TOUTE CHOSE S’EXPLIQUE-T-ELLE MATERIELLEMENT ?

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            D’emblée, on pourrait relever que la raison semble exiger que tout puisse recevoir une explication matérielle. En effet, si l’on admet comme évident que toute chose est constituée de matière, expliquer une chose, ce n’est rien d’autre que mettre en évidence les conditions matérielles qui la rendent possible. Dans cette perspective, éclairer un phénomène particulier consiste à ressaisir l’organisation matérielle propre qui le caractérise ainsi que les causes efficientes et mécaniques qui le déterminent. On peut sans doute considérer qu’une telle explication est le principe fondamental de toute connaissance rationnelle du réel : toute chose étant une partie de la nature, la nature étant constituée des mêmes éléments matériels, ne doit-on pas admettre universellement un même déterminisme pour toute chose ? Ne serait-il pas irrationnel de considérer qu’une partie de la nature échapperait à un tel déterminisme matériel ?

            Partant, il semble que l’intelligibilité même du réel suppose que nous éclairions les déterminations matérielles de toute chose. Or, faut-il vraiment estimer ainsi que la matière est l’unique cause qui détermine le réel ? Puis-je ainsi comprendre quoi que ce soit au comportement d’un être vivant en prétendant expliquer sa conduite à partir de l’organisation de sa matière ? Une matière vivante, en tant que vivante justement, peut-elle s’éclairer pleinement à partir des déterminations matérielles et des causes efficientes qui l’ordonnent ? Plus encore, comment épuiser une conduite humaine à partir d’une telle explication ? Comment interpréter les valeurs et les œuvres de l’esprit avec un tel modèle ? Dès lors, appréhender toute chose à partir d’une explication matérielle, ne serait-ce retrancher du monde un grand nombre de phénomènes que l’on ne peut distinguer comme les produits une causalité matérielle et qu’on ne peut isoler comme des parties de la matière ? Puis-je, par exemple, expliquer matériellement la Joconde, l’Alhambra ou bien les Essais de Montaigne ? Ne sont-ce là que mélange de couleurs, tas de pierres et liasses de papier ? Ces phénomènes ne nous renvoient-ils pas spontanément à une spiritualité, non déterminable matériellement et qui est à la fois leur cause productrice et la condition pour accéder à leur présence ? Certains phénomènes ne sont-ils donc pas porteur d’une signification qui leur immanente ou bien encore ne nous renvoie-t-il pas à une signification transcendante, sans laquelle ils ne peuvent être interprétés ?

            Il semble que nous soyons devant une difficulté : d’un côté, l’explication matérielle peut bien apparaître comme le fondement de toute approche rationnelle du monde ; de l’autre, elle peut être récusée comme modèle d’interprétation universelle, l’explication matérielle n’éclairant rien d’autre que…la matière. Récuser toute explication matérielle ou bien n’admettre pour rationnel que ce mode d’explication ne nous précipite-t-il pas, dès lors, dans une même impasse, qui, dans les deux cas, nous éloigne de l’intelligence du monde ? Nous allons à la suite tenter de dépasser une telle aporie en déterminant les conditions de validité d’une telle explication, l’exigence qui l’anime et les limites qui l’éclairent.

 

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I.              Une explication matérielle permet une intelligence universelle des phénomènes réels.

 

            « Toute chose s’explique matériellement » : bien loin d’être une affirmation innocente, un tel postulat peut, au contraire, apparaître comme l’expression d’un choix polémique, qui consiste à rejeter comme irrationnelle toute forme d’explication des phénomènes qui prétendrait les éclairer autrement que par les déterminations purement matérielles qui les régissent. Comment pourrait-on, en effet, admettre comme principe déterminant des choses des causes qui ne relèveraient pas de leur organisation matérielle propre ? S’en tenir aux lois de la matière pour expliquer les phénomènes naturels est sans aucun doute le fondement de toute connaissance positive (scientifique) et une façon de repousser le libre jeu de l’interprétation qui, loin d’ouvrir sur une intelligence du réel, transforme le monde en un repaire de forces irrationnelles, de dieux et de puissances occultes. Bref, quand on délaisse les relations matérielles qui ordonnent toute chose, la science fait place au mythe, la pensée rigoureuse aux errements de l’imagination. En ce sens, on peut bien dire avec MAX WEBER que la « science moderne a désenchanté le réel » mais « désenchanter » ainsi le réel n’est rien d’autre qu’une façon de dissiper les fantasmagories qui nous empêchent de le connaître et de l’expliquer rationnellement. Tel est bien d’ailleurs ce que souligne DESCARTES dans les Météores : en ramenant toute chose à sa cause véritable, c’est-à-dire matérielle et mécanique, nous cessons de trembler en vain devant des phénomènes que nous redoutons justement parce que nous en ignorons les causes. Par l’explication matérielle des phénomènes, l’esprit se libérerait des représentations imaginaires qui le terrorisent.

Il est remarquable d’ailleurs que, dans le langage commun, l’expression : « cela s’explique » prenne le sens de « cela peut se connaître » et connote la plupart du temps une façon de lever une énigme, un faux mystère et d’éclairer un phénomène par les causes véritables, matérielles qui le produisent. Dans cette perspective, l’explication matérielle des phénomènes se confond avec leur connaissance véritable : expliquer, c’est rejoindre la cause immanente d’un phénomène, c’est-à-dire ce qui permet de l’éclairer à partir de lui-même, de l’organisation matérielle qui le constitue en propre. Je ne vois ainsi dans une éclipse ou dans une aurore boréale l’expression merveilleuse ou inquiétante de l’action d’un dieu ou d’un démon que tant que la chose ne s’explique pas, c’est-à-dire qu’elle ne se connaît pas à partir d’elle-même, des lois de la matière qui la constituent. Ainsi, l’explication matérielle donne bien raison de toute chose : si, par exemple, nombre de cultures ont produit des interprétations diverses et contradictoires d’un phénomène tel qu’une éclipse, seule l’explication matérielle peut valoir comme la connaissance universelle et rationnelle d’un tel phénomène, rejetant d’ailleurs les interprétations précédentes dans le domaine du mythe ou de la poésie.

            Partant, dire que toute chose peut « s’expliquer matériellement » peut apparaître comme une expression redondante, dans la mesure où l’on ne saurait justement avoir l’intelligence d’un phénomène qu’en éclairant les déterminations matérielles qui le rendent possibles. C’est un tel effort d’intelligibilité qui porte l’avènement de la science moderne : pour DESCARTES comme pour GALILEE, toute chose peut s’expliquer à partir des lois mécaniques (des lois générales du mouvement) qui règlent universellement la matière. Ainsi, qui veut approcher rationnellement le réel doit se demander comment un phénomène a lieu (quelles sont les lois de la matière qui le rendent possible ?) et non plus pourquoi cela a lieu (quel est la fin dont ce phénomène est l’expression ?). Ce passage du pourquoi ? au comment ? qui inaugure la science moderne est une façon de repousser toute interprétation transcendante du réel : il n’est plus nécessaire de supposer une volonté première ou dernière qui dirigerait le monde pour comprendre son ordre ; les lois du réel ne sont plus à rechercher dans le ciel mais dans les relations immanentes qui règlent la matière.

            Qu’est-ce qui pourrait d’ailleurs nous permettre de douter de la portée universelle d’une telle explication ? En effet, toute chose étant constituée de matière, rien ne semble pouvoir faire exception à un tel déterminisme. Seul un anthropocentrisme naïf peut ainsi nous détourner d’expliquer matériellement les conduites humaines. Or, comment pourrions-nous avoir l’intelligence de nos conduites sans éclairer les causes efficientes, matérielles, qui les déterminent ? Une science de l’homme, si elle veut garder une forme rationnelle, doit bien s’efforcer d’interroger l’homme comme une partie de la nature qui ne fait pas exception à son ordre. Comme le notait SPINOZA, « l’homme n’est pas un empire dans un empire » (c’est-à-dire : de la même façon que la nature n’est pas le produit d’une volonté supérieure, de la même façon l’homme n’ordonne pas ses comportements selon l’arbitraire de sa volonté). En ce sens, le finalisme, qui consiste à donner raison d’un phénomène à partir de la fin qu’il est censé poursuivre, n’explique tout simplement rien : on peut bien dire, avec Spinoza encore une fois, qu’il n’est rien d’autre que « l’asile de notre ignorance » (le refuge de notre ignorance) ; l’intelligence des lois de la matière dissipe les rêveries irrationnelles que nous projetons sur le monde et sur nous-mêmes.

            Ainsi, expliquer toute chose matériellement peut bien apparaître comme le gage d’une intelligence rationnelle du réel, le fondement de toute science positive et l’effort pour démystifier les phénomènes. Toutefois, ne peut-on douter de la validité universelle d’une telle explication ? Puis-je vraiment donner raison de tout ce qui est à partir de simples déterminations matérielles ? Puis-je ainsi confondre pleinement le réel et le matériel ? Et rejeter tout ce qui n’est pas matériellement assignable dans l’ordre de l’illusion ou de la fiction ?

 

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II.            Première limite d’une explication matérialiste du réel : le problème du vivant.

 

            Il nous faut ici faire face à deux types de difficulté selon la façon dont nous interprétons l’expression « expliquer matériellement ». Soit, en effet, on entend par cette expression, en un sens banal, le fait que toute chose peut être approchée comme une certaine étendue matérielle, une quantité de matière déterminée, qui peut être désignée, circonscrite, manipulée et telle que je puisse la considérer comme n’étant rien d’autre que cette étendue matérielle. Dans cette perspective, dire que toute chose s’explique matériellement est une façon de laisser entendre que seul est réel ce qui est ainsi matériellement saisissable, ce qui est présent ainsi sur le mode de l’étendue. Soit, en un sens plus précis, on estime que tout ce qui se manifeste est l’effet d’une cause matérielle qui permet d’avoir la pleine intelligence de ce phénomène.

 

Arrêtons-nous d’abord sur ce deuxième sens. Peut-on vraiment rendre raison de tout ce qui est à partir d’une explication matérielle, c’est-à-dire en ressaisissant cette chose comme l’effet de l’organisation matérielle qui la détermine ? Puis-je, par exemple, rendre raison de façon satisfaisante, du comportement d’un être vivant en l’expliquant simplement à partir de la structure matérielle qui le constitue ?

Même pour un vivant aussi élémentaire qu’une bactérie, une telle explication apparaît pour le moins réductionniste[1] : je ne puis, en effet, expliquer le comportement d’une bactérie à partir de la structure moléculaire qui l’ordonne ; il faut bien tenir compte de la finalité immanente au vivant : celle d’une forme qui cherche à se conserver (en premier lieu selon les deux fonctions universellement partagée par tous les vivants : l’échange d’énergie avec leur milieu – la nutrition, et la reproduction – non sexuée ou sexuée).

En ce sens, on ne saurait considérer le vivant comme une « machine » complexe, comme le propose DESCARTES. Selon lui, il serait possible de penser les organismes vivants comme des mécanismes. C’est la fameuse théorie de « l’animal-machine » : la seule différence « entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature compose » ne réside ainsi que dans la différence d’échelle, le vivant n’étant rien d’autre qu’une machine plus complexe que les autres.

Or, le problème d’une telle explication purement mécanique du vivant, qui revient à le penser sur le même mode que la matière en général, est de passer à côté de la spécificité du vivant : si les êtres vivants sont des êtres organisés, ils ont aussi le pouvoir de s’organiser eux-mêmes. Ainsi, l’unité organique des êtres vivants, telle que chacune de ses parties est fonction de la totalité à laquelle elle participe, rend impossible toute explication mécanique de ces phénomènes. Un être vivant n’est pas une simple juxtaposition de parties ayant entre elles des relations purement externes : ce qui caractérise le vivant, c’est une finalité interne, qui en fait un système coopératif et évolutif, créateur de significations, sujet à métamorphoses et capable de s’individualiser en développant des comportements inédits.

Considérons par exemple un objet inerte, tel qu’une pierre : la totalité n’est qu’accidentelle, chacun des atomes qui la compose étant juxtaposé à tous les autres ; si cette totalité est rompue, cela ne modifie en rien ses parties. Par contre, en ce qui concerne un organisme vivant, nous sommes en présence d’une totalité dont toutes les parties sont solidaires et interagissent en vue de la préservation de cette totalité : le comportement d’une cellule ne peut s’interpréter qu’en fonction de la totalité organique à laquelle elle collabore. Cette unité finalisée des organismes vivants est notamment remarquable dans le cas de la vicariance des fonctions : le fait que certains organes peuvent suppléer d’autres organes défaillants (ce qui n’est pas le cas pour un système mécanique : si la carte mère de votre ordinateur ne fonctionne plus, le disque dur ne modifiera pas son fonctionnement pour compenser cette déficience).

Dès lors, si les êtres vivants ne sont pas constitués d’une matière élémentaire distincte de la matière inerte, on ne peut toutefois interpréter leurs comportements à partir du pur modèle mécanique qui préside aux lois de la matière. Tel est bien ce que souligne KANT, dans la Critique de la faculté de juger, en définissant l’être vivant comme un « être organisé et s’organisant lui-même ». Autrement dit, on ne saurait interpréter le comportement d’un être vivant sans tenir compte de la finalité interne qui oriente ses fonctions organiques.

Ainsi, on ne saurait interpréter le comportement d’un vivant sans interroger les fins par lesquelles il donne sens à son existence dans un échange créateur à son milieu. Or –et c’est là la difficulté que doivent affronter les sciences de la vie, expliquer un phénomène en le rapportant à des fins qu’il est supposé poursuivre, n’est-ce pas tomber dans l’irrationalité ? Toute la science moderne (à partir de la physique galiléenne), à fonder son objectivité sur le rejet du finalisme : toutes les parties de la nature devraient pouvoir s’interpréter à partir de causes mécaniques et matérielles, sans avoir besoin de projeter un quelconque sens ou une intention dans l’ordre du monde. Or, la difficulté des sciences du vivant tient justement au fait qu’un être vivant n’est  pas une simple somme d’éléments matériels mais, comme le souligne le biologiste Jacques MONOD, dans le Hasard et la nécessité, « un être doué de projet », un projet qui est immanent à la structure même de tout vivant, et dont l’expression première est la volonté de préserver sa propre forme. Ainsi, le comportement de tout vivant engage une « téléonomie », la production de fins, qui, seules, permettent de l’interpréter. Ainsi, qui cherche à connaître le vivant ne pourrait plus se contenter d’une pure explication matérielle mais devrait faire face à une logique du sens, sens dont la vie est perpétuellement créatrice. Tel est ce que souligne le biologiste François JACOB, dans la Logique du vivant : « reconnaître la finalité des systèmes vivants, c’est dire qu’on ne peut plus faire de biologie sans se référer constamment au « projet » des organismes, au « sens » que donne leur existence même à leurs structures et à leurs fonctions (…) Décrire un système vivant, c’est se référer aussi bien à la logique de son organisation qu’à celle de son évolution ».

En ce sens, il semble que la vie échappe à une pure explication objective. Quelles que soient ses formes plus ou moins complexes, la vie introduit de la singularité et la différence d’un sens, d’une expérience (consciente ou non), dans l’uniformité de la matière. Comme le souligne CANGUILHEM, la vie est créatrice de valeurs, si l’on entend ici valeur au sens général d’un projet de sens qui transcende l’état présent de la matière : «  Vivre, comme il le note, c’est valoriser les objets et les circonstances de son expérience, c’est préférer et exclure des moyens, des situations, des mouvements. La vie, c’est le contraire d’une relation d’indifférence avec le milieu ».

Tel est bien, de même, ce que souligne Jacob von Uexküll, l’un des fondateurs de l’éthologie moderne (science du comportement animal) : loin de se réduire à une simple mécanique, tout vivant produit une relation signifiante à son milieu, est porteur, créateur d’un monde vécu. Or, on ne saurait expliquer les comportements d’un vivant sans comprendre, sans tenir du compte de la façon dont il interprète le réel, fait du réel son monde. Il y ainsi un monde de la taupe, de l’oursin, de l’abeille, du chien, etc. : un être vivant n’est pas simplement une partie de la matière, contenue dans son ordre universel ; chaque vivant est l’inventeur d’un  monde ; il n’est pas simplement dans le monde, il est « au » monde, le vit et le fait sien. Vivre, ainsi, c’est interpréter, c’est-à-dire donner sens et forme à un monde dont les objets sont investis d’une signification et orientés par un sujet. La vie ignore l’objectivité : le travail de tout vivant est de constituer incessamment un « milieu », c’est-à-dire d’attribuer une signification à des objets neutres. Un univers, qui n’était que la somme indifférente de composés matériels, se mue ainsi en un monde de valeurs et qualités auquel l’expérience de l’être vivant donne son style singulier.  

 

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III.           Seconde limite d’une explication matérialiste du réel : l’homme et le monde.

 

Ce qui est remarquable pour le vivant en général l’est plus encore pour les phénomènes humains. Comment rendre raison d’une action humaine, ressaisir son sens, en réduisant cette action à ses conditions matérielles ?

Ne peut-on estimer que les sciences de l’esprit engagent une compréhension du réel qui ne peut pas se satisfaire d’une telle explication ? Ne serait-ce pas légitime ainsi de reconnaître à l’esprit une autonomie, irréductible à la matière, et tel qu’il engagerait une interprétation du monde spécifique ?

PLATON, dans un passage du Phédon, souligne déjà le réductionnisme d’une explication purement matérialiste du comportement humain : comment pourrais-je en effet comprendre la situation de Socrate dans sa prison, à la veille de sa condamnation, en réduisant cette position à un simple déterminisme matériel ? Seule l’expérience vécue de Socrate et le choix délibéré qu’il a pu faire de lui-même peuvent éclairer sa conduite. En ce sens, il faut distinguer la simple explication de la compréhension, et une conduite humaine requiert autant la seconde que la première : expliquer la situation de Socrate  (ramener cette situation aux causes matérielles qui la déterminent) ne me permet pas de la comprendre de façon suffisante (d’éclairer la signification de sa conduite). Autrement dit, Platon souligne ici que l’on ne saurait confondre les conditions de possibilité d’un phénomène et la raison de ce phénomène, c’est-à-dire ce qui peut rendre compte de son sens. Or, en ce qui concerne une conduite humaine, la signification que le sujet attribue à ses actes détermine de façon essentielle sa conduite : la raison qui éclaire la présence de Socrate en prison n’est autre que le choix qu’il a fait d’ordonner son destin selon un certain nombre de valeurs, non tangibles sur un plan matériel.

Dès lors, réduire le réel à une causalité purement matérielle nous condamnerait à ignorer le monde proprement humain, qui est indissociable d’un ensemble de valeurs et de symboles. Comme le souligne MAX WEBER, « l’homme est cet être qui ne peut pas prendre pied dans l’existence sans projeter sur la réalité du monde un ensemble de valeurs ». Or, ce projet de sens et de valeurs est-il matériellement quantifiable ? Peut-on éclairer des valeurs humaines, telles que la liberté, la justice ou le bonheur, à partir d’une quelconque mesure matérialiste ? Ces valeurs ont-elles un chiffre capable de les exprimer ? Les impasses d’une science telle que l’économie ne sont pas sans trahir la pauvreté d’une telle explication : peut-on vraiment prétendre quantifier les désirs humains ? Le bonheur des membres d’une société est-il purement corrélatif aux variations du PIB ou du déficit budgétaire ? Autrement dit, les activités humaines se laissent-elles capturer dans la logique des marchandises ? Sont-elles mesurables et calculables selon une logique de la pure quantité ?

On peut d’ailleurs relever que cette réalité humaine, essentiellement symbolique, nous contraint à renverser le principe d’explication usuel : ce n’est pas la présence matérielle de la chose qui détermine son sens mais c’est au contraire son sens qui explique sa présence matérielle.

Ainsi, je ne saurais comprendre quoi que ce soit à la présence matérielle d’un tribunal si je ne me réfère pas à la justice qui, en tant que valeur, détermine et ordonne l’espace du tribunal. Ici, c’est le symbole qui prescrit une forme à la matière ; cette dernière en est tributaire et ne peut en délivrer le sens. Heidegger n’est pas sans souligner cette difficulté dans l’Introduction à la métaphysique, relevant qu’on ne saurait atteindre à l’être d’une chose en ne considérant que son étantité, c’est-à-dire sa réalité matérielle, tangible et mesurable : comment pourrais-je de même, ainsi, approcher l’être d’un lycée, le définir en propre, en me contentant de dénombrer ou de mesurer les présences matérielles qui le composent ? Pourrais-je ainsi définir ce qu’est un lycée en disant qu’il est composé de 86 tableaux, 988 chaises, 92 radiateurs, 85 professeurs et 720 farfadets ? Le nombre et la quantité permet-il d’atteindre l’Etre d’une chose ? N’importe qui pointera le caractère absurde d’une telle mesure quantitative : l’Etre du lycée, comme de toutes choses, relève d’un sens non tangible, qui donne à chaque objet de notre expérience le sens évident que nous lui reconnaissons.

L’être de la chose ne peut être ainsi compris à partir d’une pure mesure matérielle : le réel est traversé par des significations qui ne se laissent pas ramener à une causalité matérielle. Pour prendre un autre exemple, comment pourrions-nous prétendre épuiser le sens d’une chose telle qu’un livre, en ne considérant que les atomes qui le constituent ? La matière est ici le simple support d’une signification que seule une expérience peut rejoindre. Comme le souligne Aristote dans un passage de la Métaphysique (H, 3), on ne peut rendre compte de l’unité d’une chose en la réduisant aux éléments qui la composent : « il est manifeste, si l’on y réfléchit, que la syllabe ne résulte pas des lettres et de leur composition, et que la maison ne consiste pas dans les briques et leur composition ; et cela, à bon droit, car ni la composition, ni le mélange ne consiste dans les choses dont il y a composition ou mélange ». Autrement dit, l’unité d’un être ne se réduit aucunement à la somme des éléments qui le composent : il y a plus dans la somme que dans les éléments. Ce supplément d’être et de sens, qui font qu’un être est toujours plus que la somme exacte de ses éléments, Aristote le nomme : la forme.

 

Ainsi, l’esprit, bien plus que de se réduire aux formes de la conscience, ouvre sur une dimension de sens, d’expérience, de valeurs et de symboles, qui ne peut être éclairé à partir d’une explication mécanique du réel. Il ne s’agirait pas de nier que tout phénomène est tributaire d’une causalité matérielle mais de reconnaître une dimension de sens que le déterminisme matériel ne peut éclairer. Dans cette perspective, la réalité n’est pas réductible à une quantité de matière : elle prend sens et forme en tant que monde, c’est-à-dire que le réel est solidaire d’une expérience qui lui donne un sens et une unité sensible. On pourrait, sur ce point, contester l’universalité dont se réclament les sciences de la matière : loin que l’expérience que nous faisons du monde puisse être rejetée comme purement relative et subjective, le monde n’a un sens et une réalité qu’en tant qu’il est pour nous l’objet d’une telle expérience sensible.

Tel est bien ce que souligne HUSSERL dans la Krisis : s’il y a, selon lui, une crise de la culture européenne, cela tient à la façon dont les sciences objectives ont exclu de leur approche du réel tout ce qui était relatif à l’expérience que nous en faisons, ne s’attachant qu’à la mesure des quantités de matière et de mouvement. Or, si cette objectivité a sans doute fondé l’exactitude remarquable de ces sciences dans la mesure du réel, il n’en demeure pas moins que le monde dont elles nous parlent nous demeure étranger, car ce monde n’est pas justement le « monde vécu » (Lebenswelt, en allemand), le monde tel que nous le vivons corps et âme. Autrement dit, ces sciences de la quantité, aussi performantes soient-elles, « ne nous disent rien sur le monde humain » parce qu’elles ignorent l’expérience de sens qui animent notre rapport au monde.

Comme le relevait de même WITTGENSTEIN, « la table n’est pas pour moi un agrégat d’atomes » : la définition matérielle des corps, serait-elle la plus objective qui soit, n’est qu’une abstraction au regard de l’expérience sensible que nous faisons et qui, seule, fait l’évidence du monde.

 

Dès lors, comment pourrait-on  rabattre un monde de significations sur des conditions de possibilité matérielles ? Expliquer un phénomène, c’est-à-dire le ramener à une causalité matérielle, permet-il vraiment d’en éclairer le sens et l’expression ?

Ce n’est pas tant une réalité matérielle que nous constatons dans notre expérience mais plutôt celle d’un monde. Qu’est-ce qui caractérise un monde en propre et qui le distingue du « réel » ? Parler de monde, c’est laisser entendre que le réel n’est jamais face à nous comme une extériorité étrangère et immuable : l’idée de monde suppose que toute présence est inséparable d’un horizon de sens et de valeurs qui lui donne forme et qui éclaire sa présence.

Ainsi, tout ce que je perçois est inséparable de l’intentionnalité du sujet que je suis (les désirs qui m’animent, les significations que je projette sur toute chose) et se déploie de même à partir d’un horizon culturel qui ordonne ma perception. Ce que nous nommons réalité est, en fait, le partage de cet horizon commun de valeurs et de symboles qui anime notre expérience et donne forme à un monde commun. Ainsi, peut-on dire que nous ne nous faisons que constater matériellement les choses dans l’expérience que nous faisons de la réalité ? Si tel était le cas, c’est la possibilité de vivre le monde et d’en faire l’expérience qui serait tout simplement annulée. Ainsi, quand je contemple un paysage, ne fais-je que constater des présences matérielles ? Aucunement. L’unité d’un paysage est une unité sensible, inséparable du regard qui met en relation chacune des présences qui le composent et lui confère une signification (beauté, laideur, joie, tristesse, etc.). Partant, l’expérience que nous faisons du réel n’est jamais de l’ordre d’un pur constat matériel ; toute présence est chargée de sens et d’émotions ; la forme des choses n’est jamais que la signification que nous leur attribuons, selon d’ailleurs les normes de la culture à laquelle nous appartenons. Comme le disait WITTGENSTEIN, « voir, c’est voir comme » : je ne vois jamais la chose pure, réduite à sa présence matérielle, je la perçois chargée d’une signification qui éclaire sa présence. Parler de monde, c’est ainsi justement que l’expérience que nous faisons du réel est inséparable du travail d’interprétation qui nous rend toute chose présente.

S’il y a un sens, ainsi, à parler d’un monde des grecs, d’un monde des égyptiens, etc., c’est bien que chaque culture produit un horizon de significations sensibles qui ordonnent l’évidence du réel, au point que lorsqu’une culture disparaît, le monde qu’elle engageait disparaît avec elle.

Ainsi, le monde tel que nous le vivons humainement, est pétri de significations et de valeurs qui lui donnent sa forme et sa profondeur. A tel point que, comme le souligne Ernst CASSIRER dans son Essai sur l’homme, nous n’avons jamais à faire immédiatement aux choses matérielles dans leur immédiateté ; chaque chose prend place dans un système de significations et d’évaluations dont l’évidence nous est immédiate, l’homme ne cessant de tisser des liens symboliques entre chaque présence et de les interpréter. Ainsi, comme il le souligne, l’homme « ne vit plus dans un univers purement matériel, mais dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l’art, la religion sont des éléments de cet univers. Ce sont les fils différents qui tissent la toile du symbolisme, la trame enchevêtrée de l’expérience humaine (…) L’homme ne peut plus se trouver en présence immédiate de la réalité ; il ne peut plus la voir, pour ainsi dire, face à face (…) Loin d’avoir rapport aux choses mêmes, l’homme, d’une certaine manière, s’entretient constamment avec lui-même ». Partant, loin d’être une somme de présences matérielles, le réel est pétri d’idées et d’idéaux, qui animent l’expérience évidente que nous faisons du monde.

 

De toute évidence, les expressions de la conscience ne peuvent donc être éclairées à partir d’un déterminisme rudimentaire. Il ne s’agit pas de nier que le cerveau est bien le substrat matériel et la condition de possibilité de toutes les expressions de notre conscience. Mais pourrais-je avoir l’intelligence de l’expérience consciente à partir de cette causalité physico-chimique ? Comme le souligne Bergson, dans l’Energie spirituelle, ce n’est pas parce que la conscience est bien solidaire du cerveau que, pour autant, elle se laisse comprendre à partir de lui. D’où l’analogie qu’il développe : soit un clou qui supporte un vêtement, il est certain que le clou est le point d’appui du vêtement et que ce dernier est tributaire de ce support ; mais qui oserait affirmer que le clou et le vêtement sont une seule et même chose ? Si le cerveau est bien ainsi la condition de possibilité de notre pensée, permet-il d’en ressaisir les expressions ? Il faut donc bien reconnaître l’autonomie de l’esprit et des significations de la conscience : le sens de leurs expressions ne peut être atteint qu’à partir de ces expressions et non en les rabattant sur un quelconque mécanisme cérébral.

 

Ainsi, il serait tout autant exigible d’opposer la matière et l’esprit si l’on veut interpréter des significations, des valeurs et des symboles, qui ne peuvent être éclairées à partir d’une causalité matérielle. Cette opposition serait nécessaire dans la mesure où elle donne droit à un modèle de compréhension du monde, capable d’interpréter l’expérience vive, sensible, que nous en faisons.

Cependant, peut-on se satisfaire de cette double exclusion : celle de l’esprit, au nom d’une universalité et d’une objectivité matérialiste ; celle de la matière, au nom d’une dimension sensible et signifiante, qui repousse l’explication matérielle comme une forme de réductionnisme ? Peut-on seulement admettre de découper le réel selon deux principes antagonistes : la matière et l’esprit ? Ne serait-ce pas se condamner à l’abstraction ? Comment, dès lors, conjoindre ces deux principes et ces deux interprétations, sans que cette unité se fasse au détriment des exigences de l’un des deux ?

 

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IV.          La complexité du réel : l’unité de la matière et du sens

 

Nous devons bien, semble-t-il, faire face à une double exclusion : expliquer rationnellement et objectivement le réel implique que nous reconnaissions une causalité matérielle qui ordonne universellement les phénomènes ; comprendre le monde suppose que nous approchions des significations et des expériences dont les expressions sont étrangères à toutes formes de déterminisme ou bien qui les contredisent. La matière et l’esprit sont-ils ainsi deux principes étrangers l’un à l’autre, qui ouvriraient sur des interprétations contradictoires du réel ?

Une telle opposition risque de rendre totalement mystérieuse notre condition humaine. Comment pourrais-je penser ainsi que je suis un corps et un esprit, les deux pouvant être distingués comme deux substances séparées ? DESCARTES, a dû affronter cette difficulté, lui qui, après avoir défini le corps et l’esprit comme deux substances distinctes, notait que, toutefois, « l’esprit n’est pas logé dans notre corps comme un pilote dans son navire ».

En ce sens, sauf à tomber dans la mythologie d’une âme distincte du corps, nous sommes, de toute évidence, corps et esprit dans l’unité d’une même existence, sans qu’il soit possible de dissocier les deux comme deux réalités distinctes. Partant, le corps et l’esprit ne sont-ils pas plutôt deux expressions d’une même réalité ? On pourrait reconnaître ici deux modes d’interprétation complémentaires de notre condition et tel que notre condition devrait à la fois être expliquée, selon une détermination matérielle, et être tout autant comprise, selon les significations qui l’animent et lui donnent sens.

En ce sens, comme le souligne le spécialiste des neurosciences, Jean-Pierre CHANGEUX, dans son entretien avec Paul RICOEUR, Ce qui nous fait penser, loin que nous soyons condamnés à opposer terme à terme l’explication et la compréhension, les deux interprétations s’enrichissent l’une l’autre. Reprenant une formule de Paul Ricoeur, Changeux note ainsi qu’ « expliquer plus » peut nous permettre de « mieux comprendre ». L’intelligence par l’homme de sa propre condition et des déterminations matérielles qui ordonnent son existence est, en effet, la condition pour qu’il puisse donner sens à l’ensemble des valeurs par lesquelles il éclaire sa condition. Ainsi, plus je connaîtrais les causes matérielles qui ordonnent mon comportement, plus je pourrais donner sens à ma liberté. Inversement, on pourrait estimer que plus comprendre permet tout autant de mieux expliquer : Paul Ricoeur pourrait relever ici que la médecine moderne affronte de plus en plus la façon dont les significations vécues et l’expérience subjective influent de façon décisive sur le fonctionnement de notre corps. Ainsi, au lieu d’opposer abstraitement ces deux dimensions, peut-être faut-il les penser comme deux expressions solidaires d’une même réalité.

On peut de même se demander s’il n’est pas tout aussi abstrait de séparer l’esprit et la matière dans l’approche du réel. En effet, pour expliquer scientifiquement le réel et en produire un tableau objectif, les sciences de la matière ont mis entre parenthèses l’esprit, l’expérience vive et sensible que nous faisons du monde. Mais comment la science pourrait-elle se satisfaire d’une telle exclusion, en feignant d’ignorer que tout objet est appréhendé par un sujet qui en fait l’expérience ? Dans l’Esprit et la matière, le physicien quantique Erwin SCHRODINGER souligne une telle abstraction : on ne saurait continuer de considérer la nature comme séparée de l’esprit alors que ce dernier en rend possible le dévoilement. Ainsi, comme il le note, l’impasse de l’objectivité des sciences de la matière a consisté à exclure de leur interprétation du réel l’expérience subjective et sensible, cette expérience étant, pourtant, ce qui donne forme au monde. Sur ce point, la physique quantique, dont Schrödinger est un des représentants, doit affronter la solidarité qui unit le comportement de la matière et l’expérience qu’en fait un sujet, la matière ne pouvant être définie en faisant abstraction de cette expérience. De plus, on peut noter que rien n’est plus spirituel que le concept de « matière », tel que les sciences le produisent : ainsi l’atome est une idée et un schème d’explication, bien plus qu’une réalité tangible que l’on pourrait saisir et isoler.

Dès lors, ne peut-on admettre face à un même phénomène des interprétations distinctes et complémentaires ? Il est douteux que l’on puisse réduire un phénomène complexe à une seule cause donnée, qu’il s’agisse d’une causalité matérielle ou d’une détermination par le sens. La physique d’Aristote avait sur ce point la force de reconnaître une pluralité de causes, qui, chacune permette d’éclairer la richesse d’un phénomène. Ainsi, si, dans l’approche du réel, l’objectivité moderne ne considère qu’une causalité matérielle, Aristote reconnaissait d’autres causes : une cause formelle (l’idée qui détermine un objet), une cause efficiente (la cause productrice du phénomène) et une cause finale (l’intention qui a présidé à une production). Certes, si chacune de ces causes ne sont pas signifiantes pour interpréter tous les phénomènes, il n’en demeure pas moins qu’elles permettent de ne pas opposer stérilement le sens des phénomènes et les causes matérielles qui les déterminent.

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            Comme nous l’avons vu, opposer la matière et l’esprit semble nécessaire si l’on veut fonder une intelligence rationnelle du réel, la matière pouvant apparaître comme le principe d’une explication universelle des phénomènes. Inversement, une telle opposition permet d’affirmer l’autonomie de l’esprit et son caractère irréductible à tout déterminisme matériel.

            Toutefois, peut-on s’en tenir à une telle opposition ? La richesse du monde ne récuse-t-elle pas une telle dichotomie entre la matière et l’esprit ? Avoir l’intelligence du réel suppose sans doute d’expliquer les phénomènes (des les éclairer à partir des causes matérielles et mécaniques dont ils sont l’effet) mais aussi des les comprendre (d’interpréter le sens qu’ils engagent ou l’expérience dont ils sont tributaires). Ces deux interprétations du monde, loin de se nier l’une l’autre, expriment la complexité du réel. Ainsi, une science vraiment universelle ne ferait pas le choix entre expliquer ou comprendre mais éclairerait le sens des phénomènes tout en mettant en évidence leurs causes matérielles. Cette science, capable de réconcilier les sciences de la matière et les sciences de l’esprit, nous l’attendons…

 

Laissons enfin la parole à l’écrivain, au poète, qui signifie comme nulle autre le lien indéfectible et mystérieux de la matière et de l’esprit.

 

 

« Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre.

- Mais laquelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan.

- Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’à elles toutes elles forment.

Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit. Puis il ajoute :

- Pourquoi me parles-tu des pierres ? C’est l’arc seul qui m’intéresse.

Polo répond :

- Sans pierres il n’y a pas d’arc. »

 

Italo Calvino, Les villes invisibles

 

Dans ce passage des Villes invisibles d’Italo Calvino, le voyageur, Marco Polo, et l’empereur, Kublai Khan, s’entretiennent de l’Etre des choses, de ce qui fait que les choses sont ce qu’elles sont. Le grand Empereur voudrait des choses percer le secret, savoir quel est leur principe, pour mieux les connaître et les saisir. Ainsi, est-ce la matière qui fait qu’une chose est ce qu’elle est ? Puis-je atteindre la totalité d’une chose par les éléments qui la constituent ? Un pont est-il la somme de ses pierres ? Est-ce que j’aurais exprimé le pont quand je l’aurais décrit pierre par pierre ? Mais dans quelle pierre chercher l’arc qui donne sa consistance au pont ? Aussi loin que l’on puisse s’enfoncer dans la matière d’une chose, en analysant les éléments qui la composent, l’aura-t-on saisi ainsi dans sa singularité ? Car le pont est dans toutes ses pierres et il n’est dans aucune d’elles : il est tout en pierre mais le tout n’est pas de pierre ; le pont est fait de pierres mais des pierres assemblées ne suffisent pas à faire un pont. Il ait en chaque chose une forme qui éclaire leur Etre et que la matière n’exprime pas.

Quoi de plus accidentelle, dès lors, que la pâte dont les choses sont faites ? N’est-ce pas dans la « ligne », dans la forme, que se loge le secret des choses ? Le pont n’est-il pas dans l’Idée, dont aucune pierre n’est le principe ? Mais un pont sans les pierres qui le font être est-il encore un pont ou l’idée d’un pont ? Et n’aurais-je d’un pont que l’idée, puis-je rêver de l’arc d’un pont sans les pierres qui composent sa ligne ?

Kublai Khan est un empereur et, comme tout empereur, il veut tenir un monde entre ses mains : il veut savoir ce que sont les choses et ce par quoi elles sont ce qu’elles sont, trouver le principe où se loge le secret de l’Etre, le principe qui soutient toutes choses. Kublai Khan est un métaphysicien : il veut saisir l’Etre véritable (l’ontôs on) au cœur de l’existence. Mais la vérité est tout autre, poétique. On ne peut séparer la forme et la matière au gré de nos hiérarchies principielles. De la pierre au pont, du pont à l’arc, de l’arc à la pierre : la vérité de l’Etre n’est pas celle d’une ligne qu’on divise ; l’existence a la grâce d’un arc. Ni essence, ni cause première ; l’arc est de pierre, la pierre est pierre de l’arc, et la poésie rejoint la poésie, le cercle de l’Etre parménidien. « Où que je commence, cela m’est indifférent, car je retournerai à ce point à nouveau » (Fragment V) : vérité poétique, vérité sensible dont seule peut s’élever « le déploiement réunifié du monde en son évidente vraisemblance » (Fragment VIII).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

             

  



[1] Le réductionnisme est l’erreur qui, en science, consiste à réduire un phénomène complexe à un phénomène simple, sans voir qu’une telle réduction ne peut venir à bout de la complexité du phénomène.