LA PHILOSOPHIE EN QUESTION

 

 

 

QU’EST-CE QUE PENSER ?

 

 

1/ Penser, ce n’est pas croire que l’on sait

L’Apologie de Socrate est la relation faite par Platon (son « disciple ») du procès de Socrate et de la défense du philosophe devant ses juges athéniens. Au terme du procès, Socrate sera condamné à mort : il boira la ciguë, poison mortel, s’il en est. Que lui reproche-t-on ? D’avoir corrompu la jeunesse athénienne en se réclamant d’une fausse sagesse. Dans ce passage, Socrate cherche à montrer que cette accusation est calomnieuse et qu’il est victime d’une fausse réputation. Par-delà la défense de Socrate et la volonté de souligner son exemplarité, l’enjeu de ce passage est de définir une certaine exigence de pensée dont la philosophie se veut l’expression. 

 

« Pour témoigner de ma sagesse, je produirai le dieu de Delphes, qui vous dira si j’en ai une et ce qu’elle est. Vous connaissez sans doute Kairéphon. C’était mon camarade d’enfance et un ami du peuple, qui partagea votre récent exil et revint avec vous. Vous savez aussi quel homme c’était que Kairéphon et combien il était ardent dans tout ce qu’il entreprenait. Or, un jour qu’il était allé à Delphes, il osa poser à l’oracle la question que voici - je vous en prie encore une fois, juges, n’allez pas vous récrier -, il demanda, dis-je, s’il y avait au monde un homme plus sage que moi. Or, la pythie lui répondit qu’il n’y en avait aucun. Et cette réponse, son frère, qui est ici, l’attestera devant vous, puisque Kairéphon est mort.

 Considérez maintenant pourquoi je vous en parle. C’est que j’ai à vous expliquer l’origine de la calomnie dont je suis victime. Lorsque j’eus appris cette réponse de l’oracle, je me mis à réfléchir en moi-même : « Que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses paroles ? Car moi, j’ai conscience de n’être sage ni peu ni prou. Que veut-il donc dire, quand il affirme que  je suis le plus sage ? car il ne ment certainement pas ; cela ne lui est pas permis ». Pendant longtemps je me demandai quelle était son idée ; enfin je me décidai, quoique à grand-peine, à m’en éclaircir de la façon suivante : je me rendis chez un de ceux qui passent pour être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux que là, contrôler l’oracle et lui déclarer : « Cet homme-ci est plus sage que moi, et toi, tu m’as proclamé le plus sage ». J’examinai donc cet homme à fond ; je n’ai pas besoin de dire son nom, mais c’était un de nos hommes d’Etat, qui, à l’épreuve, me fit l’impression dont je vais vous parler. Il me parut, en effet, en causant avec lui, que cet homme semblait sage à beaucoup d’autres et surtout à lui-même, mais qu’il ne l’était point. J’essayai alors de lui montrer qu’il n’avait pas la sagesse qu’il croyait avoir. Par là, je me fis des ennemis de lui et de plusieurs des assistants. Tout en m’en allant, je me disais en moi-même : « Je suis plus sage que cet homme-là. Il se peut qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau et de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. » Après celui-là, j’en allai trouver un autre, un de ceux qui passaient pour être plus sage encore que le premier, et mon impression fut la même, et ici encore je me fis des ennemis de lui et de beaucoup d’autres. »

 

PLATON,  Apologie de Socrate (21c-22b, éditions GF, pp.31-32).

 

[Questions :

            1. Qu’est- ce que Platon  entreprend de définir et de distinguer dans ce passage ?

            2. Comment Socrate réagit-il  à la parole de l’oracle ? Et pourquoi ?

            3. Que lui découvre la visite qu’il rend à un homme qui passe pour être très sage ?

            4. Pourquoi cet homme qui passe pour être sage ne l’est pas selon Socrate ?

            5. Qu’est-ce qui distingue donc la sagesse socratique de cette fausse sagesse ?

            6. Si la philosophie est un savoir, en quel sens est-elle un savoir paradoxal ?

            7. Dès lors, demandez-vous ce qu’implique l’acte de philosopher. En quelle mesure la philosophie a-t-elle quelque chose à nous apprendre ?]

 

2/ La pensée : cet effort pour mettre en question tout ce que nous tenons pour évident sans l’avoir interrogé, tout ce qui nous semble « bien connu ».

 

 

« Ce qui est bien-connu en général, justement parce qu’il est bien connu, n’est pas connu. C’est la façon la plus commune de se faire illusion et de faire illusion aux autres que de présupposer dans la connaissance quelque chose  comme étant bien-connu, et de le tolérer comme tel ; un tel savoir, sans se rendre compte comment cela lui arrive, ne bouge pas de place avec tous ses discours. Sans examen, le sujet et l’objet, Dieu, la nature, l’entendement, la sensibilité, etc., sont posés au fondement comme bien-connus et comme valables ; ils constituent des points fixes pour le départ et pour le retour. Le mouvement s’effectue alors ici et là entre ces points qui restent immobiles, et effleure seulement leur surface. Dans ce cas, apprendre et examiner constituent à vérifier si chacun trouve bien aussi ce qui est dit dans sa représentation, si cela lui paraît bien ainsi, et est ou non bien connu. L’analyse d’une représentation, comme elle était conduite ordinairement, n’était autre chose que le processus de supprimer la forme de son être-bien-connu. »

 

 

HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, (Préface, éditions Aubier, pp. 28-29)

 

[Questions :

1.     La première phrase de Hegel a bien lieu de nous étonner parce qu’elle heurte un principe fondamental de la  logique. Quel est-il ? Quel nom donne-t-on à une telle forme ? Enfin, en faisant fi ainsi de la logique, que veut signifier Hegel ?  (pour vous aider à répondre à cette question, référez-vous à l’article « contradiction » de la Philo de A à Z –Nathan)

2.     Dès lors, contre quoi la pensée doit-elle se dresser ?

3.     Comment pourrait-on définir le mouvement de la pensée en quête d’un savoir véritable ?]

 

 

3/ « Penser, c’est dire non » : c’est refuser le confort de la croyance.

Selon Alain, dans ces extraits de Propos sur les pouvoirs, celui qui cherche la vérité doit commencer par s’affranchir de toute croyance. Croire, en effet, c’est tenir pour vrai une idée sans l’avoir mise à l’épreuve, confondre la vérité avec l’évidence ou le prestige qui imposent une idée à notre esprit. Tout pensée véritable, au contraire, commence par être sceptique : chercher la vérité, c’est commencer par douter de toute idée que, par crédulité, nous ne soupçonnons pas. Ainsi, l’idée vraie n’est pas l’idée qui soumet notre jugement (en nous séduisant ou bien en nous terrassant par l’autorité que lui confère la tradition) ; c’est l’idée fondée en raison, c’est-à-dire l’idée dont notre jugement peut rendre raison parce qui l’a soumise au doute. Le penseur ne reçoit pas passivement la vérité : il se la donne, non pas arbitrairement (selon les caprices de son opinion) mais de telle façon que les raisons qui fondent cette idée puissent être reconnues et partagées. Toute science du réel commence ainsi par soumettre au doute les évidences que nous imposent nos sens.

Une pensée véritable est donc une pensée autonome : elle est libre parce qu’elle a éprouvé par elle-même les raisons qui fondent la vérité qu’elle attribue à ses idées. Dès lors, si « penser, c’est dire non », ce n’est pas dire non aux autres, mais à soi-même : combattre notre propre crédulité, qui nous fait accorder une certitude à des idées sans examen, par le seul fait de leur évidence. Et c’est bien d’un combat qu’il s’agit, car rien n’est plus enivrant ou confortable que la croyance. Aussi, se libérer de la croyance, c’est s’affranchir de tout ce qui fait la loi en nous, de tout ce qui nous fait acquiescer et juger sans que nous ne l’ayons jamais pensé. C’est pourquoi, selon Alain, il en va de notre liberté dans toute recherche de la vérité, car, avant tout gouvernement tyrannique, c’est la crédulité des hommes qui les asservit. Qui pense, en effet, affirme sa liberté car il ne reconnaît aucune loi, hormis celles dont sa raison a éprouvé la légitimité. A rebours, tout tyran sait qu’il est aisé de régner sur un peuple de croyants : qui est prompt à croire, en effet, est aussi prompt à obéir.

 

« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire, le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit.

Qui croit seulement ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent. Qu’est-ce je vois en ouvrant les yeux ? Qu’est-ce que je verrais si je devais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c’est en m’interrogeant sur chaque chose que je la vois. Ce guetteur qui tient sa main en abat-jour, c’est un homme qui dit non. Ceux qui étaient aux observatoires de guerre pendant de longs jours ont appris à voir, toujours par dire non. Et les astronomes ont de siècle en siècle toujours reculé de nous la lune, le soleil et les étoiles, par dire non. Remarquez que dans la première présentation de toute l’existence, tout était vrai ; cette présence du monde ne trompe jamais. Le soleil ne paraît pas plus grand que la lune ; aussi ne doit-il pas paraître autre, d’après sa distance et d’après sa grandeur. Et le soleil se lève à l’est pour l’astronome aussi ; c’est qu’il doit paraître ainsi par le mouvement de la terre dont nous sommes les passagers. Mais aussi c’est notre affaire de remettre chaque chose à sa place et à sa distance. C’est donc bien à moi-même que je dis non. »

 

ALAIN, Propos sur les pouvoirs (§ 139)

 

« Le doute est le sel de l’esprit ; sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries. J’entends aussi bien les connaissances les mieux fondées et les plus raisonnables. Douter quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé ou que l’on a été trompé, ce n’est pas difficile ; je voudrais même dire que cela n’avance guère ; ce doute forcé est comme une violence qui nous est faite ; aussi c’est un doute triste ; c’est un doute de faiblesse ; c’est un regret d’avoir cru, et une confiance trompée. Le vrai c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours. L’incrédulité n’a pas encore donné sa mesure.

Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut se priver. Ou  alors dites adieu à liberté, à justice, à paix. Il est naturel et il est délicieux de croire que la République nous donnera tous ces biens ; ou, si la République ne peut, on veut croire que coopération, socialisme, communisme, ou quelque autre constitution nous permettra quelque jour de nous fier au jugement d’autrui, enfin de dormir les yeux ouverts comme font les bêtes. Mais non. La fonction de penser ne se délègue point. Dès que la tête humaine reprend son antique mouvement de haut en bas, pour dire oui, aussitôt les tyrans reviennent. »

 

ALAIN, Propos sur les pouvoirs (§ 140)

 

 

 

 

3/ L’énigme du nom de la philosophie : qu’est-ce que la pensée et l’amour peuvent avoir en partage ?

 

Entreprenant de définir l’amour, Platon met en évidence, dans ce passage du Banquet, une curieuse analogie entre l’amour et la pensée. Qu’est-ce la pensée et l’amour peuvent bien avoir en commun ? De prime abord, ces deux relations semblent bien étrangères l’une à l’autre, voire même opposées. Or, comme le souligne ici Diotime, le désir qui anime la pensée est semblable au désir qui unit l’amour à son objet. De même, en effet, que celui qui aime n’en a jamais fini de poursuivre l’objet de son amour, est toujours pauvre vis-à-vis de cet objet, de même la pensée véritable est une pensée qui n’a jamais fini d’interroger son objet, qui le poursuit sans cesse, sans croire jamais le posséder pleinement. C’est donc tout autant à l’amour qu’à la pensée que Platon veut nous initier : je n’aime et ne pense que tant que je ne crois pas posséder, maîtriser ce que j’aime ou ce que je cherche à penser. Au contraire des propriétaires, des pseudo-savants et des maquereaux de toute espèce, celui qui pense comme celui qui aime sait que la pauvreté n’est ni un échec ni une privation : car pour aimer comme pour penser, il faut savoir se rendre pauvre pour ce que l’on aime et pour ce que l’on pense…

 

 « SOCRATE-  De quel père, demandai-je, est-il né, et de quelle mère ?

DIOTIME-  C’est bien long à raconter, répondit-elle ; je te le dirai pourtant. Sache donc que le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient, et parmi eux était le fils de Sagesse, Poros [mot grec qui signifie la ruse, le moyen efficace]. Or, quand ils eurent fini de dîner, arriva Pénia [mot grec qui signifie : pauvreté], dans l’intention de mendier, car on avait fait grande chère, et elle se tenait contre la porte. Sur ces entrefaites, Poros, qui s’était enivré de nectar, pénétra dans le jardin de Zeus, et, appesanti par l’ivresse, il s’y endormit. Et voilà que Pénia, songeant que rien jamais n’est favorable pour elle, médite de se faire faire un enfant par Poros lui-même. Elle s’étend donc auprès de lui, et c’est ainsi qu’elle devint grosse d’Eros [d’Amour] Voilà aussi la raison pour laquelle Eros est le suivant d’Aphrodite et son servant : parce qu’il a été engendré pendant la fête de naissance de celle-ci, et qu’en même temps l’objet dont il est par nature épris, c’est la beauté, et qu’Aphrodite est belle.

   Donc, en tant qu’il est fils de Ruse [Poros] et de Pauvreté [Pénia], voici la condition où se trouve l’Amour [Eros]. Premièrement, il est toujours pauvre ; et il s’en manque de beaucoup qu’il soit délicat aussi bien que beau, tel que se le figure le vulgaire ; tout au contraire il est rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte, couchant toujours par terre et sur la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes ou dans les chemins : c’est qu’il a la nature de sa mère, et qu’il partage avec elle la vie de l’indigence. Mais, comme en revanche il tient de son père, il est à l’affût de tout ce qui est beau et bon : car il est viril, il va de l’avant, tendu de toutes ses forces, chasseur hors pair, sans cesse en train de tramer quelque ruse, passionné d’inventions et fertile en expédients ; employant toute sa vie à philosopher ; incomparable sorcier, magicien, sophiste. J’ajoute que sa nature n’est ni d’un immortel ni d’un mortel. Mais tantôt, dans la même journée, il est en pleine fleur et bien vivant, tantôt il se meurt : puis il revit de nouveau, quand réussissent ses ruses grâce au naturel de son père. Sans cesse pourtant s’écoule entre ses doigts le profit de ces expédients ; si bien que jamais Amour n’est ni dans le dénuement, ni dans l’opulence.

   D’un autre côté, il est à mi-chemin et du savoir et de l’ignorance. Voici en effet ce qu’il en est. Il n’y a pas de dieu qui s’occupe à philosopher, ni qui ait envie d’acquérir le savoir (car il le possède), et pas davantage quiconque d’autre possédera le savoir ne s’occupera à philosopher. Mais, de leur côté, les ignorants ne s’occupent pas non plus à philosopher et ils n’ont pas envie d’acquérir le savoir ; car c’est essentiellement le malheur de l’ignorance, que tel qui n’est ni beau, ni bon, ni intelligent non plus, s’imagine l’être autant qu’il faut. Celui qui ne pense pas être dépourvu n’a donc pas le désir de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu.

SOCRATE-  Dans ces conditions, quels sont, Diotime, ceux qui s’occupent à philosopher, puisque ce ne sont ni les savants, ni les ignorants ?

DIOTIME-    Voilà qui est clair, répondit-elle, un enfant même à présent le verrait : ce sont les intermédiaires entre l’une et l’autre espèce, et l’Amour est l’un deux. Car la science, sans nul doute, est parmi les choses les plus belles ; or, l’Amour a le beau pour objet de son amour ; par suite, il est nécessaire que l’Amour soit philosophe et, en tant que philosophe, intermédiaire entre le savant et l’ignorant. Mais ce qui a fait aussi qu’il possède ces qualités, c’est sa naissance : son père est savant et riche en ruses, tandis que sa mère, qui n’est point savante, en est dénuée. Voilà quelle est en sorte, cher Socrate, la nature de ce démon. »

 

PLATON, Le Banquet (203 B)

 

 

 

 

 

LA PENSEE ET LE REEL

 

1/ Penser, c’est concevoir ce qui est et se faire le témoin du réel.

 

« Concevoir ce qui est, est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est fils de son temps ; de même aussi la philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s’imaginer qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain que de croire qu’un individu sautera au-dessus de son temps (…) Si une théorie, en fait, dépasse ces limites, si elle construit un monde tel qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un élément inconsistant qui peut prendre n’importe quelle empreinte (…)

Pour dire encore un mot sur la prétention d’enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu’en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. Ce que le concept enseigne, l’histoire le montre avec la même nécessité : c’est dans la maturité des êtres que l’idéal apparaît en face du réel et après avoir saisi le même monde dans sa substance, le reconstruit dans la forme d’un empire d’idées. Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au crépuscule que la chouette de Minerve prend son vol. »

 

HEGEL, Principes de la philosophie du droit (Préface, 1820)

 

 

2/ Il ne saurait y avoir de pensée sans effort d’abstraction : penser, c’est se libérer du réel.

 

« Tout acte mental repose sur la faculté qu’à l’esprit d’avoir en sa présence ce qui est absent pour les sens. Re-présenter, rendre présent ce qui est absent en réalité, voilà le talent incomparable de l’esprit (…) Cette faculté qu’à l’esprit de rendre présent ce qui est absent ne se limite pas, cela va de soi, aux images mentales d’objets absents ; la mémoire, de façon plus générale, emmagasine et tient à la disposition du souvenir ce qui n’est plus, et la volonté anticipe ce que le futur apportera peut-être mais qui n’est pas encore. Ce n’est que parce que l’esprit sait rendre présent ce qui est absent qu’on peut dire « ne plus » et se constituer un passé, ou « pas encore » et se préparer un futur. Mais il ne peut le faire qu’en qu’après s’être mis en retrait du présent et des nécessités pressantes de la vie quotidienne. Ainsi, pour vouloir, l’esprit doit prendre ses distances vis-à-vis des exigences immédiates du désir qui, sans réfléchir et en dehors de toute réflexivité tend la main pour s’emparer de l’objet convoité ; car la volonté ne se préoccupe pas d’objets, mais de projets, par exemple la disponibilité future d’une chose qu’elle peut, selon les cas, désirer ou pas dans l’immédiat. La volonté transforme le désir en intention. Et le jugement, après tout, qu’il soit esthétique, légal ou moral présuppose qu’on s’écarte délibérément, et de façon absolument « contre nature », de la partialité et de l’engagement que suscitent les intérêts immédiats, déterminés par la situation dans le monde et le rôle qu’on y joue (…)

C’est ainsi que la seule condition préalable à la pensée (…) est, techniquement parlant, de se mettre en retrait du monde des phénomènes. Pour que je pense à quelqu’un, il faut qu’il échappe à ma présence ; tant que je suis avec lui, je ne pense ni à lui ni à ce qui le concerne ; la pensée implique toujours le souvenir et, toute pensée est, à proprement parler, pensée après coup. Il se peut, bien sûr, qu’on se mette à penser à une chose ou une personne encore présente, mais alors on s’est dérobé clandestinement à ce qui se trouve là et on se conduit déjà en absent (…)

C’est ainsi que la pensée est « hors de l’ordre » non seulement parce qu’elle suspend  l’ensemble des autres activités, tellement indispensables à toute affaire de vie et de survie, mais aussi parce qu’elle renverse tous les rapports normaux : ce qui est à portée de la main et se manifeste directement aux sens est maintenant lointain, et ce qui est lointain devient en réalité présent. Quand je pense, je ne suis pas où je me trouve en fait ; je ne suis pas entouré d’objets perceptibles aux sens, mais d’images invisibles à quiconque n’est pas moi. C’est comme si je m’étais retiré dans un pays magique, le pays des invisibles, dont je ne saurais rien si j’étais privé de cette faculté de souvenir et d’imagination. La pensée annule les distances temporelles aussi bien que spatiales. Je peux anticiper le futur, y penser comme s’il était présent, et me remémorer le passé comme s’il n’avait disparu. »

 

HANNAH ARENDT, La vie de l’esprit.

 

[ Questions :

1/ Faites apparaître l’opposition entre les thèses des deux textes qui précèdent.

2/ Y a-t-il pure contradiction entre ces deux façons de définir le rôle de la pensée face au réel ?]

 

 

POURQUOI PENSER ?

 

1/ Penser, c’est « avoir le courage de se servir de son propre entendement »

 

« Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l’exemple d’un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant tout autre tentative.

Il est donc difficile pour l’individu de s’arracher tout seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. Il s’y est même attaché, et il pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé s’y essayer. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques d’un usage ou, plutôt, d’un mauvais usage raisonnable de ses dons naturels, sont les entraves qui perpétuent la minorité. Celui-là même qui s’en débarrasserait ne franchirait pour autant le fossé le plus étroit que d’un saut mal assuré, puisqu’il n’a pas l’habitude de pareille liberté de mouvement. Aussi peu d’hommes ont-ils réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de leur minorité et à avancer quand même d’un pas assuré.

En revanche, la possibilité qu’un public s’éclaire lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près inévitable, pourvu qu’on lui ne laisse la liberté. Car il se trouvera toujours, même parmi les tuteurs les plus attitrés de la masse, quelques hommes qui pensent par eux-mêmes et qui, après avoir personnellement secoué le joug de leur minorité, répandront autour d’eux un état d’esprit où la valeur de chaque homme et sa vocation à penser par soi-même seront estimées raisonnablement. Une restriction cependant : le public qui avait été placé auparavant par eux sous ce joug, les force à y rester eux-mêmes, dès lors qu’il s’y trouve incité par certains de ses tuteurs incapables, quant à eux, de parvenir aux lumières ; tant il est dommageable d’inculquer des préjugés, puisqu’ils finissent par se retourner contre ceux qui, en personne ou dans les personnes de leurs devanciers, en furent les auteurs. C’est pourquoi un public ne peut accéder que lentement aux lumières. Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l’oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser ; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie. »

KANT, Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?.

 

[Questions :

1. Quelles sont la fin et la condition de possibilité de la pensée selon Kant ?

2. Qu’est-ce qui fait obstacle à une telle fin selon lui ?

3. La pensée est-elle une quête solitaire ?

4. En prolongement de l’analyse de Kant, quelle distinction peut-on établir entre la simple opinion et la pensée véritable ?

Rechercher : dans la « Philo de A à Z », les notions d’entendement, d’opinion et de raison.]

 

 

 

2/ Penser : se dresser contre les mythes qui nous asservissent.

 

« A qui demande : « à quoi sert la philosophie ? », il faut répondre : qui d’autre a intérêt, ne serait-ce qu’à dresser l’image d’un homme libre, à dénoncer toutes les forces qui ont besoin du mythe et du trouble de l’âme pour asseoir leur puissance ? Nature ne s’oppose pas à coutume, car il y a des coutumes naturelles. Nature ne s’oppose pas à convention : que le droit dépende des conventions n’exclut pas l’existence d’un droit naturel, c’est-à-dire d’une fonction naturelle du droit qui mesure l’illégitimité des désirs au trouble de l’âme dont il s’accompagne. Nature ne s’oppose pas à invention, les inventions n’étant que des découvertes de la Nature elle-même. Mais Nature s’oppose à mythe. Décrivant l’histoire de l’humanité, Lucrèce nous présente une sorte de loi de compensation : le malheur de l’homme ne vient pas de ses coutumes, de ses conventions, de ses inventions, ni de son industrie, mais de la part de mythe qui s’y mélange et du faux infini qu’il introduit dans ses sentiments comme dans ses œuvres. Aux origines du langage, à la découverte du feu et des premiers métaux, se joignent la royauté, la richesse et la propriété, mythiques dans leur principe ; aux conventions du droit et de la justice, la croyance dans les dieux ; à l’usage du bronze et du fer, le développement des guerres ; aux inventions de l’art et de l’industrie, le luxe et la frénésie. Les événements qui font le malheur de l’humanité ne sont pas séparables des mythes qui les rendent possibles. Distinguer dans l’homme ce qui revient au mythe et ce qui revient à la Nature, et, dans la Nature elle-même, distinguer ce qui est vraiment infini et ce qui ne l’est pas, tel est l’objet pratique et spéculatif du Naturalisme. Le premier philosophe est naturaliste : il discourt sur la nature au lieu de discourir sur les dieux. A charge pour lui de ne pas introduire en philosophie de nouveaux mythes, qui retireraient à la Nature toute sa positivité Les dieux actifs sont le mythe de la religion, comme le destin le mythe d’une fausse physique, et l’Etre, l’Un, le Tout, le mythe d’une fausse philosophie tout imprégnée de théologie.

Jamais on ne poussa plus loin l’entreprise de « démystifier ». Le mythe est toujours l’expression du faux infini et du trouble de l’âme. Une des constantes les plus profondes du Naturalisme est de dénoncer tout ce qui est tristesse, tout ce qui est cause de tristesse, tout ce qui a besoin de la tristesse pour exercer son pouvoir. De Lucrèce à Nietzsche, le même but est  poursuivi et atteint. Le Naturalisme fait de la pensée une affirmation, de la sensibilité une affirmation. Il s’attaque aux prestiges du négatif, il destitue le négatif de toute puissance, il dénie à l’esprit du négatif le droit de parler en philosophie. C’est l’esprit du négatif qui faisait du sensible une apparence, c’est encore lui qui réunissait l’intelligible en Un et en Tout. Mais ce Tout, cet Un, n’était qu’un néant de pensée, comme cette apparence un néant de sensation. Le Naturalisme, selon Lucrèce, est la pensée d’une somme infinie dont tous les éléments ne se composent pas à la fois, mais, inversement aussi, la sensation de composés finis qui ne s’additionnent pas comme tels les uns les autres. De ces deux manières, le multiple est affirmé. Le multiple en tant que multiple est objet d’affirmation, comme le divers en tant que divers objet de joie. L’infini est la détermination intelligible absolue (perfection) d’une somme qui ne compose pas ses éléments en un tout ; mais le fini lui-même est la détermination sensible absolue (perfection) de tout ce qui est composé. La pure positivité du fini est l’objet des sens ; la positivité du véritable infini, l’objet de la pensée. Aucune opposition entre ces deux points de vue, mais une corrélation. Lucrèce a fixé pour longtemps les implications du naturalisme : la positivité de la Nature, le Naturalisme comme philosophie de l’affirmation, le pluralisme lié à l’affirmation multiple, le sensualisme lié à la joie du divers, la critique pratique de toutes les mystifications. »

Gilles DELEUZE, Logique du sens

 

3/ La décision philosophique : se vouloir autonome et vouloir vivre dans une société juste, en repoussant toutes les illusions tragiques…

 

On peut lire ce passage extrait de l’institution imaginaire de la société comme une sorte de manifeste par lequel Cornelius Castoriadis motive son choix de faire de la philosophie. La philosophie ne se réduit aucunement ici à une simple contemplation impuissante du monde ; le philosophe n’est pas un vieux sage qui se consolerait dans son coin avec un savoir aussi étendu qu’inutile. Faire de la philosophie, c’est au contraire faire le choix d’une compréhension lucide du monde et de soi-même, compréhension qui fonde tout désir de liberté et de justice. Faut-il voir dans cette décision l’expression de la naïveté d’un doux rêveur ? Ce qui est illusoire, ce ne sont pas tant nos idéaux, qui témoignent de nos aspirations les plus légitimes, mais la croyance tragique en un monde où nous serions condamnés à l’impuissance. Ainsi, la philosophie est à la fois la décision de changer le monde et l’espoir qui fonde cette décision. En ce sens, l’effort de compréhension qu’elle engage n’est pas une façon de renoncer à l’action : comprendre philosophiquement, c’est vouloir donner un sens à notre action. Si le philosophe est par conséquent un idéaliste, cet idéalisme n’est rien d’autre que le refus de tout ce qui donne droit à l’absurde, de tout ce qui prospère en se nourrissant de notre propre résignation et qui prend le masque trompeur de la fatalité, comme les mécanismes « implacables » de l’économie, les inégalités que l’on ne pourrait supprimer ou bien encore les guerres que, soi-disant, on ne pourrait pas éviter. Le philosophe est donc celui qui refuse que la fatalité, l’illusion fataliste, ait le dernier mot.

Faire de la philosophie, en ce sens, n’est rien d’autre qu’une façon de tendre vers l’autonomie. Qu’est-ce qu’être autonome ? Ce n’est pas plus se passer des autres qu’obéir à la loi des autres : celui qui est autonome obéit à une loi qu’il peut faire sienne et partager avec d’autres parce qu’elle est fondée en raison. Ainsi, l’autonomie est la liberté de celui qui refuse de se laisser guider comme un enfant par des lois ou des valeurs dont il n’aurait pas mis à l’épreuve le sens et la valeur. Et il ne s’agit pas là, encore une fois, de se « faire une opinion » de son côté mais de tendre vers la raison, si par « raison » on entend la volonté de vivre justement et librement avec les autres.

 

 « J’ai le désir, et je sens le besoin, pour vivre, d’une autre société que celle qui m’entoure. Comme la grande majorité des hommes, je peux vivre dans celle-ci et m’en accommoder –en tout cas, j’y vis. Aussi critiquement que j’essaye de me regarder, ni ma capacité d’adaptation, ni mon assimilation de la réalité ne me semblent inférieures à la moyenne sociologique. Je ne demande par l’immortalité, l’ubiquité, l’omniscience. Je ne demande pas que la société « me donne le bonheur » ; je sais que ce n’est pas là une ration qui pourrait être distribuée à la mairie ou au Conseil ouvrier du quartier, et que, si cette chose existe, il n’y a que moi qui puisse me la faire, sur mes mesures, comme cela m’est arrivé et comme cela m’arrivera sans doute encore. Mais, dans la vie, telle qu’elle est faite à moi et aux autres, je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis qu’elles ne sont pas fatales et qu’elles relèvent de l’organisation de la société. Je désire, et je demande, que tout d’abord mon travail ait un sens, que je puisse approuver ce qu’il sert et la manière dont il est fait, qu’il me permette de m’y dépenser vraiment et de faire usage de mes facultés autant que de m’enrichir et de me développer. Et je dis que c’est possible, avec une autre organisation de la société, pour moi et pour tous (…)

Je désire pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la société, contrôler l’étendue et la qualité de l’information qui m’est donnée. Je demande de pouvoir participer directement à toutes les décisions sociales qui peuvent affecter mon existence, ou le cours général du monde où je vis. Je n’accepte pas que mon sort soit décidé, jour après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles ou simplement inconnus, et pour qui nous sommes, moi et tous les autres, que des chiffres, dans un plan ou des pions sur un échiquier et qu’à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains de gens dont je sais qu’ils sont nécessairement aveugles (…)

Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon (inférieur ou supérieur peu importe) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le voir, et qu’il puisse me voir comme un être humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d’expression de l’agressivité, que notre compétition reste dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent pas être résolus ou surmontés, concernent des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins possible d’inconscient, soient chargés le moins possible d’imaginaire (…)

Mon désir est-il infantile ? Mais la situation infantile, c’est que la vie vous est donnée, et que la Loi vous est donnée. Dans la situation infantile, la vie vous est donnée pour rien ; et la Loi vous est donnée sans rien, sans plus, sans discussion possible. Ce que je veux, c’est tout le contraire : c’est faire ma vie, et donner la vie si possible, en tout cas donner pour ma vie. C’est que la Loi ne me soit pas simplement donnée, mais que je me la donne en même temps à moi-même. Celui qui est en permanence dans la situation infantile, c’est le conformiste ou l’apolitique : car il accepte la Loi sans la discuter et ne désire pas participer à sa formation. Celui qui vit dans la société sans volonté concernant la Loi, sans volonté politique, n’a fait que remplacer le père privé par le père social anonyme. La situation infantile c’est, d’abord, recevoir sans donner, ensuite faire ou être pour recevoir.(…)

Est-ce que mon désir est désir de pouvoir ? Mais ce que je veux, c’est l’abolition du pouvoir au sens actuel, c’est le pouvoir de tous. Le pouvoir actuel, c’est que les autres sont des choses, et tout ce que je veux va à l’encontre de cela. Celui pour qui les autres sont choses est lui-même une chose, et je ne veux pas être une chose ni pour moi ni pour les autres.(…)

Poursuivrais-je cette chimère de vouloir éliminer le côté tragique de l’existence humaine ? il me semble plutôt que je veux en éliminer le mélodrame, la fausse tragédie – celle où la catastrophe arrive sans nécessité, où tout aurait pu se passer autrement si seulement les personnages avaient su ceci ou fait cela. Que des gens meurent de faim aux Indes, cependant qu’en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent les paysans qui produisent « trop », c’est une macabre farce, c’est du Grand Guignol où les cadavres et la souffrance sont réels, mais ce n’est pas de la tragédie, il n’y a rien d’inéluctable. Et si l’humanité périt un jour  à coups de bombes à hydrogène, je refuse d’appeler cela une tragédie. Je l’appelle une connerie. Je veux la suppression du Guignol et de la transformation des hommes en pantins par d’autres pantins qui les « gouvernent. »

 

Cornélius CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, Points Seuil, 1975, pp. 136-140.