L'HISTOIRE ET LA MEMOIRE EN QUESTION

 

 

 

 

 

DEVONS-NOUS GARDER LA MEMOIRE DE NOTRE PASSE ?

 

D’emblée, on peut se demander en quoi nous sommes fondés à attribuer ainsi à la mémoire la valeur d’un devoir. Or, s’il peut paraître aussi nécessaire qu’exigible de garder la mémoire de notre passé, c’est peut-être avant tout parce qu’il en va d’une vérité sur nous-mêmes. En effet, quel sens aurait notre identité en dehors de la mémoire qui lui donne forme et la préserve ? Ignorer ou fuir notre passé, que ce soit individuellement ou collectivement, n’est-ce pas se condamner à l’illusion sur nous-mêmes ? En ce sens, la mémoire n’est pas uniquement la gardienne de notre passé mais aussi du sens de notre présent, car comment pourrions-nous avoir en avoir l’intelligence, comment pourrions-nous de même inventer l’avenir, si nous refusons d’affronter notre passé et d’en répondre ? S’il y a un sens à parler d’un « devoir de mémoire », n’est-ce pas ainsi parce que la mémoire est à la fois ce qui rend possible la reconnaissance de notre identité et notre responsabilité face à elle ? Au cœur du souvenir se loge cette double exigence : une exigence de vérité et de justice sur nous-mêmes et face à notre propre histoire. D’autant que ce lien de mémoire met en partage notre identité : le passé qui est ainsi tiré hors de l’oubli est en effet le « nôtre », un passé partagé, qui nous découvre que notre humanité est inséparable d’une condition commune dont nous sommes les héritiers. Le lien qui nous unit aux autres hommes n’est-il pas avant tout un lien de mémoire ? Que serait l’homme en dehors de cette « commémoration » au sens premier du terme, c’est-à-dire de cet effort commun de mémoire qui nous unit au passé ? S’il y a ainsi des lieux où les hommes peuvent se rencontrer et dialoguer, ne sont-ce pas avant tout des lieux que la mémoire préserve ?

Toutefois, en reconnaissant une telle force de vérité à la mémoire, nous la lavons un peu trop rapidement de tout soupçon. En effet, appartient-il vraiment à la mémoire de nous livrer une vérité sur notre passé ? Parce qu’affective, toute mémoire n’est-elle pas, par définition, sélective et déformante ? Comment pourrait-elle donc nous proposer un tirage objectif du passé, alors que la fidélité qui la lie à ce passé est avant tout passionnelle ? Ignorer ce relativisme de toute mémoire, n’est-ce pas se condamner à ne jamais pouvoir sortir des contradictions que produisent la concurrence et le conflit des mémoires ? Dès lors, est-ce vraiment à la mémoire de garder notre passé ou ne faut-il pas lui contester ce droit et confier à l’intelligence critique de l’enquête historique la tâche de délivrer une vérité sur le passé ? La responsabilité de l’historien n’est-elle pas de préserver le passé des abus de la mémoire ?

Il semble bien que nous soyons face à une difficulté : d’un côté, la mémoire peut apparaître aussi précieuse qu’exigible parce qu’elle est le fondement d’une vérité sur nous-mêmes sans laquelle nous ne pourrions ni répondre de notre passé ni nous en délivrer. De l’autre, la mémoire peut tout autant trahir le passé et cela, paradoxalement, au nom de sa fidélité, de son attachement affectif au passé. Que pourrait donc être une juste mémoire ? Une mémoire qui préserverait le passé de l’oubli autant que de la rumination, du ressassement mélancolique ? Une mémoire capable de « délivrer » le passé dans tous les sens du terme, c’est-à-dire capable de révéler la vérité de notre passé, non pour nous en rendre prisonniers, mais pour donner sens à notre liberté ?

Pour faire face à ces difficultés, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure nous devons bien garder la mémoire de notre passé en tant qu’elle est la condition du sens de notre identité ; puis, nous nous demanderons si la mémoire ne peut pas trahir et étouffer notre présent ; enfin, nous tenterons de poser les conditions d’une politique de la juste mémoire, capable de libérer un avenir en délivrant une vérité sur notre passé.

 

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Dans son film, The eternal sunshine of the spotless mind (2004), le réalisateur Michel Gondry figure un psychiatre qui découvre un moyen d’effacer la mémoire de ses patients, les libérant ainsi de leur mélancolie, d’un passé qui pèse de tout son poids sur leur présent et les empêche de vivre. Précieuse invention sans aucun doute que celle-là, pour qui est prisonnier de son passé et condamné à le répéter infernalement, mais se délivre-t-on vraiment du passé en le faisant tomber dans l’oubli ? Dépasse-t-on son passé en le refoulant, en croyant pouvoir l’effacer ? Le personnage principal du film de Gondry découvrira bientôt que le remède est pire que le poison, qu’en croyant ainsi se décharger du passé, il ne laisse pas uniquement des souvenirs pénibles derrière lui : plus sa mémoire s’efface en effet, plus son identité se délite, se disperse ; voulant en finir avec le passé, c’est lui-même, en quelque sorte, qu’il a laissé derrière lui, condamné ainsi à se perdre, à n’être plus soi-même pour avoir voulu devenir autre que ce qu’il était pourtant.

Si la mémoire ainsi peut apparaître comme une faculté des plus précieuses, c’est sans doute parce que notre conscience et notre identité sont inséparables d’une temporalité qui unit notre passé, notre présent et notre avenir. C’est la mémoire qui me constitue comme sujet : je suis ce que je suis parce que je reconnais ce que j’ai été ; le Moi fait l’expérience de lui-même comme porteur d’une histoire à laquelle il s’identifie. En ce sens, tout acte de mémoire est avant tout un acte de reconnaissance, par lequel je m’approprie mon identité. Une pensée sans mémoire disparaîtrait et renaîtrait à chaque nouvelle sensation, ainsi que le souligne Socrate dans un passage du Philèbe ; prisonnière de l’instant, notre pensée s’absorberait dans ses sensations immédiates jusqu’à s’absenter totalement. Dans La conscience et la vie, Bergson définit de même la conscience par la mémoire, car, comme il le dit, « une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ? » Aussi la pensée s’affirme-t-elle avant tout comme une temporalité, une présence au temps que la mémoire ouvre, au point que l’on peut fort bien distinguer l’esprit de la matière inerte selon ce rapport au temps, comme le propose Leibniz dans un passage des Nouveaux Essais sur l’entendement humain : la matière inerte est « mens momentanae », esprit absent à lui-même car enfermé dans l’instant présent ; plus un être, au contraire, est présent au temps, est capable de transcender la présence actuelle et de la lier à ce qui est absent (ce qui n’est plus ou bien ce qui n’est pas encore), plus l’esprit se déploie, plus la conscience s’affirme. L’esprit n’est rien d’autre qu’une expérience du temps qui tire le temps hors de sa propre absence ; penser n’est qu’une certaine manière de se rendre présent à ce qui est absent ; et c’est en cela que nous pouvons dire que la mémoire est ô combien précieuse.

Or, parce qu’elle est ainsi la condition de l’affirmation de notre conscience, la mémoire donne forme à notre identité. Quelle consistance aurait en effet notre identité hors du lien qui nous relie au passé ? Comment pourrais-je être moi-même si je ne pouvais répondre de mon passé ? Notre identité n’est rien sans la capacité de nous identifier à notre passé. Comme le note John Locke, dans un passage de son Essai sur l’entendement humain, notre identité se signifie dans l’unité temporelle de notre expérience ; la conscience que nous prenons de nous-mêmes est inséparable de la mémoire qui produit en nous le sentiment d’une « existence continuée ». C’est pourquoi le lien qui nous relie au passé est le fondement même de toute affirmation éthique de soi : je ne saurais affirmer ma responsabilité sans répondre de mon passé. Si, comme le relève Paul Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, toute éthique suppose ainsi l’affirmation d’une capacité proprement humaine, la visée d’un « homme capable », ce « je peux » engageant un pouvoir de dire, un pouvoir de faire, de raconter et d’imputer, sans lesquels nous serions sans pouvoir. Or, Ricoeur souligne que chacune de ces capacités suppose un autre pouvoir plus primordial encore : celui de se souvenir. Etre soi-même, c’est ainsi garder la mémoire de soi-même, et cette reconnaissance marque le lien éthique qui nous unit aux autres, car c’est en répondant de mon passé que je déclare mon identité et l’expose aux autres. Bien avant l’expérience moderne, les Grecs attribuaient déjà une signification essentielle à la mémoire, dont ils faisaient la condition même de la vérité. Le terme « aletheia », qui désigne la vérité, signifie littéralement le fait de tirer quelque chose hors de l’oubli. En ce sens, la vérité était pour eux inséparable de cette expérience de la mémoire qui sauve de l’oubli et conduit à la présence ce qui, sans elle, disparaîtrait. Ce lien qui unit mémoire et vérité et met en jeu l’identité de l’homme traverse toute l’Odyssée de Homère : la quête d’Ulysse est une quête de soi qui sans cesse doit faire face à la menace de l’oubli, les principaux périls qu’affronte le héros consistant dans le risque de s’oublier lui-même, d’oublier qui il est. La mémoire, tout au long du poème, est le fondement de l’attestation de soi, une attestation qui est inséparable d’une mémoire partagée : ce sont des récits en commun qui rappellent le héros à son histoire et lui font retrouver le chemin vers lui-même.

En ce sens, si nous devons garder la mémoire de notre passé, c’est qu’il en va d’une vérité sur nous-mêmes, vérité qui inscrit notre identité dans une histoire qui transcende notre individualité. La mémoire se déploie sur l’horizon d’un temps commun ; se souvenir, c’est faire l’expérience d’une identité qui est solidaire d’une situation historique, faisant de chacun de nous les héritiers du passé et nous mettant face à la responsabilité de ce que nous transmettrons. Quel sens aurait ainsi notre humanité sans cette mémoire partagée ? Comme le disait Auguste Comte, « L’humanité est faite de plus de morts que de vivants ». L’homme est homme par ce lien transhistorique qui unit les générations et confère à l’humanité la valeur d’un projet de sens. Tel est bien de même ce que souligne Alain dans un passage des Eléments de philosophie : « ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme : c’est parce qu’il commémore l’homme ». Et il faut entendre « commémorer » ici au sens fort : non comme un simple hommage conventionnel au passé mais comme l’expression d’une mémoire commune, et tel que c’est dans cette mémoire partagée que surgit l’humanité, que nous puisons aussi tout sens à venir. L’humanité, comme le dit Alain, est « le culte de l’homme », culte qui consiste pour l’homme à ne pas perdre le sens de sa condition historique, à ne pas s’oublier lui-même. Sans cette mémoire dans laquelle nous puisons les raisons d’être de nos idéaux proprement humains, qu’est-ce qui distinguerait en effet la condition humaine de celle de l’animal ? C’est pourquoi l’histoire ne saurait être considérée uniquement comme une science particulière, une « science antiquaire » ; elle est plutôt l’expression de notre condition humaine qui se signifie dans cette mémoire partagée, seule capable de donner une situation à nos existences individuelles. Relevons ainsi qu’indépendamment de toute connaissance historique, la simple position calendaire, le fait de se savoir en 2017, nous inscrit dans une temporalité partagée qui transcende nos existences individuelles, nous embarque dans une histoire dont nous ne sommes qu’un moment, nous donne ainsi une position, nous définit comme des héritiers et engage notre responsabilité aussi bien envers ceux qui ne sont plus que ceux qui ne sont pas encore. Toute communauté est avant tout une communauté de mémoire. Quelle réalité aurait ainsi une nation sans une mémoire partagée ?

Dès lors, si nous devons garder la mémoire de notre passé, n’est-ce pas avant tout parce que la mémoire est ce qui fonde notre responsabilité humaine ? Y aurait-il seulement un sens à parler de devoir sans la mémoire qui nous fait prendre conscience de nous-mêmes et nous met face à la responsabilité de notre histoire ? S’il est légitime de parler ainsi d’un devoir de mémoire, c’est dans la mesure où, au cœur de tout effort de mémoire, s’accomplit une double exigence : une exigence de vérité et de justice. Tel est bien ce que souligne avec force Vladimir Jankélévitch dans L’imprescriptible, attribuant à la mémoire une portée éthique et politique essentielle, dans la mesure où elle est la seule forme de justice que l’on peut rendre à ceux qui ont été opprimés, massacrés, humiliés. Se rappeler, c’est ainsi « protester contre le lac obscur qui a englouti tant de vies précieuses ». Dans sa conscience historique, l’humanité met en jeu le sens de son destin et sa responsabilité morale, qui n’est qu’un vain mot quand l’oubli triomphe.

Comment pourrions-nous en effet avoir l’intelligence de nous-mêmes sans un effort de mémoire ? Comme le souligne Paul Ricoeur, dans la Mémoire, l’histoire, l’oubli, loin que nous soyons condamnés à la rumination par le souvenir, c’est au contraire l’oubli, l’ignorance du passé, qui conduisent le plus souvent à la répétition mélancolique de ce qui a été, aussi bien individuellement que collectivement ; un individu ou une société ne sont jamais autant déterminés par le passé que lorsqu’ils l’ignorent ou le refoulent. En ce sens, le passé ne peut être dépassé que si nous en avons l’intelligence. Faire œuvre de mémoire, ce n’est pas s’enfermer dans le passé : garder le passé, c’est ouvrir l’avenir, donner sens à des possibilités nouvelles.

 

            Partant, la mémoire ne peut-elle apparaître aussi nécessaire qu’exigible ? Car que demeurerait-il du passé sans la mémoire qui le préserve ? Comment pourrions-nous donner forme et sens à notre identité sans un effort de mémoire ? Quelle vérité pourrions-nous retrouver sur nous-mêmes si nous laissons le passé sombrer dans l’oubli ? Comment pourrions-nous enfin rendre possible un avenir sans affronter la responsabilité de notre passé ?

            Toutefois, ne peut-on soupçonner la mémoire ? Peut-elle vraiment prétendre restituer le passé dans sa vérité ? Garde-t-elle vraiment le passé ou bien n’est-elle pas plutôt la première à le trahir ? Car existe-t-il seulement quelque chose comme une mémoire objective, une mémoire qui serait fidèle au passé ? La mémoire n’est-elle pas déformante par essence ? Est-ce ainsi vraiment un effort d’intelligence sur le passé qui anime la mémoire ou bien plutôt un désir de se l’approprier ? Car comment comprendre sinon la concurrence et le conflit des mémoires, qui se déchirent dans leurs interprétations du passé ? Dès lors, la mémoire préserve-t-elle le passé ou bien ne cherche-t-elle pas plutôt à s’en emparer ? De plus, l’abus de mémoire ne peut-il pas nous condamner à l’illusion tout autant que l’oubli ? Faut-il donc vraiment confier le passé à la mémoire ?

 

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            Nous avons souligné le caractère essentiel de la mémoire en tant qu’elle engage un effort de vérité et de justice sur notre passé et notre identité. Or, quelle que soit la fidélité dont elle se réclame, peut-on vraiment se fier à la mémoire pour signifier la vérité de notre passé ? Ne serait-ce pas illusoire de croire en une mémoire capable de restituer avec objectivité le passé ? Le concept de « mémoire » est un singulier pluriel : il y a une multiplicité de mémoires qui sont autant de perspectives singulières et distinctes sur le passé. Ce perspectivisme n’engage pas uniquement le rapport des mémoires entre elles mais aussi l’interprétation toujours mouvante de chaque mémoire au passé, la façon dont un individu se rapporte au passé variant au gré de sa propre histoire. Le roman de Proust, A la recherche du temps perdu, exprime particulièrement cette relation protéiforme au passé que produit la mémoire, les souvenirs se métamorphosant continuellement par le travail du désir auquel les soumet la mémoire, jusqu’à prendre une tonalité absolument contraire de celle qui était la leur autrefois, le souvenir heureux devenant soudain douloureux et mélancolique, et inversement. En ce sens, loin d’être une représentation objective du passé, toute mémoire est un prisme herméneutique, qui transforme et déforme le passé et qui consiste toujours pour la conscience en une appropriation de sa propre expérience, inséparable des jeux (et des illusions) du désir. Partant, si la mémoire est par nature partielle et partiale, comment pourrait-on s’en tenir à son témoignage pour préserver le passé et l’approcher avec vérité ? D’autant que les mémoires peuvent entrer en concurrence et se déchirer au gré des interprétations contradictoires qu’elles proposent du passé. Les dernières décennies ont été ô combien marquées par ce conflit des mémoires, notamment à propos de la question des victimes de l’histoire et de l’histoire de la colonisation (et de la décolonisation). Ces mémoires conflictuelles donnent-elle ainsi vraiment accès à « notre » passé, à un passé un et unique, dans lequel chacun pourrait se reconnaître, ou bien au contraire ne mettent-elles pas plutôt en question l’idée d’un passé commun, le faisant éclater en des interprétations antagoniques et polémiques ?

Parce que toute mémoire est un prisme (le prisme de nos désirs), ne doit-on pas dès lors soumettre les mémoires et leurs témoignages à la critique ? C’est le rôle de l’enquête historique de produire une telle analyse critique des mémoires en vue d’approcher une vérité sur le passé. Comme le souligne Paul Ricoeur, dans Histoire et Vérité, si la mémoire est toujours l’expression de la façon dont le passé nous affecte, le rôle de l’Histoire est de substituer à cette expérience affective du passé (ce « Moi du pathos » qu’engage la mémoire) une exigence critique de vérité. L’historien cherche ainsi avant tout à établir les faits, à restituer leur vérité par-delà les perspectives nécessairement déformantes du témoignage et de la mémoire, et non à juger le passé ou à le commémorer. Là est sans doute le rapport très ambiguë de l’histoire et des mémoires : à la fois, tout récit ne peut que faire fonds sur les témoignages de la mémoire qui sont la matière première de son enquête, mais, en même temps, l’historien doit toujours se maintenir dans une distance critique et sceptique face à ces témoignages, dans la mesure où la mémoire n’est jamais mue uniquement par une exigence de vérité face au passé mais avant tout par une volonté de reconnaissance, reconnaissance d’un passé qui pourrait justifier notre identité. Autrement dit, il s’agit tout autant pour l’historien de retrouver le passé par le jeu des mémoires et, par son récit, de rendre possible une mémoire partagée, que de libérer le passé de la façon dont les mémoires cherchent à se l’approprier, à le confisquer, chacune au gré de leur désir de reconnaissance.

Ce soupçon, que nous pouvons porter sur la capacité de la mémoire à préserver le passé, prend plus encore de sens si l’on tient compte du fait que toute mémoire se double d’un oubli qui lui est consubstantiel. La mémoire, en ce sens, n’est pas simplement déformante, elle est aussi sélective. Ainsi, comme le souligne avec raison Paul Ricoeur, dans un passage de La mémoire, l’histoire, l’oubli, « voir une chose, c’est ne pas en voir une autre. Raconter un drame, c’est en oublier un autre ». En privilégiant certains événements, la mémoire est immanquablement conduite à en ignorer d’autres. En ce sens, se rappeler, ce n’est jamais restituer avec objectivité le passé dans sa totalité plénière, c’est faire choix de certains événements, choix qui ne va pas sans engager la responsabilité des faits que nous faisons tomber dans l’oubli. Partant, se souvenir c’est aussi oublier et nulle mémoire ne peut ignorer le choix qu’engage son interprétation du passé. C’est pourquoi d’ailleurs la mémoire, de gardienne du passé, peut très bien apparaître comme une façon paradoxale de l’occulter. Comme l’a particulièrement souligné l’historien Henry Rousso, dans Le syndrome de Vichy, la construction d’une mémoire nationale peut être une façon pour la société de refouler une vérité qu’elle ne peut affronter. Ainsi, après la seconde guerre mondiale, a-t-on produit le mythe d’une France résistante et opposée majoritairement au régime autoritaire, et complaisant avec le nazisme, du maréchal Pétain, quand la réalité était tout autre. En ce sens, les mémoires nationales se nourrissent bien plus souvent de mythes, qui cherchent à produire des croyances collectives et des fictions identitaires, que de vérités historiques. En ce sens, l’hypermnésie dans une société (le rappel incessant de certains faits et leur commémorations répétées) peut fort se doubler d’une amnésie collective pour certains événements, voire en être l’instrument. L’écrivain Primo Lévi, l’auteur du récit et du témoignage bouleversant du génocide juif dans Si c’est un homme, se montre bien conscient de ce risque d’une mémoire des massacres et des crimes passés qui auraient, consciemment ou non, pour fonction de faire ignorer les crimes et les massacres présents, quand il écrit ainsi dans cette œuvre : « Ceux qui sont les plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Höss, le commandant d’Ausschwitz, comme Stangl, le commandant Treblinkla » mais il poursuit, afin de signifier à son lecteur qu’il serait illusoire de croire que l’horreur exterminatrice ne se conjuguerait qu’au passé et ne serait plus que l’objet d’une mémoire compassionnelle, « comme vingt après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Vietnam. » Rien n’est plus suspect ainsi qu’une mémoire du passé qui ne consisterait qu’à faire ignorer le présent. C’est contre une telle mémoire qui servirait à détourner les consciences de la critique du présent  en tournant ces consciences vers des « commémorations-écrans » (des commémorations qui feraient écran à la réalité et tendraient à la dissimuler) que nous prévient le penseur Tzvetan Todorov dans Les abus de la mémoire. Il n’y a jamais en ce sens de mémoire innocente et l’on se rappelle plus aisément les événements qui s’accordent avec la représentation qu’une nation désire se faire d’elle-même. Si la plupart des historiens contemporains refusent ainsi de prendre part au débat politique sur « l’identité nationale », et contestent la pertinence historique de ce concept d’identité, c’est qu’un tel débat renvoie bien plus à l’imaginaire collectif (et constituant) de la nation qu’à la réalité et à la vérité de son passé.

D’autre part, on peut poser la question de la légitimité d’une mémoire qui, en nous tournant vers le passé, nous détournerait de toute action présente, de la possibilité de nous emparer de notre destin et de faire choix de notre avenir. Tel est bien ce que souligne Nietzsche dans la Seconde considération intempestive, lui qui diagnostique ce qu’il appelle le « mal historique » de la modernité, mal qui consiste pour l’existence à se tourner entièrement vers le passé et, ce faisant, à s’étioler en étant condamnée à une perpétuelle et stérile rumination du passé. Comme il le dit, « Un homme qui voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments (…) Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation ». La vie et l’action ne sont pas possibles, en ce sens, sans une part d’oubli et l’on ne saurait déchaîner (au sens propre) notre volonté sans la libérer du passé, sans rompre parfois le lien qui l’attache au passé. En tant que la vie est avant tout pour Nietzsche une puissance d’affirmation et de création, elle suppose que l’on s’émancipe du passé, que nous dépassions le passé. Dès lors, le « mal historique » qu’il dénonce est cette façon dont notre conscience historique nous transforme – selon ces expressions – en « mangeurs de cailloux », en « encyclopédies ambulantes », incapables que nous serions de nous ouvrir à la rencontre et à des possibilités nouvelles. L’idolâtrie du passé nous condamne ainsi au « faitalisme » (Nietzsche jouant ainsi sur les mots, en combinant les mots « fait » et « fatalisme »), c’est-à-dire à la résignation, à l’impuissance et au nihilisme. Et cette sacralisation du passé, qui donne toujours plus de valeur et de raison à ce qui fut qu’à ce qui est et devrait être, est inséparable, comme il le souligne, d’un dressage social et politique. La communauté se rappelle en effet toujours à nous en nous chargeant du poids du passé, dont on devrait accepter le caractère indépassable : « celui qui a appris à courber l’échine et à incliner la tête devant la « puissance de l’histoire », celui-là aura un geste approbateur et mécanique devant toute espèce de puissance, que ce soit un gouvernement, ou l’opinion publique, ou le plus grand nombre ». En faisant ainsi de nous des « tard-venus » (ceux qui sont toujours nés trop tard), la conscience historique produit la soumission et l’impuissance politiques. Comme le note Georges Stirner, « Oui, le monde entier est peuplé de fantômes » et ces fantômes du passé ne cessent de nous hanter, de nous « faire des histoires », nous faisant craindre de nous emparer librement de notre destin.

 

Faut-il donc garder la mémoire de notre passé si cette mémoire peut ainsi être falsifiée (et falsifiante), si elle est bien plus source d’illusions que de vérités sur notre histoire ? Par ailleurs, cette mémoire qui nous tourne incessamment vers le passé ne nous détourne-t-elle pas de la possibilité de nous emparer de notre présent ?

Toutefois – ainsi que nous l’avons souligné dans la première partie, quel sens aurait notre identité sans cet effort de mémoire ? Notre condition ne s’ancre-t-elle pas dans une historicité qui seule est capable de lui donner sens ? Une société qui perdrait la mémoire ne se perdrait-elle pas elle-même ?

Partant, si le sens de notre destin est inséparable d’un effort de mémoire, comment faire pour échapper aux illusions dont la mémoire est porteuse ? Ne peut-on concevoir une juste mémoire, qui se préserverait des appropriations abusives du passé, qui refuserait de substituer les mythes à la vérité historique ? Ainsi, est-il possible de donner droit à une « politique de la mémoire », capable de conjoindre une exigence de vérité historique et de reconnaissance des identités ?

 

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                        Précieuse et fragile mémoire, comme nous l’avons souligné. Et c’est peut-être parce que nous sommes ô combien conscients que notre avenir se dessine à partir de la façon dont nous interprétons notre passé, que la tentation est toujours grande de malmener la mémoire collective, de tordre le passé à l’aune du présent qu’on voudrait qu’il justifie. Il n’existe pas, en ce sens, de mémoire apaisée du passé national et elle l’est d’autant moins que les temps présents sont troubles. Sujette à d’incessantes polémiques, la mémoire n’est ainsi jamais innocente politiquement : non pas qu’elle serait d’elle-même politique, mais elle le devient du fait même de ses enjeux, de la façon dont elle engage l’identité présumée d’une nation, ce à quoi cette nation fera choix de s’identifier. D’où la grande difficulté au regard du passé national de distinguer ce qui relève de la véracité historique et ce qui prend le sens de mythes des origines, mythes dans lesquels l’esprit d’une nation cherche son sens et puise son espoir. Le malentendu – pour ne pas dire le conflit, qui oppose l’historien et le politique consiste  dans ces deux usages de la mémoire : l’historien recherche une vérité sur le passé, là où le politique est à la recherche de mythes capables de légitimer son action. Le rapport de la politique au passé est un rapport oraculaire : de la même façon que les oracles cherchent dans les entrailles de la bête sacrifiée la confirmation de leurs prévisions, de la même façon le politique cherche dans ce qui a été une confirmation de ce qui devrait être. Et c’est justement parce que la politique recherche un sens  dans le passé, bien plus qu’une vérité, qu’elle est si susceptible de malmener la vérité des faits au nom d’une mémoire affective et identitaire. Parce que le lien politique est toujours à la recherche d’une fondation qui puisse garantir son autorité, grande est en effet la tentation de tourner la mémoire nationale vers des fictions, vers une origine mythique. Dans ses Carnets, Montesquieu nous raconte ainsi la petite histoire de la tyrannie : la tyrannie, c’est l’histoire de trois hommes qui, pour s’emparer d’une pomme tout en haut d’un arbre, s’entraidèrent, l’un grimpant sur les épaules de l’autre. Le tyran est celui qui, s’étant emparé de la pomme, réussit à faire croire aux autres qu’il n’a pas eu besoin d’eux pour s’en saisir. Tout est là : un esclave obéissant est toujours un esclave sans mémoire. C’est pour cette raison que le tyran ne craint personne autant que l’historien et qu’il cherche toujours à le subjuguer pour lui faire raconter « des histoires », pour que son récit critique se transforme en fables, en légendes, en mythes. Comme le souligne ainsi Hannah Arendt dans Vérité et politique, cette tendance à falsifier le passé est sans doute inhérente à la politique et elle atteint son paroxysme dans les régimes totalitaires, qui tendent, non pas simplement à substituer le mythe à la réalité, mais à biffer les faits eux-mêmes, à supprimer tout fait passé qui ne serait pas conforme à l’idéologie du régime. Or, cette tendance des régimes oppressifs à falsifier le passé découvre à quel point tout principe de légitimité dans une société se décide dans la façon dont on interprète le passé national. La mémoire est constitutionnelle, au sens fort du terme : elle détermine les principes sur lesquels une nation se fonde et fait choix d’elle-même. Changer la mémoire nationale, ce n’est pas uniquement changer de commémorations, c’est déplacer les lieux de sens où cette nation peut se retrouver, se reconnaître elle-même. Par conséquent, dans la façon dont se dessinent des lieux de mémoire dans une société se décident aussi la hiérarchie des valeurs et des idéaux que se donnent une nation au présent. L’on voit dès lors à quel point les questions posées par la mémoire du passé deviennent immédiatement des questions chargées de significations politiques : à quel passé fera-t-on choix en effet de s’identifier ? Quels sont les événements qui expriment une nation ? Dans lesquels elle se reconnaît ? De quoi héritons-nous ? Avons-nous une dette envers le passé ? Et laquelle ?

Dès lors, si nous devons bien garder la mémoire de notre passé, parce que notre identité est inséparable de cet effort de mémoire, ne s’en pose pas moins la question de savoir ce que peut être une juste mémoire, une mémoire qui se tienne dans une juste distance vis-à-vis du passé, et telle qu’elle puisse être à la fois soucieuse de vérité et de reconnaissance. Or, l’illusion consiste peut-être à croire que la fidélité de la mémoire serait une évidence immédiate et qu’il ne faudrait poser la question de son exercice. La mémoire n’implique-t-elle pas en effet un travail, sans lequel on ne pourrait rejoindre une vérité partagée sur le passé, sans lequel le passé ne pourrait être délivrée, ni nous ne pourrions d’ailleurs nous en délivrer ? Ce que souligne Freud sur le plan individuel, dans la Métapsychologie, peut valoir aussi sur le plan collectif : la fidélité de la mémoire est inséparable d’un travail de deuil ; seule est fidèle la mémoire qui atteste du passé tout en assumant l’écart qui l’en éloigne irrémédiablement. Et ce travail peut être pris dans son sens quasi obstétrique : la libération douloureuse d’une altérité. En ce sens, si par la mémoire nous nous retrouvons nous-mêmes, cette conscience est aussi la conscience d’une altérité ; il n’est de retour vers le passé sans distance, sans la conscience de ce qui nous en sépare. Se souvenir, c’est tout autant retrouver ce qui a été que l’éprouver comme révolu. La psychanalyse est justement cet effort pour rendre possible une libération du passé dans l’appropriation d’un récit (de mon histoire), et on peut l’entendre dans les deux sens : je me libère du passé parce que je libère le passé ; je le restitue et prend la mesure de l’écart qui m’en sépare.

En ce sens, l’exigence de fidélité que l’on attribue à la mémoire peut apparaître comme une épreuve : la mémoire met le passé à l’épreuve et elle est mise à l’épreuve du passé. Le travail de la mémoire est aussi un travail de la mémoire sur elle-même : et c’est dans ce travail que notre identité « s’ajuste ». Comme le souligne ainsi Paul Ricoeur, dans la Mémoire, l’histoire, l’oubli, ce travail de la mémoire doit repousser deux excès : le trop de mémoire et le pas assez ; trop de mémoire qui consiste dans la répétition mélancolique du passé, dans la fiction d’une mémoire qui ne voudrait pas dépasser le passé ; pas assez de mémoire, qui chercherait dans l’oubli à fuir le passé et ses douleurs. Or, ainsi que le souligne Ricoeur, ces deux rapports opposés au passé ont la même conséquence, à savoir l’impossibilité de se libérer du passé et cela faute d’en délivrer la vérité, d’être dans la juste distance par rapport à notre histoire.

Partant, si se pose la question d’une « politique de la juste mémoire », c’est parce que la façon dont nous interprétons notre passé détermine la façon dont nous nous situons au présent. La représentation du passé est la représentation politique d’une nation sont étroitement liées. En ce sens, la question « devons-nous garder la mémoire de notre passé ? » se double d’une autre, sans laquelle elle ne saurait avoir un sens : de quel passé garderons-nous la mémoire ? Quel est le passé que nous faisons nôtre et dans lequel nous nous reconnaissons ?

Aussi mesure-t-on l’enjeu éminemment politique de l’exercice de la mémoire, car, en effet, ce qui est en jeu dans la façon dont une nation construit le souvenir d’elle-même, c’est à la fois la question de son unité, de la possibilité de produire une représentation unifiée d’elle-même, mais aussi la question de la juste reconnaissance de tout ce qui la fait. Or, dans la mémoire nationale, la logique identitaire entre parfois en conflit avec la juste reconnaissance de la diversité de la nation. C’est pourquoi la question de la représentation politique se décide dans la façon dont une nation fait œuvre de mémoire sur elle-même : la représentation politique d’une nation exclut, en tout premier lieu, ce qui a été, dans son histoire, rejeté dans l’oubli. Ainsi, la tentation (qui n’est pas nouvelle) de substituer un « roman national » à la vérité historique est une façon de biffer les contradictions qui ont produit nos sociétés et cela afin qu’elles n’aient plus droit de citer dans les débats actuels. Or, si comme le souligne Aristote, dans le livre II de sa Politique, une société politique, à la différence d’une famille ou d’une troupe militaire, est « l’unité d’une pluralité », telle que c’est le défi propre à la politique que de produire l’unité de la société tout en préservant ses différences et sa pluralité, comment une société politique pourrait-elle y parvenir sans une juste mémoire d’elle-même ? Sans une juste reconnaissance de tout ce qui a fait et de tous ceux qui ont fait son histoire ? La mémoire n’est juste que si elle met en partage le passé et qu’elle se signifie comme mémoire partagée dans ce partage du passé. La vie en commun qu’engage le lien politique est inséparable d’une représentation partagée du passé. C’est ainsi contre une mémoire tronquée, qui exclurait de « notre » passé ceux qui ne l’ont pas marqué par leurs actions exceptionnelles ou bien tout simplement laissé des traces d’eux-mêmes par leurs écrits, que réagit un historien contemporain, tel qu’Alain Corbin, en proposant l’histoire d’un anonyme, d’un homme ordinaire, dans Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : cet essai historique relève le défi d’approcher l’existence intime d’un inconnu au XIXème siècle, qui, parce qu’analphabète, comme la majorité de la population de l’époque, n’a laissé quasiment aucune trace de son existence. Il s’agit bel et bien ici de donner une place aux invisibles de l’histoire, de produire un lieu de mémoire pour ceux dont l’existence a été étrangère à la représentation. Ainsi, Alain Corbin pose la question de la façon dont se construit le passé mémoriel, de ce qui polarise notre mémoire et de ce qui tombe dans l’oubli. Ne pas croire naïvement en un passé qui se livrerait objectivement à la mémoire est sans doute ainsi la condition d’une mémoire juste, car le passé est avant tout tributaire de la façon dont notre mémoire l’interprète, de ce que nous estimons dignes du souvenir et de ce que nous rejetons dans l’oubli. Dans toute mémoire s’affirme ainsi la responsabilité éthique du passé que nous retenons et de celui que nous ignorons. Ce que nous gardons en mémoire est inséparable de ce que nous abandonnons à l’oubli : si la mémoire prend ainsi le sens d’un devoir, c’est qu’elle engage le choix et la responsabilité du passé que nous reconnaissons et dans lequel nous nous reconnaissons. C’est pourquoi la mémoire en dit autant (si ce n’est plus) sur notre présent que sur notre passé : le passé dans lequel une époque se reconnaît et celui qu’elle fait tomber dans l’oubli, trahit ce qu’elle est et révèle ce qu’elle voudrait être. Entre souvenirs et oublis, chaque nation figure ses espoirs et ses hantises. Aussi ne peut-on se figurer la mémoire comme une simple représentation du passé, le miroir de ce qui a été ; ce que toute société recherche dans le passé, c’est surtout une image d’elle-même. Et si se pose toujours la question de ce dont nous devons nous souvenir, c’est bien parce que le lien mémoriel qui nous rattache à notre passé et aussi ce qui dessine notre expérience présente et invente notre avenir.

 

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            Ainsi, comme nous l’avons vu, la mémoire de notre passé peut apparaître aussi exigible que précieuse, dans la mesure où c’est en elle que se décide le sens de notre identité. Si la mémoire peut ainsi prendre le sens d’un devoir, c’est dans la mesure où la façon dont nous répondons du passé éclaire notre présent et notre avenir. Le lien politique qui unit les membres d’une société est avant tout un lien de mémoire.

            Or, si la relation à notre passé engage une telle responsabilité politique et éthique, peut-on vraiment l’abandonner à l’arbitraire et aux conflits des mémoires ? La mémoire n’est-elle pas par définition partielle et partiale ? Comment livrer le passé aux passions qui animent les mémoires et les opposent ? L’exigence de vérité et de justice face à notre passé ne requiert-elle pas une enquête et une critique historique ? Autrement dit, faut-il s’en remettre à la concurrence des mémoires pour décider du sens de notre passé ?

            Reste qu’aussi déformante que puisse être la mémoire, elle n’en réfléchit pas moins l’image qu’une nation se fait d’elle-même. C’est pourquoi un travail de la mémoire est exigible, un travail capable de préserver la vérité du passé et d’ouvrir sur la reconnaissance de tous ceux qui ont produit notre identité. Il est clair ainsi que la mémoire nationale décide aussi bien de la vérité que de la justice d’une société car la façon dont on reconnaît le passé engage les valeurs dans lesquelles nous nous reconnaissons et celles, au contraire, que nous laissons sombrer dans l’oubli. Nous serons ce que nous avons fait le choix de nous souvenir, mais aussi d’oublier.