EXPLICATION – EXTRAIT DE LOCKE
« Je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre (…)
Il est du devoir du magistrat civil d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu’un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à la dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela (…)
Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l’unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu’il puisse ni qu’il doive en aucune manière s’étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives.
Premièrement, parce que Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu’à toute autre personne, et qu’il ne paraît pas qu’il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu’il est comme impossible qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d’un autre, soit prince soit sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu’il doit embrasser (…)
En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d’une telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses. »
LOCKE.
Dans cet extrait, Locke se demande en quelle mesure une croyance religieuse peut être prescrite et ordonnée par le pouvoir civil. Il estime clairement qu’il n’appartient aucunement au magistrat de légiférer en matière de religion, que la fin de l’Etat n’est pas de contraindre les consciences, d’autant plus qu’elles sont par nature libres et qu’aucune force ne saurait infléchir les jugements individuels. Ce qui est en jeu ici, c’est donc le sens de la foi religieuse et les limites du pouvoir d’Etat ainsi que la condition de sa légitimité.
Quelles sont en effet les conditions et les limites du pouvoir civil ? Sur quoi ce pouvoir s’exerce-t-il ? Quelle est la fin des lois auxquelles nous obéissons ? Le droit a-t-il pour fonction d’ordonner les consciences individuelles ? Peut-on seulement forcer le jugement et la pensée ? Quel pouvoir peut prétendre ainsi avoir prise sur la liberté de notre pensée ?
Nous verrons dans un premier temps comment Locke fonde la liberté des consciences et définit les limites de l’exercice légitime du pouvoir civil puis, dans un second temps, en quel sens la liberté des consciences peut apparaître comme le fondement de tout Etat de droit.
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Le pouvoir d’Etat doit-il se mêler des affaires de foi et peut-il prétendre gouverner les consciences ? Tout l’enjeu de la réflexion de Locke consiste ici à souligner que le fondement même de tout pouvoir légitime est de se borner à légiférer sur les actions qui engagent la vie en commun des hommes et les relations qu’ils ont entre eux, non ce qui les concernent en propre, tout particulièrement ce qui est relatif au « salut de leur âme », question qui ne relève que d’un choix intime et d’une persuasion proprement individuelle. Il s’agit donc très clairement pour ce penseur de marquer les limites du pouvoir d’Etat, de séparer précisément le domaine public des lois et les conditions de leur application légitime du domaine privé, domaine qui appartient en propre à l’individu, est laissé à sa liberté et, par conséquent, est indifférent pour le législateur.
Pourquoi Locke commence-t-il par souligner qu’une telle distinction entre domaine public et domaine privé est d’une « nécessité absolue » et qu’elle doit être posée avec la plus grande « exactitude possible » ? Sans aucun doute parce que se joue dans une telle distinction le sens de l’autorité d’Etat, la possibilité de distinguer une autorité légitime d’une autorité arbitraire, ainsi que la définition des libertés individuelles. S’il s’agit, en effet, selon ses termes, d’éclairer les « justes bornes » qui séparent le pouvoir civil et la religion, c’est qu’il en va dans cette délimitation de la réponse à la question : qu’est-ce qu’un pouvoir juste ? En insistant ainsi sur le caractère décisif d’une telle séparation, Locke laisse entendre qu’une telle distinction est le fondement préalable à tout Etat de droit, c’est-à-dire d’un Etat dans lequel les libertés individuelles sont garanties et préservées.
Ainsi, pour distinguer clairement les domaines du pouvoir d’Etat et de la religion, Locke s’efforce tout d’abord de préciser quelle est la nature du pouvoir d’Etat, quel est le fondement du respect des lois et la fin à laquelle elles répondent essentiellement. Pourquoi les hommes se sont-ils donnés des lois en commun et consentent-ils à y obéir ? Afin d’assurer « la possession légitime de toutes les choses qui regardent la vie ». Les lois apparaissent comme un instrument au service des hommes, ayant essentiellement pour fonction de rendre la vie en commun possible. Le droit et le pouvoir d’Etat ont avant tout pour objet la question de la propriété et sont avant tout requis pour déterminer de façon impartiale tout ce qui relève de la répartition et de l’échange des biens entre les membres de la communauté. Il est remarquable ici que Locke ne définit pas l’Etat d’emblée comme une forme contraignante mais comme le pouvoir que les hommes se sont donnés afin de permettre à leur vie commune de s’épanouir autant que possible : la justice publique est établie pour « la conservation de tous ces biens ». Plus loin : « tout pouvoir civil est borné à l’unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation ». En ce sens, l’affaire de la loi et du pouvoir civil, ce sont les biens, la répartition et la définition de la propriété, et non le Bien, dans sa distinction d’avec le Mal. Dès lors, les lois et l’Etat n’ont d’autre finalité que de préserver les droits naturels des membres de la société et s’il s’avère nécessaire de sanctionner et de châtier l’un d’entre eux, c’est uniquement dans la mesure où il met en péril les droits d’un autre et attente à sa propriété. Autrement dit, les sanctions de la loi n’ont d’autre but que de garantir la liberté réciproque des individus : c’est uniquement dans cette limite qu’une sanction peut être dite juste. La loi ne porte atteinte à la liberté d’un individu qu’en tant qu’il est une menace à la liberté des autres. Hors de cette condition, l’exercice de la loi se réduirait à une contrainte arbitraire. « Si quelqu’un se hasarde de violer les lois, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à la dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela ». Cette ultime précision est décisive : le but premier des lois n’est pas de réprimer des actions et de contraindre des individus mais de rendre possible leur liberté en commun. Ainsi, nul ne sera inquiété par les lois tant qu’il ne représente pas une menace pour les autres.
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Dès lors, si la fin des lois et du pouvoir d’Etat est de donner forme à la liberté en commun des hommes, en permettant à chacun de jouir autant qu’il le peut des biens qui lui reviennent de droit, le pouvoir civil est-il autorisé à se mêler légitimement de ce qui relève de l’individu en propre, c’est-à-dire de ses convictions intimes, notamment religieuses ?
D’après la définition du rôle de l’Etat, que Locke a proposé dans la première partie de sa réflexion, il semble que la foi et toute forme de croyance qui relève uniquement de la conscience individuelle soient simplement indifférentes au magistrat civil, puisqu’il ne légifère que sur la propriété, sa répartition et ses échanges. Reste qu’il s’agit pour Locke de donner des raisons plus précises, plus « démonstratives » de cette séparation entre les domaines public et privé.
Les deux arguments qu’il donne en faveur de la tolérance et de la liberté religieuses se répondent terme à terme. En effet, il s’agit de souligner dans un premier temps que la foi ne saurait être contrainte, que cela est contraire à son principe et, dans un second temps, de souligner que la contrainte des lois ne sauraient s’exercer sur les consciences, celles-ci se dérobant par nature à toute contrainte. En ce sens, la liberté religieuse se fonde ultimement sur la liberté fondamentale et intrinsèque à toute conscience.
Revenons sur le premier argument. La question implicite que pose Locke est la suivante : en quelle mesure ne serait-ce pas dénaturer la foi que d’en faire l’objet d’une contrainte ? Si « Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil » et cela parce qu’il n’a « jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion », c’est, comme il le laisse clairement supposer, que la foi est inséparable d’un choix, librement consentie par la conscience individuelle, liberté qui seule lui donne son sens. Comme il le précise à la suite, « la vraie religion (…) consiste dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu ». Une foi extorquée sous la menace ne serait que l’ombre même de la foi, dans la mesure où celle-ci ne saurait prendre sens qu’à partir du moment où le sujet qui l’avoue l’éprouve corps et âme. Autrement dit, Locke laisse entendre que quiconque entreprend de contraindre les consciences, outre que son entreprise est nécessairement vouée à l’échec, commet de plus un acte impie, contraire à la volonté même de Dieu.
L’enjeu est encore une fois de séparer précisément le domaine de l’autorité publique de celui des libertés individuelles et, tout particulièrement, de la liberté de croyance. L’habileté de Locke consiste à montrer que cela n’est ni requis en droit ni possible en fait, car comment, en effet, pourrait-on décourager les individus de faire usage de leur liberté sur des questions qui des questions qui engagent le sens même de leur existence ? Nul pouvoir ne peut faire « qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même ». La limite de tout pouvoir est celle de la conviction des consciences, sur laquelle ils n’ont aucune prise. Et cette liberté est d’ailleurs si fondamentale et première que même la volonté générale en saurait la remettre en cause : « le consentement même du peuple ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ». Dire cela, c’est laisser entendre que la liberté des consciences n’est nullement une liberté politique ou juridiquement affirmée ; ce n’est pas une convention qui serait suspendue à la volonté générale et pourrait être récusée le cas échéant. Non, cette liberté est naturelle, inséparable de la conscience, ontologiquement liée à son affirmation. En ce sens, elle précède les libertés politiques, les fonde et les détermine.
C’est cette liberté qu’il souligne ultimement, une liberté du jugement qui ne saurait être subjuguée de quelque façon que ce soit. Plus encore que la liberté de croyance, c’est donc la liberté de l’esprit que Locke tient à mettre en évidence, comme la liberté fondamentale qui affirme chaque homme comme un sujet autonome. Le penseur pointe, dès lors, l’impasse de tout régime tyrannique qui peut bien certes contraindre les corps mais non les consciences et qui, ainsi, ne saurait réduire les hommes à de pures mécaniques obéissantes : « La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses ». La limite de l’exercice de tout pouvoir est la pensée, qui, par nature, est insoumise.
Dès lors, il s’agit bien de faire la part entre l’autorité civile qui est « bornée à la force extérieure » et le domaine de la conscience, où l’individu n’a affaire qu’à lui-même. La relation à Dieu n’est pas une relation de sujet à sujet et, ce faisant, n’entre pas dans le domaine de compétence de la loi civile.
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Comme nous venons de le voir, il s’agit pour Locke dans ce texte aussi bien de définir le pouvoir de l’Etat, le domaine de son exercice et ses limites, que de déterminer le sens des croyances individuelles, de la foi et de la liberté de penser.
En ce sens, l’enjeu n’est pas uniquement de séparer l’Eglise et l’Etat mais aussi de définir ce qu’est un Etat de droit, le sens de la loi et de l’exercice légitime de la contrainte. Ainsi, le Droit apparaît indifférent au domaine propre des consciences individuelles et cette indifférence est la condition même de la loi juste. Est, en effet, tyrannique, comme le montre Locke, toute autorité civile qui prétend ordonner les consciences et supprimer la liberté de jugement.
Reste que l’on pourrait se demander en quelle mesure cette liberté de jugement est si inséparable de la conscience elle-même ? Peut-on, en effet, comme le fait Locke, estimer que, par nature, la conscience ne saurait être contrainte ? Si la liberté de jugement apparaît bien comme la limite de tout pouvoir légitime, il est douteux toutefois que les consciences ne puissent être subjuguées. Héritiers que nous sommes du totalitarisme, nous savons à quel point, dans certaines conditions de terreur et de propagande, la conscience individuelle peut se renier elle-même, renier sa propre liberté, et le sujet se transformer en une mécanique servile au service d’un pouvoir. En ce sens, si liberté de la conscience il y a, cette liberté est peut-être elle-même inséparable des libertés politiques qui la préservent et en rendent possibles l’exercice. Dès lors, la liberté de la pensée serait autant la limite qui arrête le pouvoir juste que ce qu’il cherche à préserver à tout prix s’il veut demeurer juste. Force est, toutefois, de constater que le pouvoir d’Etat confond souvent la persuasion et la domestication des consciences, confondant l’unité de la société avec l’uniformisation des comportements et des jugements.