l’effet dans l’enchaînement des rapports qui tendent à effacer les traces de la division sociale. En premier lieu, le pouvoir s’affirme comme le pouvoir social, il figure en quelque sorte la Société elle-même en tant que puissance consciente et agissante : entre l’Etat et la société civile la ligne de clivage se fait invisible (…)
En second lieu, se trouve dénié le principe d’une division interne à la société (…) C’est la notion même d’une hétérogénéité sociale qui est récusée, la notion d’une variété de modes de vie, de comportement, de croyance, d’opinion, dans la mesure où elle contredit radicalement l’image d’une société accordée à elle-même. Et là où se signale l’élément le plus secret, le plus spontané, le plus insaisissable de la vie sociale, dans les mœurs, dans les goûts, dans les idées, le projet de maîtrise, de normalisation, d’uniformisation va au plus loin.
Or, qu’on considère ces deux moments de l’entreprise totalitaire, en fait, indissociables : l’annulation des signes de la division de l’Etat et de la société et celle de la division sociale interne. Ils impliquent une dédifférenciation des instances qui régissent la constitution d’une société politique. Il n’y a plus de critères derniers de la loi, ni de critères derniers de la connaissance qui soient soustraits au pouvoir. Cette observation permet au mieux de repérer la singularité du totalitarisme. Car, sans même parler de la monarchie absolutiste européenne, dont il es manifeste qu’elle a toujours comporté une limitation du pouvoir du prince – limitation liée à la reconnaissance des droits acquis par la noblesse ou par les cités, mais plus fondamentalement commandée par l’image d’une Justice d’origine divine -, jamais le despotisme (…) n’est apparu comme un pouvoir qui tirerait de lui-même le principe de la loi et le principe de la connaissance. Pour qu’un tel événement se produise, il faut que soit abolie toute référence à des puissances surnaturelles ou à un ordre du monde et que le pouvoir en soit venu à se travestir en pouvoir purement social.
Le totalitarisme suppose la conception d’une société qui se suffit à elle-même et, puisque la société se signifie dans le pouvoir, celle d’un pouvoir qui se suffit à lui-même. Bref, c’est lorsque l’action et la science du dirigeant ne se mesurent qu’au critère de l’organisation, lorsque la cohésion ou l’intégrité du corps social s’avère dépendre exclusivement de l’action et de la science du dirigeant, que nous sortons des cadres traditionnels de l’absolutisme, du despotisme ou de la tyrannie. Le processus d’identification entre le pouvoir et la société, le processus d’homogénéisation de l’espace social, le processus de clôture et de la société et du pouvoir s’enchaînent pour constituer le système totalitaire. »
CLAUDE LEFORT, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire (1980).
3. Les différences sont-elles nuisibles à une société ?
Une société peut-elle être une et plurielle ?
A/ L’insociabilité : la condition même du progrès pour une société !
« Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par les lois. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer surtout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette opposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l’homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi enfin transformer cet accord pathologiquement extorqué pour l’établissement d’une société en tout moral. Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes fort peu engageantes, de l’insociabilité, d’où naît l’opposition que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés en germe pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie, dans une concorde, un contentement et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qui paissent, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable. Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d’humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination ! Sans cela, toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L’homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. »
KANT, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784).
B/ L’unité politique suppose-t-elle la négation de toutes les différences ?
« Il est manifeste que si elle s’avance trop sur la voie de l’unité, une cité ne sera plus une, car la cité a dans sa nature d’être une sorte de multiplicité, et si elle devient trop une, de cité elle retourne à l’état de famille, et de famille à celui d’individu. On peut dire, en effet, que la famille est plus une que la cité, et l’individu plus un que la famille. Si bien que, serait-on à même de réaliser ce but, on devrait se garder de le faire, car ce serait mener la cité à sa perte. La cité est composée d’hommes qui non seulement sont plus nombreux que dans la famille, mais aussi diffèrent spécifiquement entre eux ; une cité, en effet, n’est pas formée de gens semblables : une alliance militaire et une cité sont deux choses différentes. L’intérêt de celle-là tient au nombre alors même que ses éléments sont de même espèce (car une alliance militaire, de par sa nature, a comme fin l’assistance mutuelle), tout comme poids plus important pèse plus lourd (…) Une cité, au contraire, doit être une unité composée d’éléments différant spécifiquement (…)
De tout cela il ressort manifestement que la cité n’est pas naturellement une au sens où certains le prétendent, et que ce qu’on a prétendu être le bien suprême dans les cités mène les cités à leur perte. »
ARISTOTE, La politique (II, 2)
« Il faut nécessairement, en effet : ou bien que tous les citoyens possèdent tous les biens en commun ; ou bien qu’ils n’aient rien en commun, ou enfin qu’ils aient en commun certains biens à l’exclusion de certains autres (…)
Cependant il est évident que, le processus d’unification se poursuivant avec trop de rigueur, il n’y aura plus d’Etat : car la cité est par nature une pluralité, et son unification étant par trop poussée, de cité elle deviendra famille, et de famille individu : en effet, nous pouvons affirmer que la famille est plus une que la cité, et l’individu plus un que la famille. Par conséquent, en supposant même qu’on soit en mesure d’opérer cette unification, on doit se garder de la faire, car se serait conduire la cité à la ruine. La cité est composée non seulement d’une pluralité d’individus, mais encore d’éléments spécifiquement distincts : une cité n’est pas formée de parties semblables, car autre est une symmachie et autre une cité (…)
Il faut assurément qu’en un certain sens la famille forme une unité, et la cité également, mais cette unité ne doit pas être absolue. Car il y a, dans la marche vers l’unité, un point passé lequel il n’y aura plus de cité, ou passé lequel la cité, tout en continuant d’exister, mais se trouvant à deux doigts de sa disparition, deviendra un Etat de condition inférieure : c’est exactement comme si d’une symphonie on voulait faire un unisson, ou réduire un rythme à un seul pied. »
ARISTOTE, La Politique, Livre II, chapitre 1-2 et 5.