LE SUJET EN QUESTION

 

 

 

 

I/ Existe-t-il un moi substantiel, un, unique et permanent ?

 

a/ L’impossible définition du Moi : suis-je des qualités qui ne m’appartiennent pas en propre ou bien une substance universelle qui fait abstraction de ma singularité ?

 

« Un homme qui se met à sa fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non, car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un pour sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi ? Non, car, je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées »

PASCAL, Pensées  (688 Lafuma)

 

b/ L’idée d’un Moi permanent et simple, qui demeurerait le même en-deçà de toutes nos perceptions, est-il autre chose qu’une fiction métaphysique ?

 

« Il y a des philosophes qui s’imaginent que nous avons à tout instant la conscience intime de ce que nous appelons notre MOI ; que nous sentons son existence et sa persévérance dans l’existence, et que nous sommes certains, par une évidence au-dessus de toute démonstration, à la fois de son identité et de sa simplicité (…)

Pour moi, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi-même, c’est toujours pour tomber sur une perception de chaud ou de froid, de lumière ou d’obscurité, d’amour ou de haine, de peine ou de plaisir. Je ne puis jamais arriver à me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception.

Quand mes perceptions se trouvent interrompues, comme par un profond sommeil, aussi longtemps que cet état dure, je n’ai pas le sentiment de moi-même, et l’on peut vraiment dire que je n’existe pas ; et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr, après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce que qu’on demande de plus pour faire de moi une non-entité.

Si quelqu’un, réfléchissant à cela sérieusement et sans préjugé, pense avoir une notion différente de lui-même, j’avoue qu’il m’est impossible de raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement en ce point-là. Peut-être perçoit-il quelque chose de simple et de continuellement existant qu’il appelle lui-même, quoique je sois certain qu’il n’y a pas en moi un tel principe ».

 

HUME, Traité de la nature humaine.

 

2/ Le sujet que nous sommes est-il la cause exclusive de notre identité ou bien l’effet de déterminations qu’il ignore ?

 

a/ L’idée d’un Moi, transparent à lui- même et auteur de lui-même, est-elle autre chose qu’une illusion grammaticale ?

 

« Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut « je pense ». Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, c’est déjà trop avancer que de dire « quelque chose pense », car voilà déjà l’interprétation d’un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : « penser est une activité, il faut que quelqu’un agisse, par conséquent… » Le vieil atomisme s’appuyait à peu près sur le même dispositif, pour joindre, à la force qui agit, cette parcelle de matière où réside la force, où celle-ci a son point de départ : l’atome. Les esprits plus rigoureux  finirent par se tirer d’affaire sans ce « reste terrestre », et peut-être s’habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit « quelque chose » (à quoi s’est réduit finalement le vénérable moi ».

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal (§17)

 

b/ La conscience ne nous berce-t-elle pas dans l’illusion que nous serions des sujets souverains (maîtres d’eux-mêmes et du monde) ?

« Descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit, d’une causes extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

               Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent ».

 

SPINOZA, Lettre à Schuller (1674).

 

c/ Est-ce la conscience qui éclaire ce que nous sommes ou bien notre corps ?

 

« Quiconque s’est fait du corps une représentation un tant peu exacte (…) jugera que toute espèce de conscience est pauvre et étroite en comparaison (…) Ce dont nous avons conscience, que c’est peu de chose ! A combien d’erreur et de confusion ce peu de conscience nous mène.

C’est que la conscience n’est qu’un instrument ; et en égard à toutes les grandes choses qui s’opèrent dans l’inconscient, elle n’est, parmi les instruments, ni le plus nécessaire ni le plus admirable, - au contraire, il n’y a peut-être pas d’organe aussi mal développé, aucun qui travaille si mal de toutes les façons ; c’est en effet le dernier venu parmi les organes, un organe encore enfant – pardonnons-lui ses enfantillages. (Parmi ceux-ci, à côté de beaucoup d’autres, la morale, qui est la somme des jugements de valeur antérieurs, relatifs aux actions et aux pensées humaines).

Il nous faut donc renverser la hiérarchie : tout le « conscient » est d’importance secondaire ; du fait qu’il nous est plus proche, plus intime, ce n’est pas une raison, du moins pas une raison morale, pour l’estimer plus haut. Confondre la proximité avec l’importance, c’est là justement notre vieux préjugé ».

 

NIETZSCHE, La volonté de puissance (Tome I)

 

d/ Notre conscience ordonne-t-elle l’histoire ou n’en est-elle que le reflet involontaire ?  « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience » (Marx, Avant-Propos à la Critique de l’Economie politique)

 

« La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relations qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre (…) Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle ; c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas  d’histoire, elles n’ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ».

 

MARX, L’idéologie allemande.

 

3/ L’hypothèse freudienne de l’inconscient

 

a/ Suis-je le « maître dans ma propre maison » ?

 

« Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir ».

C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu’elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine équivalent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison ».

 

FREUD, Essais de psychanalyse appliquée (« Une difficulté de la psychanalyse »)

 

b/ Le Moi, tiraillé entre le Réel, le Désir et la Loi.

 

« Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi, la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s’efforce de mettre de l’harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d’étonnant dès lors à ce que le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on observe les efforts que tente le moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d’avoir personnifié le moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d’angoisse. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du ça, à demeurer avec lui sur le pied d’une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s’attirer sa libido. En assurant le contact entre le ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le ça, d’apaiser les conflits du ça avec la réalité, même quand le ça demeure inflexible et intraitable. D’autre part, le surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S’il vient à désobéir au surmoi, il en est puni par de pénibles sentiments d’infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par le surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l’harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : « Ah, la vie n’est pas facile ! »

 

FREUD, Nouvelles conférences de psychanalyse.

 

 

4/ La question de l’identité personnelle :

quelle vérité sur soi faut-il poursuivre ?

 

 

a/ Mon identité n’est pas donnée et immuable : il m’appartient de me l’approprier et de lui donner sens.

 

« Le choix que nous faisons de notre vie a toujours lieu sur la base d’un certain donné. Ma liberté peut détourner ma vie de son sens spontané, mais par une série de glissements, en l’épousant d’abord, et non par une création absolue. Toutes les explications de ma conduite par mon passé, mon tempérament, mon milieu sont donc vraies, à condition qu’on les considère non comme des apports séparables, mais comme des moments de mon être total dont il m’est loisible d’expliciter le sens dans différentes directions, sans qu’on puisse jamais dire si c’est moi qui leur donne leur sens ou si je les reçois d’eux. Je suis une manière d’exister, un style. Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure, et même la pensée d’un philosophe n’est qu’une manière d’expliciter sa prise dans le monde, cela qu’il est. Et cependant, je suis libre, non pas en dépit ou en deçà de ses motivations, mais par leur moyen. Car cette vie signifiante, cette certaine signification de la nature et de l’histoire que je suis, ne limite pas mon accès au monde, elle au contraire mon moyen de communiquer avec lui. C’est en étant sans restrictions, ni réserves ce que je sis à présent que j’ai chance de progresser, c’est en vivant mon temps que je peux comprendre les autres temps, c’est en m’enfonçant dans le présent et dans le monde, en assumant résolument ce que je suis que je peux aller au-delà. Je ne peux manquer la liberté que si je cherche à dépasser ma situation naturelle et sociale en refusant de l’assumer d’abord, au lieu de rejoindre à travers elle le monde naturel et humain. Rien ne me détermine du dehors, non que rien ne me sollicite, mais au contraire parce que je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde »

 

MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception.

 

b/ Ce n’est pas dans la contemplation abstraite de soi-même que l’homme prend conscience de lui-même mais dans l’action, en transformant le monde par son activité…

 

« Les choses de la nature n’existent qu’ immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité ».

 

HEGEL, Esthétique.

 

 

c/ Le sujet à la poursuite de sa vérité poursuit-il autre chose que les conditions de sa propre aliénation ?

Comment l’affirmation de la subjectivité moderne est l’expression d’une « biopolitique » : d’une politique qui veut régner sur le vivant dans son intégralité, jusqu’aux formes les plus intimes de l’existence.



 

5/ Y a-t-il une vérité arrêtée sur soi ? Etre soi, n’est-ce pas au contraire récuser toute définition ?

 

a/ Reconnaître un être conscient comme une « personne », c’est estimer qu’il est l’expression d’une liberté et d’une singularité qui récusent toute définition objective et toute instrumentalisation…

 

« La personne n’est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet. Voici mon voisin. Il a de son corps un sentiment singulier que je ne puis éprouver ; mais je puis regarder ce corps de l’extérieur, en examiner les humeurs, les hérédités, la forme, les maladies, bref le traiter comme une matière de savoir physiologique, médical, etc. Il est fonctionnaire, et il y a un statut de fonctionnaire, une psychologie du fonctionnaire que je puis étudier sur son cas, bien qu’ils ne soient pas lui, lui tout entier, et dans sa réalité compréhensive. Il est encore, de la même façon, un Français, un bourgeois, ou un maniaque, un socialiste, un catholique, etc. Mais il n’est pas un Bernard Chartier : il est Bernard Chartier. Les mille manières dont je puis le déterminer comme un exemplaire d’une classe m’aident à le comprendre et surtout à l’utiliser, à savoir comment me comporter pratiquement avec lui. Mais ce ne sont que des coupes prises chaque fois sur un aspect de son existence. Mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche, qui pense, qui veut ».

 

E.MOUNIER, Le personnalisme.

 

b/ LA PERSONNE COMME FONDEMENT DE LA MORALE : l’autre homme est un personne dans le sens où je ne saurais le réduire à un simple MOYEN à ma disposition (objet de mon désir ou moyen de ma volonté) ; il est une FIN EN SOI (un but en lui-même et pour lui-même) parce qu’il est un être de raison.

 

« Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, autrement dit comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est objet de respect) (…)

La nature raisonnable existe comme fin en soi. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence : c’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se représente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut pour moi ; c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique [moral] suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique [moral] sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».

 

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIème section.

 

 

 

 

LA LITTERATURE ET LA QUESTION DE L’IDENTITE

 

 

 

Que suis-je ? « Un mouvement de foule » !

 

Comment s’en tenir à soi ? Se figurer comme un MOI monolithique, imperturbable, expressive d’une identité immuable, alors que nous sommes pris, bousculés, par tant d’ascendants inconnus, qui luttent et nous poussent sur leur pente à notre insu même, alors que nous sommes traversés par tant de tendances, par tant de volontés qui ne nous appartiennent pas et qui n’attendent pas notre assentiment pour que nous les exercions, alors même que nous ne sommes que « passages » et « mouvement de foule », gros de tant de personnages prêts à surgir à la moindre occasion, ne sachant même pas ce qui se dit, ce qui pousse, dans nos propres pensées  ?  Entre glissements et gouffres, le sujet n’est qu’un équilibre précaire, une figure accidentelle.

C’est à cette mise « en lambeaux » de la subjectivité que nous convie le poète Henri Michaux dans la postface de Plume. Si nous nous portons à nous-mêmes, en effet, une attention toute poétique,  nous découvrirons qu’il n’y a, en nous, « Rien de fixe. Rien qui soit propriété », que la croyance dans la subjectivité est un leurre qui nous interdit bien des aventures.

Faut-il ainsi s’étonner si c’est le poète qui dénie à la subjectivité ses titres de propriétés ? Tout désir de poésie suppose peut-être que la « petite boutique du moi » soit démantelée, suppose cette impossibilité de s’en tenir à soi.

                   ...  « J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi »...

Si le poète ne se reconnaît pas dans l’évidence de la subjectivité, c’est qu’il est, décidément, sans royaume, que toute poésie est une percée hors des territoires où l’on veut nous cantonner, où l’on nous maintient en « résidence surveillée ». Par-delà l’évidence sociale et la familiarité abstraite du « je », la poésie poursuit une expérience de soi qui outrepasse les conventions de la langue et les catégories sociales qui nous font rejoindre le rang…

 

 

               « J’ai plus d’une fois, senti en moi des « passages » de mon père. Aussitôt, je me cabrais. J’ai vécu contre mon père (et contre ma mère et contre mon grand-père, ma grand-mère, mes arrière grands parents) ; faute de les connaître, je n’ai pu lutter contre de plus lointains aïeux.

Faisant cela, quel ancêtre inconnu ai-je laissé vivre en moi ?

   En général, je ne suivais pas la pente. En ne suivant pas la pente, de quel ancêtre inconnu ai-je suivi la pente ? De quel groupe, de quelle moyenne d’ancêtres ? Je variais constamment, je les faisais courir, ou eux, moi. Certains avaient à peine le temps de clignoter, puis disparaissaient. L’un n’apparaissait que dans tel climat, dans tel lieu, jamais dans un autre, dans telle position. Leur grand nombre, leur lutte, leur vitesse d’apparition -autre gêne- et je ne savais pas sur qui m’appuyer.

   On est né de trop de Mères.- (Ancêtres : simplement chromosomes porteurs de tendances morales, qu’importe ?) Et puis les idées des autres, des contemporains, partout téléphonées dans l’espace, et les amis, les tentatives à imiter ou à « être contre ».

   J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi ».

   En lambeaux, dispersé, je me défendais et toujours il n’y avait pas de chef de tendances ou je les destituais aussitôt. Il m’agace tout de suite. Etait-ce lui qui m’abandonnait ? Etait-ce moi qui le laissais ? Etait-ce moi qui me retenais ?

   Le jeune puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tachetures. C’est la force du puma contre l’ancêtre, mais il ne surmonte pas son goût de carnivore, son plaisir à jouer, sa cruauté.

   Depuis trop de milliers d’années, il est occupé par les vainqueurs.

   Moi se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente d’apparaître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ?

   Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.

On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)

   Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostilité des autres « moi » spoliés).

   La plus grande fatigue de la journée et d’une vie serait due à l’effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.

   On veut trop être quelqu’un.

   Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.

   Mais l’ai-je voulu ? Le voulions-nous ?

   Il y avait de la pression (vis a tergo).

   Et puis ? J’en fis le placement. J’en fus assez embarrassé.

   Chaque tendance en moi avait sa volonté, comme chaque pensée dès qu’elle se présente et s’organise a sa volonté. Etait-ce la mienne ? Un tel a en moi sa volonté, tel autre, un ami, un grand homme du passé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello? Qui sait ?

   Volonté du plus nombre ? Volonté du groupe le plus cohérent ?

Je ne voulais pas vouloir. Je voulais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vouloir et que néanmoins je voulais.

   ... Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien jamais définitivement circonscrit, ni susceptible de l’être. tout : rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit propriété.

   Mes images ? Des rapports.

   Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés du « moi », pertes d’équilibre (phase 2), ou recouvrements d’équilibre (phase 3)  du mouvement du « pensant ». Mais la phase 1 (l’équilibre) reste inconnue, inconsciente.

   Le véritable et profond flux pensant se fait sans doute sans pensée consciente, comme sans image. L’équilibre aperçu (phase 3) est le plus mauvais, celui qui après quelque temps paraît détestable à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’histoire des fausses positions d’équilibre conscient adoptées successivement. Et puis...est-ce par le bout « flammes » qu’il faut comprendre le feu ?

   Gardons-nous de suivre la pensée d’un auteur (fut-il du type Aristote), regardons plutôt ce qu’il a derrière la tête, où il veut en venir, l’empreinte que son désir de domination et d’influence, quoique bien caché, essaie de nous imposer.

   D’ailleurs, QU ’EN SAIT-IL DE SA PENSEE ? Il en est bien mal informé. (Comme de l’oeil ne sait pas de quoi est composé le vert d’une feuille qu’il voit pourtant admirablement.)

   Les composantes de la pensée, il ne les connaît pas ; à peine parfois les premières ; mais les deuxièmes ? Les troisièmes ? Les dixièmes ? Non, ni les lointaines ni  ce qui l’entoure, ni les déterminants, ni le « Ah ! » de son époque (que le plus misérable pion de collège dans trois cent ans apercevra).

   Ses intentions, ses passions, sa libido dominandi, sa mythomanie, sa nervosité, son désir d’avoir raison, de triompher, de séduire, d’étonner, de croire, et de faire croire à ce qui lui plaît, de tromper, de se cacher, ses appétits et ses dégoûts, ses complexes, et toute sa vie harmonisée sans qu’il se sache, aux organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à ses déficiences physiques, tout lui est inconnu.

   Sa pensée « logique » ? Mais elle circule dans un manchon d’idées paralogiques et analogiques, sentier avançant droit en coupant des chemins circulaires, saisissant (on ne saisit qu’en coupant) des tronçons saignants de ce monde si richement vascularisé. (Tout jardin est dur pour les arbres) Fausse simplicité des vérités premières (en métaphysique) qu’une extrême multiplicité suit, qu’il s’agissait de faire passer.

   En un point aussi, volonté et pensée confluent, inséparables, et se faussent. Pensée-volonté.

   En un point aussi l’examen de la pensée fausse la pensée comme, en microphysique, l’observation de la lumière (du trajet du photon) la fausse.

   Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.

   Toute science crée une nouvelle ignorance.

   Tout conscient, un nouvel inconscient.

   Tout apport nouveau crée un nouveau néant.

   Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?

   Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.

   Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.

   Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ? »

 

 

                                                  HENRI MICHAUX, Plume (Postface, éditions Poésie Gallimard, pp.215-220).

 

 

 

Conscience ? Un néant de questions accrochées à l’infini, qui couvre et mutile la vérité obscène de notre corps, notre souffrance, cette douleur que nous sommes.

 

Dans ce passage de Pour en fini avec le jugement dernier, Antonin Artaud fait éclater la contradiction entre les questions altières, spirituelles, si « élégantes » de la conscience, tendue vers l’infini, et l’obscénité de notre corps, ce « gaz puant », cette matière fécale, ce corps qui ne connaît que le besoin épais, qui n’a faim et soif que de matière, ce corps qui ne sait que se remplir et se vider.

Corps haï, corps méprisé, corps misérable… Mais cette misère, cette haine et ce mépris ne sont que le fait même de cette noble conscience, de sa morgue et de son goût de l’infini néant, qui, à chaque question, à chaque mot, souille le corps, le dénie, lui dénie toute beauté.

Et c’est alors, c’est alors que « j’ai pété de déraison/ et d’excès/et de la révolte/ de ma suffocation » ! Voilà le grand éclat de rire dionysiaque, rabelaisien : le corps se fait entendre avec dérision, le corps fait entendre cette souffrance que la conscience voulait réduire au silence ; le corps surgit, incongru, incapable de tenir le rang, de faire la révérence, de faire silence avec déférence. Le « muet » coupe la parole à qui la tient d’autorité : notre conscience.

Ce surgissement obscène (au sens fort d’obscène : ce qui « s’incruste » dans un spectacle où il n’était pas convié) du corps est le surgissement obscène de la liberté même.

Liberté ici : faire entendre ce qui était passé sous silence, ce qui n’était pas invité, attendu, ce qui n’a pas les mots pour s’énoncer, ce qui a trop longtemps supporté sans broncher la délicatesse de « l’autre » (de la conscience). Liberté du corps qui soudain se dérobe aux mots aiguisés de la conscience, ces mots fait pour inciser, ces questions faites pour pressurer : « l’intouchable » montre la profondeur intense de sa « nuit interne » et la refuse à la conscience si certaine de toucher à tout, à l’infini comme au néant, si certaine de faire rendre raison à toute chose.

Qui suis-je ? je ne suis pas ce qui parle, interroge, se laisse dire et répond ; « je » suis l’intouchable vie, qui se dérobe à l’aveu qu’on voudrait, pourtant, lui extorquer.

 

« Ce qui est grave

est que nous savons

qu’après l’ordre

de ce monde

il y en a un autre.

 

Quel est-il ?

 

Nous ne le savons pas.

 

Le nombre est l’ordre des suppositions possibles

dans ce domaine

est justement

l’infini !

 

Et qu’est-ce que l’infini ?

 

Au juste nous ne le savons pas !

 

C’est un mot

dont nous nous servons

pour indiquer

l’ouverture

de notre conscience

vers la possibilité

démesurée,

inlassable et démesurée.

 

Et qu’est-ce au juste que la conscience ?

 

Au juste nous ne le savons pas.

 

C’est le néant.

 

Un néant

dont nous nous servons

pour indiquer

quand nous ne savons pas quelque chose

de quel côté

nous ne le savons

et nous disons

alors

conscience,

du côté de la conscience,

mais il y a cent mille autres côtés.

 

Et alors ?

 

Il semble que la conscience

soit en nous

liée

au désir sexuel

et à la faim ;

 

mais elle pourrait

très bien

ne pas leur être

liée.

 

On dit,

on peut dire,

il y en a qui disent

que la conscience

est un appétit,

l’appétit de vivre ;

 

et immédiatement

à côté de l’appétit de vivre,

c’est l’appétit de la nourriture

qui vient immédiatement à l’esprit ;

 

comme s’il n’y avait pas des gens qui mangent

sans aucune espèce d’appétit ;

et qui ont faim.

 

Car cela aussi

existe

d’avoir faim

sans appétit ;

 

Et alors ?

 

Alors

 

l’espace de la possibilité

me fut un jour donné

comme un grand pet

que je ferai ;

 

mais ni l’espace,

ni la possibilité,

je ne savais au juste ce que c’était,

 

et je n’éprouvais pas le besoin d’y penser,

 

c’étaient des mots

inventés pour définir des choses

qui existaient

ou n’existaient pas

en face de

l’urgence pressante

d’un besoin :

celui de supprimer l’idée,

l’idée et son mythe,

et de faire régner à la place

la manifestation tonnante

de cette explosive nécessité :

dilater le corps de ma nuit interne,

 

du néant interne

de mon moi

 

qui est nuit,

néant,

irréflexion,

 

mais qui est explosive affirmation

qu’il y a

quelque chose

à quoi faire place :

 

mon corps.

 

Et vraiment

le réduire à ce gaz puant,

mon corps ?

dire que j’ai un corps

parce que j’ai un gaz puant qui se forme

au-dedans de moi ?

 

Je ne sais pas

mais

je sais que

l’espace,

le temps

la dimension,

le devenir,

le futur,

l’avenir,

l’être,

le non-être,

le moi,

le pas moi,

ne sont rien pour moi ;

 

mais il y a une chose

qui est quelque chose,

une seule chose

qui soit quelque chose,

et que je sens

à ce que ça veut

SORTIR :

la présence

de ma douleur

de corps,

 

la présence

menaçante,

jamais lassante

de mon

corps ;

 

si fort qu’on me presse de questions

et que je nie toutes les questions,

il y a un point

où je me vois contraint

de dire non,

 

                 NON

 

Alors

à la négation ;

 

et ce point

c’est quand on me presse,

 

quand on me pressure

et qu’on me trait

jusqu’au départ

en moi

de la nourriture,

de ma nourriture

et de son lait,

 

et qu’est-ce qui reste ?

 

Que je suis suffoqué ;

 

et je ne sais pas si c’est une action

mais en me pressant ainsi de questions

jusqu’à l’absence

et au néant de la question

on m’a pressé

jusqu’à la suffocation

en moi

de l’idée de corps

et d’être un corps,

 

et c’est alors que j’ai senti l’obscène

 

et que j’ai pété

de déraison

et d’excès

et de la révolte

de ma suffocation.

 

C’est qu’on me pressait

jusqu’à mon corps

et jusqu’au corps

 

et c’est alors

que j’ai tout fait éclater

parce qu’à mon corps

on ne touche jamais. »

 

      ANTONIN ARTAUD, Pour en fini avec le jugement dernier.

 

 

 

Seul celui qui accepte de devenir autre peut s’ouvrir à la présence toujours nouvelle du monde

 

« Vivre, c’est être un autre. Et sentir n’est pas possible si l’on sent aujourd’hui comme l’on a senti hier, cela n’est pas sentir – c’est se souvenir aujourd’hui de ce qu’on a ressenti hier, c’est être aujourd’hui le vivant cadavre de ce qui fut hier la vie, désormais perdue.

Tout effacer sur le tableau, du jour au lendemain, se retrouver neuf à chaque aurore, dans une revirginité perpétuelle de l’émotion – voilà, et voilà seulement ce qu’il vaut la peine d’être, ou d’avoir, pour être ou avoir ce qu’imparfaitement nous sommes.

Cette aurore est la première du monde. Jamais encore cette teinte rose, virant délicatement vers le jaune, puis un blanc chaud, ne s’est posée sur ce visage que les maisons des pentes ouest, avec leurs vitres comme des milliers d’yeux, offrent au silence qui s’en vient dans la lumière naissante. Jamais encore une telle heure n’a existé, ni cette lumière, ni cet être qui est le mien. Ce qui sera demain sera autre, et ce que je verrai sera vu par des yeux recomposés, emplis d’une vision nouvelle.

Collines escarpées de la ville ! Vastes architectures que les flancs abrupts retiennent et amplifient, étagements d’édifices diversement amoncelés, que la lumière entretisse d’ombres et de taches brûlées - vous n’êtes aujourd’hui, vous n’êtes moi que parce que je vous vois, et je vous aime, voyageur penché sur le bastingage, comme un navire en mer croise un autre navire, laissant sur son passage des regrets inconnus ».

 

FERNANDO PESSOA, Le livre de l’intranquillité.