ANALYSE D’UN SUJET DE DISSERTATION
PEUT-ON EN FINIR AVEC LES PREJUGES ?
I/ Analyse préparatoire du problème.
1/ Si l’on se demande en quelle mesure il est possible d’en finir avec les préjugés, on laisse supposer clairement que les préjugés sont une expérience négative et peuvent apparaître comme un obstacle pour la pensée.
D’autre part, une telle question laisse aussi supposer que les préjugés, loin d’être l’expression d’une expérience marginale, sont la limite et l’obstacle le plus familier pour la pensée. Se demander, en effet, en quelle mesure on peut ou non en finir avec les préjugés, c’est supposer que la pensée commence peut-être avec eux, qu’ils sont peut-être la forme que la pensée prend originellement (comme Descartes le soulignait, les préjugés sont avant tout l’expression de jugements erronés qui procèdent des premières expériences que nous avons faites du monde, dans l’enfance)
2/ On nous pose une question de possibilité (Peut-on…. ?), ce qui revient à se demander s’il est en notre pouvoir de se débarrasser de nos préjugés.
Avant de poser cette question de possibilité, on aurait pu se demander si cela est exigible : Doit-on en finir en effet avec les préjugés ?
Ici, celui qui pose la question fait comme si cela allait de soi, au regard du caractère négatif des préjugés, notamment dans le domaine éthique et moral (ex : les préjugés racistes). En un sens, on pourrait dire que l’on peut en finir avec les préjugés parce qu’on le doit impérativement.
Reste que la question de savoir si toutes les formes de préjugés sont tous nécessairement des expériences négatives et de la même façon, se pose encore.
3/ Arrêtons-nous maintenant sur l’idée de préjugé.
Si la forme la plus immédiate, « spectaculaire », des préjugés sont les préjugés éthiques, tels que les préjugés racistes, l’idée de préjugé est aussi pertinente dans l’ordre de la connaissance. On nomme préjugé en effet tout ce qui ordonne notre jugement, nos croyances ou opinions, sans que nous en ayons interrogé la signification, sans que nous l’ayons questionné ou soumis à une critique rationnelle.
Le concept lui-même l’engage clairement : est « pré-jugé » ce qui précède notre jugement, le principe à partir duquel nous jugeons sans jamais l’avoir lui-même soumis au jugement.
Cependant, est-ce que tout fondement pour notre pensée prend le sens d’un préjugé ? Il faut distinguer ici le préjugé du présupposé, de la croyance et du fondement.
A la différence en effet d’un fondement qui suppose que la pensée se donne un principe rationnel et pleinement conscient, les préjugés qui l’animent ne sont pas conscients la plupart du temps et, loin de procéder d’une décision rationnelle, ont au contraire une origine passionnelle. On fait choix d’un fondement ; on est victime d’un préjugé (non pas simplement parce qu’on nous le fait subir mais aussi lorsque nous en sommes le porte-parole).
A la différence d’un présupposé, qui prend la forme d’une hypothèse première et non définitive pour la pensée, le préjugé prend la forme d’une évidence indubitable pour la pensée et s’accompagne d’un sentiment puissant de certitude, quand bien même aucune preuve rationnelle ne le corroborerait.
A la différence de la croyance, enfin, qui suppose une certitude subjective clairement revendiquée par la pensée, le préjugé ordonne la pensée sans être conscient ou pleinement conscient.
Ainsi, le préjugé renvoie la pensée à une origine inconsciente qui lui échappe et qui ordonne ses jugements. Puis-je dire ainsi que je suis pleinement l’auteur de mes préjugés ? En fais-je le choix ?
4/ Dès lors, quelles sont les fins de la pensée que nos préjugés contredisent ? Les préjugés apparaissent ainsi comme le signe d’une servitude pour la pensée, d’une pensée qui est ordonnée à des principes qu’elle ignore et qui échappe à son effort de questionnement. En ce sens, les préjugés sont aussi bien un obstacle pour la recherche de la vérité que pour la recherche de la liberté. Seule une pensée qui fait retour sur les préjugés qui l’animent, pourrait affirmer son autonomie (le choix des règles rationnelles auxquelles elle obéit) et, ainsi, poursuivre une vérité universelle.
5/ Cependant, est-il possible ainsi pour la pensée d’interroger pleinement ses propres origines ? Cela ne supposerait-il pas que nous puissions avoir la claire intelligence de nous-mêmes ? Si nos préjugés nous renvoient à l’origine inconsciente de nos jugements, quelle critique peut pleinement prétendre épuiser cette origine ?
D’autre part, les préjugés ont-ils tous la même négativité ? Ainsi, les rites, les coutumes, l’ensemble des évidences communes que toute culture tend à produire, ne peuvent-ils pas apparaître comme autant de préjugés ? Cependant, ne pourrions-nous pas les tolérer au regard de leur utilité ?
En effet, si les conventions sociales ne sont pas nécessairement fondées en raison, elles n’en demeurent pas moins les fondements nécessaires du lien social. De même, vouloir en finir avec tous les préjugés, ne serait-ce pas s’engager dans une critique sans fin qui ne pourrait jamais se donner un premier principe sur lequel s’appuyer ? Les préjugés peuvent aussi apparaître comme l’expression d’une habitude et d’une évidence commune, qui, pour n’être plus interrogé dans leur vérité, n’en demeurent pas moins vraies pour autant. En ce sens, il faudrait distinguer les préjugés dont l’origine est rationnelle (en tant qu’ils sont les outils habituels de la raison) de ceux qui sont purement irrationnels et ne font que trahir les frustrations de celui qui l’énonce (les préjugés racistes, par exemple)
6/ Rassemblons maintenant le problème.
Avant même de se demander s’il est en notre pouvoir d’en finir avec les préjugés, il pourrait sembler exigible de s’en débarrasser. En effet, les préjugés sont-ils autre chose que des obstacles à notre raison, qui éloigne celle-ci de la vérité tout autant que de la liberté ? Cela d’autant plus que la plupart du temps, ils sont la cause de la violence que les hommes se font subir et qui récuse la possibilité d’un accord universel entre eux.
En ce sens, on pourrait estimer que l’on peut en finir avec les préjugés parce qu’on le doit. La critique des préjugés ne peut-elle pas apparaître ainsi comme le moyen et la fin de toute recherche de la vérité ? En effet, les préjugés étant ce qui ordonne nos jugements sans que nous l’ayons interrogé, la pensée se libérerait de ses préjugés en commençant par faire retour sur l’origine de ses croyances et de ces certitudes afin de se donner un fondement rationnel. En ce sens, la recherche de la vérité peut bien apparaître comme le moyen pour se libérer des préjugés dont nous sommes victimes. Là où les préjugés ordonnent inconsciemment notre pensée, l’effort de la pensée consiste ainsi à se réapproprier ses fondements. Penser n’est-ce pas ainsi se dresser contre ce qui demeure en nous impensé : à savoir nos préjugés, ces croyances inconscientes qui nous font penser ce que nous pensons sans que nous en ayons fait le choix ?
Cependant, aussi exigible que cela soit, la question demeure de savoir si la critique des préjugés est pleinement en notre pouvoir. En effet, si nos préjugés ont des racines inconscientes, si, d’autre part, ils procèdent d’un désir dont ils sont la satisfaction, comme toute illusion, notre pensée peut-elle avoir pleinement prise sur eux ? Toute pensée qui s’inaugure ne commence-t-elle pas par des préjugés ? Et ne sont-ils pas la matière sur lesquelles sa critique va s’exercer en s’efforçant de les dépasser ? En ce sens, vouloir en finir avec les préjugés, ne serait-ce pas paradoxalement en finir avec la recherche de la vérité qui suppose leur mise en question ? Enfin, ne serions-nous pas autorisés à reconnaître des préjugés utiles ? Car que sont les conventions sociales ou culturelles, sinon des formes de préjugés du fait de leur arbitraire et de leur irrationalité ? Doit-on donc considérer comme préjugés toute forme de déterminations sociales, culturelles et historiques, qui ordonnent notre jugement sans que nous les ayons interrogées ? Mais alors une pensée libre de tout préjugé sera-t-elle seulement possible ?
Dans un premier temps, nous verrons en quelle mesure l’effort même de la pensée ouvre la critique des préjugés et la possibilité de s’en libérer, la fin des préjugés n’étant autre que le commencement même de la pensée ; puis nous nous demanderons en quel sens une telle autonomie est possible ; enfin, nous nous demanderons ce qui sépare le préjugé de la convention ou de l’évidence commune et quelle forme de préjugés récuse d’elle-même le dialogue des raisons.