LA JUSTICE EN QUESTION

 

 

 

 

 

 

I. LA JUSTICE ET LE DROIT : LA JUSTICE N’EST-ELLE QUE L’INSTITUTION QUI GARANTIT LE RESPECT DES LOIS OU BIEN L’IDEAL CRITIQUE QUI DONNE SENS AU DROIT, PARCE QU’ELLE EST SA FIN ET SON FONDEMENT ?

 

 

 

1/ Par-delà les systèmes légaux particuliers, le Droit ne suppose-t-il pas une justice universelle qui n’est autre que la voix de la Raison ?

 

« Il existe une loi vraie, c’est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d’accord avec elle-même, non sujette à périr, qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne. L’honnête homme n’est jamais sourd à ses commandements et à ses défenses ; ils sont sans action sur le pervers. A cette loi nul amendement n’est permis, il n’est licite de l’abroger ni en totalité ni en partie. Ni le sénat, ni le peuple, ne peuvent nous dispenser de lui obéir et point n’est besoin de chercher un Sextus Aelius [juriste romain] pour l’expliquer ou l’interpréter. Cette loi n’est pas autre à Athènes, autre à Rome, autre aujourd’hui, autre demain, c’est une seule et même loi éternelle  et immuable, qui régit toutes les nations et en tout temps, il y a pour l’enseigner et la prescrire à tous un dieu unique : conception, délibération, mise en valeur de la loi lui appartiennent également. Qui n’obéit pas à cette loi s’ignore lui-même et, parce qu’il aura méconnu la nature humaine, il subira par cela le plus grand châtiment, même s’il échappe aux autres supplices ».

 

CICERON, De la République, III, 22.

 

 

 

 

2/ Droit naturel et Droits positifs : si nous ne supposons pas, par-delà les cultures particulières et la relativité des systèmes juridiques, une règle de justice qui pourrait être reconnue universellement, quel sens aurait encore le Droit et quel serait le fondement de son jugement ? Poser un Droit naturel, c’est affirmer un idéal critique de justice qui permet à tout homme de s’extraire de sa société propre pour évaluer en raison les règles qui l’ordonnent.

 

« Mais, d’après cette opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal d’une société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute tranquillité une évolution vers l’état cannibale. S’il n’y a pas d’étalon plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de toute autre. Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles ont, ainsi que leurs composants, de nombreux besoins qui s’opposent les uns aux autres : la question de la priorité se pose aussitôt. Cette question ne peut être tranchée de façon rationnelle si nous ne disposons pas d’un étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables. Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n’avons pas connaissance du droit naturel ».

LEO STRAUSS, Droit naturel et histoire.

 

 

 

II. LE DROIT ET LA FORCE : QUELLE VALEUR RECONNAITRE AUX LOIS SI ELLES NE SONT QUE L’EXPRESSION DE LA LOI DU PLUS FORT ?

 

 

1/ Le rapport ambigu de la justice et de la force : sans l’exercice de la force, qui respecterait les lois ? Mais, si c’est par force que l’on obéit aux lois, comment se distinguent-elles encore de la simple contrainte arbitraire ?

 

« Justice, force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

 

BLAISE PASCAL, Pensées (103 L-298B)

 

 

2/ Si « la raison du plus fort est toujours la meilleure » parce que la force finit toujours par l’emporter, cette force qui a raison de la raison elle-même n’est jamais à ce point forte qu’elle puisse se passer de se donner l’apparence de la raison et de la légitimité.

 

« La raison du plus fort est toujours la meilleure ;

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.

Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

            -Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

-       Sire, répond l’agneau, que votre majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu’elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d’elle ;

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

-       Tu la troubles ! reprit cette bête cruelle ;

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

-       Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?

Reprit l’agneau. Je tête encore ma mère.

-       Si ce n’est toi, c’est donc ton frère !

-       Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens ;

Car vous ne m’épargnez guère,

Vous, vos bergers et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts,

Le loup l’emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès. »

 

La Fontaine, Fables (« Le loup et l’agneau », Livre I, fable X )

 

 

3/ « Peser des raisons, non des forces » : le Droit juste substitue l’arbitrage de la raison au jeu des forces.

 

« La force semble l’injustice même ; mais on parlerait mieux en disant que la force est étrangère à la justice ; car on ne dit pas qu’un loup est injuste. Toutefois le loup de la fable est injuste, car il veut être approuvé ; ici se montre l’injustice, qui serait donc une prétention d’esprit. Le loup voudrait que le mouton n’est rien à répondre, ou tout au moins rien qu’un arbitre permette ; et l’arbitre, c’est le loup lui-même. Ici les mots nous avertissent assez : il est clair que la justice relève du jugement et que le succès n’y fait rien. Rendre justice, c’est juger. Plaider, c’est argumenter. Peser des raisons, non des forces. La première justice est donc une investigation d’esprit et un examen des raisons. Le parti pris est par lui-même injustice ; et même celui qui se trouve favorisé, et qui de plus croit avoir raison, ne croira jamais qu’on lui a rendu bonne justice à lui tant qu’on n’a pas fait justice à l’autre, en examinant aussi ses raisons de bonne foi ; de bonne foi, j’entends en leur cherchant toute la force possible, ce que l’institution des avocats réalise passablement ».

Alain, Eléments de philosophie

 

 

 

4/ Peut-on parler d’un « droit du plus fort » ?

Si les lois se distinguent de l’exercice arbitraire de la force, de la simple contrainte, c’est uniquement parce que je peux reconnaître en raison leur légitimité et leur obéir volontairement. Ce n’est donc jamais la force qui fait Droit mais la Raison qui, seule, peut confirmer la légitimité des lois.

 

« DU DROIT DU PLUS FORT.

 

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin du bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner ? Car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que la force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours. »

 

ROUSSEAU, CONTRAT SOCIAL (chapitre III, Livre I).

 

 

 

III. LA JUSTICE : ENTRE EGALITE EN DROIT ET EGALITE DES CONDITIONS.

 

 

1/ Selon que nous sommes puissants ou misérables, les Jugements de Cour nous rendent-ils blancs ou noirs ? Sans l’égalité de tous devant la loi, la justice est une mascarade qui n’est que le masque de l’intérêt et des privilèges des plus puissants.

 

«Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),

Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,

Faisaient aux animaux la guerre.

Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n’en voyait point d’occupés

A chercher le soutien d’une mourante vie ;

Nul mets  n’excitait leur envie ;

Ni loups ni renards n’épiaient

La douce et l’innocente proie.

Les tourterelles se fuyaient :

Plus d’amour, partant plus de joie.

 

Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux,

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents

On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

L’état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons

J’ai dévoré force moutons.

Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :

Même il m’est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense

Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :

Car on doit souhaiter selon toute justice

Que le coupable périsse.

-          Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,

En les croquant beaucoup d’honneur.

Et quant au berger l’on peut dire

Qu’il était digne de tous maux

Etant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire. »

Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.

On n’osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L’Ane vint à son tour et dit : « J’ai souvenance

Qu’en un pré de moine passant,

La faim, l’occasion, l’herbe tendre et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net ».

A ces mots on cria haro sur le baudet.

Un loup quelque peu clerc prouva par sa harangue

Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable !

Rien que la mort n’était capable

D’expier son forfait : on lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

 

LA FONTAINE, Fables (Livre VII, I)

 

 

 

2/ L’égalité en question : est-il juste de vouloir l’égalité entre tous les hommes alors qu’ils sont différents par nature ? La justice des hommes ne serait-elle pas la revanche des faibles sur les forts ? L’égalité est-elle autre chose que le masque de la « médiocratie » : la façon dont les médiocres, qui sont les plus nombreux, contraignent ceux qui, par nature, leur sont supérieurs, les empêchant d’exprimer leur autorité naturelle ?

 

« Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre (…) Car, selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, comme de souffrir l’injustice, tandis que, selon la loi, c’est la commettre. Ce n’est pas le fait même d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui , lésé et bafoué, n’est plus en état de se défendre, ni de défendre ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges et les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, il disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied d’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.

Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et l’aide l’ambition d’avoir plus que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit Xerxès porta-t-il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens-là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut-être selon les lois établies par les hommes. Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat. »

 

PLATON, GORGIAS (réponse du sophiste Calliclès à Socrate).

 

 

3/ Egalité arithmétique et égalité géométrique : faire preuve de justice en matière d’égalité, est-ce donner à chacun le même ou bien à chacun selon son mérite ?

 

« L’égalité peut avoir deux formes, l’égalité numérique et l’égalité selon le mérite. Par égalité numérique, j’entends le fait d’être identique et égal par la quantité ou la grandeur, par égalité selon le mérite le fait de l’être proportionnellement. Exemple : c’est par une quantité numériquement égale que trois dépasse deux et que deux dépasse un, alors que c’est proportionnellement que quatre est à deux ce que deux est à un, car deux pour quatre et un pour deux sont des parties égales, à savoir leur moitié. Or si les gens sont d’accord sur le fait que l’absolument juste c’est le juste selon le mérite, les divergences surgissent, comme on l’a dit plus haut, du fait que les uns, s’ils sont égaux sur un point déterminé, pensent être totalement égaux, les autres s’ils son inégaux sous quelque rapport se croient dignes d’être inégaux en tout. »

 

ARISTOTE, La Politique, Livre V, chapitre I.

 

 

 

4/ Justice et Equité : être juste, ce n’est pas appliquer aveuglément les lois mais penser le rapport entre l’universalité de la règle et le cas particulier auquel elle s’applique.

 

« L’équitable, tout en étant supérieur à une certaine justice, est lui-même juste, et ce n’est pas comme appartenant à un genre différent qu’il est supérieur au juste. Il y a donc identité du juste et de l’équitable, et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend pas en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que par là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mai seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. En fait, la raison pour laquelle tout n’est pas défini par la loi, c’est qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu’un décret est indispensable. De ce qui est, en effet, indéterminé la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la pierre et l’est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits ».

 

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque (Livre V, chapitre XIV)

 

 

 

IV. LA JUSTICE SOCIALE : POSER LA QUESTION DE LA REPARTITION DES RICHESSES EST-CE MENACER LES LIBERTES INDIVIDUELLES OU BIEN ROMPRE AVEC UN DROIT FORMEL ET ABSTRAIT ?

 

 

 

 

1/ Si le Droit se contente de prolonger les inégalités de fait, de préserver les intérêts des riches et de maintenir les pauvres dans leur misère, alors les lois ne sont rien d’autre qu’un « contrat de dupe », un leurre et une mascarade qui assurent la sécurité aux propriétaires et ignorent les pauvres.

 

 

« La confédération sociale (…) protège fortement les immenses possessions du riche et laisse un misérable jouir de la chaumière qu’il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? Toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? Et l’autorité publique n’est-elle pas toute en leur faveur ? Qu’un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est-il pas toujours sûr de son impunité ? Les coups de bâtons qu’il distribue, les violences qu’il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu’on assoupit, et dont au bout de six mois il n’est plus question ? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu’il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? Voilà ses escortes en campagne ; l’essieu de sa chaise vient-il à rompre ? Tout vole à son secours ; fait-on du bruit à sa porte ? Il dit un mot et tout se tait ; la foule l’incommode-t-elle ? Il fait signe et tout se range ; un charretier se trouve sur son passage ? Ses gens sont prêts à l’assommer ; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés, qu’un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ses égards ne lui coûtent pas un sou ; ils sont le prix de l’homme riche et non le prix de la richesse.

Que le tableau du pauvre est différent ! Plus l’humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir ; et si quelquefois il obtient  justice, c’est avec plus de peine qu’un autre n’obtiendrait grâce ; s’il a des corvées à faire, une milice à tirer, c’est à lui qu’on donne préférence ; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter ; au moindre accident qui lui arrive, chacun se détourne de lui ; si sa pauvre charrette renverse, loin d’être aidé par personne, je le tiens heureux s’il évite en passant les avanies des gens lestes d’un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu’il n’a pas de quoi la payer ; mais je le tiens pour un homme perdu, s’il a le malheur d’avoir l’âme honnête, une fille aimable et un puissant voisin ».

 

ROUSSEAU, Discours sur l’économie politique (1755)

 

 

2/ Le Droit abstrait de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen : un Droit qui se contente de garantir la liberté et la propriété de chacun, sans poser la question de l’égalité et de la justice sociale, est l’instrument des classes dominantes qui se servent des lois pour asseoir leurs privilèges.

 

« Constatons avant tout le fait que les « droits de l’homme », distincts des « droits du citoyen », ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Art.2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »

En quoi consiste la « liberté » ? « Art.6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. » Ou encore, d’après la Déclaration des droits de l’homme de 1791 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s’agit de la liberté de l’homme comme monade isolée, repliée sur elle-même (…)

L’application pratique du droit de liberté, c’est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?

« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ». (Constitution de 1793, art.16)

Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c’est le droit de l’égoïsme. C’est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie » (…)

Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L’homme est loin d’être considéré comme un être générique : tout au contraire, la vie générique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l’individu, comme une limitation de son indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leurs propriétés et de leur personne égoïste ».

 

MARX, La Question juive.

 

 

3/ Quel est le juste salaire du travail ? L’égalité en droit de tous dans l’exercice de sa force de travail est une fiction sociale : un droit juste n’est pas un droit qui accorde à chacun un salaire qui correspond à son travail mais un droit qui tient compte de l’inégalité des conditions. Non pas donc « à chacun selon son travail » mais « à chacun selon ses capacités et ses besoins ».

 

« Le droit égal reste prisonnier d’une limitation bourgeoise. Le droit des producteurs est proportionnel au travail qu’ils fournissent. L’égalité consiste en ce que le travail fait fonction de mesure commune. Toutefois, tel individu est physiquement ou intellectuellement supérieur à tel autre, et il fournit donc en un même temps plus de travail ou peut travailler plus longtemps. Le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou l’intensité, sinon il cesserait d’être un étalon de mesure. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, puisque tout homme n’est qu’un travailleur comme tous les autres, mais il reconnaît tacitement comme un privilège de nature le talent inégal des travailleurs, et, par suite, l’inégalité de leur capacité productive. C’est donc, dans sa teneur, un droit de l’inégalité, comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas distincts, s’ils n’étaient inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; par exemple, dans notre cas, uniquement comme des travailleurs, en faisant abstraction de tout le reste. En outre : tel ouvrier est marié, tel autre non ; celui-ci a plus d’enfants que celui-là, etc. A rendement égal, et donc à participation égale au fonds social de consommation, l’un reçoit effectivement plus que l’autre, l’un sera plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. Or tous ces inconvénients sont inévitables dans la première phase de la société communiste, quand elle ne fait que sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé dans la structure économique de la société et le développement culturel qui en dépend. Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance –alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois et la société pourra écrire sur ses bannières : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »

 

MARX, Critique du programme de parti ouvrier allemand.

 

 

4/ Les crimes sont-ils exclusivement imputables aux individus ou engagent-ils la responsabilité de la société ? Sans éducation ni moyens sociaux, capables de détourner les hommes du mal, les lois ne font que sanctionner un mal qu’elles n’ont rien fait pour empêcher. Une société juste est la condition d’un Droit respecté.

 

« Si la société a le droit de se conserver, elle a le droit d’en prendre les moyens ; ces moyens sont les lois, qui présentent aux volontés des hommes les motifs les plus propres à les détourner des actions nuisibles : ces motifs ne peuvent-ils rien sur eux ? La société est forcée de leur ôter le pouvoir de lui nuire (…) Mais d’un autre côté, la loi n’est pas en droit de punir ceux à qui elle n’a point présenté les motifs nécessaires pour influer sur leurs volontés ; elle n’a pas le droit de punir ceux que la négligence de la société a privé des moyens de subsister, d’exercer leur industrie et leurs talents, de travailler pour elle. Elle est injuste quand elle punit ceux à qui elle n’a donné ni éducation, ni principes honnêtes, à qui elle n’a point fait contracter les habitudes nécessaires au maintien de la société. Elle est injuste et insensée lorsqu’elle les châtie pour avoir suivi des penchants que la société elle-même, que l’exemple, que l’opinion publique, que les institutions conspirent à leur donner. Enfin la loi est inique, quand elle ne proportionne point la punition au mal réel que l’on fait à la société ».

 

D’HOLBACH, Le Système de la Nature, (I, chapitre XII)

 

« Les hommes, comme on ne peut assez le répéter, ne sont si portés au mal que parce que tout semble les y pousser. Leur éducation est nulle dans la plupart des Etats ; l’homme du peuple n’y reçoit d’autres principes que ceux d’une religion inintelligible, qui n’est qu’une faible barrière contre les penchants de son cœur. En vain la Loi lui crie de s’abstenir du bien d’autrui, ses besoins lui crient plus fort qu’il faut vivre aux dépens de la société qui n’a rien fait pour lui et qui le condamne à gémir dans l’indigence et la misère ; privé souvent du nécessaire, il se venge par des vols, des larcins, des assassinats ; au risque de sa vie il cherche à satisfaire soit des besoins réels, soit des besoins imaginaires que tout conspire à exciter dans son cœur (…) Ainsi la société punit souvent les penchants que la société fait naître, ou que sa négligence fait germer dans les esprits ; elle agit comme ces pères injustes qui châtient leurs enfants des défauts qu’ils leur ont eux-mêmes fait contracter ».

 

D’HOLBACH, Le Système de la Nature (ibid)

 

 

5/ Toutefois, l’égalité sociale ne représente-t-elle pas une menace pour les libertés individuelles ? On ne saurait sacrifier une part de sa liberté au nom de l’égalité sociale ; la liberté ne saurait rencontrer d’autres limites qu’elle-même et aucune valeur ne peut en restreindre l’affirmation.

 

« Ce qui trouble la conscience des libéraux occidentaux n’est pas, me semble-t-il, l’idée que le type de liberté auquel les hommes aspirent varie selon leur condition sociale ou économique, mais le fait que la minorité qui jouit de la liberté l’a acquise en exploitant l’immense majorité de ceux qui en sont dépourvus, ou en détournant les yeux de cette injustice. Ils estiment, à juste titre, que si la liberté est une fin ultime, personne ne devrait en jouir aux dépens des autres. Liberté égale pour tous ; ne pas faire aux autres ce que je n’aimerais pas qu’on me fît ; se montrer reconnaissant envers ceux qui m’ont permis d’être libre, prospère et éclairé ; la justice, dans son sens le plus simple et le plus universel – tels sont les fondements de la morale libérale (…)

Toutefois, on ne gagne rien à confondre les termes. Pour remédier à des inégalités criantes ou atténuer une misère abjecte, je suis prêt à sacrifier tout ou partie de ma liberté : je peux le faire volontairement et librement ; mais, ce faisant, c’est à la liberté que je renonce au nom de la justice, de l’égalité ou de l’amour de mon prochain. Si, dans certaines circonstances, je n’étais pas prêt à faire ce sacrifice, je devrais à bon droit me sentir rongé par le remords. Mais, quelle qu’en soit la nécessité morale ou la compensation qu’on en retire, un sacrifice n’augmente pas ce qui est sacrifié, en l’occurrence la liberté. Chaque chose est ce qu’elle est : la liberté est la liberté ; ce n’est ni l’égalité, ni la justice, ni la culture, ni le bonheur, ni la bonne conscience. Si ma liberté, celle de ma classe sociale ou de mon pays dépend du malheur d’autres hommes, alors le système qui le permet est injuste et immoral. Mais si je restreins ou perds ma liberté afin d’atténuer la honte d’une telle inégalité, sans par là accroître la liberté individuelle des autres, il en résulte globalement une perte de liberté. Celle-ci peut se trouver compensée par un gain en termes de justice, de bonheur ou de paix, mais la perte demeure ».

 

ISAIAH BERLIN, Eloge de la liberté (« deux conceptions de la liberté », Presses Pocket, p.174)

 

6/ Le risque de despotisme : peut-on contraindre les membres d’une société au nom de la justice sociale ?

 

« Manipuler les hommes, les pousser vers des fins que moi – le réformateur social – je discerne, mais eux pas forcément revient à nier leur essence, à les traiter comme des objets sans volonté propre, en un mot, à les avilir. En effet, leur mentir, les tromper, les utiliser comme des moyens pour mes propres fins, même si c’est pour leur bien, revient en fait à les traiter comme des sous-hommes, comme si leurs fins étaient moins ultimes et moins sacrées que les miennes. Au nom de quoi puis-je les contraindre à faire ce qu’ils ne veulent pas ? Seulement au nom d’une valeur plus sublime qu’eux (…)

Le paternalisme revient à contraindre les hommes au nom de quelque chose de moins ultime qu’eux, à les plier à ma volonté, ou à celle d’un autre qui désire son (ou leur) bonheur, sa (ou leur) sécurité ou qui agit par simple commodité. Je cherche à réaliser quelque chose que moi, ou le groupe auquel j’appartiens, désire (quelle qu’en soit la raison, aussi noble soit-elle), et utilise d’autres hommes comme moyens pour y parvenir. Mais ceci est en contradiction avec ce que je sais d’eux, à savoir qu’ils sont des fins en soi. »

 

ISAIAH BERLIN, Eloge de la liberté (« Deux conceptions de la liberté », p.185)