SIMONDON : L’ART ET LE MONDE
L’œuvre esthétique s’insère dans le monde et le révèle : elle « fait bourgeonner l’univers, le prolonge, constituant un réseau d’œuvres, c’est-à-dire de réalités d’exception, rayonnantes, des points-clefs d’un univers à la fois humain et naturel ».
Dans son essai, Du mode d’existence des objets techniques, Gilbert Simondon distingue plusieurs formes de pensée qui, chacune, engage le rapport qui unit l’homme au monde : la pensée magique, la pensée technique, la pensée religieuse et la pensée esthétique. Qui veut ainsi approcher le sens de l’art, doit interroger l’expérience du monde dont les œuvres sont porteuses et comprendre cette expérience sur l’horizon d’autres expériences et pensées possibles qui tissent un rapport du monde.
Arrêtons-nous donc sur la façon dont ces quatre pensées se rapportent au monde.
La pensée magique, qui caractérise le rapport originel de l’homme au monde, correspond, selon les mots de Simondon, à « l’union primitive » de l’homme et du monde, « avant tout dédoublement de la subjectivité et de l’objectivité » (III, I, éditions Aubier, p.229). L’homme est plongé ici dans son milieu, sans s’en séparer encore comme un sujet face à un monde-objet ; cet univers magique est traversé par des forces qui se concentrent en des lieux privilégiés, des « points clefs », où les hommes trouvent un sens à leur condition et où se conjuguent la réalité humaine et la réalité objective, l’une exprimant l’autre sans qu’on puisse les distinguer ou les opposer. « Le monde magique est fait ainsi d’un réseau de lieux et de choses qui ont un pouvoir et sont rattachés aux autres choses et aux autres lieux qui ont aussi un pouvoir » (p.229). Simondon nomme ces lieux de pouvoir, où réalités humaine et mondaine s’entremêlent et s’entrexpriment, des « points-clefs » du monde, c’est-à-dire des lieux de force et de sens, où « le monde influence l’homme comme l’homme influence le monde » (p.229). Dans cette relation, c’est l’homme et le monde qui se révèlent conjointement. Le monde magique est un monde sans dualisme, un monde où le sujet ne s’oppose pas à l’objet, où le sens n’est pas séparé du lieu qui le révèle et de la matérialité dont il sourd et dont on ne peut l’abstraire, où, pour reprendre la terminologie de Simondon, le fond est conjoint à la figure, la signification fait corps avec le monde, l’universel ne peut se déclarer que dans le singulier, sans qu’il soit possible de les séparer, l’un ne pouvant se dévoiler sans l’autre.
Or, l’apparition de la pensée technique et de la pensée religieuse marque la fin de cette unité du monde et de l’homme, du sens et de la matière. « Figure » et « fond » se séparent et de cette séparation surgit un sujet face à un monde d’objets, un sujet qui cesse de se retrouver dans le monde, qui s’en abstrait, face à un monde dont les lieux de force, les « points clefs » s’effacent et qui, ce faisant, s’éloigne toujours plus de l’homme tout en se pliant à sa maîtrise technique et à l’efficacité de son action. Pensée technique et pensée religieuse sont les deux expressions opposées de cette distance qui se creuse entre l’homme et le monde.
L’avènement de ces pensées signe ainsi la désolation d’un sujet qui ne se retrouve plus dans le monde et d’un monde qui a cessé de pourvoir l’homme en lieux où il puisse se retrouver. Ainsi, la pensée technique, l’expérience technique du monde, signifie l’objectivation du monde, d’un monde d’objets, où les choses ne se rassemblent plus en lieux clefs, où elles n’ont plus qu’un caractère fonctionnel, instrumental. Au lieu de se révéler en lieux privilégiés, le monde, techniquement ordonné, prend la forme d’une universelle et uniforme mobilité, les objets techniques étant « capables d’efficacité en n’importe quel lieu et à n’importe quel moment » (p.232). Au contraire des « points clefs » dont ils sont extraits, les objets techniques sont « transportables et abstraits du milieu » (p.232). L’objet technique est ainsi par essence un objet détaché du monde, qui, au contraire de l’objet naturel, ne « fait pas partie du monde » (p.235) en tant qu’il y serait lié, tel que sa forme serait solidaire d’un fond qu’elle révèle dans sa singularité. Ce monde objectif est un monde où tout est interchangeable, un monde où les choses perdent leur attache au monde et cessent d’être des points d’ancrage pour l’expérience humaine. L’abstraction du monde que produit cette objectivité se signifie dans la violence par laquelle toute matière désormais est disposée à recevoir une forme, imposition d’une forme qui ignore la « relation intime d’appartenance » qui unit le fond des choses et la figure selon laquelle elles surgissent et prennent sens (pp.236-237).
Autant dans ce monde soudain opposé à lui-même et qui se sépare de la réalité humaine, la technique se signifie comme l’expression d’une objectivation d’un monde, où toute chose perd sa singularité, autant la pensée religieuse marque l’autre aspect de cette distance qui se creuse entre l’homme et le monde sous la forme d’une subjectivation, qui est l’envers de la conversion technique d’un monde en monde-objet. Face à la pensée technique qui est analytique et décompose le monde en formes toujours manipulables et libres de tout fond, la pensée religieuse est la pensée de la totalité. Ainsi, dans la pensée religieuse, « l’objet, l’être, l’individu, sujet ou objet, sont toujours saisis comme moins qu’unité, dominés par une totalité pressentie qui les dépasse infiniment. La source de la transcendance est dans la fonction de totalité qui domine l’être particulier ; cet être particulier, selon la visée religieuse, est saisie par référence à une totalité dont il participe, sur laquelle il existe, mais qu’il ne peut jamais complétement exprimer » (pp.238-239). Cette pensée veut ainsi préserver le « fond » du monde, c’est-à-dire l’unité de forces et de qualités qui transcendent toutes les particularités, contre la dispersion du monde en objets que suscite la pensée technique. Envers de cette dernière, elle n’en est pas moins qu’elle une forme d’abstraction du monde, en un détachement qui ne prend pas la forme de l’objectivation mais d’une subjectivation qui transcende la réalité mondaine, la trivialité des figures du monde. Ces deux pensées sont autant l’une que l’autre des pensées de la séparation : d’un côté, la pensée technique est la pensée d’un monde d’objets où l’homme ne s’y retrouve plus ; de l’autre celle d’un sujet transcendant qui se détourne d’un monde où il ne peut loger son sens. Dans les deux cas, réalités humaine et mondaine ont cessé de se conjoindre et de s’entr’exprimer.
Mais si cette séparation et cette abstraction sont bien le premier moment de ces pensées, cette première phase n’est pas la destination (le télos) de l’expérience humaine, selon Simondon. En effet, tel qu’il le souligne, « le premier stade du développement de chaque pensée est [certes] l’isolement, la non-adhérence au monde, l’abstraction » mais bientôt « chaque pensée tend à se réticuler et à adhérer à nouveau au monde après s’en être écartée » (p.250). La condition humaine ne saurait se satisfaire de cette absence au monde que signifient les pensées techniques et religieuses dans leur première forme. Selon Simondon, la « pensée esthétique » consiste justement dans un tel « retour au monde » d’une expérience qui, auparavant, s’en était séparée ; le rapport esthétique au monde, dont l’art est l’expression vive, est une façon ainsi pour l’homme de replacer son expérience dans le monde, par-delà l’abstraction de l’objectivation et de la subjectivation. C’est ainsi en étant réincorporé au monde qu’un objet se dévoile dans sa beauté, en s’alliant à un lieu naturel qu’il révèle et qui le révèle : « Les techniques, après avoir mobilisé et détaché du monde les figures schématiques du monde magique, retournent vers le monde pour s’allier à lui par la coïncidence du ciment et du roc, du câble et de la vallée, du pylône et de la colline ; une nouvelle réticulation, choisie par la technique, s’institue en donnant un privilège à certains lieux du monde, dans une alliance synergique des schèmes techniques et des pouvoirs naturels. Là apparaît l’impression esthétique, dans cet accord et ce dépassement de la technique qui devient à nouveau concrète, insérée, rattachée au monde par les points-clefs les plus remarquable » (p.250). Ainsi, l’art est une façon d’unir à nouveau l’expérience subjective et le monde objectif, de conjoindre à nouveau la réalité humaine et la réalité des choses ; l’œuvre n’imite pas le monde, elle le révèle en unissant l’homme et le monde, en donnant place à l’expérience humaine dans le monde. Si l’objet technique est un objet séparé, abstrait du monde, l’objet esthétique ne prend jamais sens en tant qu’objet séparé mais dans la façon dont il s’insère dans le monde, dans la façon dont il donne vie à un lieu de force, la beauté consistant dans cette rencontre éclatante de l’œuvre et du monde : « une statue, en un certain sens, imite un homme, et le remplace, mais ce n’est pas en cela qu’elle est œuvre esthétique ; elle l’est parce qu’elle s’insère dans l’architecture d’une ville, marque le point le plus haut d’un promontoire, termine une muraille, surmonte une tour » (p.253). Ainsi, la pensée esthétique tend à renouer avec l’unité magique du monde et de l’homme, d’une expérience qui cesse de s’opposer à un monde d’objets et qui unit la « figure » et le « fond », qui unit les significations aux éléments, unit le sens et la matière, sans qu’il soit possible de dire qui est le support de l’un ou de l’autre.
La force des analyses de Simondon réside ainsi dans la façon dont il dévoile le sens de l’objet esthétique dans son unité d’avec le monde. Tel qu’il le souligne, on ne saurait ainsi approcher les œuvres d’art comme des objets détachés, séparés : les œuvres d’art ne sont pas des objets « dans » le monde, elles sont « au » monde, tel qu’elles le révèlent et se révèlent en s’insérant en lui. La beauté surgit de cette entrexpression de l’œuvre et du monde. Une telle unité retrouvée se signifie dans l’impossibilité de séparer dans une œuvre la forme et la matière, le subjectif et l’objectif, le sens et la présence. Qui pourrait ainsi, devant un paysage de Van Gogh, distinguer ce qui est « subjectif » et ce qui est « objectif », le sens de l’œuvre de sa matière même ? La force de ces paysages est de rendre l’homme au monde et de dévoiler l’éclat du monde par l’expérience humaine. Objet et sujet cessent de s’opposer, ils s’expriment l’un l’autre dans l’ambiguïté indécidable qui les unit. Si souvent nous restons cois face à la beauté d’une œuvre, c’est bien parce que cette beauté décourage la puissance analytique de notre entendement ; la beauté est l’expérience d’un sens inséparable d’une présence, d’une présence qui ne se laisse pas abstraire, c’est-à-dire qui se refuse à devenir un objet pour un sujet. L’expérience esthétique est ainsi une expérience fondamentalement anti dualiste et, en ce sens, « magique ».
Au cœur des analyses de Simondon se dévoile une vérité ontologique de l’œuvre d’art et de l’expérience esthétique. Comme il le souligne, l’art préserve l’unité de l’être face à la séparation du sujet et de l’objet, et à la distance qui éloigne l’homme du monde. Or, en perdant le monde, c’est aussi le sens de sa condition que l’homme perd. Si l’abstraction, le détachement du monde par l’homme est le signe de son émancipation, ils sont aussi l’occasion d’une désolation, celle d’un sujet égaré dans un monde d’objets où nul lieu n’accueille plus son expérience. L’expérience esthétique marque ainsi cette façon pour l’homme d’être au monde dans une immanence telle qu’il devient impossible de distinguer la part des hommes, la part des choses, unis qu’ils sont dans un entretien infini. Dans les « points clefs », dans ces lieux privilégiés où se révèlent l’homme et le monde, il n’y a rien à posséder, rien à puiser, aucune richesse ni concept à extraire. La beauté est sans pouvoir : en ces lieux, l’homme accueille un monde et un monde offre un lieu aux hommes. L’art, ainsi, n’imite pas le monde, il ne produit pas, il ne « fabrique » pas des mondes ; il redonne l’homme au monde et le monde aux hommes.
LA PENSEE TECHNIQUE ET LA PENSEE ESTHETIQUE
« La réalité esthétique ne peut en effet être dite ni proprement objet ni proprement sujet ; certes, il y a une relative objectivité des éléments de cette réalité ; mais la réalité esthétique n’est pas détachée de l’homme et du monde comme un objet technique ; elle n’est ni outil ni instrument ; elle peut rester attachée au monde, étant par exemple une organisation intentionnelle d’une réalité naturelle ; elle peut aussi rester attachée à l’homme, devenant une modulation de la voix, une tournure du discours, une manière de se vêtir ; elle ne possède pas ce caractère nécessairement détachable de l’instrument ; elle peut rester insérée, et reste même normalement insérée dans la réalité humaine ou dans le monde ; on ne place pas une statue, on ne plante pas un arbre n’importe où. Il y a une beauté des choses et des êtres, une beauté des manières d’être, et l’activité esthétique commence par la ressentir et l’organiser en la respectant quand elle est naturellement produite. L’activité technique, au contraire, construit à part, détache ses objets, et les applique au monde de façon abstraite, violente ; même quand l’objet esthétique est produit de manière détachée, comme une statue ou une lyre, cet objet reste le point-clef d’une partie du monde et de la réalité humaine ; la statue placée devant un temple est celle qui présente un sens pour un groupe social défini, et le seul fait pour la statue d’être placée, c’est-à-dire d’occuper un point-clef qu’elle utilise et renforce mais ne crée pas, montre qu’elle n’est pas un objet détaché. On peut bien dire qu’une lyre, en tant que productrice de sons, est objet esthétique, mais les sons de la lyre ne sont des objets esthétiques que dans la mesure où ils concrétisent un certain mode d’expression, de communication, déjà existant dans l’homme ; la lyre se laisse porter comme un outil, mais les sons qu’elle produit, et qui constituent la véritable réalité esthétique, sont insérés dans la réalité humaine et dans celle du monde ; la lyre ne peut être entendue que dans le silence ou avec certains bruits déterminés, comme celui du vent ou de la mer, non avec le bruit des voix ou le murmure d’une foule ; le son de la lyre doit s’insérer dans le monde, comme la statue s’insère. L’objet technique en tant qu’outil, au contraire, ne s’insère pas, parce qu’il peut agir partout, fonctionner partout.
C’est bien l’insertion qui définit l’objet esthétique, et non l’imitation : un morceau de musique qui imite des bruits ne peut s’insérer dans le monde, parce qu’il remplace certains éléments de l’univers (par exemple le bruit de la mer) au lieu de les compléter. Une statue, en un certain sens, imite un homme, et le remplace, mais ce n’est pas en cela qu’elle est œuvre esthétique ; elle l’est parce qu’elle s’insère dans l’architecture d’une ville, marque le point le plus haut d’un promontoire, termine une muraille, surmonte une tour. La perception esthétique du monde ressent un certain nombre d’exigences : il y a des vides qui doivent être remplis, des rocs qui doivent porter une tour. Il y a dans le monde un certain nombre de points remarquables, des points exceptionnels qui attirent et stimulent la création esthétique, comme il y a dans la vie humaine un certain nombre de moments particuliers, rayonnants, se distinguant des autres, qui appellent l’œuvre. L’œuvre, résultat de cette exigence de création, de cette sensibilité aux lieux et aux moments d’exception, ne copie pas le monde ou l’homme, mais les prolonge et s’insère en eux. Même si elle est détachée, l’œuvre esthétique ne vient pas d’une rupture de l’univers ou du temps vital de l’homme ; elle vient en plus de la réalité déjà donnée, lui apportant des structures construites, mais construites sur des fondations faisant partie du réel et insérées dans le monde. Ainsi, l’œuvre esthétique fait bourgeonner l’univers, le prolonge, constituant un réseau d’œuvres, c’est-à-dire de réalités d’exception, rayonnantes, des points-clefs d’un univers à la fois humain et naturel. Plus détaché du monde et de l’homme que l’ancien réseau des points-clefs de l’univers magique, le réseau spatial et temporel des œuvres d’art est, entre le monde et l’homme, une médiation qui conserve la structure du monde magique ».
GILBERT SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques (Troisième Partie, Chapitre II, « Rapports entre la pensée technique et les autres espèces de pensée », Aubier, pp.252-254)
QUAND LES OBJETS TECHNIQUES DEVIENNENT BEAUX
« Il existe en certains cas une beauté propre des objets techniques. Cette beauté apparaît quand ces objets sont insérés dans un monde, soit géographique, soit humain : l’impression esthétique est alors relative à l’insertion ; elle est comme un geste ; La voilure d’un navire n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture toute entière, emportant le navire sur la mer ; c’est la voilure dans le vent et sur la mer qui est belle, comme la statue sur le promontoire. Le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique et humain. Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle, alors que les pylônes, vus sur les camions qui les apportent, où les câbles, sur les grands rouleaux qui servent à les transporter, son neutres. Un tracteur, dans un garage, n’est qu’un objet technique ; quand il est au labour, et s’incline dans le sillon pendant que la terre se verse, il peut être perçu comme beau. Tout objet technique, mobile ou fixe, peut avoir son épiphanie esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s’insère en lui. Mais ce n’est point seulement l’objet technique qui est beau : c’est le point singulier du monde que concrétise l’objet technique. Ce n’est pas seulement la ligne de pylônes qui est belle, c’est le couplage de la ligne, des rochers et de la vallée, c’est la tension et la flexion des câbles : là réside une opération muette, silencieuse, et toujours continuée de la technicité qui s’applique au monde. »
GILBERT SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques (Troisième Partie, Chapitre II, « Rapports entre la pensée technique et les autres espèces de pensée », Aubier, pp.254-255)
LA PENSEE ESTHETIQUE PRESERVE L’UNITE DE L’ETRE
« Alors que la pensée technique est faite de schèmes, d’éléments figuraux sans réalité de fond, et la pensée religieuse de qualités et de force de fond sans structures figurales, la pensée esthétique combine des structures figurales et des qualités de fond. Au lieu de représenter, comme la pensée technique, les fonctions élémentaires, ou, comme la pensée religieuse, les fonctions de totalité, elle maintient ensemble éléments et totalité, figure et fond dans la relation analogique ; la réticulation esthétique du monde est un réseau d’analogies.
En effet, l’œuvre esthétique est liée non pas seulement au monde et à l’homme, comme une réalité intermédiaire unique ; elle est liée aux autres œuvres, sans se confondre avec elles, sans être en continuité matérielle avec elles, et en gardant son identité ; l’univers esthétique se caractérise par le pouvoir de passage d’une œuvre à une autre selon une relation analogique essentielle. L’analogie est le fondement de la possibilité de passage d’un terme à un autre sans négation d’un terme par le suivant. Elle a été définie par le P. de Solages comme une identité de rapports, pour la distinguer de la ressemblance qui serait seulement un rapport d’identité, en générale partielle. En fait, l’analogie complète est plus qu’une identité des rapports internes caractérisant deux réalités ; elle est cette identité de structures figurales, mais elle est aussi une identité des fonds des deux réalités ; elle est même, plus profondément encore, l’identité des modes selon lesquels, à l’intérieur de deux êtres, s’échangent et communiquent la structure figurale et le fond de réalité ; elle est l’identité du couplage de la figure et du fond dans deux réalités. Aussi, il n’existe pas de véritable et complète analogie dans le domaine de la pensée purement religieuse ; l’analogie porte sur ce que l’on pourrait nommer l’opération fondamentale d’existence des êtres, sur ce qui fait qu’en eux un devenir existe qui les développe en faisant apparaître figure et fond ; l’esthétique saisit la manière dont les êtres apparaissent, se manifestent, c’est-à-dire deviennent se dédoublant en figure et fond ; la pensée technique ne saisit que les structures figurales des êtres, qu’elle assimile à des schèmes ; la pensée religieuse ne saisit que les fonds de réalité des êtres, ce par quoi ils sont purs ou impurs, sacrés ou profanes, saints ou souillés. C’est pourquoi la pensée religieuse crée des catégories et des classes homogènes, comme celle du pur et de l’impur, connaissant les êtres par inclusion dans ces classes ou par exclusion de ces classes ; la pensée technique démonte et reconstruit le fonctionnement des êtres, élucidant leurs structures figurales ; la pensée technique opère, la pensée religieuse juge, la pensée esthétique opère et juge à la fois, construisant des structures et saisissant les qualités du fond de réalité, de manière connexe et complémentaire, dans l’unité de chaque être : elle reconnaît l’unité au niveau de l’être défini, de l’objet de la connaissance et de l’objet de l’opération, au lieu de rester, comme la pensée technique, toujours au-dessous du niveau de l’unité, ou comme la pensée religieuse, toujours au-dessus de ce niveau.
C’est parce qu’elle respecte l’unité des êtres définis que la pensée esthétique a comme structure fondamentale l’analogie ; la pensée technique fragmente et pluralise les êtres parce qu’elle accorde un privilège aux caractères figuraux ; la pensée religieuse les incorpore à une totalité où ils sont qualitativement et dynamiquement absorbés, devenant moins qu’unité. Pour saisir les êtres à leur niveau d’unité, et pour les saisir multiples sans anéantir l’unité de chacun par le fractionnement ou l’incorporation, il faut que chaque être soit opéré et jugé comme un univers complet n’excluant pas d’autres univers : il faut que la relation constitutive du devenir de l’être, celle qui distingue et réunit figure et fond, puisse se transposer d’une unité d’être à une autre unité d’être. La pensée esthétique saisit les êtres comme individués et le monde comme un réseau d’êtres en relation d’analogie.
Ainsi, la pensée esthétique n’est pas seulement un souvenir de la pensée magique ; elle est ce qui maintient l’unité du devenir de la pensée se dédoublant en techniques et religions, parce qu’elle est ce qui continue à saisir l’être en son unité, alors que la pensée technique prend l’être au-dessous du niveau de l’unité, et la pensée religieuse au-dessus. »
GILBERT SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques (Troisième Partie, Chapitre II, « Rapports entre la pensée technique et les autres espèces de pensée », Aubier, pp.260-262)