LA QUESTION DE LA LIBERTE
Autour du film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique (1980)
(La question du déterminisme : liberté et nécessité)
(Ce film a été diffusé aux élèves et a été l'occasion d'une réflexion sur la question des déterminismes. A la suite, j'en propose une analyse détaillée, Bonne lecture, Jean-Marc Gaté, Lycée Pierre Bourdieu, Fronton)
Par bien des aspects, ce film d’Alain Resnais peut apparaître comme un piège d’une cruauté subtile, un piège tendu à la façon dont l’humanité fait le récit d’elle-même et s’enorgueillit de sa conscience et de sa liberté, deux privilèges qui, croit-elle, la distinguent des autres espèces vivantes. Or, avec la rigueur, la méthode et la précautionneuse lenteur, si propres à la science, Resnais dissipe peu à peu cette illusion de supériorité, dépouillant l’homme de ses oripeaux métaphysiques pour l’obliger à affronter sa condition sous la lumière froide du discours scientifique : celle d’un animal, certes doué de conscience, mais qui n’en demeure pas moins déterminé comme tout animal par une pulsion de vie dont il ignore les lois nécessaires. En ce sens, ce film est à la fois un crime et une autopsie : on assiste à la lente agonie de la (de notre) conscience qui croit souverainement diriger nos existences selon des « choix », des « raisons », des « motivations », quand les causes véritables de nos comportements sont plutôt à rechercher dans les lois organiques de notre corps, dans le silence de nos instincts, qui nous font tendre, avec une implacable nécessité, vers ce qui nourrit et préserve notre existence et nous font fuir, avec autant de nécessité, ce qui nous menace. Un crime de lèse-majesté donc, envers une conscience qui n’est rien d’autre que la récitante de forces dont elle ignore la lutte silencieuse. Un crime et une autopsie : celle d’un rêve de liberté, que nous nous attribuons hâtivement, du seul fait que nous sommes conscients de nos actions, tout en ignorant les causes qui les déterminent. Le cinéma d’Alain Resnais n’est pas un cinéma de l’enchantement, un art qui tisserait du rêve sur nos illusions ; tout au contraire, l’art se veut ici l’exercice d’une véracité impitoyable, où l’homme affronte le sens de son destin. Cette fiction cinématographique nous contraint ainsi à affronter la fiction de nos valeurs humaines.
Cette traversée des illusions métaphysiques n’est pas sans évoquer, de toute évidence, la grande philosophie critique, celle de Spinoza ou de Nietzsche. Alain Resnais aurait très bien pu mettre en épigraphe de son film la célèbre formule de L’Ethique de Spinoza : « L’homme n’est pas un empire dans un empire ». Partie de la nature comme une autre, d’une nature qui elle-même n’est ordonnée par aucune volonté supérieure, l’homme n’agit pas au gré de sa conscience et des décrets imaginaires de sa volonté, mais aussi mécaniquement et avec autant de régularité que n’importe quelle partie de la nature. Si, selon Spinoza, nous croyons ainsi que nos actes procèdent en nous d’une volonté libre, qui échapperait à la nécessité, c’est uniquement parce que notre conscience nous plonge d’emblée dans une telle illusion. Notre conscience nous dévoile en effet les fins de nos actions mais nous fait ignorer les causes qui nous déterminent à agir : nous en venons à croire ainsi que nous agissons selon les fins que nous poursuivons et que nous sommes les auteurs et les maîtres des mouvements qui nous animent, qu’il nous appartient donc d’en décider et de les suspendre par un décret de notre volonté. « C’est ainsi qu’un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d’ébriété aussi croit dire, par un libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu » (Appendice de la Première Partie de l’Ethique). Et ce n’est bien sûr qu’illusion de liberté car, de même qu’un nourrisson tète le sein de sa mère uniquement parce qu’il y est poussé par la faim, et non parce qu’il en aurait fait le choix, de même nos actes sont la conséquence des mouvements de notre corps et des autres corps, déterminés par une mécanique des passions, sur laquelle notre volonté n’a aucun empire. Le jeune garçon n’est pas en colère parce qu’il veut se venger, il « veut » se venger parce qu’il est en colère, et cette colère ne procède pas plus d’un choix que la faim de l’enfant qui tète. La philosophie du libre arbitre est une philosophie d’homme ivre, mais, de cette ivresse, on ne s’éveille jamais, car elle est liée à notre conscience elle-même. Pour Spinoza, les causes de nos actes sont bien plus à rechercher dans une puissance d’être, ce qu’il nomme le conatus, puissance qui, comme toute autre partie de la nature, nous fait tendre à persévérer dans l’existence et affirmer notre existence autant que possible. Derrière le voile de notre conscience, se poursuit ainsi le mouvement de l’Etre, puissance indifférente aux gesticulations rhétoriques de notre Moi, au récit par lequel nous croyons rendre raison de ce qui, pour s’affirmer n’en attend aucune : la vie. Et c’est bien cette désillusion que fomente Mon oncle d’Amérique, nous tirant hors du rêve éveillé de notre conscience pour opposer au récit enchanté de notre liberté un tout autre discours, celui de la logique de la vie.
En ce sens, c’est un méchant film que celui-là. Un film qui déconstruit le
rêve humain et qui frappe, comme la philosophie de Nietzsche, à coups de
marteau sur nos idoles, qui tire notre « bavarde conscience » hors de
sa superbe pour la remettre à sa juste et très modeste place. « Dernier
venu parmi nos organes », notre conscience parle haut en sa fierté de
matamore, mais l’unité qu’elle proclame n’est qu’une apparence discursive
qui dissimule la pluralité des forces et des instincts en lutte dans notre
corps, un corps pluriel et sans cesse mouvant comme la vie. « Tu dis
« moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est ton corps
et sa grande raison (cela tu ne veux pas le croire) : lui ne dit pas « moi »
mais il est moi » (Ainsi parlait Zarathoustra, « Les
contempteurs du corps »). La trame de la conscience elle-même est tissée
d’instincts qui percent en chacun de ses desseins.
Nous sommes pris au piège. Pris au piège comme ces rats de laboratoire qui occupent des séquences décisives du film d’Alain Resnais, que l’on voit produire (observation empreinte d’un certain sadisme) des réponses, parfaitement intelligibles et totalement prévisibles, au stress qu’on leur fait subir, comme de parfaits automates. Nous sommes des rats doués de conscience. Ce qui ne nous accorde aucun autre privilège que de nous surprendre nous-mêmes, mus avec une nécessité aussi implacable que ces cobayes. Semblables à eux, nous sommes dociles à la vie, à ce qu’exigent nos instincts, alors même que nous continuons de demander raison de nos sentiments. Vladimir Jankélévitch définissait le tragique comme « l’inéluctable qui se joint au nécessaire ». Mon oncle d’Amérique est une tragédie, tragédie dans laquelle l’inéluctable est l’effet du nécessaire, où le destin est tramé par la vie, où le chœur de la science est le contrepoint de la solitude héroïque (et naïve) de la conscience, où l’oracle est un scientifique, le biologiste Henri Laborit.
Dans la première séquence du film, des voix s’entremêlent confusément, énonçant chacune des fragments décousus d’existence. Une seule voix se distingue des autres, claire, précise, limpide et douce, celle du biologiste Henri Laborit, qui nous expose la façon dont toute vie s’affirme et se déploie selon une finalité immanente, celle de sa propre conservation. Cet incipit a de quoi déconcerter le spectateur, le film semblant hésiter entre le documentaire scientifique et le récit entremêlé de plusieurs vies. Si la narration croisée de plusieurs destins qui finissent par se rejoindre est un lieu commun cinématographique, le discours du biologiste, par contre, a toute l’allure (comme dans ces jeux logiques où l’on demande à un enfant de le démasquer) d’un « intrus ». Ce discours semble incongru, hormis le lien ténu qui unit ce discours universel sur la vie et le fait que ce sont des vies, l’histoire de trois personnes que l’on voit, conjointement à ce discours, se déployer. Ce sentiment d’incongruité est accru par le chevauchement entre le discours, les images scientifiques, d’une part, et, d’autre part, le récit autobiographique des trois personnages phares. Sur des images fixes de lichen ou de plantes, la voix off de ces personnages épelle, de façon sommaire, leur histoire personnelle, chacune de ces voix chevauchant les autres de façon cacophonique. Mais quel lien peut-on établir entre ces récits et les images de lichen ou de plante qui les accompagnent ? Le réalisateur, Alain Resnais, semble se jouer de nous. Et, pour qui revoit ce film, le premier plan apparaît comme le miroir ironique de la déconvenue du spectateur : une loupe glisse sur toutes les images rassemblées du film, comme un regard qui les passerait toutes en revue, incapable de saisir toutefois l’unité du tout, tandis que la voix off d’Henri Laborit énonce la vérité de la vie, discours qui, dès lors, apparaît à la fois lumineux et sibyllin, car dans un rapport énigmatique à l’image que nous voyons.
Et pourtant. Pourtant, tout est là, clair, limpide et évident, mais nous ne voulons pas le voir, nous ne voulons pas le comprendre. De même que dans la tragédie de Sophocle, Œdipe ne peut accepter la parole de l’oracle Tirésias ni ne comprend que c’est lui que la Sphinge épelle en son énigme, de même le spectateur n’entend pas la portée oraculaire des paroles pourtant limpides d’Henri Laborit : « La seule raison d’être d’un être, nous dit-il, c’est d’être, c’est-à-dire de maintenir sa structure, sans quoi il n’y aurait pas d’être ».
De cela, tout s’ensuivra, inéluctablement. De cette finalité de la vie, qui, parce qu’elle est immanente, parce qu’elle ne poursuit rien d’autre que sa propre affirmation et conservation, réduit ainsi à l’absurde toute finalité, de cette raison d’être qui ne poursuit que l’être, tout s’ensuivra nécessairement. Car cette vie qui ne vise que sa propre affirmation, va se révéler être la Parque qui, seule, tisse le destin de tous les êtres vivants, le destin du lichen ou de la tortue, mais aussi le destin des trois personnages dont l’existence nous est racontée. La vie, en sa puissance même, est le secret, le lien qui, peu à peu, va produire l’unité dramaturgique du film. Le scénario est celui de la vie, de l’Etre, qui détermine nos destins et les rassemble selon sa logique immanente.
Et, comme dans toute tragédie, le destin ne devient chant et histoire que parce qu’il est refusé ou ignoré, parce que le héros ne veut voir ni ce qui est, ni qui il est. De cette tragédie, il n’est point d’issue, car elle définit notre condition au-delà de ce que nous concevons : la tragédie de l’homme, qui de la vérité même peut encore faire une œuvre de fiction. Même la vérité peut devenir notre « oncle d’Amérique », cette fiction où nous logeons notre rêve de liberté. Nous n’en sortirons pas : nous sommes des « êtres de fiction » et nous arrivons si peu à nous résoudre à la vérité que la vérité devient pour nous œuvre et beauté. C’est notre chance et notre malheur. La science est fascinante et Henri Laborit, un merveilleux conteur… De l’Etre, l’homme est le récitant.
Par intermittences, le discours du biologiste précise cette logique et les lois du comportement qu’elle ordonne. Tout au long du film, cette vérité scientifique ne cesse ainsi de rattraper le destin des trois personnages que nous suivons parallèlement. Le jeu est cruel. Chacun d’eux fait le récit de propre existence à la recherche d’un sens et selon les raisons que leur conscience attribue à leurs actes. Chacun voudrait fuir vers un ailleurs, un idéal impossible capable de conférer à leur vie une destination : tel cet « oncle d’Amérique », ce trésor imaginaire que toute conscience s’invente pour conjurer l’absurdité de nos existences. Mais « la vie continue », comme l’on dit parfois, une vie qui ignore nos raisons et que nos raisons ignorent. Chacun croit mener sa vie selon ses choix conscients mais les explications scientifiques d’Henri Laborit désenchantent ce récit dont nous berçons nos existences et dévoilent la pulsion de vie qui nous anime. Peu à peu, ce sont les discours de notre conscience qui s’avèrent sibyllins face à une logique de la vie qui, elle, est limpide et qui perce dans tous les comportements des protagonistes. Selon l’image dont use Laborit dans un passage, la vie est cet inconscient qui détermine nos existences, une « mer profonde » dont la conscience n’est que « l’écume », nos discours logiques ne faisant que couvrir les mécanismes pulsionnels qui ordonnent tous nos comportements.
Le biologiste distingue ainsi quatre comportements de base, qui procèdent de la pulsion de vie : un comportement de consommation (qualifiant tous les appétits, notamment sexuels), de gratification (désignant le plaisir de la récompense que nous octroie nos congénères), de punition (dont procède la lutte et l’agressivité) et d’inhibition (comportement d’impuissance quand nos actions sont empêchées, quand il n’est aucun dérivatif possible à la « punition »). Or, les comportements de chacun des protagonistes peuvent non seulement s’expliquer pleinement par ce quadrilatère vital mais, plus encore, devenir alors quasi prévisibles. Loin que l’homme, du fait de sa conscience, fasse ainsi exception à ce déterminisme, il apparaît au contraire comme l’exemple et la preuve de son effectivité. La distinction de l’homme et de l’animal craque peu à peu. Si les premiers plans du film mêle de façon incongrue, semble-t-il, des images de documentaires animaliers (un gros plan sur une tortue, un crabe, etc.) et trois récits autobiographiques, cette différence se résout finalement jusqu’à la confusion, les protagonistes étant affublés soudain de têtes de rats et se comportant avec la même régularité que des animaux de laboratoire.
Serions-nous en effet doués de logos, selon la fameuse définition qu’Aristote propose de l’homme, nous n’en demeurons pas moins des animaux, poursuivant la satisfaction de nos appétits ainsi que la gratification, fuyant punition et douleur, notamment en leur trouvant un dérivatif, l’agressivité, et nous réfugiant dans l’inhibition quand nous ne pouvons y échapper. « Ecume » donc à laquelle se réduit notre « bavarde conscience ». Et Laborit pourrait bien dire, comme Freud, que « Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison », seulement l’inconscient qu’il sert est ici celui de la vie en sa transparente logique. Pour parler le langage du biologiste, nous dirons que si l’homme possède un cortex associatif (un néocortex qui le rend capable de conscience, de constructions logiques et symboliques), ce cerveau complexe sert néanmoins les pulsions vitales du cortex reptilien et de la mémoire sensible, cerveaux primaires que l’homme partage avec les autres animaux. Bien souvent d’ailleurs, comme le souligne Laborit, la logique de ce cortex complexe ne fait que servir d’alibi aux pulsions vitales primaires que déterminent les deux autres, couvrant de ses « raisons » les causes déterminantes (appétits, fuite, agressivité, inhibition) que lui impose la conservation de la vie. En ce sens – et on peut en effet retrouver ici la critique de Spinoza, notre conscience nous leurre, bien plus qu’elle ne nous donne immédiatement l’intelligence de notre condition et, de même que le crabe se meut selon des pulsions qu’il ignore, de même nous agissons sans avoir la connaissance véritable des causes mécaniques qui nous déterminent.
La seule singularité de l’espèce humaine serait celle propre aux espèces sociables et, parmi celles-ci, elle est sans doute celle qui pousse le plus loin les exigences propres à cette sociabilité, soumettant l’individu aux normes impératives de la loi du groupe, intensifiant ainsi son inscription dans une logique de la gratification par le biais des idéaux culturels que l’enfant intériorise très tôt, repoussant autant que possible la résolution agressive des conflits en accentuant les comportements d’inhibition (dont l’une des formes est de retourner la violence contre soi-même – on ne peut que penser aux analyses du sentiment de culpabilité de Freud dans Malaise dans la culture). Partant, nos existences seraient déterminées par cet inconscient où se mêlent les normes qui président à la survie du groupe et les pulsions vitales qui déterminent l’individu. Or, selon Henri Laborit, cet inconscient normatif qui oriente les pulsions vitales vers les valeurs capables de préserver la société, réoriente la pulsion de vie vers la conservation du groupe, accentuant ce déterminisme au profit de la société. Toutes les valeurs culturelles, notamment celle de la morale, poursuivent ainsi la logique de la subordination de l’individu au processus de gratification et de compétition qui serviront avant tout les intérêts du groupe. C’est cette logique que résume crûment le grand-père de l’un des personnages, l’incitant par la récompense à être parmi les premiers de sa classe et le menaçant dans le même temps s’il échoue : « Un pièce de dix francs pour un première place, de cinq francs pour une seconde, de deux francs pour une troisième, et, à partir de la quatrième, mon pied au cul ! ». Bon citoyen que ce grand-père qui instruit son petit-fils à la compétition et à la domination, non pour servir son propre intérêt, mais celui de l’intérêt commun sans même qu’il en ait conscience. C’est la « ruse de la nature » dont nous parle Kant dans l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, ruse de la lutte des intérêts égoïstes qui sert en dernière instance le progrès social. Ainsi, pour Laborit, l’inconscient ne consiste pas essentiellement dans le refoulement de certaines pulsions incompatibles avec la norme sociale, comme chez Freud. Il consiste bien plus dans une forme positive extrêmement contraignante, à savoir l’inscription des pulsions vitales primaires dans la logique de conservation du groupe. Bien plus que les pulsions vitales premières qui déterminent les comportements individuels, c’est surtout cette logique vitale du groupe qui réduit les protagonistes du film à des pantins pathétiques, tel le personnage de Roger Pierre, petit-bourgeois normalien, élevé à l’idéal de la réussite et de l’écriture et qui, pour devenir « l’auteur d’un livre » est prêt à tous les sacrifices et à toutes les vilenies. C’est de même le personnage pathétique qu’incarne Gérard Depardieu, qui finit par crever de cette norme vitale du groupe, la « réussite par le travail », qui, faute de pouvoir s’en montrer digne, se donne la mort.
Nous sommes pris au piège. Mais est-ce vraiment parce que nous sommes des vivants, ordonnés à la logique de la vie, et parce que nous sommes soumis aux normes par lesquelles la société garantie sa permanence ? Le piège, si piège il y a, consiste bien plutôt dans l’ignorance des pulsions et des normes qui nous déterminent. C’est pourquoi il est douteux que le film d’Alain Resnais et le discours d’Henri Laborit nous convient à un tel pessimisme. Pour cela, il faudrait confondre déterminisme et fatalisme. Or, si nous sommes mus par des pulsions vitales, dont procèdent notamment les rapports de dominance et d’agressivité, ces déterminations ne nous enchaînent pas pour autant. Tel est ce que souligne Laborit en toute fin : si nous avons pu nous rendre sur la Lune, ce n’est pas contre les lois de la gravitation mais grâce à elles ; ce voyage n’impliquait pas qu’on se libère de ces lois mais qu’ « on les utilise pour autre chose ». Les lois de la vie ne nous condamnent pas ainsi à nous enfermer dans le cercle des rapports de domination, oscillant, comme le rat dans sa cage, entre agressivité et inhibition. Ces lois, il nous appartient de leur donner un autre sens en les interprètant, au lieu d’être guidés aveuglément par elles comme des pantins. C’est pourquoi, selon Laborit, la science qui nous éclaire ce déterminisme, ne dénie pas la possibilité de notre liberté, tout au contraire. Plus nous connaîtrons les mécanismes physico-chimiques et psychiques de notre cerveau, plus par cette connaissance nous pourrons réinterpréter nos comportements, individuels et collectifs. En ce sens, le tragique est l’effet de notre ignorance. Non moins que pour Spinoza dans L’Ethique, la liberté ici ne réside pas dans l’illusion de notre volonté mais dans la « connaissance adéquate » du monde et de nous-mêmes. C’est à cette « libre nécessité » que Laborit nous convie de même.
A moins que nous ne voulions continuer de loger notre liberté dans un rêve, cet « oncle d’Amérique ». Mais, à l’instar de W ou le souvenir d’enfance de Pérec, tout rêve peut virer au cauchemar, ainsi que le souligne la fin du film. Car « l’oncle d’Amérique », ce sont aussi tous ces idéaux et ces idéologies qui, au lieu d’élever l’homme au-dessus de lui-même, n’ont fait que couvrir les pulsions d’agressivité et les rapports de dominance les plus primaires et donner « raison » au déchainement de la haine et de la violence. Ce ne sont pas les pulsions vitales qui font de nous des rats de laboratoire, ce sont ces valeurs par lesquelles nous croyons nous en séparer et qui les servent alors avec une violence d’autant plus radicale qu’elles se figurent au service d’une « raison supérieure ».
La dernière image du film est ambiguë. Au milieu des ruines d’une ville bombardée, entre des bâtiments aux façades noires et aveugles, surgit l’image d’une forêt splendide. Image d’espoir, image de vie. Mais il ne s’agit en même temps que d’un trompe-l’œil, d’une illusion. Faut-il se maintenir à une juste distance pour préserver le charme du trompe-l’œil et l’espérance ? Le regard d’Alain Resnais ne s’y résout pas : la caméra approche, brisant l’illusion sublime, révélant le mur sous l’image. Mais cette désillusion est-elle pour autant un désenchantement ? Il n’y a pas moins de beauté dans la matière que dans la forme, plus encore même. Rien n’est plus beau que ce mur de briques brutes et saillantes, où les couleurs du trompe-l’œil se muent en bouquets de lichen, se changent en vie, quand le regard les approche. Rien n’est plus beau que la vie qui supporte nos illusions.