Le droit ne fait-il que traduire un rapport de forces ?
Estimer que le droit ne fait rien d’autre que traduire un rapport de forces n’est-il pas une façon pour le moins cynique de le vider de tout son sens ? En effet, si par « traduire » nous n’entendons rien d’autre que prolonger, reconduire un rapport de forces préexistant, le droit ne risque-t-il pas, dès lors, d’apparaître comme l’instrument d’une violence dont il ne serait que la confirmation ? Or, le droit n’est-il pas, au contraire, l’effort pour surmonter les rapports de force qui divisent la société ? Partant, si la loi ne fait que donner droit à la force, si elle n’est que le prolongement de la loi du plus fort, est-elle autre chose alors que le masque de convention de l’inégalité et de la domination ? On peut d’ailleurs relever sur ce point qu’un système légal n’est jamais autant sujet à critique que lorsqu’on le soupçonne de n’être que la sanction d’un rapport de forces.
Par conséquent, bien loin de se contenter de reconduire l’arbitraire de la force, le droit s’y oppose et s’efforce de surmonter la guerre des intérêts, en faisant triompher l’arbitrage de la raison. Telle serait la condition sine qua none de la légitimité du droit : il y a droit toutes les fois où ce n’est pas la force qui a le dernier mot mais la raison. Toutefois, si le droit est l’effort pour pacifier la vie en commun, accomplit-il sa vocation s’il se réduit à exclure les rapports de force qui traversent la société ? Quel sens peut bien garder un droit qui ferait taire tout conflit au sein d’une société ? Le droit n’est-il qu’une façon de faire triompher l’ordre et la sécurité à tout prix ? En supprimant ainsi tout rapport de forces, ne risque-t-on pas d’étouffer les revendications légitimes qui suscitèrent ces conflits ?
Nous sommes bien face à une difficulté : d’un côté, le droit semble engager par définition la négation de l’irrationalité de la force et des conflits qu’elle produit ; de l’autre, un droit qui exclurait purement et simplement tout rapport de forces risque de préserver l’ordre social au détriment même de l’exigence de justice et d’égalité qui est censée l’animer. Ne peut-on ainsi concevoir une façon pour le droit de « traduire » les rapports de force, qui soit une façon de les surmonter, non en niant le conflit, mais en lui permettant de s’exprimer ? Traduire n’est-ce pas ainsi une façon de passer d’une langue à une autre, d’un ordre à un ordre, de donner voix autrement à une parole ? En ce sens, le droit ne peut-il être une façon de traduire dans le langage de la raison un conflit qui, sans cette traduction, ne s’exprimerait que sur le mode de la violence ?