CONSTRUCTION D’UNE INTRODUCTION ET D’UN PLAN DETAILLE
LA VERITE EST-ELLE TYRANNIQUE ?
Que qualifie-t-on de « tyrannique » en général ? Est tyrannique ce qui nous prive de liberté, ce qui nous fait violence, s’impose à nous et nous contraint arbitrairement. Or, si nous faisons fi de tous les discours qui présentent la vérité comme une exigence, aussi bien dans l’ordre de la connaissance que dans l’ordre éthique, ne peut-on, en effet, reconnaître en toute vérité une telle tyrannie ? Notre jugement, en effet, est-il libre face à la vérité ? La vérité n’est-elle, par essence, exclusive, repoussant la pluralité des opinions, la diversité des jugements et la liberté qui en est la cause ? Ai-je ainsi le choix face à une démonstration ? Par la nécessité et l’universalité dont elle se veut l’expression, la vérité ne s’impose-t-elle pas à notre entendement, réduisant à rien notre liberté de pensée ? La vérité ne me laisse pas la liberté de penser ce que je veux : je pense ce qu’il faut penser et tel que chacun doit le penser.
Or, quelle est cette liberté que la vérité est censée mettre en péril ? Est-ce le libre usage que nous pouvons faire de notre raison ou bien l’indépendance arbitraire de nos opinions ? Sur ce point, qu’est-ce qui est le plus tyrannique : une opinion qui s’avance sans preuve et se fonde uniquement sur le sentiment de celui qui l’énonce ou bien une vérité qui se fonde sur des preuves rationnelles dont chacun peut éprouver la validité par sa raison ? Ainsi, quand une démonstration s’affirme dans sa nécessité, nie-t-elle vraiment la liberté de ma pensée ?
Si est tyrannique, ainsi, ce qui nous fait violence, puis-je dire que la vérité nous fait violence ? N’est-ce pas plutôt l’illusion qui nous en détourne, qui est l’instrument même de la violence ? Est-ce ainsi par la vérité que les hommes sont asservis ou bien par le pouvoir qui les en détourne ?
Partant, il semble bien que nous soyons en présence d’une difficulté : d’un côté, la vérité, parce qu’elle récuse la pluralité et la diversité des jugements, parce qu’elle est exclusive autant que nécessaire, peut bien apparaître tyrannique ; de l’autre, elle peut apparaître comme le rempart même à toute servitude en tant qu’elle repousse toute forme d’arbitraire et fonde la possibilité d’un accord rationnel entre les hommes, au plus loin de toute violence.
Nous essayerons dans un premier temps d’analyser cette violence et cette contrainte qui serait le fait de la vérité ; puis, nous nous efforcerons de distinguer la contrainte rationnelle de la vérité de l’arbitraire de l’opinion et de l’aliénation qu’engage l’illusion ; enfin, nous verrons en quel sens la vérité, loin d’être tyrannique, est la condition de possibilité de toute émancipation.
I. En quel sens la vérité nie-t-elle la liberté de notre pensée ?
A. Comment la vérité exclut la pluralité des jugements et la diversité des opinions.
Idée directrice :
En tant qu’elle implique un effort de discrimination entre divers jugements, tel qu’une et une seule proposition est estimée correspondre à son objet aux dépens de tous les autres points de vue qui sont rejetés comme faux ou simplement probables, la vérité peut bien apparaître tyrannique. Ai-je encore, en effet, une quelconque liberté de jugement ? La vérité ne suppose-t-elle pas, en droit, que soit récusée la pluralité des opinions ? Si, à l’instar des sophistes, nous affirmons : « A chacun sa vérité », la vérité perd tout son sens. La vérité est une ou n’est rien : s’il y a des opinions multiples sur une même chose, il n’y a qu’une vérité possible sur cette chose selon l’aspect où on l’interroge. Cette exclusivité, pour ne pas dire : ce caractère absolu, de la vérité semble ne laisser aucune place à la diversité des jugements.
B. Comment la vérité contraint le jugement selon une nécessité qui récuse toute liberté de pensée.
Idée directrice :
De plus, la vérité n’est-elle pas tyrannique en tant qu’elle contraint de façon impérieuse notre jugement ? Si le discours vrai est, en effet, le discours qui, dans son ordre même, garantit la validité des propositions qu’il avance, ne suis-je pas contraint par sa cohérence et sa nécessité logique ? Ainsi, que devient la liberté de notre jugement face à une démonstration ? Soit le syllogisme : « Tous les hommes sont mortels/ Socrate est un homme », ces prémisses étant posées et à partir du moment où je les reçois comme évidentes, je n’ai nullement le choix de la conclusion, qui s’impose à mon jugement dans son absolue nécessité : « Socrate est mortel ».
C. Un sujet qui recherche la vérité n’est-il pas condamné à faire le sacrifice de son individualité ?
Enfin, l’exigence d’universalité et d’objectivité qu’enveloppe la vérité, ne suppose-t-elle de la part du sujet de la connaissance, qu’il renonce à lui-même, à sa singularité ? Qui recherche, en effet, la vérité est censé surmonter toutes ses particularités (ses affects, ses opinions, ses déterminations socio-culturelles) afin d’approcher adéquatement son objet. Or, la vérité n’est-elle pas pour le moins tyrannique si sa recherche exige ainsi que nous nous dépossédions de tout ce qui nous singularise ? Le sujet qui recherche la vérité devrait ainsi se rendre étranger à lui-même, devenir, comme le relève Nietzsche, un « instrument neutre », tel que le requiert l’idéal d’objectivité, incapable désormais de faire l’expérience de son propre savoir, de se l’approprier.
Transition :
Partant, au regard de l’exclusivité, de la nécessité contraignante et de la négation de notre subjectivité, qu’engage, semble-t-il, la vérité, comment ne pas la juger tyrannique ? Qui cherche la vérité doit-il ainsi commencer par renoncer à sa liberté de jugement ?
Toutefois, quelle est donc cette liberté qu’une vérité tyrannique est censée menacer ? L’universalité et la nécessité dont se prévalent le discours vrai aliènent-elles vraiment notre raison ? Ne sont-elles pas, au contraire, les signes de sa perfection et de sa liberté ? En admettant ainsi que la vérité contraigne notre jugement, doit-on voir nécessairement dans cette contrainte la négation des droits de la pensée et de sa liberté ?
II. La vérité : cette universalité de raison qui nous affranchit de tout rapport de force.
A. En quel sens la vérité contraint-elle notre raison ?
Quel sens prend une contrainte rationnelle ? Certes, la nécessité démonstrative d’un discours contraint mon jugement, mais cette contrainte, loin d’être arbitraire, ne fait que répondre aux exigences propres de ma raison. Autrement dit, la nécessité d’une démonstration accomplit l’autonomie de ma raison : loin de nier les droits de ma raison, la vérité satisfait au contraire ses principes. Partant, si la vérité s’impose, ce n’est jamais que par l’affirmation de ma raison elle-même, qui accomplit sa propre nécessité en cherchant la vérité.
B. Comment la vérité nous affranchit de l’arbitraire des opinions et de tout argument d’autorité.
Dès lors, si l’ordre des raisons et les preuves rationnelles règlent ma pensée, cet ordre procède d’elle-même et non d’une quelconque autorité extérieure qui s’imposerait arbitrairement à elle. La recherche de la vérité suppose une égalité rationnelle, la possibilité pour chacun d’accéder en droit à la vérité. Là où, dans le conflit des opinions, triomphent la séduction fallacieuse et la « raison du plus fort » (qui n’est justement pas une raison), la vérité engage au contraire une conviction rationnelle, que l’on ne saurait extorquer de quelque façon. Dans l’ordre de la vérité, l’argument d’autorité (« C’est vrai parce que je te le dis, parce tu dois te courber devant mon autorité ») est un non sens. La vérité récuse tout rapport de force et toute volonté qui cherche à extorquer l’assentiment : dans l’ordre de l’opinion, celui qui réussit à persuader le plus grand nombre l’emporte et se donne raison ; dans l’ordre de la vérité, seul celui qui donne ses raisons peut convaincre. L’universalité de la vérité n’a rien à voir avec les coups de force qui font l’unanimité des foules.
C. Est-ce, dès lors, la vérité qui est tyrannique ou bien plutôt l’illusion ?
Par quoi sommes-nous enchaînés : par la vérité qui nous éclaire sur ce que nous sommes et sur le monde ou bien par l’illusion qui nous en détourne ? Que la vérité contredise parfois nos attentes, qu’elle ne satisfasse pas nos désirs, comme l’illusion, ne suffit pas pour la qualifier de tyrannique. N’est-ce pas, au contraire, l’illusion qui nous berce autant qu’elle nous berne, qui est le moyen de notre servitude ? Comment puis-je donner sens, en effet, à mon existence, en me maintenant dans l’illusion sur moi-même et sur le monde ? La recherche de la vérité peut apparaître, en ce sens, comme la condition même de notre affranchissement, ainsi que le souligne Platon au travers de l’allégorie du livre VII de la République (il faudrait ici reprendre les principaux aspects de cette allégorie).
Transition :
Si tant que nous ne puissions donc confondre une contrainte rationnelle et une contrainte arbitraire, si l’universalité qui est le signe de la vérité provient de notre raison même qui, en cédant à la vérité, ne cède qu’à elle-même, quel sens peut prendre précisément cette liberté dont la vérité est la promesse ? Comment peut-on reconnaître en elle une telle liberté alors qu’elle suppose que le sujet que nous sommes renonce à ses particularités ? Cette liberté n’a, semble-t-il, rien à voir, avec l’indépendance de notre jugement. Comment donc l’entendre ?
III. La vérité comme recherche d’un universel humain librement partagé.
A. La vérité : cette aventure rationnelle par lequel le sujet se conquiert lui-même.
Pourquoi peut-on estimer la vérité tyrannique ? Parce qu’on la confond avec une affirmation dogmatique qui s’imposerait autoritairement à notre jugement. Or, la vérité, loin de consister dans un savoir ou une connaissance définitive, consiste peut-être avant tout dans cet effort de questionnement par lequel la pensée met en crise ses certitudes, s’inquiète elle-même et refuse de s’en remettre à quelque évidence que ce soit. En ce sens, si vérité il y a, elle consiste plutôt dans sa recherche même qui engage notre liberté de penser bien qu’elle ne la récuse. En ce sens, une pensée qui recherche la vérité, loin de sacraliser la vérité, est inséparable d’une forme de scepticisme, de doute, qui ne respecte aucun savoir établi. Dès lors, loin de nier notre subjectivité, la vérité est cet effort par lequel la pensée conquiert sa singularité, fait l’expérience d’elle-même et de son propre sens.
Cette recherche exige sans doute que nous nous libérions de nos opinions et croyances. Mais ces opinions et croyances nous appartenaient-elles seulement en propre ? Est-ce que je les pensais vraiment ou bien est-ce que ça pensait en moi ? Mes opinions n’étaient-elles pas ainsi l’effet de déterminations socio-culturelles dont j’étais simplement inconscient ? Dès lors, la recherche de la vérité, loin de nier le sujet que nous sommes, n’est-elle pas, au contraire, la façon dont nous reconquérons le sens de notre existence en le pensant par nous-mêmes ?
B. La vérité comme rempart contre la servitude politique.
Si la vérité peut apparaître ainsi comme la condition d’une émancipation individuelle, n’est-elle pas de même le fondement de toute liberté commune, de toute liberté politique ? Comme le souligne Hannah Arendt, dans Vérité et politique (in La crise de la culture), toute domination politique commence par s’en prendre à la vérité des faits, cherchant ainsi à conformer le réel à son interprétation illusoire. En ce sens, « dire ce qui est », rejoindre une vérité commune sur le monde et sur la vie en commun apparaît comme le fondement de toute liberté partagée, liberté dont la vérité est donc la condition. C’est en détournant les hommes de toute vérité sur eux-mêmes et sur leur histoire commune qu’on les asservit.
C. La vérité comme fondement d’une histoire partagée.
Par conséquent, loin d’être une interprétation exclusive ou une idée dominante, la vérité n’est-elle pas l’horizon du dialogue des raisons qui unit les hommes et donne forme à l’idée d’une humanité partagée ? Sans ce désir d’une universalité recherchée, quel contenu, en effet, pourrions-nous encore donner à cette idée d’humanité ? Aussi la vérité n’est-elle sans doute que le nom par lequel les hommes inscrivent leur expérience dans une histoire multiple où le sens de chacune de ces expériences est éclairé par toutes les autres.