LE BONHEUR EN QUESTION

 

 

 

 

 

I. Le bonheur est-il la plus haute de toutes nos fins ou bien la plus illusoire ?

 

Le bonheur : la fin la plus parfaite qui soit, car la seule que nous recherchons pour elle-même. Tous les autres buts que nous poursuivons ne prennent sens qu’en vue de satisfaire cette fin ultime.

 

« Dans toute action, dans tout choix, le bien c’est la fin, car c’est en vue de cette fin qu’on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s’il y a quelque chose qui soit fin de tous nos actes, c’est cette chose là qui sera le bien réalisable, et s’il y a plusieurs choses, ce seront ces choses là (…)

Puisque les fins sont manifestement multiples, et que nous choisissons certaines d’entre elles (par exemple la richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue d’autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des fins parfaites, alors que le Souverain Bien est, de toute évidence quelque chose de parfait. Il en résulte que s’il y a une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s’il y en a plusieurs, ce sera la plus parfaite d’entre elles. Or, ce qui est digne d’être poursuivi par soi, nous le nommons le plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n’est jamais désirable en vue d’une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. Or, le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et  non en vue d’une autre chose : au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons en vue du bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre le bonheur n’est jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une manière générale en vue d’autre chose que lui-même ».

 

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque (I,5)

 

 

LE BONHEUR : UNE FIN AUSSI UNIVERSELLE QU’INDEFINISSABLE.

Tout le monde veut être heureux mais savons-nous seulement ce que nous voulons en voulant être heureux ?

Comme le souligne Kant, dans le passage qui suit, le paradoxe du bonheur est d’être à la fois désiré universellement et de demeurer malgré tout indéfinissable pour chacun et pour tous. Nous pouvons en effet énoncer bien des conditions nécessaires du bonheur mais peut-on seulement en proposer une définition pleinement satisfaisante ? Autrement dit, tout désir d’être heureux vise un « je-ne-sais-quoi » dont la raison ne saurait éclairer les conditions. Il n’y a pas, de ce fait, de science possible du bonheur : c’est là un « idéal de l’imagination » qui se représente ce qu’elle ne saurait, toutefois, définir.

 

« Le concept de bonheur est si indéterminé que, quoique chacun désire être heureux, ce personne ne peut jamais dire d’une manière déterminée et conséquente ce qu’il souhaite et veut véritablement. La raison en est que, d’un côté, les éléments qui appartiennent au bonheur sont tous empiriques, c’est-à-dire doivent être dérivés de l’expérience, et que, de l’autre, l’idée de bonheur exprime un tout absolu, un maximum de bien-être pour le présent et pour l’avenir. Or il est impossible qu’un être fini, quelque pénétration et quelque puissance qu’on lui suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut véritablement. Veut-il la richesse, que de soucis, d’envie et d’embûches ne pourra-t-il pas attirer sur lui ! Veut-il des connaissances et des lumières, peut-être n’acquerra-t-il plus de pénétration que pour trembler à la vue des maux auxquels il n’aurait jamais songé sans cela et qu’il ne peut pourtant éviter, ou pour accroître le nombre déjà trop grand de ses désirs, en se créant de nouveaux besoins. Veut-il une longue vie, qui lui assure que ce ne sera pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé, combien la faiblesse de son corps n’a-t-elle pas préservé l’homme d’égarements où l’aurait fait tomber une santé parfaite ? Et ainsi de suite. En un mot, l’homme est incapable de déterminer, d’après quelque principe, avec une entière certitude, ce qui le rendrait véritablement heureux, parce qu’il faudrait pour cela l’omniscience. Il est donc impossible d’agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés ; on ne peut que suivre des conseils empiriques, par exemple ceux de s’astreindre à un certain régime, ou de faire des économies, ou de se montrer poli, réservé, etc., toutes choses que l’expérience nous montre comme étant en définitive les meilleurs moyens d’assurer notre bien-être. Il suit de là que (…) le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sen strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série conséquences en réalité infinie ».

 

KANT, Les Fondements de la métaphysique des mœurs (Deuxième Section, § 25)

 

 

 

Le bonheur, entendu comme la pleine satisfaction de tous nos désirs et la suppression de toute douleur, est une quête aussi impossible à réaliser que contre nature.

 

« Mais qu’en est-il de la satisfaction pendant la vie ? – Elle n’est pas accessible à l’homme : ni dans un sens moral (être satisfait de soi-même pour sa bonne volonté) ni dans un sens pragmatique (être satisfait  du bien-être qu’on pense pouvoir  se procurer par l’habileté et l’intelligence). La nature a placé en l’homme, comme stimulant de l’activité, la douleur à laquelle il ne peut se soustraire afin que le progrès s’accomplisse vers le mieux ; et même à l’instant suprême, on ne peut se dire satisfait de la dernière partie de sa vie que de manière relative (en partie par comparaison avec le lot des autres, en partie en comparaison avec nous-mêmes) ; mais on ne l’est jamais purement ni absolument. Dans la vie, être satisfait (absolument), ce serait, hors de toute activité, le repos et l’inertie des mobiles ou l’engourdissement des sensations et de l’activité qui leur est liée. Un tel état est tout aussi incompatible avec la vie intellectuelle de l’homme que l’immobilité du cœur dans un organisme animal, immobilité à laquelle, si ne survient aucune nouvelle excitation (par la douleur), la mort fait suite inévitablement ».

 

KANT, Didactique anthropologique (§ 61)

 

 

 

 

 

 

 

 

II. Le bonheur est-il affaire de chance et de circonstances hasardeuses ou bien l’effet de la sagesse ?

 

 

Sans un effort de raison pour éclairer le sens de notre existence, nous ne saurions atteindre au bonheur

 

« Si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : - dans ces conditions, c’est donc que le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas d’une pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps ».

 

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque

 

 

Mais la sagesse seule ne suffit pas à nous rendre heureux : le bonheur est aussi le produit de conditions contingentes, qui relèvent de la bonne fortune.

 

« Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs, ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité : c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique. On n’est pas, en effet complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ou des amis si l’on a des amis perclus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu ».

 

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque

 

 

III. BONHEUR, MORALE ET LIBERTE

 

BONHEUR ET LIBERTE

L’homme heureux tire de lui-même sa propre perfection : il ne dépend d’aucun bien extérieur. Libre face au monde, il n’en craint pas les événements malheureux.

 

« Les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. – Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? – Il est son bien à lui-même, grâce à la  vie parfaite qu’il possède. Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’intelligence et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui. La preuve qu’il en est ainsi, c’est que dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien, il n’est de bien qu’il ne possède… Dans la chance adverse, son bonheur n’est pas amoindri ; il est immuable, comme la vie qu’il possède ; quand ses proches ou ses amis meurent, il sait ce qu’est la mort, et ceux qui la subissent le savent aussi, s’ils sont des sages ; la perte de ses proches et de ses parents n’émeut en lui que la partie irrationnelle dont les peines ne l’atteignent pas ».

 

PLOTIN, Les Ennéades (I, 4)

 

 

Le bonheur consiste dans l’autonomie, dans le contentement que l’on tire de soi-même.

 

« Je remarque aussi que la grandeur d’un bien, à notre égard, ne doit pas seulement être mesurée par la valeur de la chose en quoi il consiste, mais principalement aussi par la façon dont il se rapporte à nous ; et qu’outre que le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il nous rend en quelque façon pareils à Dieu, et semble nous exempter de lui être sujets et que par conséquent, son bon usage est le plus grand de tous nos biens, il est aussi celui qui est le plus proprement nôtre et qui nous importe le plus, d’où il suit que ce n’est que de lui que nos plus grands contentements peuvent procéder. Aussi voit-on par exemple que le repos de l’esprit et la satisfaction intérieure que sentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux, tant pour connaître le bien que pour l’acquérir, est un plaisir sans comparaison plus doux, plus durable et plus solide que tous ceux qui viennent d’ailleurs ».

 

DESCARTES, Lettre à la reine Christine de Suède (20 novembre 1647)

 

 

BONHEUR ET MORALE

 

Le bonheur est-il immoral ?

Non seulement le bonheur n’est pas un critère pour la morale mais il peut nous disposer à l’immoralité.

 

 

« De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est une bonne volonté. L’intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les désigne, ou bien le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s’appellent pour cela caractère, n’est point bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendre une confiance de soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l’influence  que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout le principe de l’action ; sans compter qu’un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à voir que tout réussisse perpétuellement à un être que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, et qu’ainsi la bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend digne d’être heureux. »

 

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (Première Section).

 

 

 

Le devoir d’être heureux

 

« Assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d’enfreindre ses devoirs. Mais ici encore, sans regarder au devoir, tous les hommes ont déjà d’eux-mêmes l’inclination au bonheur la plus puissante et la plus intime, parce que précisément dans cette idée du bonheur toutes les inclinations s’unissent en un total. Seulement le précepte qui commande se rendre heureux a souvent un tel caractère qu’il porte un grand préjudice à quelques inclinations, et que pourtant l’homme ne peut se faire un concept défini et sûr de cette somme de satisfaction à donner à toutes qu’il nomme le bonheur ; aussi n’y a-t-il pas lieu d’être surpris qu’une inclination unique, déterminée quant à ce qu’elle promet et quant à l’époque où elle peut être satisfaite, puisse l’emporter sur une idée flottante, qu’un goutteux, par exemple, puisse mieux aimer savourer ce qui est de son goût, quitte à en souffrir en suite, parce que, selon son calcul, au moins dans cette circonstance, il ne s’est pas, par l’espérance peut-être trompeuse d’un bonheur qui doit se trouver dans la santé privé de la jouissance du moment présent. Mais, dans ce cas également, si la tendance universelle au bonheur ne déterminait pas sa volonté, si la santé pour lui du moins n’était pas une chose qu’il fût si nécessaire de faire entrer dans ses calculs, ce qui resterait encore ici, comme dans tous les autres cas, c’est une loi, une loi qui lui commande de travailler à son bonheur, non par inclination, mais par devoir, et c’est par là seulement que sa conduite possède une véritable valeur morale ».

 

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (Première Section)

 

 

 

La volonté d’être heureux : loin d’être passive, la quête du bonheur est une affirmation courageuse qui défie les malheurs du monde. Le premier devoir que nous avons envers les autres est de leur faire don d’un tel bonheur.

 

 

« Il est toujours difficile d’être heureux ; c’est un combat contre beaucoup d’événements et contre beaucoup d’hommes ; il se peut que l’on y soit vaincu ; il y a sans doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l’apprenti stoïcien ; mais c’est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d’avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c’est qu’il est impossible que l’on soit heureux si l’on ne veut pas l’être ; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.

Ce que l’on n’a point assez dit, c’est que c’est un devoir aussi envers les autres que d’être heureux. On dit bien qu’il n’y a d’aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette récompense est juste et méritée, car le malheur, l’ennui et le désespoir sont dans l’air que nous respirons tous ; aussi nous devons reconnaissance et couronne d’athlètes à ceux qui digèrent les miasmes, et purifient en quelque sorte la commune vie par leur énergique exemple. Ainsi n’y a-t-il rien de plus profond dans l’amour que le serment d’être heureux. Quoi de plus difficile à surmonter que l’ennui, la tristesse ou le malheur de ceux que l’on aime ? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, j’entends celui que l’on conquiert pour soi, est l’offrande la plus belle et la plus généreuse.

J’irai même jusqu’à proposer quelque couronne civique pour récompenser les hommes qui auraient pris le parti d’être heureux. Car, selon mon opinion, tous ces cadavres, et toutes ces ruines, et ces folles dépenses, et ces offensives de précaution, sont l’œuvre d’hommes qui n’ont jamais su être heureux, et qui ne peuvent supporter ceux qui essaient de l’être ».

 

ALAIN, Propos sur le bonheur (Chapitre 42)