LA VERITE EN QUESTION

 

 

 

 

 

SUFFIT-IL D’ETRE CERTAIN POUR ETRE DANS LE VRAI ?

 

 L’allégorie de la Caverne : vérité, liberté et illusion.

Dans ce fameux passage du Livre VII de La République , Platon met en évidence la difficulté inhérente à la recherche de la vérité au travers d’un récit symbolique. La vérité, en effet, ne se découvrirait pas comme un problème, nous ne rencontrerions aucune difficulté pour la distinguer de la fausseté et la recherche d’un critère capable de nous garantir son atteinte serait inutile (il suffirait de se fier au sentiment de certitude que nous éprouvons subjectivement), si l’illusion n’était pas possible. Parce que nous pouvons être dans l’illusion (parce que, comme le laisse supposer l’allégorie, c’est sans doute là la condition la plus immédiate de l’homme, condition que la société, loin de tendre à corriger, ne fait qu’amplifier), la simple apparence de vérité (la vraisemblance) n’est pas nécessairement un signe de la vérité ; le scandale de l’illusion, c’est ainsi que le faux puisse passer pour vrai (le plus vrai, le plus évident, clair et distinct) et qu’inversement, le vrai puisse passer pour faux (le plus douteux, le plus obscur et confus qui soit). L’allégorie de la Caverne souligne au combien cette inversion des valeurs et ce déplacement des apparences qu’engage l’illusion. Avec l’illusion, on ne peut plus se fier à l’apparence. Toute la difficulté dans la recherche de la vérité consiste dans le fait, par ailleurs, que celui qui est ainsi dans l’illusion, n’a pas conscience d’y être, voire même que cette illusion est pour lui le séjour le plus conforme à son désir et à son bonheur.  En effet, tout le problème de l’illusion, c’est qu’elle ne se contente pas de nous berner, elle nous berce aussi (c’est, en ce sens, qu’à la différence de l’erreur, il ne suffit pas de connaître l’illusion qui nous berce pour en être libéré et cela du fait même que l’illusion est avant tout une erreur qui satisfait notre désir).

L’autre difficulté est que la recherche de la vérité est inséparable d’une vie en commun : on ne saurait, dans la perspective de Platon, poursuivre une vérité pour soi seul, la vérité éclaire la condition humaine, un condition partagée. C’est ici que la quête de la vérité na pas simplement pour enjeu de poursuivre la vérité pour elle-même : cette quête est aussi une quête de liberté et de justice, dans la mesure où, pour Platon, il ne saurait y avoir de société juste, dont les membres soient libres, qu’une société qui se règle sur la vérité. L’illusion est l’arme des tyrans, de ceux qui tendent à dominer les autres en les manipulant au gré de leurs désirs et en produisant des illusions capables de flatter ces mêmes désirs. Platon souligne ainsi à quel point la vérité n’est pas simplement un enjeu de connaissance mais aussi un enjeu de liberté, une liberté poursuivie en commun.

 

« Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.

Je vois cela, dit-il.

Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

Voilà, s’écria-t-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne sui leur fait face ?

Et comment ? observa-t-il, s’ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie ?

Et pour les objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?

Sans contredit.

Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour de objets réels les ombres qu’ils verraient ?

Il y a nécessité.

Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l’un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l’ombre qui passerait devant eux ?

Non, par Zeus, dit-il.

Assurément, repris-je, de tels hommes n’attribueront de réalité qu’aux ombres des objets fabriqués.

C’est de toute nécessité.

Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu’il répondra si quelqu’un lui vient dire qu’il n’a vu jusqu’alors que de vains fantômes, mais qu’à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant chacune de ces choses qui passent, on l’oblige à force de questions, à dire ce que c’est ? Ne penses-tu pas qu’il sera embarrassé, et que les ombres qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu’on lui montre maintenant ?

Beaucoup plus vraies, reconnu-t-il.

Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés ? N’en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?

Assurément.

Et si, repris-je, on l’arrache de la caverne par force, qu’on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences ? Et lorsqu’il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?

Il ne le pourra pas, répondit-il, du moins dès l’abord.

Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. D’abord ce seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.

Sans doute.

A la fin, j’imagine, ce sera le soleil –non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit- mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est.

Nécessairement, dit-il.

Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout le monde visible, et qui, d’une certaine manière, est la cause de tout ce qu’il voyait avec ses compagnons dans la caverne.

Evidemment, c’est à cette conclusion qu’il arrivera.

Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l’on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu’il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?

Si, certes.

Et s’ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s’ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l’œil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien, comme le héros d’Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ?

Je suis de ton avis, dit-il ; il préférera souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.

Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s’asseoir à son ancienne place : n’aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?

Assurément si, dit-il.

Et s’il lui faut de nouveau entrer en compétition, pour juger de ses ombres, avec les prisonniers qui n’ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l’accoutumance à l’obscurité demandera un temps assez long) n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu’étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n’est même pas la peine d’essayer d’y monter ? Et si quelqu’un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

Sans aucun doute, répondit-il.

Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l’éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l’idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit de beau en toutes choses ; qu’elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence ; et qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.

Je partage ton opinion, dit-il, autant que je le puis. »

 

PLATON, La République (Livre VII)

 

 

 

Chercher la vérité : mettre à l’épreuve du doute toutes nos pensées pour faire le tri entre les idées vraies et les idées fausses.

Répondant aux objections qui ont été adressées à son œuvre, les Méditations métaphysiques, Descartes précise ici quel est le sens du doute comme instrument de recherche de la vérité. La recherche de la vérité apparaît ici inséparable de l’effort critique par lequel l’esprit fait retour sur l’ensemble des croyances dont il a hérité depuis l’enfance, afin de séparer les idées vraies des idées fausses. Qui veut, dans un panier de fruit, isoler les pommes saines des pommes pourries, doit bien commencer par vider le panier, de la même façon, l’esprit, en quête de vérité, doit se libérer de toutes les idées auxquelles il était attachées, les mettre toutes en doute : seront vraies celles qui résisteront à une telle épreuve.

Reste que l’on peut se demander en quelle mesure notre esprit a un tel pouvoir souverain sur les idées qui le constituent. Comment puis-je être sûr ainsi de ne pas préserver de cet exercice critique du doute les certitudes auxquelles je suis le plus attachées ? Peut-on prendre vraiment conscience des croyances les plus enracinées en notre esprit ? Notre pensée peut-elle si aisément mettre à l’épreuve ses propres fondements et les évaluer librement ?

 

« Je me servirai d’un exemple fort familier pour lui faire ici entendre la raison de mon procédé, afin que désormais il ne l’ignore plus, ou qu’il n’ose plus feindre qu’il ne l’entend pas.

Si d’aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu’il appréhendât que quelques-unes ne fussent pourries, et qu’il voulût les ôter, de peur qu’elles ne corrompissent le reste, comment s’y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d’abord à vider la corbeille ; et après cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu’il verrait n’être point pourries ; et laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ? Tout de même aussi, ceux qui n’ont jamais bien philosophé ont diverses opinions en leur esprit qu’ils ont commencé à y amasser dès leur bas âge ; et, appréhendant avec raison que la plupart ne soient pas vraies, ils tâchent de les séparer d’avec les autres, de peur que leur mélange ne les rende toutes incertaines. Et, pour ne se point tromper, ils ne sauraient mieux faire que de les rejeter une fois toutes ensemble, ni plus ni moins que su elles étaient toutes fausses et incertaines ; puis les examinant par ordre les unes après les autres, reprendre celles-là seules qu’ils reconnaîtront être vraies et indubitables. »

 

DESCARTES, Septièmes réponses aux objections adressées au Méditations métaphysiques.

 

 

 

DEMONSTRATION ET VERITE

 

LA DEMONSTRATION MATHEMATIQUE COMME MODELE DE LA PENSEE RIGOUREUSE.

 

La démonstration : un ordre nécessaire d’idées simples qui garantit la validité du discours.

« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher par lesquelles il était besoin de commencer : car je savais déjà que c’était par les plus simples et les plus aisées à connaître ; et considérant qu’entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelque démonstration, c’est-à-dire quelque raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce ne fût par les mêmes qu’ils ont examinées ; bien que je n’en espérasse aucune autre utilité, sinon qu’elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n’eus pas dessein, pour cela, de tâcher d’apprendre toutes ces sciences particulières, qu’on nomme communément mathématiques ; et voyant qu’encore que leurs objets soient différents elles ne laissent pas de s’accorder toutes, en ce qu’elles n’y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s’y trouvent, je pensai qu’il valait mieux que j’examinasse seulement ces proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m’en rendre la connaissance plus aisée ; même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d’autant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendraient. Puis, ayant pris garde que, pour les connaître, j’aurais quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination et à mes sens ; mais que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres, les plus courts qu’il serait possible, et que, par ce moyen, j’emprunterais tout le meilleur de l’analyse géométrique et de l’algèbre, et corrigerais tous les défauts de l’une par l’autre ».

 

DESCARTES, Discours de la méthode (Deuxième Partie)

 

 

LES DEMONSTRATIONS « SONT LES YEUX DE L’ESPRIT PAR LE MOYEN DESQUELS IL VOIT LES CHOSES ET LES OBSERVE »

En démontrant, l’Esprit accomplit son essence éternelle, rejoignant la nécessité des choses mêmes, nécessité qui nous les fait saisir du point de vue de l’éternité.

 

« Cette idée qui exprime l’essence du Corps sous une espèce d’éternité est, comme nous l’avons dit, une manière de penser précise, qui appartient à l’essence de l’Esprit, et qui nécessairement est éternelle. Et pourtant il n peut se faire que nous nous souvenions d’avoir existé avant le Corps puisqu’il ne peut y en avoir de traces dans le Corps, et puisque l’éternité ne peut ni se définir par le temps ni avoir aucun rapport au temps. Et néanmoins nous sentons et savons d’expérience que nous sommes éternels. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit en comprenant, que celles qu’il a en mémoire. En effet, les yeux de l’Esprit, par le moyen desquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations elles-mêmes. Quoique donc nous ne nous souvenions pas d’avoir existé avant le Corps, nous sentons pourtant que notre Esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous une espèce d’éternité, est éternel, et que cette existence qui est la sienne ne peut se définir par le temps, autrement dit s’expliquer par la durée. Notre Esprit ne peut donc être dit durer, et sone existence ne peut se définir par un temps précis, qu’en tant qu’il enveloppe l’existence actuelle du Corps, et ce n’est qu’en cela qu’il a la puissance de déterminer par le temps l’existence des choses, et de les concevoir sous la durée ».

 

SPINOZA, Ethique (Livre V, proposition 23)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES LIMITES DE LA DEMONSTRATION

 

1/ Toute réalité peut-elle être l’objet d’une démonstration ?

 

« Les faits de hasard ne sont pas objet de démonstration.

De ce qui relève du hasard, il n’y a pas science par démonstration. En effet, ce qui dépend du hasard n’arrive ni par nécessité, ni le plus souvent, mais se produit en dehors de ces deux ordres de faits. Or la démonstration s’applique seulement à l’un ou à l’autre d’entre eux, car tout syllogisme procède par des prémisses nécessaires ou simplement constantes, la conclusion étant nécessaire si les prémisses sont nécessaires, et seulement constante si les prémisses sont constantes. Par conséquent, puisque le fait de hasard n’est ni constant ni nécessaire, la démonstration ne s’y appliquera pas. »

 

ARISTOTE, Seconds Analytiques (I, 30)

 

2/ D’un nécessaire « juste milieu » entre la démonstration totale du discours (qui nous entraînerait dans une régression à l’infini) et l’absence de démonstration (qui nous condamnerait à ne pas pouvoir distinguer le discours vrai, parce que cohérent et prouvé, du discours faux, parce qu’infondé et arbitraire)

 

« Les géomètres et tous ceux qui agissent méthodiquement, n’imposent des noms aux choses que pour abréger le discours, et non pour diminuer ou changer l’idée des choses dont ils discourent. Car ils prétendent que l’esprit supplée toujours la définition entière aux termes courts, qu’ils n’emploient que pour éviter la confusion que la multitude des paroles apporte.

Rien n’éloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette méthode, qu’il faut avoir toujours présente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultés et d’équivoques.

Ces choses étant bien entendues, je reviens à l’explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver.

Certainement, cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent ; et ainsi, il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut pas définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir leur preuve.

D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit, dans un ordre absolument accompli.

Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre.

Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles-mêmes.

C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient,à ceux qui entende la langue que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurités que d’instruction ».

 

BLAISE PASCAL, De l’esprit géométrique.