POUR PENSER LE REEL, FAUT-IL S’EN TENIR AUX FAITS ?
« Il faut s’en tenir aux faits » : que suppose celui qui formule une telle exigence ? Deux choses : que l’on peut accorder tout d’abord une valeur décisive au faits, qu’une telle exigence, d’autre part, ne va pas de soi et qu’elle réclame un effort particulier pour repousser la tentation contraire, celle qui consisterait à « décoller » des faits. Cet attachement aux faits peut apparaître comme l’exigence fondamentale de toute pensée positive, c’est-à-dire de toute pensée qui veut à la fois faire fond sur des données réelles et dévoiler la réalité. En effet, la pensée qui se réclame des faits cherche à prendre le réel à témoin et cherche à l’identifier. Partant, l’accord avec les faits pourrait apparaître comme le critère de vérité et d’objectivité de tout discours, permettant de distinguer les jugements vrais (ceux qui s’accordent avec ce qui est) des jugements faux (ceux qui s’en éloignent). Signe de ce qui est effectivement, réellement, le fait serait un rempart à l’illusion, à ce qui n’a que la valeur d’une apparence ou bien encore à ce qui n’est que supposé, ce qui demeure simplement possible. S’en tenir aux faits serait donc l’expression d’une exigence réaliste, elle-même l’expression d’un désir de rationalité, la volonté d’atteindre à l’intelligence du réel. Dès lors, la pensée ne pourrait garder raison qu’en gardant « les pieds sur terre ». A une pensée qui serait toujours tenter de s’abstraire du réel, il faudrait opposer une pensée objective, réaliste, qui se maintient dans les strictes de l’expérience du réel et des faits qui en sont le signe.
Toutefois, qui exige que l’on s’en tienne aux faits suppose que les faits sont des données immédiates et non problématiques, puisqu’il ne s’agirait, en matière de faits, que de « s’y tenir ». Or, pourquoi le formuler alors sur le mode impératif ? N’est-ce pas laisser entendre ainsi que les faits ne sont pas tant donnés que recherchés, isolés avec méthode ? Si l’on peut ainsi exiger que l’on s’en tienne aux faits, n’est-ce pas le signe que l’interprétation des faits est toujours polémique, inséparable d’une pensée qui lui donne son sens ? Loin de pouvoir atteindre à un fait « brut » quelconque, tout fait serait solidaire d’une interprétation rationnelle qui l’établit justement en tant que fait. Dès lors, s’en tenir aux faits, est-ce ramener la pensée à la réalité donnée ou bien plutôt produire une réalité conforme à l’exigence d’objectivité dont la pensée se réclame ? Il semble bien que nous soyons face à une difficulté : comment régler, ordonner, en effet, l’exercice de la pensée en s’en tenant aux faits, si les faits ne sont jamais établis que par la pensée elle-même ?
Pour surmonter cette difficulté et comprendre la façon dont la pensée fonde son approche du réel, nous devons apporter une réponse à un ensemble de questions :
1. En quelle mesure les faits peuvent ainsi apparaître comme des critères de vérité capables de préserver la pensée de l’abstraction et de l’illusion ?
2. Faut-il pour autant comprendre cette exigence comme l’expression d’un réalisme naïf (c’est-à-dire l’accord spontané et non problématique de la pensée et du réel) ? Un tel réalisme est-il simplement tenable ?
3. Quel est enfin le domaine d’extension propre d’une telle exigence ? La raison, notamment dans le domaine de l’action, ne peut-elle exiger que nous ne nous en tenions pas aux faits ?
I. S’EN TENIR AUX FAITS : LE FAIT, CE « GARDE-FOU » QUI FONDE L’OBJECTIVITE DE LA PENSEE.
A. S’en tenir aux faits : la condition de possibilité d’un savoir véritable.
Quelle valeur peut avoir une pensée qui ne s’appuie sur aucun fait, c’est-à-dire sur aucune donnée de l’expérience ? Soit elle se rapporte à des formes (logiques ou mathématiques) où l’esprit n’a affaire qu’à lui-même, soit elle est un pur jeu ou une forme de fiction. Une telle pensée qui se développe à partir d’elle-même, sans se préoccuper de son accord ou non avec quelque fait que ce soit, ne saurait prétendre au titre de connaissance du réel. Il appartient à KANT dans la Critique de la raison pure d’avoir souligné cette condition fondamentale de tout savoir objectif : sans les intuitions, sans les faits que l’expérience nous découvre, on pense bien quelque chose mais on ne connaît rien. Par conséquent, si « les intuitions sans les concepts sont aveugles », inversement, « des pensées sans matière sont vides ». Dès lors, sont exclues du domaine des connaissances objectives toutes les formes de pensées qui n’enveloppent aucune intuition (aucune donnée réelle).
B. S’en tenir aux faits : empêcher que la raison ne prenne « ses désirs pour la réalité ».
Somme toute, Kant ne fait ici que rappeler ce que le savetier du coin sait fort bien. Pourquoi alors souligner que la raison ne saurait produire un savoir véritable sans se rapporter aux données que l’expérience lui découvre ? Parce que la raison a une fâcheuse tendance à « décoller » des faits, à dépasser le champ de l’expérience en jouissant de ses propres idées et en les supposant conformes à la réalité uniquement parce qu’elles sont conformes à ses exigences. C’est là « l’illusion transcendantale » que féconde la raison même : la raison est productrice d’illusion parce qu’elle confond les principes subjectifs de la connaissance, relatifs à notre constitution et à nos fins proprement humaines, avec les principes objectifs des choses elles-mêmes. Autrement dit, ce que la raison espère parce que cela est conforme à ses exigences, elle le croit réellement établi. Or –comme chacun sait, ce qui est désirable n’est pas nécessairement réel aussi désirable cela soit-il.
Ainsi, à l’instar d’une colombe, qui, ivre d’elle-même, rêve de ne plus rencontrer aucun obstacle à son vol, de ne plus éprouver jusqu’à la résistance de l’air, la raison est toujours encline à fuir hors du cercle de l’expérience car l’expérience apparaît à la raison comme un obstacle, comme une source de contradictions qui l’empêche de se satisfaire de la libre production de ses principes. Contre l’ivresse de l’Idée (pure) qui menace toujours la raison, la ramener au fait et aux limites qu’il impose, c’est garantir l’objectivité de la connaissance et fonder une connaissance rationnelle du réel.
C. Les faits comme critère de scientificité.
Tout savoir rationnel ne peut-il, dès lors, apparaître comme un savoir qui se fonde sur des faits, objectivement établis ? Cette fécondité rationnelle des faits prend plusieurs formes :
1/ Les faits peuvent être isolés comme des états de chose reproductibles, comme les invariants de transformations qui ne sont pas que relatif à un contexte d’observation et à celui qui les observe. Dès lors, ils peuvent permettre un accord objectif et rationnel entre les esprits.
2/ Le fait peut faire « changer de place l’entendement », pour reprendre une expression de Kant, et féconder dès lors la réflexion scientifique. Quand, en 1643, les fontaniers de Florence, tirant de l’eau d’une citerne, constatent qu’au-delà de 10 mètres 33, l’eau ne monte plus dans la pompe, ce fait met en crise le principe communément admis à l’époque selon lequel la nature a horreur du vide.
3/ Plus avant, la distinction entre une théorie scientifique et une théorie qui ne l’est pas peut être posée à partir de la possibilité ou non de la mettre à l’épreuve des faits. Tel est l’enjeu du principe de falsifiabilité exposé par Karl Popper : une théorie que l’on ne peut exposer au risque d’un démenti expérimental est aussi irréfutable qu’elle est peu scientifique. S’exposer à la contradiction est (paradoxalement) ce qui gage la scientificité d’une théorie. Une théorie scientifique est une théorie qui s’offre à la mise à l’épreuve des faits expérimentaux. C’est pourquoi Popper dénie toute scientificité au marxisme et à la psychanalyse, ces théories repoussant d’elles-mêmes tout démenti possible. On n’est plus dans le domaine de la science alors mais dans celui du dogme.
Transition :
Ainsi, il semble bien qu’il ne saurait y avoir de pensée du réel rationnelle qu’une pensée qui s’accorde avec les faits. Toutefois, si exiger des faits peut apparaître ainsi comme l’exigence fondatrice de toute rationalité, ne serait-ce pour le moins naïf de croire que les faits sont des données immédiates qui s’imposent à la pensée sans avoir été interprétées par la pensée ? Les faits ont-ils un sens en eux-mêmes, indépendamment dans la pensée qui les établie et les éclaire ? La plus grande illusion de la pensée ne serait-elle pas, dès lors, de croire naïvement en un sens donné et non problématique des faits ? De plus, la connaissance du réel ne serait-elle pas évidente si le sens des faits apparaissait spontanément et ne devait pas être soumis à un exercice critique et analytique de la pensée ? Pourquoi penser le réel dans ce cas ? N’aurions-nous pas simplement à constater ce qui est pour connaître le réel dans sa vérité ?
II. PENSER LE REEL : NON PAS RECEVOIR PASSIVEMENT DES FAITS MAIS LES ETABLIR THEORIQUEMENT.
A. Suffit-il de voir pour savoir ?
1.L’insignifiance du fait brut – Si les faits étaient des données immédiates qui s’exposaient d’elles-mêmes avec évidence, la science serait inutile en tant qu’effort pour établir les faits et élucider leur signification. Comme le soulignait ALAIN : « Il faut être bien savant pour saisir un fait ». Autrement dit, l’interprétation d’un fait est inséparable d’un questionnement théorique qui, seul, peut produire le sens de ce fait. L’histoire de la théorie cellulaire le manifeste tout particulièrement. En 1665, Hooke, dans le Micrographia, observe la structure cloisonnée d’une coupe de liège à l’aide d’un microscope. Aux éléments de cette structure, il donne le nom de « cellules », référence métaphorique à la composition géométrique d’une ruche. Seulement, pour lui, cette observation n’a pas pour lui le caractère révolutionnaire qu’elle peut avoir à nos yeux : ce qu’observe ainsi Hooke, c’est bel et bien la cellule, le composant universel de tout vivant. Pourquoi, observant ce phénomène, Hooke passe-t-il à côté du fait cellulaire ? Comment ce qui peut, rétrospectivement, nous apparaître si « flagrant » lui échappe-t-il ? Hooke, en fait, ne pouvait voir dans ce phénomène que ce que la question qu’il se posait lui permettait de voir. Et la seule question qu’il se posait était : comment expliquer les propriétés spécifiques du liège ? Ainsi, toute observation se développe dans les limites et le cadre préalable que lui assigne une hypothèse : le sens d’un fait n’est jamais tant découvert que construit. Auguste COMTE, dans son Cours de philosophie positive, souligne cet horizon théorique, constitutif de la constitution du fait à partir de son interprétation : « si d’un côté toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur des observations, il est également sensible d’un autre côté que pour se livrer à l’observation notre esprit a besoin d’une théorie quelconque ».
2. Incohérence des faits isolés – « le savant doit ordonner ; on fait de la science avec des faits comme une maison avec des pierres. Mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison ». Poincaré, La science et l’hypothèse.
3. Le fait scientifique : un tri méthodique et théorique – « Il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments. Or, les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toute part la marque théorique » Bachelard, Le nouvel esprit scientifique. Or, qu’est-ce qu’un phénomène qui porte de toute part la marque théorique ? Ce n’est plus justement un simple phénomène ; c’est ce qui peut faire signe scientifiquement : un fait expérimental. Le fait est solidaire de l’hypothèse et de l’interprétation qui le produisent.
B. Penser le réel : faire apparaître ce qui ne se manifeste pas spontanément et le penser d’après les conditions spécifiques de notre entendement.
1. si l’expérience me découvre des phénomènes, elle ne me découvre pas encore la cause de ces phénomènes – L'expérience nous enseigne bien qu'une chose est ceci ou cela mais non pas en quoi cette chose ne peut être autrement que ce qu'elle est. Par l'expérience, nous prenons bien conscience que les choses sont dans un certain rapport entre elles, que certains phénomènes se répètent, mais ces rapports demeurent incertains : rien encore ne nous permet d'affirmer que ce rapport sera toujours le même, à toute époque et en tout lieu. Comme le note ARISTOTE dans les Seconds analytiques, si l'expérience porte sur le particulier, la science, elle, porte sur l'universel. Or, l'universel n'est pas perceptible ; si l'expérience me découvre un phénomène, elle ne me découvre pas pour autant quelle est sa cause. Ainsi, nos sensations « ne nous disent le pourquoi de rien, par exemple elles ne nous disent pas pourquoi le feu est chaud, mais seulement qu’il est chaud » (Métaphysique, Livre A, 981b 12-13) De même, je vois le mouvement des marées mais est-il possible de voir l'attraction universelle qui en est la cause ? Il y a donc un hiatus, une rupture, entre l'ordre de l'expérience et celui de la science : si grande soit mon expérience, elle ne me propose encore que des représentations dispersées, éclatées, éparpillées et dissemblables. Par l’expérience, je constate des phénomènes mais un simple constat n’est pas encore une explication.
2. De plus, nous ne pensons le réel qu’à partir des conditions propres de notre pensée et de notre sensibilité : la pensée ne saurait approcher le réel sans s’éclairer sur elle-même – Ainsi, KANT, dans la Critique de la raison pure, relève que si toute connaissance du réel doit bien prendre appui sur les données de l’expérience, la connaissance, pour autant, « ne dérive pas toute de l’expérience ». Les objets qu’interprètent notre pensée sont inséparables des conditions (des catégories) qui ordonnent notre entendement et notre sensibilité (ainsi, et par exemple, rien ne peut nous apparaître en dehors du temps et de l’espace, qui ne sont pas des états objectifs du réel mais des conditions fondamentales de notre sensibilité et de notre pensée). Dès lors, connaître pour la pensée, c’est aussi et essentiellement se connaître, non en un sens psychologique mais en un sens épistémologique : connaître les conditions de possibilité qui régissent la pensée. Partant, les faits ne sont pas des qualités des choses en elles-mêmes (ce que sont les choses « en soi », cela nous ne pourrons jamais le savoir, car il faudrait pour cela faire un saut par-delà nous-mêmes) ; les faits sont l’expression des conditions qui déterminent la façon dont les choses apparaissent à un sujet humain quel qu’il soit : pour « s’en tenir aux faits », ainsi, il faut encore que la pensée fasse retour sur elle-même pour interroger les conditions qui l’ordonnent universellement. On voit par conséquent que la pensée ne saurait approcher le réel et le connaître qu’en ayant d’abord l’intelligence des conditions de son exercice et des limites qui déterminent toute connaissance objective. La pensée ne pourra s’en tenir aux faits qu’après s’être comprise elle-même.
Transition :
Pour penser le réel, faut-il donc s’en tenir aux faits ? Si par « s’en tenir » on entend recevoir passivement des données qui nous permettraient d’interpréter rationnellement le réel, il semble qu’une telle hypothèse ignore la solidarité de tout fait avec le questionnement théorique. Les faits ne sont pas donnés mais établis ; la pensée dévoile le réel bien plus qu’elle ne le constate, à partir des conditions qui la régissent et de la méthode qui la définit. Quand elle approche le réel, elle n’est jamais purement passive et le réel qu’elle interroge est relatif aux hypothèses qui la fondent.
Partant, si, sur un plan théorique, la pensée ne semble jamais s’en tenir « purement » aux faits, les recevoir passivement, on peut se demander ce qu’il en est dans un ordre pratique (dans l’ordre éthique et politique). Pour penser ainsi le réel « humain » (les actions humaines), peut-on s’en tenir aux faits ? Plus encore : faut-il s’en tenir aux faits ?
III. FAUT-IL S’EN TENIR AUX FAITS POUR PENSER UNE REALITE PROPREMENT HUMAINE ? LA VOLONTE QUI ANIME LE DROIT ET LA MORALE EST DE DEPASSER LE FAIT DE LA VIOLENCE ET DE LA DOMINATION.
A. Dans l’ordre des relations humaines, s’en tenir aux faits n’est-ce pas trahir l’idéal du Droit ?
Le Droit, loin d’entériner les faits, énonce ce qui doit être. Exiger le Droit, c’est donc refuser de s’en tenir aux faits : le fait de la domination, le fait du plus fort. Ainsi, ROUSSEAU, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, commence par « écarter tous les faits » ou bien, dans le Contrat social, récuse ceux qui prétendent fonder le droit sur le fait (Livre I, chapitre 2). Tout l’effort du second Discours est justement de dégager le véritable fondement du Droit par-delà son origine historique. Qu’est-ce qui rend nécessaire l’apparition du Droit ? C’est la « pression des faits », une situation de fait : celle de la multiplication des conflits qui fait suite à l’apparition de la propriété privée. L’institution des lois a pour fonction de « mettre bon ordre » dans ces conflits et d’empêcher que les inégalités qui séparent les pauvres et les riches ne dégénèrent en un état de guerre civile. Il faut mettre un terme au conflit, instaurer la paix civile, en préservant les intérêts de chacun. Seulement, si ce premier contrat est bien conclu par chacun avec l’ensemble de la communauté, son vice fondamental tient au fait que la condition, avant et après l’accord, n’est pas la même pour tous : les grands bénéficiaires sont les propriétaires qui, en plus de la paix, gagnent la reconnaissance de droit de leur propriété. En effet, dans l’état de nature, la propriété n’était encore qu’une simple possession issue d’une occupation de fait et conservée par la force. Le pacte social transforme cette possession en une propriété juridique fondée sur l’engagement de tous les membres de la société et protégée par la force publique. Autrement dit, le Droit ne fait ici que confirmer son origine, le fait des inégalités. Ce pacte social n’est donc qu’un contrat de dupes puisqu’il maintient les conditions du conflit qui l’ont rendu nécessaire. En ce sens, si le Droit a bien une nécessité de fait, une origine historique (le développement des conflits), il ne saurait répondre à sa fin (qui est de produire l’égalité de tous les contractants) qu’en niant l’origine qui la rendu nécessaire (les inégalités). Ainsi, pour être conforme à son essence, le pacte civil doit abolir les inégalités dont il est issu ; le fondement doit abolir l’origine et s’instituer en commencement absolu. Par conséquent, le Droit, loin de s’en tenir aux faits (le fait des inégalités et de la violence), réclame que les faits se conforme à la règle, à l’idéal de justice, qui, seul, donne sens à la loi.
B. Comment pourrais-je prendre conscience de ce qui est en m’en « tenant aux faits » ? Le présent ne s’éclaire que sur l’horizon des possibles qui lui donne son sens ; une situation historique donnée est inséparable du projet qui anime ceux qui vivent cette époque.
Tel est ce que souligne SARTRE dans un passage de l’Etre et le Néant (Quatrième Partie, Chapitre I) : une action ne peut être interprétée et comprise qu’à la mesure du projet dont elle est l’effet. Seul ce qui est possible donne le sens de ce qui est : « Créer Constantinople ne se comprend comme acte que si d’abord la conception d’une ville neuve a précédé l’action elle-même ou si, à tout le moins, cette conception sert de thème organisateur à toutes les démarches ultérieures ». Nulle conscience n’est jamais en ce sens enfermée dans une situation présente donnée : prendre conscience de ce qui est, c’est toujours transcender un état de fait donné vers quelque chose d’autre, ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas encore. Dès lors, on pourrait dire que toute pensée ne s’en tient jamais à ce qui est donné, ici et maintenant.
Ce mouvement propre de toute conscience est d’ailleurs, comme le souligne Sartre avec force, la condition même de notre liberté, de toute libération historique. C’est à partir d’un horizon idéal que nous évaluons notre existence historique : ce sont les possibles que nous visons (ou non) qui nous font juger de notre situation actuelle. « Et tant que l’homme est plongé dans la situation historique, il lui arrive de ne pas même concevoir les défauts et les manques d’une organisation politique ou économique déterminée, non comme on dit sottement parce qu’il en « a l’habitude », mais parce qu’il la saisit dans sa plénitude d’être et qu’il ne peut même pas imaginer qu’il puisse en être autrement. Car il faut inverser l’opinion générale et convenir de ce que ce n’est pas la dureté d’une situation ou les souffrances qu’elle impose qui sont motifs pour qu’on conçoive un autre état de choses, où il en irait mieux pour tout le monde ; au contraire, c’est à partir du jour où l’on peut concevoir un autre état de choses qu’une lumière neuve tombe sur nos peines et nos souffrances et que nous décidons qu’elles sont insupportables ». Toute action historique est inséparable d’un horizon où s’affrontent des idéaux et des visions du monde contradictoires.
C. Dans l’ordre moral, « s’en tenir aux faits » revient à nier l’idéal du devoir pour mieux se dispenser de le respecter.
Comme le relève Kant, dans Théorie et pratique, penser ce qui doit être au regard de ce qui est, c’est renverser le rapport qu’instruit l’exigence du devoir. Il appartient en effet au devoir de prescrire et d’ordonner ce qui est et non à ce qui est de déterminer ce qui est possible. Ainsi, avec la maxime « ce qui est vrai en théorie ne l’est pas en pratique », on ne cherche rien d’autre qu’à se libérer de l’impératif du devoir (celui de la morale et celui du droit), à évincer les exigences de la raison pour faire triompher le cynisme d’un pseudo réalisme. « On revendique la sagesse en se flattant de voir plus loin et plus sûrement avec des yeux de taupe rivés sur l’expérience, qu’avec les yeux échus en partage à un être fait pour se tenir debout et contempler le ciel ». Ainsi, dans l’ordre proprement humain du Droit et de la Morale, il appartient à l’idéal d’ordonner les faits et non l’inverse. Ainsi, toute politique qui cherche à conserver et accroître les inégalités se prétend « réaliste » et argue d’un destin nécessaire du monde pour repousser les idéaux qui la contredisent et pour se dispenser de répondre à l’exigence dont elle est censée être l’instrument. Le concept actuel de « mondialisation » est l’expression par excellence d’une telle falsification : l’affirmation radicale d’un pseudo réalisme économique à partir duquel on veut faire passer les inégalités, l’injustice et la corruption généralisée pour une fatalité contre laquelle les idéaux (naïfs) ne peuvent rien et à laquelle il ne s’agit que de « s’adapter ». Dès lors, qui nous invite en politique à « nous en tenir aux faits », qui nous invite ainsi à être « réaliste », ne nous convie qu’à renoncer à l’exigence de justice, afin de jouir sans être troublé des privilèges arbitraires dont il bénéficie.
[Conclusion]
Dès lors, les faits sont-ils le « garde-fou » de la pensée ? La condition de possibilité de son accord avec le réel ? Ou bien les conséquences de l’effort théorique et rationnel par lequel la pensée éclaire le réel et met en évidence son inapparent de lui-même ? Comme le souligne Kant, dans la Critique de la raison pure, ce n’est sans doute que dans la relation même entre la pensée pure et l’expérience que l’objectivité doit être pensée : car si ce n’est rien pensé du tout que de ne pas penser ce qui nous est donné dans l’expérience, les faits ne prennent forme que dans et à partir de la pensée qui les interprète.
Cependant, il est nécessaire de souligner l’écart ici entre les exigences de la raison théorique (de la rationalité scientifique) et celles de la raison pratique (la raison qui éclaire les idéaux les plus humains). Penser le réel, dans l’ordre politique, juridique et moral, ce n’est pas « s’en tenir aux faits », c’est au contraire donner au réel la forme de ce qui est humainement le plus exigible. Partant, un pouvoir quelconque qui renonce à cette destination idéale au nom d’une pseudo fatalité (exemple : une « fatalité » économique), trahit l’essence même de politique, ce pour quoi il était censé s’exercer.