Se peut-il que le vrai ne soit pas vraisemblable ?
Il suffit, sans doute, de se tourner vers l’histoire des sciences pour se rendre compte à quel point la vérité et la simple vraisemblance peuvent entrer en conflit : pensons ainsi à Galilée, contraint de répudier ses thèses, ou bien encore à Giordano Bruno qui finit sur le bûcher de l’Inquisition, pour avoir soutenu que l’univers est infini. Indépendamment de ce témoignage historique, on peut se demander en quel sens la vérité pourrait apparaître comme une question et l’enjeu d’une recherche si elle était nécessairement vraisemblable. En effet, si tel était le cas, la vérité apparaîtrait spontanément à tous et chacun pourrait se fier immédiatement à son jugement pour distinguer le vrai du faux. Or, puis-je estimer que ce qui m’apparaît vrai est nécessairement vrai ? L’hypothèse selon laquelle il n’y aurait aucune contradiction possible entre la vérité et son apparence (la vraisemblance) ne nous conduit-elle pas ainsi à ignorer, naïvement, la possibilité de l’erreur ou de l’illusion ? Comme l’enseigne la sagesse populaire, les apparences peuvent être trompeuses. Si le faux, ainsi, ne pouvait pas passer pour vrai, si, inversement, le vrai ne pouvait paraître faux, nul ne se tromperait jamais et la question de la vérité ne se poserait tout simplement pas.
Toutefois, on peut se demander comment la vérité pourrait se signaler à nous si elle était invraisemblable et cela, radicalement. Comment pourrions-nous estimer vrai ce qui ne peut pas nous apparaître comme tel ? Dans une telle perspective, ne risque-t-on pas de développer une compréhension de la vérité pour le moins paradoxale ? Devrons-nous, en effet, estimer qu’une idée est vraie à proportion de son caractère invraisemblable ? Autant dire que plus une idée nous apparaîtra énigmatique, obscure et confuse, plus nous devrons l’estimer vraie. De toute évidence, une telle hypothèse ouvre la porte aux interprétations les plus irrationnelles, mystiques ou dogmatiques, de la vérité. Ainsi, toute recherche de la vérité suppose encore que nous soyons capables d’apprécier les signes qui la rendent manifeste, apparente.
Il semble bien, dès lors, que nous soyons face à une difficulté : d’un côté, si nous ne tenons pas compte de l’écart qui sépare la simple vraisemblance de la vérité, nous ignorons simplement la possibilité de l’illusion ; de l’autre, si nous séparons radicalement vérité et vraisemblance, la vérité devient un mystère inaccessible pour notre jugement. Ainsi, la question se pose de savoir en quelle mesure il est pertinent d’opposer ainsi vérité vraisemblance et quels sont les signes qui peuvent nous assurer de la vérité.
Dans un premier temps, nous nous demanderons en quelle mesure vérité et vraisemblance se distinguent ; puis nous verrons quels sont les signes capables de nous assurer de la vérité ; enfin, nous nous demanderons si la vraisemblance doit être nécessairement rejetée, si l’on ne peut pas légitimement lui reconnaître une vérité, ou du moins une valeur.
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Supposons tout d’abord que vérité et vraisemblance ne s’opposent jamais, que ce qui nous apparaît vrai, ce qui nous semble vrai, est nécessairement vrai. Dans ce cas, la vérité sera suspendue aux conditions particulières qui déterminent le jugement de celui qui l’apprécie : ainsi, nos jugements variant au gré des circonstances et de nos humeurs, ce qui semble vrai à un individu apparaîtra faux à un autre, ce qui semble vrai à une époque ou pour une nation donnée ne sera pas jugé tel en un autre temps ou en un autre lieu. Dès lors, il y aura autant de vérités possibles sur une chose donnée que de façon de la considérer, que d’opinions et de points de vue possibles. Selon la formule du sophiste Protagoras dans le Théétète de Platon, l’homme devient alors « la mesure de toutes choses », ce qui revient à dire que tout jugement porté sur une chose est toujours relatif à la position de celui qui la considère, qu’il n’est pas possible de dépasser cette pluralité de points de vue pour déterminer ce qu’est la chose en elle-même. A chacun sa vérité, donc. Protagoras tire clairement la conséquence de sa thèse : « Telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi ; telle est t’apparaît, telle elle est pour toi ». Or, une telle conception revient à nier purement et simplement la possibilité de la vérité. Pour parler de vérité, il faut, effet, qu’il soit possible de trancher entre les jugements divers portés sur une même chose, de déterminer par-delà ce qui apparaît vrai à l’un et faux à l’autre, ce qui peut être estimé effectivement vrai. En ce sens, si l’on s’en tient à la simple vraisemblance, à la façon dont une même idée apparaît vraie à l’un et fausse à l’autre, il n’y aura plus à proprement parler d’idées vraies ou d’idées fausses mais simplement des idées plus ou moins capables de nous persuader, c’est-à-dire de produire en nous un sentiment de vérité. A l’exigence de vérité se substitue alors la capacité d’un discours à paraître vrai ou, autrement dit, à séduire son auditoire.
Estimer ainsi que vérité et vraisemblance se confondent revient à rabattre la vérité sur la simple persuasion ; or, peut-on estimer ainsi qu’un discours est vrai du seul fait qu’il nous séduit ? Dans ce cas, on ne parlera plus tant d’idées vraies ou fausses mais d’idées fortes ou faibles, selon qu’elles sont ou non capables de séduire ceux qui s’y rapportent et de les persuader. Les sophistes, d’ailleurs, étaient pleinement conscients de cet écart entre vraisemblance et vérité : l’enjeu de leur art, la rhétorique, n’est pas de dévoiler la vérité (cette quête est, pour eux illusoire) mais de rallier les autres à notre opinion ou notre cause, de les soumettre en les persuadant, de les capturer en les captivant par la magie propre du discours. Peu importe ainsi ce qui est dit, pourvu que cela fasse effet, pourvu que cela apparaisse vrai. L’essentiel est de faire croire ; la rhétorique est cet art de produire les signes, les subterfuges, capables de satisfaire le jugement du plus grand nombre, c’est-à-dire de rendre une thèse vraisemblable. La vraisemblance, ainsi, loin de faire apparaître la vérité, nous renvoie bien plus aux conditions qui déterminent notre jugement et à la façon de le manipuler habilement. Si, pour les sophistes, le langage est l’instrument par excellence du pouvoir, c’est justement parce que ce qui passe pour vrai ne l’est pas nécessairement, et inversement, parce que le discours est le moyen le plus efficace de se faire passer pour ce que l’on n’est pas. Dès lors, il se peut fort bien que le vrai ne soit pas vraisemblable dans la mesure où la vraisemblance ne renvoie pas nécessairement à l’accord entre un discours et l’objet sur lequel il porte mais uniquement aux conditions qui favorisent ou non la croyance, l’adhésion subjective à un énoncé, à une idée.[1]
En ce sens, séparer la vérité de la simple vraisemblance, considérer que le vrai peut être invraisemblable, c’est considérer ainsi que la croyance à elle seule (le fait que nous tenions quelque chose pour vrai) ne garantit pas encore la vérité de ce qui nous paraît tel. Cette insuffisance de la croyance, de la simple adhésion subjective à une idée, est d’ailleurs sanctionnée par la conscience populaire. « Incroyable mais vrai ! » s’exclame-t-on familièrement ; or une telle expression met bien en évidence la difficulté qui inaugure toute recherche de la vérité : la première exigence de celui qui recherche la vérité doit être, en effet, de ne pas se fier simplement à ce qui lui semble spontanément vrai ou faux. Qu’une telle méfiance soit requise laisse supposer que le faux peut fort bien prendre l’apparence de la vérité. Comment nomme-t-on cette vraisemblance du faux et cette invraisemblance du vrai ? C’est l’illusion ; si l’illusion n’était pas toujours possible, la vérité ne serait pas à rechercher et nous ne pourrions jamais nous tromper : tout ce qui est vraisemblable serait vrai et, inversement ce qui est invraisemblable pourrait être, sans examen, rejeté comme faux. Cette difficulté est celle que souligne Descartes dans la Cinquième réponse aux objections adressées aux Méditations Métaphysiques, quand il définit l’erreur de la façon suivante : « L’erreur ne consiste qu’en ce qu’elle ne paraît pas comme telle ». Si, en effet, nous trompant, nous avions toujours conscience de nous tromper, nous ne nous tromperions jamais. En ce sens, l’erreur est inséparable de l’ignorance qui nous la dissimule ; être dans l’illusion, c’est ainsi se tromper en ignorant que l’on se trompe. Ainsi, tout en reconnaissant dans l’évidence le signe même de toute vérité, tel que l’idée vraie est l’idée dont l’esprit a une « intuition », c’est-à-dire une vision pleine et entière (Règles pour la direction de l’esprit, III), Descartes est bien conscient que l’évidence doit être mise à l’épreuve : le doute est la méthode propre qui permet de distinguer l’évidence véritable de la fausse évidence, de ce qui n’était que vraisemblable. Partant, rechercher la vérité, c’est bel et bien commencer par soupçonner la vraisemblance, dans la mesure où je peux fort bien prendre pour évident, pour clair et pour distinct, ce qui ne l’est pas, ce dont l’obscurité m’échappe. Dans l’allégorie du Livre VII de la République, Platon souligne tout particulièrement cette difficulté ; l’enjeu de cette allégorie est de montrer que la recherche de la vérité est inséparable d’une critique des apparences. Il s’agit pour Platon de faire le partage entre la simple vraisemblance (ce qui nous apparaît spontanément vrai et qui peut être illusoire, expression non de ce que sont les choses mais de nos désirs, de nos craintes et des conventions propres à notre société) et la vérité (qui est l’effort pour atteindre à l’essence des choses, à ce qu’elles sont en elles-mêmes, le refus de se contenter simplement de l’image que nous nous en faisons). Or, comme Platon le souligne à de nombreuses reprises dans son allégorie, rien n’est plus difficile que cette conversion de l’esprit. En effet, pour l’esprit qui ne s’est jamais fié qu’au témoignage de ses sens, ce qui est le plus vraisemblable, c’est encore le spectacle de ces ombres illusoires auquel ses sens l’ont accoutumé. Inversement, la « lumière » de la vérité (le Bien) commence par l’aveugler. Ce n’est pas le moindre des scandales de l’illusion que de rendre ainsi la vérité même invraisemblable. Dès lors, la vraisemblance, loin d’être un signe de vérité, peut bien apparaître comme le premier obstacle que doit surmonter celui qui recherche la vérité. En ce sens, il se peut fort bien que ce qui nous apparaît invraisemblable ne le soit qu’à proportion de l’illusion qui berne notre jugement, comme le note Aristote dans la Métaphysique : « De même, en effet que les yeux des chauves-souris sont éblouis par la lumière du jour, ainsi l’intelligence de notre âme est éblouie par les choses les plus naturellement évidentes » (Livre II).
Ainsi,[2] comme nous venons de le voir, la simple vraisemblance, loin d’être un signe de vérité, peut, au contraire, servir l’illusion et nous y maintenir. Faut-il, dès lors, séparer radicalement la vérité de la vraisemblance ? Comment la vérité pourrait-elle nous apparaître si son apparence doit être toujours soupçonnée, si cette apparence est toujours trompeuse ? N’y a-t-il pas des signes, des critères rationnels, qui nous permettent de distinguer le discours vrai du discours faux ?
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On a souligné à quel point la simple vraisemblance pouvait être trompeuse et être le signe de l’illusion bien plus que de la vérité. Cela dit, s’il ne suffit pas qu’une idée nous apparaisse vraie pour qu’elle le soit nécessairement, on ne saurait séparer radicalement vérité et vraisemblance sans sombrer dans le scepticisme. En effet, comment pourrions-nous nous assurer de la vérité si elle ne peut jamais nous apparaître en tant qu’elle-même ? Dès lors, la critique de la vraisemblance suppose que nous dégagions des critères capables de nous faire reconnaître la vérité d’une idée et de distinguer la simple croyance de la certitude.
Une telle critique nous découvre, tout d’abord, que l’on ne saurait fonder une vérité uniquement sur le jugement, sur le sentiment de vérité que peut éprouver le sujet. La simple croyance, le fait que je tienne quelque chose pour vrai, ne signale rien d’autre encore que l’adhésion, l’attachement de mon jugement à une idée. Or, comme le souligne Alain, dans ses Eléments de philosophie, « penser n’est pas croire » ; la pensée suppose que nous retardions autant que possible l’arrêt de la certitude, que nous suspendions notre jugement sur la valeur d’une idée et cela, tant qu’elle n’a pas été mise à l’épreuve du raisonnement. Ainsi, si le croyant est « comme le lierre sur l’arbre », si, autrement dit, il fait de l’objet de sa croyance un enjeu existentiel et propose son seul sentiment comme la preuve ultime de la vérité de son idée, le penseur lui, au contraire, maintient une distance critique vis-à-vis de ses idées, les prenant comme de simples hypothèses, qui doivent être soumises à l’épreuve de l’objection. Ce suspens de la croyance qu’engage toute critique de la vraisemblance éclaire l’une des exigences cardinales de toute recherche de la vérité : cette recherche vise l’universalité ; un simple sentiment subjectif de vérité ne saurait suffire à qualifier la vérité d’une idée, il faut encore qu’une telle idée puisse valoir pour toute raison. En ce sens, rechercher la vérité, c’est, pour le sujet, s’efforcer de surmonter, autant que possible, les particularités qui le définissent et qui déterminent son jugement (ses désirs, ses craintes, ses déterminations sociales et historiques) et qui le conduisent à considérer telle idée comme plus vraisemblable que telle autre. Ainsi, la vraisemblance est aussi variable et relative que le sont les opinions : elle révèle bien plus les passions de celui qui cherche à connaître que l’objet qu’il cherche à connaître. Partant, on peut bien distinguer, comme le fait Kant dans la Critique de la faculté de juger (§40), la simple opinion, à laquelle se rapporte la vraisemblance, et la pensée authentique qui cherche à fonder la vérité d’une idée : là où, en effet, l’opinion est hétéronome (elle ne se justifie pas par elle-même mais est produite par les désirs, les craintes, etc., de celui qui l’énonce), la pensée véritable est autonome (elle se fonde en elle-même en produisant les raisons et les preuves qui garantissent sa vérité) ; là où l’opinion est toujours relative (elle est variable selon le temps et le lieu, suspendu à des conditions sociales et historiques), la pensée véritable vise l’universalité (sa valeur peut être reconnue par toute raison) ; là, enfin, où l’opinion est souvent contradictoire, sans même, le plus souvent, être consciente des contradictions qu’elle enveloppe, la pensée véritable exige la cohérence.
Toute méthode scientifique peut apparaître ainsi comme un effort pour dégager un ensemble de principes capables de garantir la vérité d’une idée, de telle façon que cette vérité ne soit pas simplement fondée sur le sentiment de celui qui s’y rapporte (ne soit pas simplement vraisemblable). L’enjeu est de déterminer des critères de vérité tels que le discours soit autonome, c’est-à-dire épuise en lui-même les raisons qui l’appuient et le fondent. Telle est bien l’exigence sur laquelle Descartes règle sa méthode dans le Discours de la méthode : pour dépasser la relativité infinie de nos opinions, il faut garantir une maîtrise de notre pensée telle que chacune des propositions que nous avançons soit rigoureusement enchaînée aux autres et cela, selon un lien nécessaire et non arbitraire. Si cette méthode se réclame du modèle de la démonstration mathématique, c’est bien parce que l’enchaînement démonstratif permet d’assurer l’autonomie du discours, c’est-à-dire un ordre tel que chaque proposition éclaire sa raison au sein même de cet ordre et est déduite des propositions précédentes. Si l’ordre déductif des mathématiques apparaît ainsi comme un modèle pour la pensée, c’est bien dans la mesure où, dans un tel ordre, une idée renvoie à une autre idée (qui la fonde et dans laquelle elle puise sa nécessité) et non à une appréciation subjective. Leibniz, reconnaissant ainsi cette autonomie du discours démonstratif, développera, à la suite de Descartes, le projet d’une « mathématique universelle », qui permettrait de s’assurer de la vérité d’un discours à partir de son analyse logique. Dès lors, la vérité n’est plus suspendue au jugement particulier de celui qui s’y rapporte (selon que l’idée lui semble plus ou moins vraie) mais devient inséparable d’un ordre rationnel et nécessaire. En ce sens, l’effort pour distinguer la vérité de la simple vraisemblance est l’effort pour dépasser l’arbitraire des jugements.
Par conséquent, la critique de la vraisemblance n’est pas tant une façon de renoncer à toute vérité que l’effort pour dégager les critères qui nous permettront de nous en assurer. Cette critique peut, de plus, apparaître comme le moteur même de toute recherche scientifique. En effet, comment nous serait-il possible d’étendre le champ de nos connaissances si celles-ci étaient contenues étroitement dans les limites de ce qui est vraisemblable, c’est-à-dire de ce qui est évident pour le sens commun ? Dans ce cas, toutes nos connaissances, toutes les sciences, ne seraient que la répétition stérile des évidences communes. Or, comme le montre l’épistémologue Gaston Bachelard, la science ne commence véritablement qu’en rompant avec le sens commun : la vraisemblance (ce qui apparaît évident selon notre expérience commune du monde ou bien encore selon les normes de la société à laquelle nous appartenons) est donc le premier des obstacles épistémologiques (des obstacles à la connaissance) que le chercheur doit surmonter. Poursuivre la vérité en science, en effet, c’est transformer en problèmes ce que le sens commun considère comme évident. Partant, toute révolution scientifique, comme le montre un autre épistémologue, Thomas Kuhn (dans la Structure des révolutions scientifiques), vient heurter les codes de la « science normale », c’est-à-dire ce qui vraisemblable, admis pour vrai, à une époque donnée pour une science donnée : Galilée, Pasteur, Einstein,… toutes les grandes théories ont commencé par sembler des plus invraisemblables et par être dénoncé au gré des théories ou des conceptions du monde admises à leur époque. En ce sens, l’histoire des sciences est toute entière l’expression de la façon dont la pensée théorique invente en se libérant des dogmes qui régissent la vraisemblance à une époque donnée, dogmes par lesquels certains théories sont validées et d’autres exclues. L’invention théorique en science suppose que soient ainsi bousculées les limites étroites dans lesquelles se maintient le sens commun.
Ainsi, non seulement la vérité peut être invraisemblable, mais sa recherche même suppose que nous fassions la critique de la simple vraisemblance. Faut-il, dès lors,, considérer que la vraisemblance est toujours trompeuse ?Doit-on en faire systématiquement la critique et ne lui reconnaître aucune valeur ? Ne peut-on lui accorder une certaine vérité ?
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Si, comme nous l’avons vu, la vraisemblance peut être un obstacle à la recherche de la vérité, dans la mesure où elle peut être le signe de l’illusion et une limite au questionnement scientifique, on peut, toutefois, se demander quelles sont les limites d’un tel soupçon. En effet, la vraisemblance, si elle est un obstacle à la recherche de la vérité, n’en apparaît pas moins comme le fondement de la plupart de nos jugements pratiques. Si nous attendions ainsi d’avoir atteint une certitude véritable pour agir, il est fort à craindre que nous laisserions passer le temps d’agir et serions comme ce paysan dont nous parle le poète latin Horace, dans ses Epîtres : «Différer l’heure de bien vivre c’est faire comme ce paysan / Qui attend pour passer le fleuve, que l’eau ait fini de couler. / Mais le fleuve coule et, roulant toujours, coulera pour l’éternité ». Autrement dit, la plupart de nos actions se fondent et se décident sur des jugements vraisemblables : qui voudrait atteindre une certitude avant d’agir n’agirait jamais. Vivre, c’est se risquer ; toute décision consiste à mesurer ce qui est le plus vraisemblable, le plus probable. Ainsi, comme le note Descartes, dans les Principes de la philosophie (I, 3) : « les occasions d’agir en nos affaires se passeraient presque toujours avant que nous puissions nous délivrer de tous nos doutes ». Si le doute est donc un instrument précieux pour découvrir des vérités et pour fonder un savoir certain, il peut toutefois être ruineux quand il s’agit d’agir, car il risque de nous abandonner dans la plus complète irrésolution. Or, les jugements pratiques ne doivent pas être simplement les plus droits possibles mais aussi les plus prompts.
Dès lors, on peut se demander en quelle mesure on ne peut pas reconnaître une utilité à la vraisemblance, et une vérité, certes relative, mais qui n’en demeure pas moins au fondement de notre expérience familière. Ainsi, comme le note Locke, dans De la conduite de l’entendement, ce que nous estimons en général être vrai n’est autre que les principes qui nous ont été inspirés par notre pratique et notre expérience, principes qui sont le fruit de cette expérience et qui nous ont permis de nous orienter dans le monde, de rendre ce monde familier. Ces opinions seraient-elles fausses, elles n’en sont pas moins efficaces et nous permettent de nous « y retrouver » dans l’usage du monde (elles sont notre « boussole », notre « étoile polaire »). La question que Locke pose, dès lors, implicitement, est la suivante : faut-il vouloir la vérité à tout prix ? Ne faut-il pas subordonner parfois le vrai à l’utile ? Une certitude, si peu fondée soit-elle, ne peut-elle être reconnue comme une façon de se repérer dans le monde, de se le rendre familier ? De façon plus radicale encore, Nietzsche, dans Par-delà le bien et le mal, confronte l’exigence de vérité à la volonté de vivre et au principe d’utilité. A l’aune d’une telle volonté, l’exigence de vérité ne peut-elle apparaître nuisible, voire dangereuse ? Envisager la vérité dans une telle perspective, c’est laisser entendre que la vérité n’est pas une fin qui devrait être recherchée absolument (et cela contrairement à ce que toute une tradition a pu affirmer). Cette recherche est subordonnée à un vouloir-vivre, qui fait du savoir son aliment. Or, cette volonté de vivre requiert sans doute bien plus l’illusion que la vérité. La vie réclame, comme il le souligne à de nombreuses reprises dans son œuvre, la falsification de ce qui est ; la volonté puise ses ressources dans l’illusion. « La connaissance tue l’action, il faut à celle-ci le nuage enveloppant de l’illusion » (Naissance de la tragédie, § 7). En ce sens, ce n’est pas la vérité que requiert la volonté mais bien plutôt la vraisemblance, c’est-à-dire ce qui peut nourrir notre désir de vivre. En fait de certitude, nous recherchons peut-être, dès lors, non tant à atteindre une vérité sur l’Etre mais une représentation capable de supporter notre volonté de vivre…
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« Se peut-il que le vrai ne soit pas vraisemblable ? » Celui qui se pose une telle question n’est pas sans pointer le caractère paradoxal d’une telle hypothèse (« se peut-il ? » pouvant s’entendre, en effet, de la façon suivante : « comment est-ce possible ? »). Un tel paradoxe ne saurait se comprendre, comme nous l’avons montré, qu’au regard de l’illusion, qui rend le faux vraisemblable et le vrai invraisemblable. Cependant, cette invraisemblance de la vérité, loin de nous condamner au scepticisme, est au contraire l’expression de l’exigence même de la pensée qui s’efforce de dégager des critères universels de vérité, de ne pas réduire la vérité à la simple croyance. En ce sens, la critique de la vraisemblance est inséparable de la recherche de la vérité elle-même. Est-ce à dire, pour autant, que le sens commun a toujours tort ? Non, car la plupart de nos jugements, notamment pratiques, se fondent sur le probable, sur ce qui est le plus vraisemblable. Faut-il donc le déplorer ? On ne le déplorera qu’en ne tenant pas compte de la différence entre l’ordre de la science et l’ordre de l’action, ce qui est le plus rationnel n’étant pas nécessairement le plus raisonnable, et inversement.
[1] Notez ici comment je rattache l’analyse précédente à l’intitulé précis du sujet en montrant comment cette analyse permet d’éclairer la question. Ceci témoigne à votre correcteur que vous vous attachez bien au problème précis qui vous est posé et que vous vous efforcez de l’éclairer pas à pas.
[2] Le moment de la transition est essentiel dans la progression de votre réflexion. Cela vous permet en effet de rassembler tout ce que vous avez vu dans la partie précédente et de dégager un ensemble de questions qui fait apparaître les limites de cette analyse et les objections que l’on peut lui opposer, objections que la partie suivante aura pour fonction d’éclairer.