LA DEMOCRATIE EN QUESTION
Toute une tradition, de Platon à Rousseau, a souligné les contradictions et l’impossibilité de la démocratie. Ainsi, Platon dans Le Politique reconnaît la démocratie comme le meilleur et le pire des régimes politiques, ce qui revient à pointer les contradictions qui minent la démocratie et font d’elles le régime dans lequel tout est possible, le pire comme le meilleur, ce régime apparaissant dès lors comme le plus incertain quant à sa forme et son devenir. Rousseau, quant à lui, dans le Contrat social, désigne certes la démocratie comme le plus parfait des régimes, mais un régime bien trop parfait pour les hommes et qui n’est possible que pour un « peuple de dieux ». Ainsi, les penseurs insistent le plus souvent sur la vulnérabilité et l’impossibilité d’un tel régime, où la division est constante, les lois, l’autorité et le savoir sont toujours contestées, où la souveraineté s’origine dans une figure indéterminée, protéiforme et contradictoire, celle d’un peuple, à la fois omniprésent et introuvable.
Or, on peut se demander si ces contradictions, cette division, cette souveraineté qui ne semble jamais pouvoir se rassembler en une puissance définitive, loin de retirer son sens à la démocratie, ne sont pas au contraire ce qui éclaire son exigence. Car la démocratie est-elle en effet le nom d’un régime, d’un pouvoir établi, ou bien n’est-elle pas plutôt un idéal critique qui pose incessamment la question de la légitimité du pouvoir et de l’autorité ?
Si l’on conçoit la démocratie comme une forme de pouvoir ou de gouvernement, on ne peut que conclure à son impossibilité ou bien à la nécessité d’en restreindre l’affirmation, car comment le peuple pourrait-il être en acte souverain ? Reconnaître le peuple comme souverain, n’est-ce pas rendre impossible l’exercice d’un pouvoir qui pourrait se réclamer de cette légitimité ? Faut-il dès lors considérer la démocratie comme un simple préambule constitutionnel, un idéal que contredirait sans cesse l’exercice du pouvoir et de la souveraineté ? Or, ce qui fait l’impossibilité apparente de la démocratie en tant que forme de souveraineté n’est-il pas ce qui lui confère justement tout son sens politique ? Ce qui ferait d’elle ainsi non pas le nom d’un régime ou d’un type de gouvernement parmi d’autres, mais, plus essentiellement, le nom d’une exigence politique et, pour tout dire, le sens même de toute politique ?
Tel est bien ce que soulignent à divers titres des penseurs contemporains, tels que Cornelius Castoriadis, Jacques Rancière, Marcel Gauchet ou bien Claude Lefort.
Pensant ainsi la démocratie à l’aune de l’expérience totalitaire, Gauchet et Lefort (cf. textes joints) reconnaissent ainsi dans l’indétermination du pouvoir, la division et l’impossible identité de l’Etat et de la société, que la démocratie implique, non pas les signes de sa nullité ou de son impuissance, mais au contraire l’affirmation de la liberté politique dont elle est l’exigence. Le propre du totalitarisme est en effet de chercher à accomplir dans la violence la plus radicale l’unité sociale et l’identité de l’Etat et du peuple, ce régime cherchant ainsi à abroger toute division, toute opposition de la société à elle-même, poursuivant ainsi le phantasme d’un peuple rassemblé en une totalité organique, un peuple-un qui serait entièrement transparent à lui-même.
Or, c’est justement ces principes d’identité et d’unité du peuple que l’exigence démocratique met en question, selon ces penseurs, la démocratie n’étant pas le nom d’une puissance souveraine sans reste, mais au contraire ce qui dénie à tout pouvoir la possibilité d’une telle identification, le propre de la démocratie étant ainsi d’empêcher à tout pouvoir de s’affirmer comme l’expression pleine et entière de la souveraineté. Comme le dit ainsi Gauchet, « la société démocratique est une société qui repose sur une secrète renonciation à l’unité, sur une sourde légitimation de l’affrontement de ses membres, sur un abandon tacite de l’espoir d’unanimité politique ». Curieux régime que celui-là en un sens, qui repousse l’unité, l’entente et le consensus, au profit de la dynamique de la division, du conflit et du débat, qui fait ainsi de son «déchirement intérieur », pour reprendre le mot de Gauchet, une vertu et l’expression même de la liberté politique. La démocratie serait non le régime du consensus mais celui du dissensus, la forme politique qui reconnaît dans le conflit des valeurs et des opinions non le signe d’une fragilité, d’une menace pour la société, mais au contraire le signe de son autonomie, de sa création perpétuelle. Machiavel, dans un passage du Discours sur la première décade de Tite-Live, soulignait déjà cette façon dont la démocratie est ce régime pour le moins curieux qui favorise le conflit, l’affrontement des opinions et qui fait de cette division la dynamique même de ses lois : ainsi, les querelles qui animaient continuellement le Sénat romain peuvent donner le sentiment d’un « théâtre de confusion et de désordre » qui fragilisait la République romaine ; or, Machiavel reconnaît à la suite ces dissensions comme le triomphe de la liberté politique qui régnait à Rome : « Je soutiens à ceux qui blâment les querelles du Sénat et du peuple, qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnaient dans la place publique que des bons effets qu’elles produisaient » (Livre Premier, Chapitre IV). En ce sens, comme le souligne Claude Lefort, le propre de la démocratie serait « l’institutionnalisation du conflit » : au lieu de nier celui-ci, de le recouvrir ou de chercher à le faire taire, la démocratie est la forme politique qui ménage des lieux d’expressions publiques (agora, assemblée, sénat) où les conflits de valeurs peuvent éclater, se signifier.
Partant, le peuple, dont se réclame la démocratie, n’est pas un principe d’identité, qui supposerait l’unité sans reste de la société, tel que le pouvoir souverain ferait entièrement corps avec elle : rapporter la souveraineté au peuple, c’est au contraire – par la conscience qu’ont toujours eu les constitutionnalistes de l’impossibilité d’actualiser pleinement le pouvoir du peuple – une façon de signifier que jamais aucun pouvoir ne pourra s’identifier entièrement à cette souveraineté qui toujours se refuse à lui et lui échappe. Autrement dit, si le peuple souverain ne peut jamais être actualisé, présenté, représenté, cela ne signe pas l’échec constitutif de toute démocratie, son impossible essence, mais éclaire au contraire l’esprit qui la caractérise : la démocratie est le nom de ce régime où, comme le dit Claude Lefort, « le lieu du pouvoir devient un lieu vide », ce qu’il faut entendre non pas dans le sens où ce régime serait celui où jamais le pouvoir ne peut s’exercer ni l’autorité s’affirmer, mais dans le sens où nul pouvoir qui s’exerce au nom du peuple souverain ne peut s’identifier en démocratie à cette souveraineté, s’avancer comme s’il en était l’expression sans reste, se dire le peuple et prétendre l’être.
Dès lors, le peuple n’est ni une partie de la société ni sa totalité sans reste ; partout présent, le peuple demeure en même temps toujours introuvable quand il s’agit de le rassembler en un pouvoir ou une volonté qui voudrait l’incarner. Or, tel que le souligne Lefort, cette impossibilité d’assigner le peuple à la société et de l’identifier à elle ou en elle, tel que le peuple échapperait ainsi à tout savoir et à tout pouvoir qui voudrait le circonscrire, le connaître, cerner ses passions et ses humeurs, afin de mieux l’apprivoiser comme on le fait d’un animal, comme cherchent à le faire les sciences sociales, est ce qui confère toute sa force politique à l’idée de peuple, car, ainsi qu’il le dit : « la société démocratique s’institue comme une société sans corps, comme une société qui met en échec la représentation d’une totalité organique ». Et c’est là d’ailleurs l’abime qui se creuse entre le sens du peuple en démocratie et le sens qu’il prend dans les régimes totalitaires. Le propre du totalitarisme est en effet de faire du peuple un principe d’unité, d’identité et de fusion sans reste entre la société et l’Etat : fantasme qui, pour continuer de croire en lui-même, est condamné à provoquer continuellement des rassemblements de masse où la fiction d’une présence actuelle du peuple puisse perdurer (pensons aux grandes messes du nazisme et du stalinisme – jeux olympiques de Berlin, célébrations sur la Place rouge, où il s’agissait ainsi de donner un semblant de réalité à cette présence effective du peuple par le nombre et la masse, figuration pitoyable où la vie du peuple se muait dans une pantomime d’esclaves). A l’opposé, le peuple qu’engage la démocratie ne peut aucunement être identifié socialement, il est et demeure un idéal politique qui, comme tel, affirme une universalité qui ne peut jamais être totalement actualisée et, ce faisant, marque l’inadéquation du pouvoir et de la souveraineté.
Et c’est bien pour cela, comme le souligne Jacques Rancière, dans Aux bords du politique,[i] que la démocratie, parce qu’elle se réclame du peuple, ne se place pas sous le signe de l’arkhè, de la mesure ; elle n’est pas un principe d’ordre ou de gouvernement, une « police », au sens où l’entend Rancière, c’est-à-dire une volonté de gouverner, d’ordonner et d’unifier en distribuant des places et des fonctions, mais un krateïn, un « pouvoir » de déplacer ces mêmes places et fonctions, un pouvoir qui surgit toujours de façon impromptue et qui « brouille l’ordre de la police », parce qu’il est justement le krateïn du peuple et que le dèmos « est à la fois le nom de la communauté et le nom de sa division ». Le peuple est ainsi, pour Rancière, une puissance de litige et d’égalité qui ne se laisse pas prendre dans un ordre, qui « fait tort à la distribution des places et des fonctions » et cela, «parce que le peuple est toujours plus et moins que lui-même », inassignable socialement, ne se laissant circonscrire par aucun savoir ou gouvernement qui voudrait l’attacher à une place, le définir, mais se signifiant dans l’apparition, toujours imprévisible, d’une parole d’égalité. Ce qui fait « la permanence de la démocratie », c’est justement « sa mobilité, sa capacité de déplacer les lieux et les formes de la participation ».[ii] En ce sens, et tel que Rancière le souligne dans un passage La haine de la démocratie, le « pouvoir du peuple » vient subvertir les processus d’identification en œuvre dans les représentations sociales, telles que les produit les « polices » du savoir et du pouvoir : « hétérotopique », surgissant toujours hors des lieux et des identités fixés, « il est ce qui écarte le gouvernement de lui-même en écartant la société d’elle-même. Il est donc ce qui sépare l’exercice du gouvernement de la représentation de la société »[iii], cette « hétérotopie » du peuple démocratique se manifestant dans des processus de subjectivation politique (Il faudra y revenir plus tard).
Ainsi, le peuple ne se laisse pas compter, ne s’en laisse pas conter, parce qu’il est justement cette parole qui ne se laisse pas déposséder de son pouvoir de prononcer à nouveau l’égalité par quelques récit ou savoir qui voudrait l’en décharger. On pourrait fort bien dire en ce sens du peuple et de la démocratie ce que Jean Dubuffet disait de l’art : la démocratie et le peuple sont toujours là où on ne les attend pas.
En ce sens, que le peuple souverain de la démocratie demeure toujours introuvable, insaisissable, révèle l’exigence critique que la démocratie porte en elle : car elle ne définit pas tant une forme de pouvoir ou un régime de souveraineté que le refus pour le Souverain d’apparaître et qui contraint toute forme de pouvoir à se placer dans l’horizon de cette absence et, du fait de cette inadéquation, à ne jamais échapper à la question de sa légitimité. Si, selon un mot de Lacan, « le fou n’est pas celui qui se prend pour un roi alors qu’il est fou ; le fou, c’est celui qui se prend pour un roi alors qu’il est roi », on peut dire que la démocratie est bien ainsi ce qui empêche une telle folie, ce qui interdit au pouvoir la croyance en sa propre souveraineté.
Parce que la démocratie met en question la souveraineté en la rapportant au peuple, elle interdit ainsi au pouvoir de s’affirmer dans l’évidence de sa puissance, évidence qu’il voudrait confirmer soit en recourant aux mythes soit en se réclamant du savoir et de la vérité. C’est pour cette raison que Platon se montre si critique dans La République envers la démocratie car il comprend qu’elle est le régime qui brise l’alliance du pouvoir et du savoir, le régime qui interdit au savoir de prendre le pouvoir et au pouvoir de s’autoriser par le savoir. Voilà bien le scandale de la démocratie pour Platon : si on n’admettrait jamais en matière de navigation que la barre soit confiée au premier venu, le régime démocratique, au nom d’une égalité aveugle, dénie tout droit au savoir dans le domaine politique, attribuant le pouvoir à ceux qui n’en ont pas la compétence. Insupportable est donc pour lui ce régime qui destitue l’autorité « naturelle » de la vérité sur les opinions, qui interdit au pouvoir de s’imposer comme une certitude gagée sur la connaissance, sur la supériorité et l’expertise du jugement des uns par rapport aux autres. Comme le dit Claude Lefort, « la démocratie s’institue dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir ».
En ce sens, l’avènement de la démocratie s’accompagne toujours d’une crise de l’autorité, d’une double et conjointe désacralisation, celle du pouvoir et celle du savoir. Il est aisé alors, comme le fait Platon, de caricaturer la démocratie comme le régime qui flatte la plèbe, ses passions et son ignorance. Or, cette « dissolution des repères de la certitude » qu’engage la démocratie, pour reprendre les mots de Lefort, ne consiste pas à retirer toute pertinence au savoir ni à retirer toute autorité à la Loi. Il s’agit plutôt de conférer au savoir et à la Loi le caractère fondamentalement problématique que leur attribue la politique, en tant que le domaine politique est le lieu non simplement d’une vérité mais d’une vérité partagée et tel que ce partage n’est pas la conséquence ou l’effet de la vérité mais au contraire son fondement. En démocratie, savoir et vérité perdent ainsi leur sens prescriptif ; si vérité il y a, il appartient à la délibération de la produire. Car dans l’ordre politique la raison ne peut plus se donner raison par elle-même, solitairement : sa vérité est dans un partage, qui à la fois lui confère un sens et la contraint à affronter les limites de ses certitudes.
C’est, selon Cornelius Castoriadis, dans la « polis » grecque et la création de la démocratie (in Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II), ce qui fait justement la force de la tragédie, celle-ci mettant la raison et la vérité devant leurs propres limites et incarnant, dans l’épreuve de cette incertitude, l’esprit même de la démocratie grecque. De cela, l’Antigone de Sophocle est particulièrement expressive selon Castoriadis : l’enjeu de la tragédie n’est évidemment pas de donner raison à Antigone contre Créon ou inversement ; ce que glorifient les derniers vers du chœur, ce ne sont ni les lois divines ni les lois humaines mais le phronein, une forme de « prudence » proprement politique, qui consiste non pas à fuir toute décision mais à bien prendre la mesure des limites de toute raison en politique, de son impossibilité de se faire valoir sur le mode absolu de la vérité ou de la certitude. Comme le souligne Castoriadis, « la catastrophe se produit parce que Créon comme Antigone se crispent sur leurs raisons, sans écouter les raisons de l’autre » et c’est pourquoi le coryphée, dans les vers conclusifs, réitère son conseil de phronein, qu’il interprète en mettant en garde contre les « grands mots » des hommes orgueilleux, l’orgueil de l’homme seul, de l’homme de pouvoir ou de savoir, qui croit possible d’avoir raison souverainement. Il n’y a d’autre ubris en politique que celle-là : une souveraine solitude, et c’est cette démesure (propre à tout pouvoir) que la démocratie conteste. Toujours selon Castoriadis, Hémon, le fils de Créon, exprime bel et bien l’esprit de la pièce, esprit aussi bien tragique que démocratique, quand il reproche à son père, non pas d’avoir tort, mais de croire qu’il peut avoir raison seul et contre Antigone, quand il le prie ainsi de « ne pas vouloir être sage tout seul » (monos phronein, vers 707-709).
C’est de même cette conscience proprement démocratique qui motive la fameuse clause par laquelle les Athéniens introduisent toujours leurs lois : edoxe tê boulê kai tô dêmô, « il est apparu (il a semblé) bon au Conseil et au peuple… », façon remarquable de signifier que toute expression politique n’est jamais le fait d’un savoir suprême et souverain, mais l’effet d’une délibération qui court le risque de s’affirmer et qui proclame son autonomie, tout en étant consciente de sa propre incertitude. On pourrait définir ainsi l’exigence démocratique : le risque d’une liberté qui affirme sa souveraineté en affrontant sa propre vulnérabilité.
Si la démocratie est ainsi le nom d’une liberté souveraine, c’est-à-dire d’une liberté qui mine toute souveraineté, la reconduit à sa vulnérabilité et lui interdit de croire en sa propre incarnation, elle est aussi, comme le souligne Jacques Rancière, dans La mésentente et dans Aux bords du politique, une démonstration d’égalité. Cette « démonstration d’égalité » est inséparable d’un « processus de subjectivation », c’est-à-dire de la création et du surgissement d’un sujet politique inédit, sujet que l’on ne peut ramener à aucune identité sociale, et qui a pour effet performatif de donner forme à un litige et à une exigence d’égalité, qu’on ne peut réduire à la seule logique des intérêts ou des besoins de classe.
La démocratie consiste dans cette performativité : cette façon dont, par la force d’une parole, surgit soudain un sujet qui brouille les catégories et les représentations sociales, où apparaît une identité impossible, c’est-à-dire une identité qui ne peut être « remise » à sa place, reconduite à une identité connue, socialement et économiquement maîtrisée, et qui dès lors exprime un tort, une exigence et un espoir, qui ne se laissent pas administrer comme une pathologie sociale (comme si les hommes ne pouvaient communiquer que leurs besoins, les besoins dont ils souffrent à titre individuel, n’attendant que « du pain et des jeux »). Il y a ainsi démocratie toutes les fois où, selon Rancière, surgit un sujet politique, une identité inédite, sans référent social, impossible, qui révèle que « l’animal politique » que nous sommes est surtout un sujet, c’est-à-dire un être qui peut s’identifier à ce qu’il n’est pas, à ce qu’il ne peut pas être, et qui, ce faisant, est toujours plus qu’un « animal social ».
Ainsi, lorsque Blanqui se définit comme « prolétaire » lors de son procès, ou bien lorsque Marx dans le Manifeste invite les mêmes « prolétaires » de tous les pays à s’unir, ni l’un ni l’autre n’engagent une identité socialement ou économiquement définie : « prolétaire » n’est aucunement le seul nom du « travailleur », de celui qui travaille de ses mains (contresens que fera le marxisme-léninisme) ; « prolétaire » est le nom d’un mécompte, d’un hors-compte social, il est un sujet politique qui fait surgir une exigence d’égalité contre l’ordre des classes socialement définies et constamment reproduites. Et le « penseur » Blanqui, en se disant « prolétaire » ne commet un contresens social que pour mieux faire surgir un dissensus politique, une contradiction égalitaire, qui subvertit le jeu normé des identités sociales : le « penseur » qui se dit « prolétaire » nous dit qu’il est plus et moins que « penseur », et surtout qu’il ne veut pas parler en « représentant de » (d’une classe, d’une fonction, d’une profession etc.), qu’il veut parler d’ailleurs, non du hors-lieu de l’utopie, mais dans l’entre-deux de ce qui nous sépare, de ce par quoi on voudrait nous opposer.
En ce sens, la démocratie se signifierait avant tout dans ces moments où surgit un sujet qui ne parle d’aucun lieu socialement, sociologiquement assignable, un sujet qui interrompt l’ordre de la société et des certitudes qui accompagnent ses représentations. C’est bien cette puissance de « désidentification et de déclassification » que Rancière reconnaît tout particulièrement dans le slogan des étudiants de 1968, « Nous sommes tous des juifs allemands » ou bien encore dans la façon dont des français refusaient de s’identifier au « peuple français », lorsqu’au nom de celui-ci on a pu battre à mort des Algériens et jeter leurs corps dans la Seine en octobre 1961. Revendiquer de telles identités, c’est revendiquer ce que l’on n’est pas, ce que l’on ne peut pas être, mais revendiquer cet impossible, c’est donner droit à l’égalité contre le corps social, le jeu des identités définies, dans lequel on croit possible justement d’enfermer l’égalité et d’en rationaliser les expressions.
Ainsi, selon Rancière, la démocratie est cette expression qui fait retentir des misnomers, des noms dont l’impropriété brise l’ordre des rationalités sociales que construisent Pouvoir et Savoir. Cette « hétérologie » démocratique, ce surgissement d’une parole autre, d’une parole de l’autre et pour l’autre, dans le concert consensuel, produit des « hétérotopies », des « entre-deux » en rupture avec les topoï sociaux et dans lesquels surgissent un entre-ensemble inédit. « C’est cela qu’implique le processus démocratique : l’action de sujets qui, en travaillant sur l’intervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de l’universel et du particulier ».[iv] Et c’est la raison pour laquelle la démocratie ne se confond avec la République, car si « la république est un régime d’homogénéité entre les institutions de l’Etat et les mœurs de la société », la démocratie signifie au contraire « l’impureté de la politique, la récusation de la prétention des gouvernements à incarner un principe un de la vie publique et à circonscrire par là la compréhension et l’extension de cette vie publique ». République est ainsi le nom d’un régime qui cherche à épuiser les « excès de la politique » dans les « formes instituées du politique », qui voudrait supprimer l’écart entre sujet politique et sujet social, unifier l’ordre politique et la société. Or, le malentendu qui se creuse toujours entre la volonté républicaine et l’expression démocratique tient dans le fait que l’essence de la démocratie consiste dans un litige et un différend qui ne peuvent être traduits en problèmes sociaux. Ce litige a pour nom la politique : ce moment où s’invente un être-ensemble qui déconcerte l’ordre social, où des sujets inventent des identités impossibles qui déjouent les origines, les « milieux », les fonctions, ainsi que les ratiocinations par lesquelles le pouvoir souverain se voudrait le savoir, la science de l’homme, c’est-à-dire d’un animal social toujours prévisible. Démocratie et politique sont donc bien les noms d’une exigence de liberté et d’égalité qui surgissent toujours là où on ne les attend pas.
A la suite, on trouvera des textes de Marcel Gauchet, de Claude Lefort et de Jacques Rancière, qui éclairent remarquablement l’exigence politique qui anime la démocratie.
LA DEMOCRATIE DANS LE DEBAT CONTEMPORAIN
Le « déchirement intérieur » de la démocratie et la dynamique des conflits
« C’est un trait qui ne trompe pas : plus est proclamée l’unité sociale, moins est nuancée l’affirmation de l’identité du peuple avec lui-même, et plus le régime est totalitaire.
Voilà le critère décisif du totalitarisme : l’affirmation de l’unité sociale. Affirmation donc, en premier lieu, de la suppression du principe d’existence des classes. Affirmation en second lieu de l’identité de l’Etat et du peuple (…)
A partir du refus du conflit inscrit dans l’idéologie bourgeoise, l’Etat fasciste rejoint l’Etat censé réaliser le communisme dans une même affirmation de l’identité de la société avec elle-même, que ce soit sous la forme de l’unité de la société avec son vouloir politique incarné dans l’Etat, ou sous la forme de la convergence des intérêts et des aspirations de l’ensemble des agents sociaux. Dans l’un et l’autre cas surgissent des régimes également fondés sur l’ambition d’éliminer le conflit ou de surmonter la division de la société. Aussi est-on fondé à parler d’une complémentarité du fascisme et du communisme. Il serait absurde de les confondre ou de tenter de les faire se recouvrir. Il serait aberrant de ne pas les rapporter l’un à l’autre. Ils ne sont pas par hasard enfants du même siècle, et ils sont bien le produit d’une même société, dont ils expriment chacun à leur manière l’irrépressible tendance à se méconnaître (…)
Nous n’avons jusque-là examiné que le projet totalitaire sous son double aspect : ambition d’une identité Etat-société, volonté d’abolir l’opposition de la société à elle-même au travers de la division des classes. Nous n’avons envisagé, autrement dit, que la visée imaginaire du totalitarisme.
Car l’extraordinaire leçon de cette tentative est qu’elle s’avère complètement illusoire. La société qui se dit par-delà le conflit n’est une que dans le discours qui la commande. Et, qui plus est, mensonge et terreur vont de pair, dans la mesure où le démenti des faits à la doctrine doit être effacé par tous les moyens. Plier la réalité sociale à un discours qui la méconnaît ne va pas sans une fantastique violence. Le totalitarisme, c’est très exactement l’illusion faite coercition (…)
Ce n’est pas que dans la société démocratique bourgeoise le conflit soit clairement et consciemment reconnu, comme j’y ai déjà insisté. Il y a tout un travail de l’idéologie pour occulter les oppositions. Reste que l’idéologie n’empêche pas le conflit des classes de se déployer effectivement, comme la séparation gouvernants et gouvernés de s’affirmer. N’est-ce pas que derrière le discours officiel joue autre chose que l’intention proclamée, à savoir la logique d’un processus social dont nul n’a la maîtrise et qui n’est à proprement parler conscient pour personne ? Tout se passe au fond comme s’il était admis que la scission sociale est indépassable, bien qu’elle soit partout déniée dans le discours de la classe dominante et des dirigeants politiques. Par rapport à un système totalitaire placé sous le signe de l’illusion, la démocratie se révèle sous le signe du réalisme – réalisme à l’égard de l’antagonisme qui la travaille (…)
La société démocratique n’est pas la résultante d’une dynamique naturelle des forces sociales. Elle n’est pas davantage le produit d’une volonté consciente. Elle procède d’une disposition sociale inconsciente que le totalitarisme nous fait apercevoir par contraste : disposition de la société par rapport à sa division la laissant libre de se déployer et de s’exprimer. La société démocratique est une société qui repose sur une secrète renonciation à l’unité, sur une sourde légitimation de l’affrontement de ses membres, sur un abandon tacite de l’espoir d’unanimité politique. Contre tout son discours explicite, elle est une société qui charge invisiblement de sens son déchirement intérieur ».[v]
MARCEL GAUCHET, L’expérience totalitaire et la pensée de la politique (in La condition politique, Tel Gallimard, pp 439-449)
Le « lieu vide » du pouvoir
« L’essor du totalitarisme, tant dans la variante fasciste, à présent détruite, mais dont rien ne nous permet de dire qu’elle ne réapparaîtra pas dans l’avenir, que dans la variante qui se couvre du nom de socialisme, dont le succès n’a fait que s’étendre, nous met en demeure de réinterroger la démocratie. Contrairement à une opinion répandue, le totalitarisme ne résulte pas d’une transformation du mode de production (…) [Plus essentiel est le fait que] la connaissance des fins dernières de la société, des normes qui régissent les pratiques sociales, devient la propriété du pouvoir tandis que celui-ci s’avère lui-même l’organe d’un discours qui énonce le réel comme tel. Le pouvoir incorporé dans un groupe, et à son plus haut degré dans un homme, se combine avec un savoir également incorporé, tel que rien désormais ne peut le fracturer. La théorie – ou sinon l’esprit du mouvement, comme dans le nazisme -, encore qu’elle fasse feu de tout bois, suivant les circonstances, se tient en deçà de tout démenti de l’expérience. L’Etat et la société civile sont censés se confondre ; entreprise qui s’effectue par le truchement du Parti, omniprésent, qui diffuse partout l’idéologie dominante et les consignes du pouvoir au gré des circonstances et par la formation de multiples micro-corps (…) Une logique de l’identification est mise en œuvre, commandée par la représentation d’un pouvoir incarnateur. Le prolétariat ne fait qu’un avec le peuple, le Parti avec le prolétariat, le bureau politique et l’egocrate, enfin, avec le Parti. Tandis que s’épanouit la représentation d’une société homogène et transparente à elle-même, celle d’un peuple-un, la division sociale, dans tous ses modes, est niée, en même temps que sont récusés tous les signes d’une différence de croyances, d’opinions, de mœurs (…) Car le pouvoir ne fait pas signe vers un au-delà du social : c’est un pouvoir qui règne comme s’il n’y avait rien en dehors de lui, comme s’il était sans limites (ces limites que pose l’idée d’une loi ou celle d’une vérité qui vaudrait par elle-même), en se rapportant à une société qui est pareillement censée n’avoir rien en dehors d’elle, censée s’accomplir comme société produite par les hommes qui la peuplent. La modernité du totalitarisme se désigne en ceci qu’il combine un idéal radicalement artificialiste avec un idéal radicalement organiciste. L’image du corps se conjugue avec celle de la machine. La société se présente comme une communauté dont les membres sont rigoureusement solidaires, en même temps qu’elle est supposée se construire jour après jour, qu’elle est tendue vers un but – la création de l’homme nouveau -, qu’elle vit dans un état de mobilisation permanente (…)
Ce schéma à peine esquissé permet déjà de réexaminer la démocratie. C’est sur le fond du totalitarisme qu’elle acquiert un nouveau relief, qu’il s’avère impossible de la réduire à un système d’institutions (…)
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Je me suis efforcé, en plusieurs occasions, d’attirer l’attention sur cette mutation. Qu’il suffise à présent de mettre en évidence quelques-uns de ses aspects. La singularité de la démocratie ne devient pleinement sensible qu’à se souvenir de ce que fut le système monarchique sous l’Ancien Régime (…) Dans la monarchie, le pouvoir était incorporé dans la personne du prince. Cela ne veut pas dire qu’il détenait une puissance sans limites (…) Assujetti à la loi et au-dessus des lois, il condensait dans son corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la génération et de l’ordre du royaume (…)
Incorporé dans le prince, le pouvoir donnait corps à la société. Et, de ce fait, il y avait un savoir latent, mais efficace, de ce qu’était l’un pour l’autre, dans toute l’étendue du social. En regard de ce modèle, se désigne le trait révolutionnaire et sans précédent de la démocratie. Le lieu du pouvoir devient un lieu vide. Inutile d’insister sur le détail du s’incorporer le pouvoir. Son exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique. Il se fait au terme d’une compétition réglée, dont les conditions sont préservées d’une façon permanente. Ce phénomène implique une institutionnalisation du conflit. Vide, inoccupable – tel qu’aucun individu ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel -, le lieu du pouvoir s’avère infigurable. Seuls sont visibles les mécanismes de son exercice, ou bien les hommes, simples mortels, qui détiennent l’autorité politique. On se tromperait à juger que le pouvoir se loge désormais dans la société, pour cette raison qu’il émane du suffrage populaire ; il demeure l’instance par la vertu de laquelle celle-ci s’appréhende en son unité, se rapporte à elle-même dans l’espace et dans le temps. Mais cette instance n’est plus référée à un pôle inconditionné ; en ce sens, elle marque un clivage entre le dedans et le dehors du social, qui institue leur mise en rapport ; elle se fait tacitement reconnaître comme purement symbolique (…)
Le sens de ces transformations, si l’on garde en mémoire le modèle monarchique de l’Ancien Régime, se résume en ceci : la société démocratique s’institue comme une société sans corps, comme société qui met en échec la représentation d’une totalité organique. N’entendons pas pour autant qu’elle est sans unité, sans identité définie ; tout au contraire : la disparition de la détermination naturelle, autrefois attachée à la personne du prince, et à l’existence d’une noblesse, fait émerger la société comme purement sociale, de telle sorte que le peuple, la nation, l’Etat s’érigent en entités universelles et que tout individu, tout groupe, s’y trouve également rapporté. Mais ni l’Etat, ni le peuple, ni la nation ne figurent des réalités substantielles. Leur représentation est elle-même dans la dépendance d’un discours politique et d’une élaboration sociologique et historique toujours liée au débat idéologique (…)
L’essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s’institue dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale (partout où la division s’énonçait autrefois, notamment la division entre les détenteurs de l’autorité et ceux qui leur étaient assujettis, en fonction de croyances en une nature des choses ou en un principe surnaturel). C’est ce qui m’incite à juger que se déploie dans la pratique sociale, à l’insu des acteurs, une interrogation dont nul ne saurait détenir la réponse et à laquelle le travail de l’idéologie, vouée toujours à restituer de la certitude, ne parvient pas à mettre un terme. Et voilà encore qui me conduit, non pas à trouver l’explication, mais du moins à repérer les conditions de la formation du totalitarisme. Dans une société où les fondements de l’ordre politique et de l’ordre social se dérobent, où l’acquis ne porte jamais le sceau de la pleine légitimité, où la différence des statuts cesse d’être irrécusable, où le droit s’avère suspendu au discours qui l’énonce, où le pouvoir s’exerce dans la dépendance du conflit, la possibilité d’un dérèglement de la logique démocratique reste ouverte. Quand l’insécurité des individus s’accroît, en conséquence d’une crise économique, ou des ravages d’une guerre, quand le conflit entre les classes et les groupes s’exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits de vulgaires ambitieux, bref se montre dans la société, et que du même coup celle-ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un Etat délivré de la division. »
CLAUDE LEFORT, La question de la démocratie (in Essais sur le politique, Point Seuil, pp.21-31)
La démocratie comme processus de subjectivation, hétérologie et hétérotopie.
« Qu’est-ce qu’un processus de subjectivation ? C’est la formation d’un un qui n’est pas un soi mais la relation d’un soi à un autre. C’est ce qu’on peut montrer exemplairement sur le nom apparemment identitaire de « prolétaire ». L’une de ses premières occurrences dans la France moderne est le procès fait à Auguste Blanqui en 1832. A la question du procureur sur sa profession, Blanqui répond « prolétaire ». Le procureur objecte : « ce n’est pas une profession ». Et Blanqui, à son tour : « C’est la profession de la majorité de notre peuple, qui est privée de droits politiques ». Du point de vue policier, le procureur avait raison : prolétaire n’est pas un métier, et Blanqui n’est pas ce qu’on appelle habituellement un travailleur. Mais du point de vue politique, c’est Blanqui qui avait raison : prolétaire n’est pas le nom d’un groupe social sociologiquement identifiable. C’est le nom d’un hors-compte, d’un outcast. En latin, proletarii veut seulement dire : ceux qui se reproduisent, ceux qui simplement vivent et se reproduisent sans posséder ni transmettre un nom, sans être comptés comme partie dans la constitution symbolique de la cité. Prolétaire était donc un nom propre à convenir aux travailleurs, comme nom de n’importe qui, nom des outcasts, en entendant par là non les parias, mais ceux qui n’appartiennent pas à l’ordre des classes et sont par là même la dissolution virtuelle de cet ordre (la classe, dissolution de toutes les classes, disait Marx) Un processus de subjectivation est ainsi un processus de désidentification ou de déclassification.
Autrement dit, un sujet est un in-between, un entre-deux. Prolétaires fut le nom « propre » à des gens qui étaient ensemble pour autant qu’ils étaient entre : entre plusieurs noms, statuts ou identités ; entre l’humanité et l’inhumanité, la citoyenneté et son déni ; entre le statut de l’homme de l’outil et celui de l’être parlant et pensant. La subjectivation politique est la mise en acte de l’égalité – ou le traitement d’un tort – par des gens qui sont ensemble pour autant qu’ils sont entre. C’est un croisement d’identités reposant sur un croisement de noms : des noms qui lient le nom d’un groupe ou d’une classe au nom de ce qui est hors-compte, qui lient un être à un non-être ou à un être-à-venir.
Ce réseau a une propriété remarquable : il comporte toujours une identification impossible, une identification qui ne peut être incarnée par ceux ou celles qui l’énoncent. « Nous sommes les damnés de la terre » est le type de phrase qu’aucun damné de la terre ne prononcera jamais. Plus près de nous, la politique, pour ma génération, a reposé sur une identification impossible – une identification aux corps des Algériens battus à mort et jetés à la Seine par la police française, au nom du peuple français, en octobre 1961. Nous ne pouvions pas nous identifier à ces Algériens mais nous pouvions mettre en question notre identification avec le « peuple français » au nom duquel ils avaient été mis à mort. Nous pouvions donc agir comme sujets politiques dans l’intervalle ou la faille entre deux identités dont nous ne pouvions assumer aucune. Ce processus de subjectivation n’avait pas de nom propre, mais peut-être a-t-il trouvé son « vrai » nom dans le slogan de 1968 « Nous sommes tous des juifs allemands » - une identification erronée, une identification impossible à l’égard de ceux qu’ils nommaient. Si le mouvement a commencé avec cette phrase, son déclin peut être emblématisé dans la contre-affirmation énoncée quelques années plus tard par le titre d’un article publié par un de ses anciens porte-parole : « Nous ne sommes pas tous nés prolétaires ». Certainement nous ne le sommes pas. Mais qu’est-ce qui en résulte ? Ce qui en résultait là, c’était l’impossibilité de tirer des conséquences d’un « être » qui était un non-être, d’une identification à un n’importe qui sans corps. Or la démonstration de l’égalité noue toujours la logique syllogistique du ou bien/ ou bien (sommes-nous ou non des citoyens, des êtres humains, etc.) à la logique paratactique d’un « nous le sommes et nous ne le sommes pas ».
La logique de la subjectivation politique est ainsi une hétérologie, une logique de l’autre, selon trois déterminations de l’altérité. Premièrement, elle n’est jamais la simple affirmation d’une identité, elle est toujours en même temps le déni d’une identité imposée par un autre, fixée par la logique policière. La police veut en effet des noms « exacts », qui marquent l’assignation des gens à leur place et à leur travail. La politique, elle, est affaire de noms « impropres », de misnomers, qui articulent une faille et manifestent un tort. Deuxièmement, elle est une démonstration, et une démonstration suppose toujours un autre à qui elle s’adresse, même si cet autre refuse la conséquence. Elle est la constitution d’un lieu commun, même si ce n’est pas le lieu d’un dialogue ou d’une recherche de consensus sur le mode habermassien. Il n’y a pas de consensus, pas de communication sans dommage, pas de règlement du tort. Mais il y a un lieu commun polémique pour le traitement du tort et la démonstration de l’égalité. Troisièmement la logique de la subjectivation comporte toujours une identification impossible. »
JACQUES RANCIERE, Aux bords du politique (« Du politique à la politique », Folios Essais, pp.118-121)