LE TRAVAIL EN QUESTION
De prime abord, le travail apparaît comme l’expression d’une nécessité à laquelle nous sommes naturellement assujettis, nécessité qui, d’elle-même, suspend toute question, ne laissant d’autre possibilité que de s’y plier. Puisque, en effet, les « arbres à pains » ou les cornes d’abondance n’existent que dans les contes, ne sommes-nous pas condamnés ainsi à travailler pour vivre, à nous atteler à notre tâche, sans autre forme de procès ? Le travail serait ainsi la forme immédiate et naturelle de notre condition, la nécessité de transformer sans relâche notre milieu pour subvenir à nos besoins les plus impérieux. Comment, dès lors, ne pas l’interpréter comme le signe d’une misère, un labeur infiniment répété, la lutte incessante qui réduit l’existence à la répétition servile d’une activité qui n’ouvre sur rien d’autre que sur la conservation de la vie elle-même ? L’étymologie n’est pas d’ailleurs sans souligner cet assujettissement à la nécessité : « travail » vient du latin « tripalium » qui désigne un appareil formé de trois pieux servant à maintenir les chevaux difficiles pour les ferrer, puis un instrument de torture. Partant, au contraire d’activités librement consenties, qui de ce fait, peuvent apparaître comme l’expression authentique de notre identité, le travail ne serait que l’expression la plus pauvre de l’activité, celle qui nous ramènerait aux formes les plus immédiates, les plus animales de notre condition. Cet assujettissement, par ailleurs, serait redoublé par la socialisation du travail, qui, loin de surmonter ces expressions les plus serviles, ne ferait que les rendre encore plus intenses, en faisant du travail le principe d’un système d’exploitation et de contraintes généralisé. Dans une telle perspective, le travail apparaît comme l’expression d’une aliénation, si par « aliénation » on entend le processus par lequel l’homme devient étranger à lui-même (« alienus » : étranger en latin) au point de ne pas se reconnaître.
Cependant, faire ainsi du travail le signe d’une malédiction ou d’une pure aliénation ne serait-ce pas donner droit aux conditions mêmes (sociales et économiques) qui le dépossèdent de son sens et le ravalent à une tâche servile ? Que le travail puisse apparaître comme inhumain et être enduré comme l’une des aliénations les plus manifestes, n’est-ce pas là justement le signe qu’il est l’activité qui engage au plus haut point le sens de notre identité, ainsi que notre humanité ? Si le travail est ainsi l’épreuve d’une négativité et l’enjeu de luttes sociales, c’est sans doute parce qu’il fonde l’échange et est l’activité par laquelle chaque individu s’expose lui-même, donnant une forme objective à sa volonté et poursuivant, au travers de la valorisation de sa production, la reconnaissance des autres. Peut-on dès lors considérer que le seul enjeu du travail est la satisfaction des besoins et l’assujettissement à la nécessité ? La valeur n’est-elle pas ainsi l’enjeu essentiel du travail, en envisageant ici la valeur non simplement sous sa forme économique mais comme le processus par lequel une conscience s’expose en s’accomplissant dans une œuvre et engage, dans l’échange, une vérité sur elle-même.
Que penser, dès lors, du travail ? Est-ce une aliénation, une domestication, un abrutissement qui nous détournerait du sens authentique de notre existence ? Ou bien, une ruse de la liberté qui, par-delà la contrainte et la souffrance du labeur, s’affirmerait en s’appropriant la nécessité, en la surmontant, lui donnant ainsi la forme d’une œuvre ? Objet de bénédiction ou de détestation, le travail est en quelque sorte la solution (au sens chimique du terme) où se précipitent soudain toutes les tensions, les questions, les conflits, que recèle en puissance la confrontation de l’individu et de la société, du désir de liberté et de la soumission à la nécessité, des affects singuliers et de l’ordre uniforme.
I. Le Travail comme soumission à l’ordre des nécessités naturelles et sociales.
1/ Les lectures mythiques du travail comme malédiction.
La conscience humaine a toujours imaginé le bonheur d’une condition perdue. Qu’il s’agisse du paradis ou de l’âge d’or, pas plus que l’homme n’y éprouvait de besoin ni d’indigence, pas plus n’y était-il assujetti à travailler. Le poète grec Hésiode évoque ainsi, dans les Travaux et les jours, cet âge bienheureux où « les hommes vivaient comme des dieux, le cœur libre de tout souci, sans plus éprouver de souffrance que de besoin. Ils n’avaient pas à redouter les misères de la vieillesse. Toujours jeunes et alertes, la vie n’était pour eux qu’une fête qu’ils passaient de festin en festin. Quand ils mouraient, c’était comme on s’endort. Alors, tout leur appartenait : féconde, la terre produisait d’elle-même d’abondantes récoltes. Aussi vivaient-ils joyeusement et paisiblement de leurs champs, au milieu de biens innombrables ». Nul manque, nulle absence, nul désir. Où ne s’exerçait aucune négativité, nul travail n’avait donc un sens. Mais, cet « âge d’or » disparaît bien vite pour laisser place à un autre âge mythique, l’ « âge de fer », où l’humanité est « accablée tout le jour de fatigue et de besogne, et tourmentée la nuit par le souci de ce qui l’attend ». La vie, ainsi, ne nous est plus donnée : il nous faut la « gagner ». En effet, commente Hésiode, si nous connaissions le secret de vivre sans travailler, il est bien certain que nous ne travaillerions pas pour vivre. De la même façon, dans le mythe Biblique, Adam et Eve, chassés du paradis terrestre, découvrent le travail comme fruit de leur misère : ils ne pourront désormais jouir que du produit de leur sueur. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Opposé à une spontanéité heureuse, le travail apparaît ainsi, dans l’interprétation mythique, comme l’épreuve d’un effort négatif, une médiation douloureuse qui n’a elle-même aucune valeur mais ne fait que pourvoir à la fatalité de besoins dont la satisfaction ne peut être immédiate.
2/ le travail comme l’activité la plus pauvre qui soumet l’homme à la répétition infernale.
Ces interprétations mythiques impliquent une définition du travail comme l’activité non libre, par lequel l’homme est arraisonné par la nécessité de satisfaire ses propres besoins, nécessité qui l’enchaîne à une répétition infinie, le besoin, en effet, réapparaissant de nouveau à peine est-il satisfait. Un tel assujettissement - le fait que le travail soit ainsi l’activité qui nous plie à la nécessité et se réduit à la production des biens nécessaires à la vie, est la raison pour laquelle les Grecs le considéraient comme l’activité la plus pauvre et la moins noble.
Les Grecs distinguaient trois types d’activité selon le degré de perfection de leur finalité :
1/ la theôria (la contemplation) : l’intellection et la connaissance, action la plus parfaite qui soit car la plus expressive de la destination humaine.
2/ la praxis : « l’action », l’activité qui est à elle-même sa propre finalité, c’est-à-dire que l’on poursuit pour elle-même et non en vue d’autre chose. Ex : quand je danse, mon activité ne vise pas autre chose qu’elle-même, que le plaisir que j’éprouve en la réalisant (« Danser, c’est n’aller nulle part », comme disait Paul Valéry…). En ce sens, cette activité est la plus noble, parce qu’elle est l’activité libre, suspendue à la perfection recherchée par celui qui l’accomplit.
3/la poiêsis : l’activité dont la fin est autre qu’elle-même, activité qui est donc contrainte et est le fait de l’esclave. Ce que nous nommons « travail » relève de ce type d’action. De toutes les activités humaines, elle est celle qui est la plus proche de l’animalité, en vertu de sa finalité qui se réduit à satisfaire le besoin et soumet les hommes à la nécessité.
Remarques : 1/ ce qui distingue l’activité libre (praxis) de l’activité serve (poiêsis), ce n’est pas la nature de l’activité mais plutôt sa finalité. Ainsi, la même activité peut fort bien relever de la praxis ou de la poiêsis. Ex : si je joue de la clarinette pour le plaisir que j’y prends, il s’agit d’une activité pleinement libre et humaine ; si par contre je joue de la clarinette afin d’obtenir des subsides pour vivre (la fin de l’activité étant alors extérieure à l’activité elle-même : je joue pour le salaire que j’espère et non pour le plaisir de jouer), dans ce cas l’activité perd son sens et devient le signe d’une contrainte.
2/ Les Grecs distinguaient bien travail et loisir mais, au contraire de notre modernité qui tend à réduire toute l’activité au travail et à confondre le loisir avec la négation de toute activité (far niente : ne rien faire), le loisir (la skholé) ne consistait pas pour eux dans l’absence d’activité mais dans une activité librement consentie et ordonnée au plaisir de celui qui l’accomplit. En réduisant ainsi toute activité au seul travail, notre modernité a réduit la valeur de l’activité au seul salaire. Or, est-ce là vraiment la fin essentielle de nos actes ? On verra par la suite à quel point la fin de l’activité sociale outrepasse le seul salaire : en travaillant, chacun poursuit une affirmation de soi et la reconnaissance sociale de son identité. On ne travaille pas simplement pour gagner sa vie mais pour l’exprimer et lui donner sens.
Reprenant en partie ces distinctions, le penseur contemporain, Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne, souligne à quel point le travail est l’activité dont les réalisations sont les plus éphémères. Le produit du travail est en effet destiné à être consommé ; la loi du travail est donc la reproduction infinie de ses objets et des actes accomplis pour les reproduire, la répétition monotone du cycle production-consommation. Dès lors, ce qui caractérise l’animal laborans (« l’animal-travailleur ») c’est l’absence de durée, son produit étant consacré à la destruction (au contraire de « l’œuvre », l’activité qui s’inscrit dans la durée et la permanence). Ce qui serait « au travail » dans l’activité laborieuse, ce serait ainsi la mort même, travail de la mort que le travail dévoilerait en en étant l’impossible conjuration. Le travail, en conséquence, souligne et renforce le caractère dévorant de la vie elle-même. « C’est la marque du travail de ne rien laisser derrière soi ».
3/ Le travail : la meilleure des polices sociales et la négation du lien politique.
H. Arendt, poursuivant son analyse critique, souligne à quel point le travail, loin de permettre à l’individu, de paraître tel qu’en lui-même dans la singularité de sa forme de vie, rabat chacun à l’uniformité d’un cycle biologique. Dès lors, le travail est sans doute l’expédient le plus efficace pour unifier une société, pour que chacun fasse corps avec les autres, mais aussi l’expression la plus basse de cette unité, où l’égalité politique (qui est unité de différences) fait place à une uniformité insignifiante. « L’uniformité qui règne dans une société basée sur le travail et la consommation, et qui s’exprime dans le conformisme, est intimement liée à l’expérience somatique du travail en commun, où le rythme biologique du travail unit le groupe de travailleurs au point que chacun d’eux a le sentiment de ne plus être un individu mais véritablement de faire corps avec les autres. Il est certain que cela allège le labeur, comme pour chaque soldat le pas cadencé facilite la marche (…) le seul ennui, c’est que les meilleures « conditions sociales » sont celles dans lesquelles il est possible de perdre son identité. Cette réduction à l’unité est foncièrement antipolitique ; c’est exactement l’opposé qui règne dans les sociétés politiques et qui – pour reprendre l’exemple aristotélicien – ne consiste pas en l’association de deux médecins mais à l’association établie entre un médecin et un cultivateur, « et en général entre gens différents et inégaux ».[1]
Ce n’est pas un hasard si, comme Arendt le soulignera, les régimes totalitaires font systématiquement l’éloge de la valeur-travail et se caractérisent par la volonté de convertir le citoyen en un travailleur discipliné, entièrement soumis à l’ordre social. Ainsi, le travail apparaît comme le lien le plus apolitique mais aussi le plus susceptible de détruire la relation et le dialogue politiques qui unissent les membres d’une société, convertissant cette société en une masse uniforme.
Plus radicalement, Nietzsche ne cesse d’opposer, au fil de son œuvre, le travail et l’activité libre. Au contraire de l’activité libre, le travail est soumission aveugle à une nécessité sociale, un abrutissement méthodique, où l’individu, attelé à l’exigence frénétique d’une production infinie, est dépossédé de lui-même, incapable d’une affirmation de soi autonome. « Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utile à tous : la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail –on vise sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance (…) Il y en assez de croire que, par un salaire plus élevé, ce qu’il y a d’essentiel dans la détresse [des hommes] , je veux dire leur asservissement personnel, pourrait être supprimé ! Assez de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages de machine d’une nouvelle société, la honte de l’esclavage pourrait être transformée en vertu ! Assez d’avoir un prix pour lequel on cesse d’être une personne pour devenir un rouage ! Etes-vous complice de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible ? (…) Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous savez à peine vous posséder vous-mêmes ? Si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d’une boisson qui a perdu sa fraîcheur ? » (Aurores, 1881, Livre 3ème, § 173, §206).
(transition)
Faut-il, dès lors, dénier tout sens au travail ? L’interpréter uniquement comme l’expression d’une négativité, d’un abrutissement, qui dépossède l’homme du sens propre de son existence ? A un tel radicalisme, on peut sans doute objecter qu’une société, où il n’y aurait que loisir ou oisiveté, serait une société, certes, sans contrainte, mais aussi une société où nulle valeur, où nulle signification ne serait en jeu. Ainsi, la promotion des activités libres dépend peut-être étroitement de leur relation au travail même et c’est sans doute dans cette relation qu’elles puisent leur sens. Plus encore, la négativité dont le travail est l’expression (négativité au sens où il apparaît comme un effort, voire une douleur) n’est-elle pas la condition de toute expression d’une valeur et la médiation par laquelle la conscience peut se donner une forme objective, s’accomplir dans un objet ? Plutôt que d’enfermer l’individu dans le cercle infini du besoin et de la nécessité, le travail n’est-il pas plutôt la forme privilégiée de l’expression de sa singularité ? Travailler n’est-ce pas une façon d’affirmer ce que l’on est dans ce que l’on fait ?
II. Le travail : cette ruse de la liberté par laquelle la conscience se donne un monde et l’esprit s’objective.
1/ Le travail ne peut-il apparaître comme le propre de l’homme ?
En considérant uniquement le travail comme l’auxiliaire du besoin, on risque de méconnaître la façon dont le travail est l’activité par laquelle l’esprit transforme la nature, la conformant à son projet et à sa volonté. En ce sens, le travail peut bien apparaître comme un effort de spiritualisation de la nature, une façon de nier l’immédiateté naturelle pour lui substituer un monde proprement humain. C’est cette objectivation de l’esprit qui caractérise, selon Marx, le travail et le distingue radicalement de l’activité animale, sans projet et purement instinctive : « Notre point de départ c’est le travail sous la forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté » (Le Capital).
2/ Le travail comme la médiation par laquelle l’esprit conquiert sa forme objective : tout travail est un travail sur soi.
Aussi le travail peut-il apparaître comme l’humanisation de la nature, sa transformation en un monde humain. En ce sens, le travail n’est pas le moyen accidentel, le simple tribut que nous devrions payer à la nature pour extraire ce qui, en elle, sert à notre subsistance : ou du moins est-il bien plus que cette lutte nécessaire et ne se réduit à un simple labeur que lorsque l’activité de l’individu est aliénée, lorsqu’elle a perdu son sens véritable. En effet, dans le travail, c’est l’essence de l’homme qui est en jeu : le travail est l’actualisation de mon identité ; dans l’oeuvre que j’accomplis, c’est mon identité que j’exprime et qui prend forme. Comme le souligne Hegel, dans La phénoménologie de l’Esprit : « Par le travail, le soi fait de ses propres déterminations les formes des choses ». Dans la perspective de Hegel, on pourrait dire que le travail est l’acte par lequel la conscience s’extrait du « mauvais infini » de la Belle Ame (cette conscience qui se maintient dans l’abstraction des possibles sans jamais chercher à prendre une forme objective, à se déterminer pour un de ces possibles – cf. cours sur la Liberté). Mon oeuvre est mon expression et, oeuvrant, je donne forme à ce que suis : loin d’être, par conséquent, une activité parasite, le travail concrétise ainsi mes possibilités et la jouissance que je peux éprouver dans la contemplation de ma propre oeuvre est inséparable de cet accomplissement de mon identité dans cette oeuvre et par cette oeuvre. Il ne saurait y avoir de conscience de soi véritable sans cette activité dans laquelle je m’apparais à moi-même (On comprend mieux dès lors pourquoi les hommes sont si prompts à lutter pour défendre le sens de leur activité sociale car chacun, en travaillant, met en jeu son identité et l’expose aux autres).
3/ Faut-il donc préférer la jouissance stérile du « Maître » à l’appropriation de soi par le travail de « l’Esclave » ?
Dans un passage fameux de la Phénoménologie de l’Esprit (1807), la « dialectique du Maître et de l’Esclave », Hegel met en scène deux formes symboliques de la conscience, le « Maître » et « l’Esclave » . Ces deux formes symboliques de la conscience caractérisent deux types de relation au monde : l’une est pure jouissance, satisfaction immédiate du désir (le Maître) ; l’autre, au contraire, suppose l’abnégation, le refoulement des instincts, l’acceptation du labeur, sacrifice consenti pour prix de la survie (l’Esclave). Tout semble donner raison au Maître, à cette conscience qui a triomphé et n’a pas reculé devant le risque de la mort, là où la conscience « esclave » s’est plié devant la nécessité et a accepté son joug. Le travail n’est-il, dès lors, que la forme même de toute servitude, le sacrifice de toute liberté, une résignation à la contrainte ? Certes, « le désir [du Maître] s’est réservé la négation pure de l’objet et le sentiment de soi sans mélange qu’elle procure. Mais précisément pour cette raison, ce contentement n’est lui-même qu’évanescence, car il lui manque le côté objectif de ce qui est là et subsiste. Tandis que le travail est désir réfréné, évanescence contenue : il façonne ». Ainsi, « la conscience accède désormais, dans le travail et hors d’elle-même, à l’élément de la permanence, la conscience travaillante parvient donc ainsi à la contemplation de l’être autonome, en tant qu’il est elle-même ». Autrement dit : le désir triomphant du Maître, conscience qui se satisfait immédiatement, demeure une jouissance stérile, purement passive et destructrice, là où l’Esclave, en différant sa satisfaction, se révèle à lui-même dans et par son activité, en oeuvrant et en transformant le monde. Par-delà le labeur contraignant, le travail se découvre ainsi comme la condition même par laquelle l’homme accède à la pleine et entière conscience de lui-même, en donnant une forme objective, concrète, à son identité.
(Transition)
Toutefois, une telle dialectique, qui surmonte la servitude du labeur par l’expression objective d’une œuvre, ne fait-elle pas abstraction de la réalité sociale et économique du travail ? Est-on condamné, dès lors, à faire l’apologie du travail en ignorant ses formes les plus contraignantes, voire les plus déshumanisantes, ou bien à le condamner systématiquement, en considérant comme Alain que « le travail est forcé par essence » ? Par-delà une telle opposition radicale, ne faut-il pas interroger les formes sociales du travail, où se déterminent l’un et l’autre de ces aspects ?
III. La division du travail et ses enjeux existentiels.
On peut se demander alors comment le travail peut apparaître comme une activité contraignante qui, loin de m’exprimer, devient, au contraire, la forme la plus pressante de ma servitude ? Comment en vient-on à subir ce qui devrait actualiser notre essence ?
Dans L’idéologie allemande (1846), Marx va s’efforcer de montrer comment les conditions sociales modernes du travail tendent à le vider de son sens humain. C’est essentiellement par la division du travail que mon activité cesse d’être un accomplissement libre de mon identité, pour devenir l’expression d’une « puissance étrangère » qui me domine. Par la division du travail, je cesse de me reconnaître dans le produit de mon travail, dans la mesure où, comme nous allons le voir, ce produit me devient étranger.
« En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique, et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence ; tandis que, dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours ».[2]
Pour les théoriciens libéraux (notamment Smith), la division du travail est un moyen de libérer l’homme dans sa lutte contre la nécessité et dans sa recherche des moyens propres à sa survie : grâce à la division naturelle du travail, chacun n’a plus à prendre en charge l’ensemble des opérations nécessaires à sa subsistance ; se consacrant à une seule activité précise et, du fait du concours de chacune de ces activités spécialisées dans l’échange des produits du travail, l’individu n’est plus astreint à ce combat sans cesse recommencé contre la nécessité, est libre pour autre chose. Une telle analyse suppose une conception négative du travail : le travail est nécessairement un labeur et le domaine de la liberté commence quand le travail cesse. Or, pour Marx, la division du travail, loin de libérer l’individu, est au contraire ce qui l’asservit, ce qui transforme l’individu en une bête de somme : en effet, étant commis à une seule activité, réduit à une tâche monotone et étroitement spécialisée, cette activité cesse d’être l’expression d’un choix libre mais prend au contraire l’aspect d’une nécessité implacable.
Autrement dit, si le travail en lui-même est un accomplissement tant qu’il est une activité libre, il ne devient une fatalité que dans et par la division du travail ; et c’est là le contresens du libéralisme : en pensant libérer l’individu du travail par sa division, c’est alors justement, par cette division même, que le travail devient un labeur et une contrainte. Cette critique de la division du travail suppose chez Marx une vision anthropologique particulière : aucun individu n’est une mécanique spécialisée qui pourrait s’accomplir dans une tâche unique et précise ; chaque individu a des possibilités multiples, est une somme de virtualités diverses qui attendent d’être actualisées ; nul n’est fait pour être, toute sa vie durant, l’agent d’une seule activité. On ne naît pas ouvrier, pêcheur, berger ou professeur : mon identité protéiforme ne saurait s’accomplir dans une tâche unique. Dès lors, la division du travail, en cantonnant les individus dans une tâche unique, transforme le travail en une activité aliénante : je deviens le simple moyen d’une production et le produit de mon travail cesse d’être mon oeuvre, l’expression concrète de mon identité, mais apparaît, au contraire, comme une « puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle ». En ce sens, la division du travail transforme mon activité qui devrait être l’accomplissement de mon essence en un simple moyen d’existence : je ne travaille plus pour m’exprimer mais pour survivre. Et cette aliénation s’accomplit encore plus dans la division « manufacturière » du travail : dans cette division, ce sont les activités elles-mêmes qui sont morcelées en une pluralité d’opérations, tel que chaque individu a pour charge une seule de ses opérations ; la tâche qu’il accomplit n’est plus pour lui un des moments d’une réalisation vers laquelle il tendrait et en vue de laquelle il agencerait en un ensemble cohérent des gestes divers : c’est l’ouvrier qui devient un des moments aveugles d’un processus de production dont il est inutile qu’il connaisse la finalité pour accomplir son labeur. En ce sens, comme Marx le souligne ailleurs, ce qui est divisé dans le travail, c’est tout autant l’individu lui-même que son activité : « Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive ». Ce « travail en miettes » met la subjectivité en morceaux : mes actes cessent d’être le prolongement de ma volonté, le moment de sa réalisation. Dépossédé du produit de mon travail, qui devient le résultat aveugle d’une somme d’opérations à laquelle tous ont participé mais qui n’est l’expression de la volonté de personne, la finalité de mon activité devient extérieure à cette activité même : travailler, ce n’est plus faire oeuvre et se retrouver dans son oeuvre, mais faire le nécessaire, l’indispensable tout autant que l’inévitable, pour subvenir à ses besoins . Il s’agit de survivre et non plus de se réaliser. En ce sens, l’aliénation est double : je deviens autre dans mon activité dans la mesure où le produit de mon travail me devient étranger. Dès lors, loin de donner une forme concrète à mon identité, je m’abstrais alors au travail. La division du travail fait du travail une nécessité et non plus le signe de ma liberté : et c’est essentiellement cela qu’il faut entendre lorsque Marx rapporte cette production à une « puissance naturelle ». Est « naturel » ici ce qui apparaît comme un processus aveugle, qui échappe à toute volonté, qui transcende les individus, individuellement ou collectivement.
« La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n’apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n’apparaît pas comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle ; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité, qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité ».
Marx souligne bien dans ce passage comment, par la division du travail, l’activité n’est plus la mise en oeuvre d’aucune volonté : cette absence de toute finalité (« ils ne savent d’où elle vient ni où elle va ») apparaît comme le signe d’une déshumanisation. Dépossédé de son activité, l’homme est dépossédé de son essence : de la même façon que, sur un plan individuel, son activité cesse d’être l’expression de sa singularité, sur un plan collectif, l’humanité est dépossédée de sa propre histoire, qui n’est plus un procès volontaire mais un cheminement aveugle. Par la division du travail, l’activité de l’homme n’est plus son activité : la production devient un Destin. Notons ici que Marx ne semble pas partager l’ « optimisme » hégélien dans son analyse de l’histoire. Pour Hegel, en effet, l’histoire de l’humanité est l’expression du déploiement de la Raison, chaque moment de l’histoire étant un moment de la manifestation de la Raison ; non pas qu’il ne puisse y avoir des périodes historiques qui ne soient pas caractérisées par l’irrationalité et la violence et que les individus ne puissent pas être les agents ou les victimes d’une telle irrationalité, mais tous ces « non-sens » historiques, ces périodes où seul l’absurde semble régner, ne sont encore que des « ruses » de la Raison : même quand l’histoire semble échapper à l’homme, même quand les individus sont écrasés par les violences les plus inhumaines, cela n’est encore qu’un moment du déploiement de l’essence et de la Raison humaines. Même l’absurde, même l’horreur passent et ne sauraient être que des moments d’une Histoire où la liberté prend peu à peu forme. Or, Marx semble douter ici que la Raison puisse encore se déployer sur un plan générique, pour l’Humanité, quand les individus se déshumanisent et sont en prise à l’irrationalité : quand l’activité des hommes cesse d’être l’expression de leur volonté, l’Histoire des hommes cesse d’être le développement de leur essence. Il ne semble pas y avoir pour Marx de « ruse », de rationalité secrète, qui viendrait « sauver », en dernière instance, l’irrationalité dont les individus sont victimes. Il n’y a pas de liberté « en marche » pour l’Humanité - ou alors celle-ci ne peut être posée qu’abstraitement - quand les individus qui la composent sont réduits à l’état de bêtes de somme. Considérer un « genre humain » par-delà les conditions de vie réelles des individus ne sauraient être pour Marx qu’une abstraction. Dès lors, si la liberté individuelle se joue dans l’activité de l’homme, c’est aussi le destin de l’humanité qui est engagé dans la définition de cette activité : et tant que celle-ci se développe selon la nécessité aveugle de la division du travail et n’est pas définie politiquement, il ne saurait y avoir ni liberté individuelle, ni liberté collective. La force de l’analyse de Marx consiste justement à ne pas interpréter les rapports sociaux comme étant nécessairement des rapports volontaires : ces rapports continuent de se régler sur une nécessité « naturelle », aveugle, et l’ordre politique est une lutte, une réappropriation, jamais définitive, pour tenter de réduire cette part de naturalité, qui fait de l’homme l’instrument servile d’une production qui lui échappe. Et c’est là le fondement de la critique que Marx fait de la division du travail : si l’homme ne peut donner forme à sa liberté qu’en oeuvrant, il ne saurait toutefois que perdre cette liberté, en laissant les échanges se développer par eux-mêmes, malgré lui. Or, la division du travail n’est rien d’autre que l’expression ultime de ce développement naturel des échanges.
Partant, si la liberté humaine se décide toute entière dans la forme de l’activité humaine, le communisme s’affirme comme cette nécessaire réappropriation politique par l’homme de son activité. Ainsi, le communisme doit abolir « chez l’homme le sentiment d’être devant son propre produit comme devant une chose étrangère, la puissance du rapport de l’offre et de la demande est réduite à néant, et les hommes reprennent en leur pouvoir l’échange, la production, leur mode de comportement réciproque ». Le communisme est, en ce sens, tout le contraire d’un « modèle économique » : il consiste au contraire dans le refus de tout développement économique autonome, en dehors d’une définition et d’une réglementation politique ; il n’y a nulle « sagesse », ni « harmonie naturelle » à attendre des rapports économiques si on les laisse se développer « naturellement ».
Toutefois, on pourrait se demander en quelle mesure le communisme ne peut pas apparaître lui-même comme une idéologie. Cette réappropriation politique de l’activité humaine n’est-elle pas une utopie politique ? Toute la critique marxiste ne fait-elle qu’échouer sur un « concept » révolutionnaire ?
« Le communisme n’est pas pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Autrement dit, le communisme n’est pas une idée mais la conséquence nécessaire de l’histoire matérielle des hommes : il est la conséquence même des contradictions et des inégalités qu’engendreront nécessairement la division du travail et la mondialisation des échanges. En ce sens, la révolution n’est pas un mot d’ordre, elle est le produit dialectique de l’histoire - et ici Marx retrouve sans doute Hegel : à terme, la « masse de l’humanité [devenant] une masse totalement « privée de propriété », qui se trouve en même temps en contradiction avec un mode de richesse et de culture », ne saurait que se révolter contre de telles inégalités. Si la révolution est une protestation contre les inégalités, elle est en même temps le fruit de celles-ci. L’histoire nous apprend ainsi qu’il n’y a pas d’antinomies figées (mal / bien, servitude / liberté), mais que celles-ci, tout en étant contradictoires, s’unissent dans un rapport dialectique : ce n’est que l’exacerbation des inégalités qui peut rendre possible leur renversement et l’abolition du mode de production qui en est la cause. L’histoire nous découvre qu’un procès finit toujours par engendrer son contraire, qu’au comble de la servitude, c’est la liberté qui finit par éclater. Et c’est bien cela que Marx souligne dans des lignes tardives du Capital : « Dans l’histoire comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie ».
Reste qu’une telle résolution, la réappropriation par l’homme de son activité, semble encore à venir : que la « pourriture » ne semble pas avoir encore assez « fermenté » pour féconder son plus beau fruit, la liberté...
[ Remarque complémentaire :
La critique de la division du travail, que Marx développe, découvre à quel point le travail engage l’essence de l’homme et à quel point, par conséquent, la forme de l’activité humaine ne saurait être politiquement indifférente. L’histoire, au XXème siècle, a en quelque sorte apporté une confirmation -tragique- à cette critique. Si, comme le montre Marx, en effet, la division du travail a pour conséquence une déshumanisation du travail, dans la mesure où, par cette division, l’individu est dépossédé du produit de son travail et cesse de reconnaître celui-ci comme l’oeuvre qui accomplit son identité, une telle aliénation a aussi pour conséquence inévitable une dépossession éthique : l’individu, devenu le maillon d’une chaîne de production, en cessant de reconnaître le résultat de cette chaîne comme son oeuvre, devient indifférent à ce produit qui lui est devenu étranger et ne se juge pas responsable de cette production, à laquelle il a pourtant participé, mais pour une part si infime qu’il semble impossible de pouvoir lui attribuer ce produit en propre. Le « travail en miettes » ne met pas simplement la subjectivité en morceaux mais aussi l’éthique, et les grandes tragédies humaines de ce siècle en sont la confirmation : l’élimination en masse des populations, les divers génocides de ce siècle, sont, sans aucun doute, la conséquence de cette déresponsabilisation que la division du travail autorise. Quand le crime est décomposé en une multiplicité de tâches qui en elles-mêmes semblent sans rapport avec le processus dont elles sont un des rouages, ai-je le sentiment d’être un criminel, en accomplissant cette tâche insignifiante ? Cette décomposition de toute production en une multiplicité d’opérations ne peut que rendre abstrait le rapport entre l’une de ses opérations et le résultat de cette production. Comment, d’autre part, ce soupçon éthique pourrait-il se développer quand mon travail n’apparaît plus comme une activité libre mais comme le moyen aussi inévitable qu’indispensable de ma survie ? Cette abstraction et cette nécessité, qui sont les conséquences de la division du travail, ont permis l’extermination à grande échelle et ont servi de justification a posteriori. Claude Lanzmann, dans son documentaire Shoah, consacré au génocide juif, interroge un garde-barrière qui ne faisait que changer l’aiguillage des trains de la mort en direction des camps : a-t-il le sentiment d’avoir participé à l’horreur concentrationnaire ? Il ne faisait qu’accomplir sa tâche précise, son petit labeur quotidien, car il faut bien gagner son pain; tout le reste n’était pas son affaire... Ainsi, en décomposant le crime, la division du travail a permis sa démultiplication : par cette division, des peuples entiers ont participé « de loin » à des exterminations, qui n’auraient pas été possibles sans cette collaboration aveugle qu’une telle division autorisait. La barbarie des camps ne peut être pensée sans ce processus qui «industrialisa » le crime et l’horreur, en les rendant abstraits par la décomposition des tâches. Ainsi, à proportion de la division d’une activité, responsabilité et conscience morale semblent se retirer.
Sur le frontispice du camp d ’Auschwitz, on pouvait lire ces mots : « Arbeit macht frei ». Le travail rend libre : ironie macabre de bourreaux.
C’est justement parce que le travail a pu cesser d’être une activité libre, dans laquelle je m’accomplis et je me reconnais, que les camps furent en partie possibles.
Et il faut sans doute relire cette formule d’une toute autre façon : La division du travail rend libre de toute responsabilité.
Processus déshumanisant, la division du travail « libère » l’homme de son essence, de son humanité : la bestialité de ce siècle n’aurait pas été pleinement possible sans cette réduction de l’homme à une bête de somme. ]
(Conclusion)
Si la question de la liberté et du sens de l’existence est ainsi rendue si sensible par le travail, c’est bien parce que c’est là, justement, la question que nous ne sommes pas censés nous poser au travail. Si, inversement, le travail s’impose comme une nécessité non simplement matérielle (il faut travailler pour vivre) mais comme une nécessité qui engage notre essence même, c’est sans doute parce que le déploiement de toute identité et de toute conscience suppose la reconnaissance de l’autre, reconnaissance qui suppose la médiation d’une activité définie selon des règles intersubjectives. Partant, nous sommes sans cesse renvoyés de la contrainte, dont le travail est souvent l’expression, à son indépassable nécessité, de l’abnégation qu’il suppose, à l’affirmation de soi, dont il est le moyen privilégié, de l’exclusion à laquelle est confrontée celui qui en est privé, à l’aliénation de celui qui subit, jour après jour, la répétition infinie de sa routine. Humain et inhumain : cette duplicité remarquable du travail qui n’est pas sans embarrasser la plupart des penseurs, ceux-ci ne pouvant rompre sans scrupule le cercle de la contradiction (affirmer que le travail est humain plus qu’inhumain, ou inversement, et cela quelle que soit l’habileté dialectique dont ils font preuve), une telle duplicité, donc, nous découvre à quel point le travail mobilise, plus que toute autre expérience, la question des fins de notre existence, collectives tout autant qu’individuelles. En ce sens, s’il est un sérieux des questions métaphysiques, c’est dans le travail qu’il se découvre. Or, l’analyse purement économique tend à désamorcer cette charge de sens dont le travail est porteur. L’analyse du travail que développe ainsi Marx consiste ainsi à lever le voile sur l’enjeu proprement humain du travail, que l’analyse économique classique voudrait ignorer, en créant cette illusion : le primat d’une valeur économique exclusivement quantifiable à partir du jeu des échanges, du marché, et qui tendrait à se désolidariser abstraitement de toutes autres valeurs (éthiques, politiques, morales) celles-ci étant rejetées comme de simples formes de la « sentimentalité » subjective (tel est un des enjeux majeurs de la critique développée par Marx de la « valeur marchande », comme valeur fictivement autonome).
Aujourd’hui (plus que jamais sans doute), cette dissimulation active du sens du travail est en œuvre, que ce soit d’ailleurs en niant la façon dont il engage le sens de notre existence (la vie est ailleurs : dans les loisirs, le cocooning, les vacances,…) ou en dissimulant son aspect coercitif (le discours de la « nouvelle entreprise » -l’entreprise est « une grande famille » où chacun doit se sentir chez soi - et tout discours de même farine, sur le refrain : Enterprise, sweet Enterprise).
[1] Par « politique », Arendt n’entend absolument pas la forme d’un pouvoir, une souveraineté étatique, engageant une relation de domination. La politique a son sens antique ici, celui d’une relation intersubjective libre où l’homme apparaît à l’homme dans sa singularité. Là où, dans la relation de travail règne l’uniformité, la relation politique est le domaine de la liberté, « l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition ».
[2] C’est nous qui soulignons des passages dans le texte.