LA QUESTION DE LA LIBERTE

 

 

 

I. La liberté : évidence de notre volonté ou effort de connaissance ?

 

1/ Notre liberté s’atteste dans l’expérience que chacun fait en lui d’une volonté infinie que rien ne saurait limiter.

 

 

Dans La Quatrième Méditation, Descartes reconnaît dans le caractère infini de notre volonté le signe le plus évident de notre liberté : c’est parce que j’éprouve en moi une faculté de choix que rien ne contraint (ni nécessité, ni vérité) que je fais l’expérience d’une liberté inconditionnelle.

Toutefois, cette « liberté d’indifférence » (telle que je puis choisir indifféremment et sans limite une chose ou son contraire) n’est encore, comme il le souligne par la suite, que « le plus bas degré de la liberté ». En effet, aurais-je le sentiment d’être libre uniquement parce que ma volonté est indéterminée ? Une telle « indifférence » risque de se confondre avec une simple ignorance : ma volonté demeurerait indifférente dans ses choix uniquement parce que mon savoir ne l’éclaire pas. C’est pourquoi la liberté authentique, selon Descartes, si elle suppose une volonté infinie, ne s’affirme toutefois que lorsque ma volonté est éclairée et guidée par ma connaissance.

 

« Il n’y a que la seule volonté que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu.

Car, encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte infiniment à plus de choses ; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même.

(…) Elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne pas la faire (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne.

(…) Afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt apparaître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté ; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent »

 

DESCARTES, Méditations métaphysiques (Quatrième Méditation).

 

 

Je serais libre en tant que je fais l’expérience en moi d’une volonté que rien ne contraint. Mais Cette liberté que nous attribuons à notre volonté, telle que je peux, semble-t-il, choisir indifféremment une chose ou son contraire, n’est-elle pas le signe de notre ignorance ? En effet, je ne ferais l’expérience d’une telle « indifférence » que toutes les fois où je ne suis pas informé sur les conséquences de mes choix. Si je l’étais, ne choisirais-je pas nécessairement ce qui est le mieux pour moi ? Par conséquent, notre volonté n’est-elle pas déterminée par notre savoir ? Telle est l’objection que le père Mesland fait à Descartes.

Ce dernier commence par admettre que notre volonté est bien instruite par notre savoir et qu’il serait absurde, sachant quel est le bien, de poursuivre malgré tout un mal. Cependant, est-ce à dire pour autant que notre volonté serait contrainte et limitée par notre connaissance ? Non, selon Descartes, car, dans l’absolu, ma volonté étant totalement souveraine dans ses affirmations, je pourrais fort bien me détourner du bien et faire le choix de mal en toute connaissance de cause. Une telle thèse revient à postuler en nous une liberté infinie que rien, pas même notre connaissance ou nos désirs (notamment le désir de bonheur), ne limite. Parce que je fais l’expérience en moi d’une liberté infinie, je puis faire le choix de l’erreur ou du mal délibérément et gratuitement, serait-ce un choix absurde. L’absurde est le privilège d’un être libre. Parce que ces choix sont, dès lors, contingents, cet être est toujours susceptible de nous surprendre et de contredire nos attentes.

 

 

« L’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai et du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l’un ou pour l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre ».

 

DESCARTES, Lettre au père Mesland (9 février 1645)

 

 

 

2/ La fiction d’une volonté libre : l’illusion de ce lui qui croit agir selon les décrets de sa volonté, alors qu’il ne fait qu’obéir aux lois de la nature comme n’importe quelle autre partie de la nature.

 

Dans l’Ethique et dans la Lettre à Schuller, Spinoza met en question l’idée selon laquelle nos actes procéderaient en nous d’une volonté indéterminée et infinie, tel que chaque homme ferait en lui l’expérience d’une faculté de choisir une chose ou son contraire, sans être soumis à aucune nécessité. Ainsi, la nature entière serait à la disposition de notre volonté, comme un moyen à notre usage. Au sein d’une nature où toute chose est déterminée par des causes nécessaires, l’homme serait cet être extraordinaire qui échappe à toute loi et peut agir arbitrairement. Va sans dire, une telle conception de la liberté, fondée sur une volonté que nous supposons indéterminée, n’est qu’une illusion pour Spinoza liée à notre conscience elle-même. En effet, parce que notre conscience nous éclaire les buts de nos actions, nous en venons à croire que ces buts sont les causes mêmes de nos actions, ignorant dès lors les causes véritables dont nos actions procèdent.

Si notre volonté n’est pas indépendante, faut-il alors considérer la liberté comme une simple fiction ? Non. Seulement, la liberté passe par la connaissance des causes qui nous déterminent : plus je saurais ce qui me fait être ce que suis, plus je pourrais, à partir de cette connaissance, trouver une position au sein de la nature conforme à ma perfection.

 

 

« Tous les hommes naissent sans aucune connaissance des causes des choses et (…) tous ont un appétit de rechercher ce qui leur est utile et (…) ils en ont conscience. De là suit : 1° que les hommes se figurent être libres, parce qu’ils en ont conscience de leurs volitions [de leurs mouvements volontaires] et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n’en ayant aucune connaissance. Il suit : 2° que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, savoir l’utile qu’ils appètent. D’où résulte qu’ils s’efforcent toujours uniquement à connaître les causes finales des choses accomplies et se tiennent en repos quand ils en sont informés, n’ayant plus aucune raison d’inquiétude (…)

Comme, en outre, ils trouvent en eux-mêmes et hors d’eux un grand nombre de moyens contribuant grandement à l’atteinte de l’utile, ainsi, par exemple, des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour l’alimentation, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir des poissons, ils en viennent à considérer toutes les choses existant dans la Nature comme des moyens à leur usage. Sachant d’ailleurs qu’ils ont trouvé ces moyens, mais ne les ont pas procurés, ils ont tiré de là un motif de croire qu’il y a quelqu’un d’autre qui les a procurés pour qu’ils en fissent usage ».

 

SPINOZA, Ethique (Appendice à la Première Partie)

 

 

Considérons la chute d’une pierre. Qui serait assez stupide pour supposer que la pierre est à l’origine du mouvement qui l’anime ? Le mouvement de la pierre est l’effet d’une cause extérieure et nécessaire qui lui a transmise une certaine quantité de mouvement. Or, ce qui est vrai ici pour une pierre ne l’est-il pas pour toute partie de la nature, y compris un être conscient ? Parce que nous sommes conscients de nos mouvements, nous en venons à croire naïvement que nous en sommes les auteurs. La liberté que nous attachons à notre volonté n’est ainsi que l’effet de notre aveuglement et de notre ignorance sur les causes nécessaires qui ordonnent nos actes.

 

 

 

« Descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit, d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera de se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent ».

 

SPINOZA, la Lettre à Schuller.

 

 

II. Liberté ou déterminisme ? Sommes-nous une partie de la nature comme une autre, déterminée par des causes nécessaires et explicable selon ces lois ? Ou bien doit-on admettre une liberté métaphysique[1] à l’origine de nos actes ?

 

Dans un passage de la Critique de la raison pure, Kant expose plusieurs antinomies. Une antinomie consiste dans l’opposition terme à terme de deux thèses sans qu’il soit possible en apparence de dépasser leur contradiction. Dans ce cas, l’esprit s’oppose en quelque sorte à lui-même et le conflit semble sans issue possible.

C’est le cas quand notre pensée affronte la question de la liberté. En effet, en matière de liberté, deux formes de la pensée s’affrontent et s’opposent, chacune avec leurs exigences propres. D’un côté, l’entendement : l’entendement est la faculté de connaissance en nous, qui exige que tout phénomène reçoive une explication régulière selon les causes nécessaires et universelles qui ordonnent tout fait. Pour l’entendement, admettre un principe de liberté, ce serait donner droit à un phénomène qui ferait exception à l’ordre universel et nécessaire des causes et ainsi un phénomène qui signerait l’échec de toute explication. Pour cette forme de l’esprit, la liberté est une fiction, une élucubration métaphysique : tout ce qui est doit pouvoir s’expliquer par des causes régulières.

De l’autre côté, la raison : la raison est la faculté, notamment morale, qui veut « du sens », qui cherche à unifier toutes les connaissances humaines, telles qu’elles éclairent et donnent du sens au projet et aux idéaux humains. Pour la raison, il est nécessaire de reconnaître une liberté première à l’origine des actions humaines. Pourquoi ? Parce que sans cela, ce sont toutes les valeurs humaines qui perdent leur sens, chacune prenant appui sur la liberté. Ainsi, par exemple, comment pourrait-on porter un jugement moral sur les actions d’un homme, si on ne le suppose pas libre ?

Voilà donc l’antinomie devant laquelle l’esprit se trouve quand il interroge la liberté : s’il admet la liberté en l’homme, alors pourra-t-on encore produire une explication de l’homme, en faire la science ? Si, inversement, on récuse la liberté comme une fiction, y a-t-il encore un sens à parler d’humanité, puisque toutes les valeurs qu’engagent l’humanité se fondent sur l’idée que l’homme est un être libre ?

La question est donc la suivante : comment donc concilier la possibilité d’une science de l’homme avec l’affirmation de son humanité comme idéal et espoir moral ?

 

 

 

THESE

La Causalité déterminée par les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une causalité libre.

 

PREUVE

Si l’on admet qu’il n’y a pas d’autre causalité que celle qui est déterminée par des lois de la nature, tout ce qui arrive suppose un état antérieur, auquel il succède inévitablement suivant une règle. Or cet état antérieur doit être lui-même quelque chose qui soit arrivé (qui soit devenu dans le temps puisqu’il n’était pas auparavant), car, s’il avait toujours été, sa conséquence n’aurait pas non plus commencé d’être, mais elle aurait aussi toujours été. La causalité de la cause par laquelle quelque chose arrive est donc toujours elle-même quelque chose d’arrivé, qui suppose à son tour, suivant la loi de la nature, un état antérieur et la causalité de cet état, celui-ci un autre plus ancien, et ainsi de suite.

Si donc tout arrive selon les seules lois de la nature, il y a toujours un commencement subalterne, mais il n’y jamais un premier commencement ; et, par conséquent, en général, la série n’est jamais complète du côté des causes dérivant les unes des autres. Or la loi de la nature consiste précisément en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori. Donc la proposition qui veut que tout causalité ne soit possible que suivant de lois naturelles se contredit elle-même quand on la prend sans restriction dans toute son universalité, et il est impossible d’admettre cette sorte de causalité comme seule.

D’après cela, il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause en soit déterminée plus haut encore par une autre cause antérieure suivant des lois nécessaires,c’est-à-dire une spontanéité absolue des causes ayant la vertu de commencer par elle-même une série de phénomènes qui se déroule suivant des lois naturelles, par conséquent une liberté transcendantale, sans laquelle, même dans le cours de la nature, la série des phénomènes ne serait jamais complète du côté des causes.

ANTITHESE

Il n’y a pas de liberté mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles.

 

 

 

 

PREUVE

Supposez qu’il y ait une liberté dans le sens transcendantal, c’est-à-dire une espèce particulière de causalité suivant laquelle les événements du monde pourraient avoir lieu, c’est-à-dire une faculté de commencer absolument un état et par conséquent aussi une série d’effets résultant  de cet état, alors commencera absolument, en vertu de cette spontanéité, non seulement une série mais encore l’acte par lequel cette spontanéité même est déterminée à produire cette série, c’est-à-dire la causalité, de telle sorte qu’il n’y aura rien antérieurement pour déterminer suivant des lois constantes ce acte qui arrive. Mais tout commencement d’action suppose un état de la cause où cette cause n’agit pas encore, et un premier commencement dynamique d’action suppose un état qui n’a aucun rapport de causalité avec l’état précédent de la même cause, c’est-à-dire qui n’en dérive en aucune façon. Donc la liberté transcendantale est contraire à la loi de causalité, et un enchaînement des états successifs des causes efficientes, d’après lequel aucune unité d’expérience n’est possible, et qui par conséquent ne se rencontre dans aucune expérience, est un vain être de raison.

Il n’y a donc que la nature où nous puissions chercher l’enchaînement et l’ordre des événements du monde. La liberté (l’indépendance) à l’égard des lois de la nature, affranchit, il est vrai, de la contrainte, mais elle affranchit aussi du fil conducteur de toutes les règles. En effet, on ne peut pas dire que des lois de la liberté prennent dans la causalité du cours du monde la place des lois de la nature, puisque, si la liberté était déterminée par des lois, elle ne serait plus liberté, mais rien que nature. Il y a donc entre la nature et la liberté transcendantale la même différence qu’entre la soumission à des lois et l’affranchissement de toutes lois. La première, il est vrai, importune l’entendement de la difficulté de remonter toujours plus haut dans la série des causes pour y chercher l’origine des événements, puisque la causalité y est toujours conditionnelle ; mais elle promet en revanche une unité d’expérience universelle et régulière. L’illusion de la liberté, au contraire, offre bien à l’entendement un repos dans son investigation à travers la chaîne des causes, en la conduisant à une causalité inconditionnée qui commence l’action d’elle-même ; mais comme cette causalité est aveugle, elle rompt le fil des règles sans lequel il n’y a plus de possibilité d’une expérience universellement liée.

 

 

 

III. Liberté et contrainte : la liberté est-elle destruction ou création ?

 

 

 

 

Se courber, détruire ou créer ?

La dialectique de l’esprit.

 

Il est habituel de définir la liberté comme l’absence de toutes contraintes. Mais l’évidence se trouble vite si l’on interroge cette définition. En effet, si je suis libre contre toute contrainte, cela ne suppose-t-il pas alors que la contrainte doit s’affirmer pour rendre possible la liberté ? Suis-je libre alors contre toute contrainte ou par la contrainte ? D’autre part, peut-on se satisfaire d’une définition négative de la liberté ? N’est-elle rien d’autre que destruction ? Une telle liberté n’est-elle une liberté du vide ?

Dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche figure trois formes symboliques de l’esprit : « l’esprit chameau » qui est l’esprit servile et docile, « l’esprit-lion », qui est l’esprit qui se révolte et renverse toutes les lois, « l’esprit-enfant », l’esprit qui joue, affirme et crée.

Tout semble opposer ces trois formes d’esprit : l’une obéit, l’autre se révolte ; l’une détruit, l’autre crée. Et pourtant, elles sont unies dialectiquement (c’est-à-dire à partir de cela même qui les opposent), comme nous allons le voir. Ainsi, la liberté de l’esprit ne saurait s’affirmer sans une révolte mais il ne saurait y avoir de révolte sans connaissance de ce que l’on nie ; cette liberté, de même, se déclare comme négation farouche, mais ne prend sa forme véritable que comme affirmation et création nouvelle. Accepter- se révolter, détruire –créer : la liberté est le mouvement qui unit chacune de ces postures.

 

 

 

 

 

«LES TROIS METAMORPHOSES

 

Je veux dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.[2]

Il est maint fardeau pesant pour l’esprit, pour l’esprit patient et vigoureux en qui domine le respect : sa vigueur réclame le fardeau pesant, le plus pesant.

Qu’y a-t-il de pesant ? ainsi interroge l’esprit robuste ; et il s’agenouille comme le chameau et veut un bon chargement.

Qu’y a-t-il de plus pesant ? ainsi interroge l’esprit robuste. Dites-le, ô héros, afin que je le charge sur moi et que ma force se réjouisse.

N’est-ce pas cela : s’humilier pour faire souffrir son orgueil ? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse ?

Ou bien est-ce cela : déserter une cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur ?

Ou bien est-ce cela : se nourrir des glands et de l’herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l’amour de la vérité ?

Ou bien est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d’amitié avec les sourds qui n’entendent jamais ce que tu veux ?

Ou bien est-ce cela : descendre dans l’eau sale si c’est l’eau de la vérité, et ne point repousser les froides grenouilles et les brûlants crapauds ?

Ou bien est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu’il veut nous effrayer ?[3]

L’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert.

Il cherche ici son dernier maître : il veut être l’ennemi de ce maître, comme il est l’ennemi de son dernier dieu ; il veut lutter pour la victoire avec le grand dragon.

Quel est le grand dragon que l’esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois », s’appelle le grand dragon. Mais l’esprit du lion dit : « Je veux ».

« Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d’or sous sa carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ».

Des valeurs de mille années brillent sur ces écailles, et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons : « tout ce qui est valeur brille sur moi ».

Tout ce qui est valeur a déjà été créé, et c’est moi qui représente toutes les valeurs créées. En vérité il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon.

Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l’esprit ? La bête robuste qui s’abstient et qui est respectueuse ne suffit-il pas ?

Créer des valeurs nouvelles – le lion ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création nouvelle – c’est ce que peut la puissance du lion.

Se faire libre, opposer une divine négation, même au devoir : telle, mes frères, est la tâche où il est besoin du lion.

Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est là la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité c’est là un acte féroce, pour lui, et le fait d’un bête de proie.

Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : maintenant il lui faut trouver délire et arbitraire, même dans ce bien le plus sacré, pour qu’il fasse, aux dépens de son amour, la conquête de la liberté : il faut un lion pour un pareil rapt.[4]

Mais dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ?

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde.[5]

Je vous ai nommé trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment l’esprit devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.

Ainsi parlait Zarathoustra. Et en ce temps-là il séjournait dans la ville qu’on appelle : la Vache multicolore. »

 

NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra.

 

 

IV. Liberté et Droit

La liberté politique en question

 

Liberté et responsabilité juridique :

Seul un être libre peut être tenu responsable de ses actes.

 

Comme le souligne ici Albert Camus, la liberté est le fondement de toutes les sanctions juridiques. Comment pourrait-on, en effet, reprocher ses actes à un individu si l’on ne pouvait commencer par lui imputer ses actes et, ce faisant, le désigner comme la cause exclusive du mal qu’il a commis ? Je ne suis véritablement l’auteur du mal que j’ai commis que si je l’ai commis volontairement. En ce sens, le Droit ne se dresse pas contre le Mal sous toutes ses formes ; il ne se dresse que contre la volonté qui en a fait le choix. Partant, puisque seul un être libre peut répondre de ses actes, le Droit n’est possible que tant que l’on estime que l’homme est un être libre qui n’est jamais à ce point soumis au déterminisme qu’il ne puisse faire choix du sens de ses actes. 

 

« Si un homme est conduit, par les lois de la nature, à faire ce qu’il fait, nous ne pouvons ni l’approuver ni le blâmer, pas davantage que nous ne pouvons reprocher à une montre d’être en avance ou en retard (…) La louange ou le blâme, le châtiment en tant que vengeance ou paiement d’une dette sociale, n’ont pas leur place dans un système qui considère l’homme comme appartenant à l’univers naturel et qui admet par conséquent que son caractère comme ses actes découlent de ces lois. Devant toute situation donnée, l’homme réagit comme il devrait réagir. Il ne pourrait agir autrement que si son caractère ou sa situation, ou les deux, étaient différents (…) Dire que x n’aurait pas dû tuer y revient à dire que x n’aurait pas dû être x (…) Au regard d’un système juridique cohérent du point de vue déterministe, les définitions en usage devant nos tribunaux seraient considérées comme de pures absurdités. « La responsabilité pénale » serait une absurdité, puisque le mot « responsabilité » implique la possibilité d’un libre choix devant l’action, tandis que le libre choix est une illusion, et que toutes les actions sont déterminées à l’avance. «  Je n’ai pas pu m’en empêcher », suffirait à la défense de chacun, puisque aucun de nous ne peut s’empêcher d’être ce qu’il est et de se conduire comme il se conduit »

 

CAMUS, Réflexions sur la peine capitale (1957)

 

 

Les lois : une limite pour ma liberté ou bien sa condition de possibilité ?

 

 

« Le droit n’a pas pour fin d’abolir la liberté ni de l’entraver, mais de la conserver et de l’accroître »

 

« Bien compris, le droit consiste moins à restreindre un agent libre et intelligent qu’à le guider au mieux de ses intérêts et il ne commande qu’en vue du bien commun de ceux qui lui sont soumis. S’ils pouvaient vivre plus heureux sans lui, le droit disparaîtrait de lui-même, comme objet inutile ; ce n’est pas séquestrer quelqu’un que de lui rendre inaccessible les marécages et les précipices. Quoiqu’on s’y trompe souvent, le droit n’a pas pour fin d’abolir la liberté ni de l’entraver, mais de la conserver et de l’accroître. Les créatures capables de vie juridique, quelle que soit leur condition, ne sont jamais libres sans lois. La liberté consiste à ne subir ni contrainte ni violence, par le fait d’autrui, ce qui est impossible sans lois ; mais elle ne se définit pas, comme on le prétend, par la liberté pour chacun d’agir à sa guise. Comment être libre, alors que n’importe qui peut vous imposer ses caprices ? Elle se définit comme la liberté, pour chacun, de régler et d’ordonner à son idée sa personne, ses actes, ses possessions et tout ce qui lui appartient, dans le cadre des lois auxquelles il est soumis, donc, de ne pas dépendre du vouloir arbitraire d’un autre, mais de suivre librement le sien ».

 

LOCKE, Second traité du gouvernement civil (1690)

 

 

 

« Ce que c’est que la liberté

 

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un Etat, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être pas contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir ».

 

MONTESQUIEU, De l’esprit des lois (Livre XI, chapitre deux)

 

 

« On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement…Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner, c’est obéir (…)

Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au-dessus des Lois : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la Loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois, et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres, non les arbitres ; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain. »

 

ROUSSEAU, Lettres écrites sur la montagne (Huitième Lettre)

 

 

Liberté et politique

 

Comme nous le rappelle ici Hannah Arendt, la liberté n’est pas la question que se pose un sujet isolé, uniquement occupé de sa moite intériorité : c’est dans l’action et dans l’échange, en relation avec les autres hommes, que le problème de la liberté se pose. Autrement dit, la liberté est avant tout une question politique, c’est-à-dire qu’elle nous renvoie à un espace commun, ouvrant la question de la division et du partage de cet espace commun. Ainsi, on pourrait dire que la liberté désigne la façon dont l’individu fait face à son destin politique, prenant conscience que sa condition est partagée et que c’est justement ce partage d’un espace commun qui décidera de sa condition. Hannah Arendt laisse clairement entendre ici que la question de la liberté perd toute acuité si on oublie qu’elle est avant tout une question politique, la question qui inaugure tout lien politique : celle du partage de l’espace public. 

 

 

« Par conséquent, en dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité intangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-même. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettant de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en acte et en paroles. Il est clair que cette liberté est précédée par la libération : pour être libre, l’homme doit s’être libéré des nécessités de la vie. Mais le statut d’homme libre ne découlait pas automatiquement de l’acte de libération. Etre libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action (…)

La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et sont relatives l’une à l’autre comme les deux côtés d’une même chose ».

 

HANNAH ARENDT, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture.

 

 

 

V. Liberté et morale

Etre libre : la responsabilité de nos actes face à l’humanité entière

 

« Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous (…) Ainsi notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d’adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d’être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l’homme, que le royaume de l’homme n’est pas sur la terre, je n’engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l’humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j’engage non seulement moi-même, mais l’humanité tout entière sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l’homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l’homme.

Ceci nous permet de comprendre ce que recouvrent des mots un peu grandiloquents comme angoisse, délaissement, désespoir. Comme vous allez voir, c’est extrêmement simple. D’abord, qu’entend-on par angoisse ? L’existentialiste déclare volontiers que l’homme est angoisse. Cela signifie ceci : l’homme qui s’engage et qui se rend compte qu’il est non seulement celui qu’il choisit d’être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l’humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu’ils se masquent leur angoisse, qu’ils la fuient ; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n’engager qu’eux-mêmes, et lorsqu’on leur dit : mais si tout le monde faisait comme ça ? ils haussent les épaules et répondent : tout le monde ne fait pas comme ça. Mais en vérité, on doit toujours se demander : qu’arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et on n’échappe pas à cette pensée inquiétante que par une sorte de mauvaise foi (…)

Dostoïevski avait écrit : « si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera ; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme ».

 

SARTRE, L’existentialisme est un humanisme.


 

[1] Métaphysique, ici, au sens premier : qui est au-delà de la nature et de ses lois et qui, par voie de conséquence, n’est aucunement réductible à l’ordre commun de la nature.

[2] Ce style, et dirons-nous ce « ton », peut apparaître assez inusité sous la plume d’un philosophe ou de qui prétend à la rigueur. Les images et les « bestioles » prolifèrent ainsi dans cette œuvre de Nietzsche. Est-il devenu « fou » avant terme ? Non, chacune de ces images a une fonction conceptuelle et symbolique précise que l’on ne peut ressaisir qu’à la lecture de l’œuvre dans sa totalité. Pour la lecture de ce passage, on verra que ces symboles s’éclairent d’eux-mêmes : le chameau apparaissant comme la figure du respect servile, le lion de la révolte destructrice et l’enfant du jeu de la création.

[3] Comme on le voit dans cette liste de questions, l’esprit-chameau est l’esprit qui est prêt à tous les sacrifices pour l’amour de la vérité, l’esprit qui suit son maître (la tradition) avec zèle et respect. Nietzsche le tourne-t-il tant que cela en dérision ? Certes cette figure de l’esprit est encore l’expression de la servilité mais il n’est pas certain que Nietzsche la repousse comme un moment si inessentiel que cela à la pensée. En effet, les lignes à venir laissent clairement supposer que l’esprit ne pourrait conquérir sa liberté, rejoindre le désert où poindra sa plus grande révolte, s’il n’avait commencé par être chameau. La tentation est grande, sans doute, d’être lion avant que d’avoir été chameau : mais rencontrera-t-on le grand Dragon si l’on n’a pas commencé par l’aimer ? Inversement, le risque est grand de demeurer éternellement chameau pour n’avoir jamais osé « montrer les dents » et de rejoindre ainsi le bétail domestique qui paissent à l’ombre des tilleuls ou des platanes (cette dernière image n’est pas de Nietzsche mais de moi et n’a pas de valeur symbolique particulière en dehors d’un certain petit village connu de moi…)

[4] Au travers de la figure du lion, Nietzsche n’est pas sans souligner qu’il ne saurait y avoir expression de liberté sans une certaine violence et une certaine injustice. Ignorer cette part d’irrationalité qui anime la liberté, la vouloir absolument raisonnable, sage et polie (« citoyenne » comme diraient certains, allant puiser leur concept de citoyenneté dans les contes de la Comtesse de Ségur) revient tout simplement à refuser que la liberté prenne forme…

[5] L’esprit enfant éclaire la limite propre à l’esprit lion et la liberté entendue comme révolte. Si cette dernière est la destruction sans laquelle nulle création ne serait possible, elle n’en demeure pas moins comme un moment stérile, si elle ne laisse place à « l’enfant » joueur.