LE DESIR EN QUESTION
L’illusion dans laquelle nous plongent nos désirs est la cause de tous nos malheurs : parce que nous désirons, en effet, nous refusons l’ordre du monde et rêvons illusoirement d’un monde qui se plierait à tous nos caprices.
Dans ces extraits de son Manuel, le stoïcien Epictète interroge l’origine de nos malheurs. Pourquoi la plupart du temps sommes-nous tristes et souffrons-nous ? Parce que nous n’acceptons pas notre condition et le monde tel qu’il est, parce que nous croyons que nos désirs pourraient et devraient être satisfaits. Or, l’ordre du monde est nécessaire et tout ce qui arrive est aussi inévitable qu’indispensable. Cette nécessité est-elle contraire à ce que mes désirs me faisaient espérer ? Le cours du monde n’en sera pas moins ce qu’il est. Ainsi, c’est parce que je désire que j’en viens à imaginer un ordre du monde conforme à mon désir. Or, je puis maudire la nécessité autant que je veux, les choses n’en demeureront pas moins ce qu’elles sont. Partant, pour les stoïciens, le bonheur consiste non pas dans la satisfaction (impossible) de nos désirs, mais dans l’acceptation sage (et joyeuse) de l’ordre nécessaire du monde. Seul celui qui se libère de l’illusion du désir, qui cesse d’avoir un rapport imaginaire au monde et accepte ce qui est nécessaire, peut vivre en paix avec le monde et avec lui-même.
« I. 1. Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.
2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves ; celles qui n’en dépendent pas, inconsistantes, serviles, capables d’être empêchées, étrangères.
3. Souviens-toi donc si tu crois libre ce qui par nature est servile, et propre à toi ce qui t’est étranger, tu seras entravé, affligé, troublé, et tu t’en prendras aux Dieux et aux hommes. Mais, si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui t’est en effet étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t’entravera ; tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien malgré toi ; nul ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible (…)
VIII. Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux ».
EPICTETE, Manuel
« Souviens-toi que la fin de tes désirs, c’est d’obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c’est d’éviter ce que tu crains. Celui qui n’obtient pas ce qu’il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu’il craint est misérable. Si tu n’as donc de l’aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable.
Transporte donc tes craintes, et reporte-les, des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent : et pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires quelqu’une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n’es pas encore en état de connaître celles qu’il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans se hâter ».
EPICTETE, Manuel
Ne vaut-il pas mieux changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ?
Dans ce passage du Discours de la méthode, Descartes pose les conditions d’un bonheur possible. Pourquoi le bonheur nous apparaît-il la plupart du temps comme une quête improbable et comme l’effet hasardeux de la chance ? Parce que nous nous laissons entraîner par nos désirs à espérer l’impossible, ce qui est au-delà de notre pouvoir. En ce sens, nos désirs, d’eux-mêmes, ignorent toutes limites, ainsi que la distinction du possible et de l’impossible. Dès lors, si je me laisse porter par mes désirs, je désespérerais toujours de ne pouvoir obtenir ce qui échappe à mon pouvoir, cette quête serait-elle d’ailleurs aussi illusoire qu’impossible. Aussi, le bonheur consiste plutôt à borner nos désirs, à nous libérer de l’impossible vers lequel ils nous tournent immédiatement, afin de ne jamais désirer rien d’autre que ce que nous pouvons raisonnablement espérer. Celui qui veut être heureux doit ainsi diriger ses désirs vers ce que son entendement, sa faculté de connaître, lui découvre être possible. C’est en ayant l’intelligence de moi-même et du monde, en apprenant à désirer uniquement ce qui est en mon pouvoir, que je serais libre et heureux. Partant, si tout désir est, par essence, désir de l’impossible autant que du possible, la volonté se définit au contraire comme cette façon de désirer uniquement ce qui est possible : vouloir, c’est désirer ainsi ce que ma raison me découvre être possible.
A la toute fin de l’extrait, Descartes rend hommage à la sagesse stoïcienne qu’il interprète comme cet effort pour accepter l’ordre du monde et se libérer de cet imaginaire de nos désirs. Reste que, pour Descartes – et au contraire des stoïciens, la sagesse ne consiste pas à faire taire tous nos désirs, mais plutôt à désirer ce que ma raison me découvre comme possible.
« Ma troisième maxime[1] était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait de notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible.
Et ceci seul me semblait être suffisant pour m’empêcher de rien désirer à l’avenir que je n’acquisse, et ainsi pour me rendre content : car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n’aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d’être sains étant malades, ou d’être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d’avoir des corps d’une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme des oiseaux.
Mais j’avoue qu’il est besoin d’un long exercice et d’une méditation souvent réitérée pour s’accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c’est principalement en ceci que consistait le secret des philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire à l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s’occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n’était en leur pouvoir que leurs pensées que cela seul était suffisant pour les empêcher d’avoir aucune affection pour d’autres choses ; et ils disposaient d’elles si absolument, qu’ils avaient en cela quelque raison de s’estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux qu’aucun des autres hommes, qui, n’ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu’ils puissent être, ne disposent ainsi jamais de tout ce qu’ils veulent ».
DESCARTES, Discours de la méthode (Troisième Partie).
La sagesse : faire choix intelligemment de satisfaire ses désirs selon qu’ils nous procureront un plaisir véritable.
Comment être heureux ? Telle est la question à laquelle Epicure s’efforce de répondre dans la Lettre à Ménécée. Il suffit, pour cela, de se donner pour règle le plaisir. En effet, le plaisir est ce qui, naturellement, nous découvre ce qui est bon et bien. Il est sage par nature dans la mesure où l’on ne saurait prendre du plaisir avec excès sans que ce dernier se change immédiatement en douleur. L’éthique (la recherche de l’existence la plus parfaite qui soit) suppose donc que l’on distingue intelligemment les désirs qui sont source de plaisirs véritables de ceux qui ont pour conséquence la douleur. Dans cette perspective, notre raison éclaire notre désir, le tourne vers le plaisir, bien plus qu’elle ne l’interdit.
« Maintenant, il faut parvenir à penser que, parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres sont vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres son simplement naturels. Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, d’autres pour le calme du corps, d’autres enfin simplement pour le fait de vivre. En effet, une vision claire de ces différents désirs permet à chaque fois de choisir ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque ce sont ces deux éléments qui constituent la vie heureuse dans sa perfection. Car nous n’agissons qu’en vue d’un seul but : écarter de nous la douleur et l’angoisse. Lorsque nous y sommes parvenus, les orages de l’âme se dispersent, puisque l’être vivant ne s’achemine plus vers quelque chose qui lui manque, et ne peut rien rechercher de plus pour le bien de l’âme et du corps. En effet, nous ne sommes en quête du plaisir que lorsque nous souffrons de son absence. Mais quand nous n’en souffrons pas, nous ne ressentons pas le manque de plaisir.
Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement de la vie heureuse. Car il est le premier des biens naturels. Il est au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité. Précisément, parce qu’il est le bien premier, épousant notre nature, pour cela précisément nous ne recherchons pas tout plaisir. Il est des cas où nous méprisons bien des plaisirs : lorsqu’ils doivent avoir pour suite des désagréments qui les surpassent ; et nous estimons bien des douleurs meilleures que les plaisirs : lorsque après les avoir supportées longtemps, le plaisir qui les suit est plus grand pour nous. Tout plaisir est en tant que tel un bien et cependant il ne faut pas rechercher tout plaisir ; de même la douleur est toujours un mal pourtant elle n’est pas toujours à rejeter. Il faut ne juger chaque fois, ne examinant et comparant avantages et désavantages, car parfois nous traitons le bien comme un mal, parfois au contraire nous traitons le mal comme un bien (…)
Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni des jouissances luxurieuses ainsi que le prétendent ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal ou s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le corps et de trouble dans l’âme qu’il faut entendre. Car la vie de plaisir ne se trouve pas dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats qui ornent es tables magnifiques, elle est dans un raisonnement vigilant qui s’interroge sur les raisons d’un choix ou d’un refus, délaissant l’opinion qui avant tout fait le désordre de l’âme ».
EPICURE, la Lettre à Ménécée.
Comment une morale contre-nature et castratrice s’en prend à la vie en cherchant à supprimer passions et désirs.
« Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, - et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient avec l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, - tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal… »
Nietzsche, Crépuscule des idoles, « la morale comme manifestation contre nature », §1.
«Il faut être riche en opposition, ce n’est qu’à ce prix-là que l’on est fécond ; on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se repose pas, que l’âme ne demande pas la paix. Rien n’est devenu plus étranger pour nous que ce qui faisait autrefois l’objet des désirs, la « paix de l’âme ». On a renoncé à la grande vie lorsqu’on renonce à la guerre…Il est vrai que dans beaucoup de cas, la « paix de l’âme » n’est qu’un malentendu ; elle est alors quelque chose d’autre qui ne saurait se désigner honnêtement ».
Nietzsche, Crépuscule des idoles, « La morale comme manifestation contre-nature », §3.
Le bonheur consiste-t-il dans la satisfaction de nos désirs ou bien dans le désir lui-même ?
La Nouvelle Héloïse est un roman épistolaire. Dans la lettre qui suit, Julie écrit à son ancien amant, Saint-Preux, lui confiant que le bonheur l’ennuie, qu’elle était sans doute plus heureuse quand elle attendait d’être heureuse et qu’elle ne l’était pas encore. Comment s’explique un tel paradoxe ? Rousseau met en évidence ici que le désir ne saurait être réduit à une simple privation, un simple manque : le bonheur, ainsi, n’est pas tant ce que l’on possède, ne réside pas tant dans une quelconque satisfaction, mais dans le désir même qui le poursuit. Ainsi, on peut bien dire avec Julie que nous sommes « heureux avant que d’être heureux » si l’on prend garde au fait que le désir est à lui-même sa propre perfection et qu’un désir, tel que l’amour notamment, n’attend pas d’être satisfait ou « payé de retour » pour placer notre existence sous le signe de la Joie.
« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet au yeux du possesseur ; on ne figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas ».
ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse (VIème partie, Lettre VIII)
[1] Dans ce passage du Discours de la méthode, Descartes entreprend de dégager des règles pour bien conduire son existence et tendre vers le bonheur : la maxime, qu’il évoque ici, est la troisième règle qu’il se donne en vue de cette fin.