METHODE
DE L’INTERPRETATION DE TEXTE
Outre l’essai, l’épreuve peut aussi
consister, selon les mots choisis, en une « interprétation »
philosophique d’un texte. Cette interprétation est dirigée par une question qui
en oriente la perspective. Parce que cette épreuve reprend les aspects généraux
de l’explication de texte (de philosophie générale), je serai plus synthétique,
même s’il s’agit de préciser ce qui la distingue, toutefois, de l’explication
classique.
1/ Les principes généraux de l’interprétation
A/ La lecture détaillée du texte
Ce moment est celui du travail préparatoire, plus
fondamental encore qu’en ce qui concerne l’essai.
Force est de rappeler qu’une telle épreuve suppose une
lecture très précise du texte, que votre interprétation doit sans cesse
convoquer à l’appui de vos analyses. En ce sens, un simple « survol »
du texte ne saurait aucunement suffire. Aucun passage ne doit être négligé ou
passé sous silence, la pire explication consistant à ignorer des parties du
texte (parce qu’elles ont intimidé notamment le lecteur), ce qui la plupart du
temps entraîne dans le contresens.
Ce faisant, il faut s’emparer du texte :
en souligner les concepts clés
poser des questions dans la marge
repérer les césures logiques dans la
réflexion du penseur (marquées par des connecteurs : mais,
toutefois, or, donc, etc…).
Si vous êtes en présence d’une écriture classique
(marquée par de longues phrases), il peut être efficace pour en dégager le sens
et les nuances de se livrer à une petite analyse grammaticale, au moment de
votre lecture : repérez la proposition principale, qui vous permet de
cerner l’idée principale engagée dans la phrase, et voyez comment les
propositions subordonnées qui l’accompagnent apportent des précisions, des
conditions ou des nuances à cette idée principale.
Premier temps :
Le premier effort de cette lecture attentive consiste à
dégager les questions que se posent le penseur et qu’ils affrontent dans ce
texte. Ces questions, la plupart du temps, ne sont pas apparentes : c’est
à vous de les mettre en évidence, tout le texte consistant à y répondre. Toute
réflexion affronte un problème : c’est en dégageant ce problème en rassemblant
les questions que se pose le penseur que vous pourrez cerner la thèse qui est
la sienne, ce qui est crucial par la suite pour votre introduction.
Deuxième temps :
Après avoir dégagé les questions qu’il se pose, dégagez
la thèse du texte (autrement dit, l’idée principale qu’il soutient). Prenez
garde au fait que la thèse est signifiée par l’ensemble du texte, et non par
l’une de ses phrases. C’est pourquoi il s’agit pour vous de la mettre en
évidence, et non de vous contenter de citer une phrase du texte qui en serait,
plus ou moins, l’expression.
Troisième temps :
Repérez la progression logique de
l’argumentation du penseur, comment il justifie la thèse qu’il soutient par des
arguments successifs. Cette logique de l’argumentation n’est jamais
immédiatement apparente dans un texte. Or, on attend avant tout d’une
explication qu’elle fasse apparaître cette logique, c’est-à-dire quels liens
unit les diverses idées que le penseur convoque dans ce texte. Comprenez ici
(et j’y reviendrai) qu’une explication qui se contente de reprendre le sens de
chaque phrase du texte séparément, comme s’il s’agissait d’atomes séparés les
uns des autres, ne peut réussir à embrasser le sens du texte. Il faut faire
apparaître pourquoi le penseur passe d’une idée à une autre, ce qu’il laisse
souvent à l’intelligence de son lecteur. Votre interprétation doit faire
apparaître cette unité logique de ses idées.
Remarques complémentaires :
1/ Souvent une interprétation
superficielle du texte n’a tout simplement pas été suffisamment attentive à la
précision des concepts utilisés par le penseur. En ce sens, il faut
impérativement éclairer le sens des concepts convoqués par le texte et, de
même, interroger la façon dont le penseur sépare ou oppose certains concepts
au fil de sa réflexion.
Dites-vous ainsi que le penseur n’a pas choisi au hasard
les termes qu’ils emploient (sinon on ne le lirait plus aujourd’hui) et que
donc les choix qu’il a fait sont décisifs pour comprendre sa pensée.
Le travail sur les antonymes (les termes opposés) peut
être efficace pour vous éclairer sur le sens des concepts qu’il emploie.
2/ Sur ce point, il est
toujours efficace de se demander, au regard des concepts qu’il emploie
et de la thèse qu’il soutient, de quelle autre thèse ou conception il se
sépare ou bien s’oppose dans sa réflexion.
Il peut se faire que le penseur le déclare clairement
dans sa réflexion. C’est le cas, par exemple, lorsque le penseur fait état de
ce que pense le sens commun sur le problème qu’il envisage (dans des
formulations du type : « On pense généralement que… »,
« il est d’usage de penser que… », etc.) : il est très
rare que le penseur précise ce sens commun pour le confirmer par la
suite ; la plupart du temps, il ne le convoque que pour le mettre en
question, le nuancer ou bien s’y opposer.
Or, dans la plupart des cas, la conception à laquelle sa
thèse s’oppose n’est pas explicitement énoncée, même si tout ce qu’il dit la
rend sensible à la lecture. Une bonne interprétation doit faire surgir cette
position dont il se sépare. Notons que la connaissance de l’histoire de la
philosophie (que votre cours vous apporte) peut vous aider à le percevoir.
Mais le mieux pour incarner ces principes de lecture est
encore de vous prendre un exemple, celui du texte d’Alain que nous avons
travaillé en cours :
B/ Exemple d’une lecture de texte
« Un être humain nous
jette d’abord au visage cette forme et cette couleur, ce jeu des mouvements,
qui ne sont qu’à lui. Les marques de l’âge et du métier s’imprimeront sur cette
écorce, mais sans le changer. Tel il est à douze ans, sur les bancs de l’école,
tel il sera ; pas un pli des cheveux n’en sera changé. La manière de
s’asseoir, de prendre, de tourner la tête, de s’incliner, de se redresser, est
dans cette forme pour toute la vie. Ce sont des signes constants, que
l’individu ne cesse point de lancer, ni les autres de d’observer et de
reconnaître. Quelque puissance de persuasion que j’aie, que je sois puissant ou
riche, ou flatteur ou prometteur, je sais bien qu’il ne changera rien de ce
front large ou étroit, de cette mâchoire, de ces mains, de ce dos, pas plus
qu’il ne changera la couleur de ces yeux. Alexandre, César, Louis XIV,
Napoléon, ne pouvaient rien sur ces différences. Aussi l’attention de tout
homme se jette là, assurée de pouvoir compter sur cette forme si bien terminée,
si bien assise sur elle-même, si parfaitement composée, où tout s’accorde et se
soutient. On peut le tuer, on ne peut le changer. Là-dessus donc s’appuient
d’abord tous nos projets et toutes nos alliances. Vainement l’homme tend un
autre rideau de signes, ceux-là communs, qui sont costumes, politesses,
phrases ; tout cela ne brouille même pas un petit moment le ferme contour,
la couleur, l’indicible mouvement, le fond et le roc d’une nature. Ici est
signifié quelque chose qui ne peut changer et qui ne peut tromper. Mais quoi ? »
ALAIN,
Les idées et les âges
(Je vais reprendre les divers principes de la
lecture évoqués plus haut. Ce qui suit n’épuise pas le sens du texte mais vous
montre la pertinence de ce travail préparatoire)
1/ Quelles sont les questions qu’Alain affronte
ici ?
Dans ce texte, Alain pose la question du sens de notre
identité : qu’est-ce qui définit en effet une personne ? En quoi
consiste sa personnalité, c’est-à-dire la singularité que nous lui
reconnaissons ? Où se loge donc le secret de notre individualité ?
Qu’est-ce qui fait ainsi l’unité du Moi et sa permanence ?
(Notez que ces questions ne sont pas énoncées
dans le texte mais que toute la réflexion du penseur suppose qu’il y répond.
Expliquer, c’est justement faire surgir ces questions qui mettent en évidence
les enjeux de la réflexion du penseur)
2/ Quelle est la thèse qu’il soutient ?
Dans cet extrait, Alain soutient l’idée selon laquelle il
y a une permanence de notre identité, un socle de notre personnalité, que rien
ne saurait entamer, ni les aléas de notre histoire ni les conventions sociales.
Or, cette personnalité, loin de consister dans notre âme ou notre esprit,
s’affirme selon lui à la surface de notre être, dans une certaine expression,
un style, dont notre corps tout entier est l’expression. En ce sens, c’est la
vie de notre corps, qui dessine une certaine manière d’être en nous et qui
n’appartient qu’à nous seuls. Le Moi, ainsi, se signifie ainsi dans cette façon
d’être éclatante et qui est propre à chacun.
(Notez de même ici que cette reprise de la
thèse d’Alain ne se réduit pas à une paraphrase – voir
plus loin la question de la paraphrase – mais consiste à mettre en relief
les enjeux de sa pensée, ce que toute sa réflexion implique. Notez de même que
je mets en évidence la façon dont sa thèse s’oppose – sans qu’il le dise
explicitement mais tout ce qu’il dit l’implique – à une interprétation du Moi
ou de la personnalité comme reposant dans notre intériorité, notre esprit ou
notre âme)
3/ La progression logique des arguments
Plutôt qu’une progression logique linéaire
des arguments dans ce texte, on peut repérer des lignes de force dans ce
propos, c’est-à-dire des arguments que la réflexion d’Alain amplifie et précise
peu à peu. Ce faisant, on peut mettre en évidence deux types d’arguments :
a/ Alain souligne une permanence de notre identité, qui
consiste non dans l’intériorité de notre Moi, notre esprit ou notre âme, mais
dans la vie de notre corps, une certaine manière d’être qui signifie ce que
nous sommes et déclare avec évidence notre personnalité. C’est donc à la
surface de notre être que se manifeste le plus notre Moi, dans une apparence
qui nous rend reconnaissable aux autres.
b/ D’autre part, Alain définit cette personnalité en nous
comme une « nature » que rien ne saurait ni effacer ni recouvrir. Ni
les conventions, ni l’éducation, ne peuvent en changer la forme. En ce sens,
notre identité échappe à notre volonté : ce que nous sommes est aussi ce
sur quoi nous n’avons pas de prise.
4/ Les thèses avec lesquelles Alain débat.
Sans qu’il le dise explicitement, Alain se sépare ici
d’une certaine conception du Moi (notamment celles de Descartes) qui consisterait
à chercher le Moi dans l’intériorité de notre conscience ou de notre âme. Le
Moi n’est pas ici, pour Alain, une « chose pensante », comme
Descartes le définissait, mais plutôt ce qu’exprime l’apparence même de notre
corps et sa vie propre. Dès lors, notre être est à rechercher dans cette
apparence, qui nous manifeste aux autres autant qu’elle s’impose à nous, sans
être l’objet d’un choix. Je suis un corps avant que d’être une pensée, un cogito
(pour parler comme Descartes).
2/ L’introduction
Non Moins que pour l’Essai, elle est déterminante. Elle
doit clairement exposer : 1/ les questions qu’affronte le penseur 2/ la
façon dont il y répond, c’est-à-dire la thèse qu’il soutient 3/ Faire le lien
avec la question qui est censée diriger votre interprétation.
Arrêtons-nous justement sur ce dernier point :
Le sens et la fonction de la question qui
accompagne le texte :
Si le texte que l’on propose à votre interprétation est
accompagné d’une question, c’est afin de guider votre explication mais aussi de
soutenir votre réflexion, en vous donnant un point d’ancrage, qui d’ailleurs
vous prémunit contre d’éventuels contresens.
En effet, la question vous oriente précisément vers la
thèse du texte. En ce sens, comprenez qu’en aucun cas, elle ne peut vous
induire en erreur. Ainsi, la question qui accompagne ici le texte
d’Alain : « Comment Alain justifie-t-il l’idée d’une constitution
inébranlable de la personnalité ? », vous dirige clairement ici
vers l’un de ses aspects de sa thèse, à savoir qu’il affirme en effet dans ce
texte qu’il y a une permanence de notre identité que rien ne peut affecter.
Reste bien sûr – et cela la question ne l’épuise pas ; c’est à vous le
faire apparaître – à préciser ce qui fait justement cette permanence du Moi et
comment Alain la justifie par une suite d’arguments.
Comprenez que votre interprétation, dans son ensemble,
doit se signifier comme une réponse à cette question. Votre introduction –
comme je vous en donne un exemple à la suite – doit reprendre cette question en
amplifiant son sens et en le précisant.
Mais le mieux est encore, à partir de ce texte, de vous
donner un modèle d’introduction :
Dans ce modèle, soyez attentif à la façon
dont je suis les étapes évoquées plus haut : 1/ les questions que se
posent l’auteur 2/ sa thèse 3/ la reprise et l’amplification de la question d’interprétation.
Dans cet extrait des Idées
et des âges, Alain pose la question de la permanence de notre
identité : qu’est-ce qui définit en effet une personne ? En quoi
consiste sa personnalité, c’est-à-dire la singularité qui nous permet de la
reconnaître ? Où se loge donc le secret qui éclaire notre individualité et
sa différence ?
Contre toute une tradition qui poursuit cette personnalité dans le
tréfond de notre esprit ou de notre âme, Alain tend à montrer ici que notre
identité prend forme au contraire à la surface de notre être, dans une certaine
expression, un style dont notre corps même est la forme, et qui résiste à tous
les changements qui nous affectent. Quoi de plus expressif ainsi de ce que nous
sommes que la vie de notre corps, qui dessine une certaine manière d’être, qui
n’appartient qu’à nous seuls ? Le Moi n’est pas à rechercher dans une
intériorité introuvable, selon Alain : il est dans chacune de nos
expressions, dans chacun de nos gestes, attestant d’une singularité que ni le
temps ni les conventions n’entament.
Faut-il donc estimer ainsi qu’il y aurait en chacun de nous une
personnalité permanente, inébranlable ? En quelle mesure se
signifie-t-elle, selon Alain, dans tout l’éclat de son évidence ?
Qu’est-ce qui exprime donc notre individualité ? Et, en dépit de son
évidence, cette individualité se laisse-t-elle pour autant définir ?
Nous allons voir comment Alain, dans ce texte, souligne à la fois
l’évidence de notre identité et de notre singularité, mais aussi son caractère
énigmatique.
3/ Le développement
A/ qu’est-ce qu’une mauvaise explication ?
Comme je l’ai souligné au début, l’exercice
d’interprétation ne se distingue guère dans ses principes de l’explication
philosophique.
Comme pour l’explication, il faut absolument se prémunir
contre deux travers :
1/ La paraphrase
C’est un mot bien savant pour dire une chose fort simple.
La paraphrase consiste à redire le texte, à demeurer au ras des arguments de
l’auteur en les répétant, sans mettre en relief leur sens et leurs enjeux.
Ayez le texte d’Alain sous les yeux, voilà à peu près ce
que peut donner une paraphrase d’un tel texte :
Dans la première phrase du texte, Alain
commence par nous dire qu’un être humain est une certaine forme, une certaine
couleur et un certain jeu de mouvements qu’il jette au visage des autres. Puis
dans la deuxième phrase, il poursuit en nous disant rien ne peut changer cette
forme et que ni les marques de l’âge ni celles du métier ne le peuvent. Puis
dans la troisième phrase, etc. etc.
Constatez ici que je ne fais que reprendre les propos du
penseur, sans d’ailleurs mettre des guillemets, là où cela s’imposerait, et
sans m’arrêter justement sur le sens de ce qu’il fait ici apparaître. Or, c’est
bien ce que l’on attend d’une explication ou d’un interprétation, comme vous
voudrez.
2/ Le mot à mot, le phrase par phrase.
Ce défaut est déjà présent dans l’exemple pris plus haut,
car il est souvent inséparable de la paraphrase. Il revient à séparer les
propos, les phrases de l’auteur, les unes des autres, comme si elles n’étaient
pas portées par une logique d’ensemble. Une explication doit au contraire (et
je l’ai déjà souligné) faire apparaître le lien logique des idées du
penseur : pourquoi justement il énonce telle idée puis telle autre ;
faire apparaître ainsi le sens de la progression de sa pensée.
B/ Les grands principes de l’explication
détaillée du texte
Un texte philosophique a toujours plus ou moins la forme
d’une démonstration. Entendez par là que le penseur soutient une thèse, une
idée, et l’appuie par des arguments successifs.
Il faut donc doublement, dans votre interprétation,
mettre l’accent sur les enjeux de ses idées et vous arrêtez précisément sur
chacune d’elles pour en approfondir le sens.
Le mieux est encore, au début de votre explication, de
repartir de la thèse que soutient dans ce texte le penseur ou des questions
qu’il se pose (ce que vous avez fait apparaître dans l’introduction – nota
bene : il ne s’agit pas, ça va de soi, de reprendre in extenso
l’introduction !) pour conduire ainsi vers la façon dont il justifie cette
thèse par la suite par des arguments ou des précisions qu’engagent les idées
successives du texte.
Bien sûr, s’il s’agit d’expliquer toutes les idées du
texte, votre explication (intelligente) s’arrêtera sur certains concepts dont
vous montrerez l’importance cruciale. Toutefois, ne négligez jamais une partie
du texte, que votre interprétation « refoulerait » (au sens
psychanalytique) parce que vous ne l’avez pas comprise (et), par peur de dire
des « bêtises ». Non seulement cette omission n’échappera pas à votre
correcteur mais, de plus, cela vous conduira immanquablement soit à tronquer le sens du texte soit à
tomber dans le contresens.
Si l’on prend l’exemple du texte d’Alain, il est presque
sûr que beaucoup de candidats auraient tendance à ignorer la toute fin du texte
(faute de faire l’effort de la comprendre), à savoir l’interjection
finale : « Mais quoi ? ». Or, elle joue un rôle
fondamental dans la réflexion du penseur. En effet, il laisse supposer ainsi
que, aussi évidente et manifeste que soit notre personnalité dans la façon dont
toute notre apparence la signifie, il n’en demeure pas moins que cette
personnalité est aussi énigmatique et, en dépit de son évidence, ne se laisse
finalement pas définir, ne livre pas son secret. C’est ce qui fait toute
l’ambiguïté, finalement, de notre être, dont la singularité est évidente, mais
sans que l’on puisse pourtant en cerner le sens.
Pour éclairer pas à pas les arguments du penseur, il est
pertinent de progresser par des questions qui conduisent à ses arguments et les
mettent en valeur. Notez dans l’exemple d’explication que je propose du texte
d’Alain comment je conduis ainsi à ses arguments par des questions qui pointent
les problèmes que ce penseur affronte.
Enfin, votre explication peut se nourrir des
connaissances de votre cours : n’hésitez pas à confronter les thèses du
penseur à d’autres thèses, soit qui abondent dans le sens du texte, soit qui
entrent en contradiction avec lui. Bien sûr, il faut que ces parallèles que
vous faites soient pertinents. Je vous montre dans l’exemple qui suit comment
il est possible de procéder à de telles confrontations.
3/ Un exemple : début de l’explication
du texte d’Alain
A la suite, je reprends le début d’une
interprétation possible du texte d’Alain convoqué plus haut. Soyez attentifs à
la façon dont je pars de sa thèse, pour l’éclairer peu à peu par ses arguments
précis, en ne négligeant aucun de ses arguments et en faisant des parallèles
avec d’autres penseurs. Enfin, remarquez que je cite le texte à l’appui de mes
analyses, toujours à la suite de ces analyses jamais avant.
Qu’est-ce que le Moi ?
C’est cette vieille question métaphysique qu’Alain entreprend d’affronter ici,
mais, à la différence d’un Pascal qui, dans ses Pensées, estime qu’il
est introuvable, qu’on ne saurait ni l’identifier à ses qualités ni l’en
séparer, pour Alain, au contraire, ce qui fait la singularité de notre Moi est
évident, d’une évidence qui saute aux yeux, aussi évidente que l’est
l’apparence physique d’un individu.
Car, en effet, loin que le
Moi se dissimule dans une intériorité qui serait invisible, il est au contraire
immédiatement manifeste, selon Alain, extériorisé par notre manière d’être qui
se signifie par sa singularité : « Un être humain nous jette
d’abord au visage cette forme et cette couleur, ce jeu de mouvements, qui ne
sont qu’à lui ». Notons ici que les apparences ne sont pas trompeuses,
comme le dit le proverbe et comme tendait à le penser toute une
tradition ; une personne affirme son caractère singulier par la façon dont
elle apparaît toute entière dans sa manifestation physique, avec toute
l’immédiateté et la franchise qu’engage la formule choisie par Alain :
elle « nous jette au visage » tout ce qu’elle est, l’entièreté
de son être, dans cette façon d’être dont son corps est la manifestation. Ainsi
cette apparence, loin d’être accidentelle pour Alain, est l’expression
essentielle du Moi ; notre personnalité est superficielle, ou plutôt,
notre profondeur se dit superficiellement, dans ce style, cette façon d’être
qui caractérisent chaque être et qui est évident pour un observateur. Ce sont
ainsi, semble-t-il, dans des petits riens, des petits gestes, que se loge, de
la façon la plus remarquable, notre personnalité, « la manière de
s’asseoir, de prendre, de tourner la tête, de s’incliner, de se redresser » ;
être soi est, en ce sens, une certaine façon d’être ; ce ne sont pas ici
nos idées, nos opinions, nos discours, notre pensée, qui expriment le plus ce
que nous sommes, mais ce style qu’exprime la vie de notre corps, et dont nous
n’avons pas la plupart du temps la claire conscience, alors que ces «signes »,
comme le dit Alain, sont reconnus par les autres, et font qu’ils nous reconnaissent notre Moi, l’identifient
par eux. Là où Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, définissait
le Moi comme une « chose pensante », selon ses mots, on
pourrait dire que, pour Alain, nous sommes une « chose vivante », si
on nous passe l’expression, c’est-à-dire un corps vivant qui manifeste une
manière originale d’être dans les moindres de ses expressions. Ce n’est pas
dans le secret de notre « âme » que se loge notre singularité mais à
la surface de notre être, dans l’expressivité de notre corps. Comme le disait
Diderot, « rien n’est plus profond que l’épiderme ». Sur ce
point, le terme d’ « écorce », employé métaphoriquement par
Alain, est significatif : ce qui fait la constance et la stabilité de
notre personnalité n’est pas à rechercher dans une quelconque intériorité mais
bien plutôt dans notre apparence, cette surface qui, loin d’être superficielle,
résiste à tous les changements, comme l’écorce d’un arbre qui le protège de
l’extérieur.
Car qu’est-ce qui demeure en
nous, qui perdure en dépit des changements qui nous affectent ? Selon
Alain, cette manière d’être, ce « style », sont l’expression de notre
permanence, de la continuité de notre être : « Les marques de
l’âge et du métier s’imprimeront sur cette écorce, mais sans le changer. Tel il
est à douze ans, sur les bancs de l’école, tel il sera ; pas un pli des
cheveux n’en sera changé ». On pourrait s’étonner qu’Alain attache à
l’apparence du corps cette permanence de notre identité, un corps qui pourrait
sembler au contraire être le signe manifeste des changements qui nous
affectent, du travail du temps qui nous rend méconnaissable. Or, on comprend
ici que cette permanence, dont Alain fait état ici, ne consiste pas
essentiellement dans une apparence physique qui, bien sûr, est amenée à se
modifier. Là où, par exemple, Montaigne, dans ses Essais, insiste sur le
caractère perpétuellement mouvant de notre Moi, lui qui s’étonne, face à un de
ses portraits de jeunesse, de pouvoir encore se reconnaître, alors qu’il n’a
plus rien en commun, à commencer par le physique, avec ce jeune homme qu’il
fut, au contraire, pour Alain, il y a une forme, une allure générale de notre
être, inscrite dans la moindre expression de notre corps, qui traverse toute
notre histoire et qu’aucun changement ne saurait effacer.
4/ La conclusion
Dans la conclusion, il s’agit de rassembler précisément
la thèse du penseur que votre interprétation a mise en évidence et soulignée.
Il faut aussi vous rattacher précisément à la question qui motivait
l’interprétation pour montrer comment votre explication a pu y répondre.
Voici un exemple possible pour le texte d’Alain :
Comme nous venons de le
voir, Alain montre ainsi qu’il y aurait une constitution inébranlable de notre
personnalité[1],
une permanence de notre identité dans une manière d’être qui s’inscrit dans la
vie de notre corps et qui exprime notre être authentique. C’est dans l’évidence
même de ses expressions, à la surface même de sa présence, que le Moi s’affirme
dans sa singularité évidente. On pourrait dire que, pour Alain, rien n’est plus
profond que ce qui est nous semble superficiel. Le Moi est la manifestation
constante d’un certain « style », d’une certaine façon d’être, que
rien ne peut effacer, et tel que cela peut apparaître comme le signe d’une
nature en nous. Or, ce naturel, s’il ne nous appartient de le choisir, de le
modifier, n’est pas pour autant le signe d’un destin qui nous définirait. Car,
cette évidence qui fait chacun de nous, qui nous rend si reconnaissable, est en
même temps, indéfinissable. Il y a ainsi dans le Moi quelque chose du
« génie » au sens où on l’entendait classiquement : on le
reconnaît dans son expression singulière mais il échappe à l’analyse, on ne
peut l’enfermer dans une définition. Evident, inexpugnable et aussi
inconnaissable, le Moi se manifeste dans l’éclat d’une singularité qui refuse
de livrer son secret.
[1] Notez comment je
reprends ici la question jointe à l’interprétation (« Comment Alain justifie
l’idée d’une constitution inébranlable de la personnalité ? »)
pour inscrire la synthèse de mon explication dans cette perspective précise.