LE TRAVAIL ET LA TECHNIQUE

 

 

I. LE TRAVAIL : SIGNE DE NOTRE SERVITUDE OU CONQUETE DE LA LIBERTE ?

 

 

A/ Le travail comme négation de l’individualité et comme domestication sociale

 

1. Le travail est « la meilleure des polices » qui tend à faire de tout individu une bonne bête de troupeau.

 

« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utile à tous : la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail –on vise sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance (…) Il y en assez de croire que, par un salaire plus élevé, ce qu’il y a d’essentiel dans la détresse [des hommes] , je veux dire leur asservissement personnel, pourrait être supprimé ! Assez de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages de machine d’une nouvelle société, la honte de l’esclavage pourrait être transformée en vertu ! Assez d’avoir un prix pour lequel on cesse d’être une personne pour devenir un rouage ! Etes-vous complice de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible ? (…) Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous savez à peine vous posséder vous-mêmes ? Si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d’une boisson qui a perdu sa fraîcheur ? »

 

NIETZSCHE, Aurore (1881, Livre 3ème, § 173 – 206)

 

2. Une société qui ne connaît plus d’autres liens que celui du travail est une société de masse, antipolitique, qui dissout les individualités et les différences, une communauté où chacun apprend à marcher au même pas que les autres.

 

. « L’uniformité qui règne dans un société basée sur le travail et la consommation, et qui s’exprime dans le conformisme, est intimement liée à l’expérience somatique du travail en commun, où le rythme biologique du travail unit le groupe de travailleurs au point que chacun d’eux à le sentiment de ne plus être un individu mais véritablement de faire corps avec les autres. Il est certain que cela allège le labeur, comme pour chaque soldat le pas cadencé facilite la marche (…) le seul ennui, c’est que les meilleures « conditions sociales » sont celles dans lesquelles il est possible de perdre son identité. Cette réduction à l’unité est foncièrement antipolitique ; c’est exactement l’opposé qui règne dans les sociétés politiques et qui – pour reprendre l’exemple aristotélicien – ne consiste pas en l’association de deux médecins mais à l’association établie entre un médecin et un cultivateur, «  et en général entre gens différents et inégaux ».[1]

 

HANNAH ARENDT, La Condition de l’homme moderne.

 

 

B/ Or, travailler ne peut-il être une façon d’affirmer ce que l’on est dans ce que l’on fait ?

 

« Par le travail [la conscience] parvient à elle-même. Certes, dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître, le côté de la relation inessentielle à la chose semblait être échu à la conscience servante, dans la mesure où la chose y conserve son autonomie. Le désir s’est réservé la négation pure de l’objet et le sentiment de soi sans mélange qu’elle procure. Mais précisément pour cette raison, ce contentement n’est lui-même qu’évanescence, car il lui manque le côté objectal de ce qui est là et préexiste. Tandis que le travail est désir réfréné, évanescence contenue : il façonne. La relation négative à l’objet devient forme de celui-ci, devient quelque chose qui demeure ; précisément parce que pour celui qui travaille, l’objet a de l’autonomie. Cet élément médian négatif, l’activité qui donne forme, est en même temps la singularité ou le pur être pour soi de la conscience qui accède désormais, dans le travail et hors d’elle-même, à l’élément de la permanence ; la conscience travaillante parvient donc à la contemplation de l’être autonome, en tant qu’il est elle-même »

 

HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit.

 

 

 

II. LA DIVISION DU TRAVAIL EN QUESTION

 

A/ la division technique du travail accroît la productivité et les richesses

 

« Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s’est fait souvent remarquer : une manufacture d’épingles.

Un homme qui ne se serait pas façonné à ce genre d’ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l’invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu’il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n’en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l’ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employée à émoudre le bout qui reçoit la tête. Cette tête est elle-même l’objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre ; c’est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d’y bouter les épingles ; enfin l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d’autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois.

J’ai vu un petite manufacture de ce genre qui n’employait que dix ouvriers, et où par conséquent quelques-uns d’eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d’épingles par jour ; or, chaque livre contient au-delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d’épingles dans une journée ; donc chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme faisant dans la journée quatre mille huit cents épingles. Mais s’ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s’ils n’avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d’eux assurément n’eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c’est-à-dire pas, à coup sûr, la deux cent quarantième partie, et pas peut-être la quarante mille huit centième partie de ce qu’ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d’une division et d’un combinaison convenables de leurs différentes opérations ».

 

ADAM SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.

 

 

B/ La division du travail, technique ou même sociale, transforme l’activité de l’homme en une « puissance étrangère » qui le domine. Le communisme est l’idéal d’une réappropriation par les hommes du sens de leur activité.

 

« Et enfin la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu’il y a scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, aussi longtemps donc que l’activité n’est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l’action propre de l’homme se transforme pour lui en une puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il la domine. En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique, et il doit leu demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence ; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus comme de leur puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle ; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité ».

 

MARX, L’idéologie allemande.

 

 

Quel sens prendrait un rapport de production proprement humain ?

 

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1/ Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité (…) 2/ Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3/ J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4/ J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ».

 

MARX, Œuvres II (« Economie »)

 

 

 

LA TECHNIQUE : LE MOYEN PAR LEQUEL L’ESPRIT CONQUIERT SA LIBERTE OU L’ASSERVISSEMENT DE L’HOMME A SA PROPRE VOLONTE ?

 

 

A/  La technique comme conquête par l’homme du monde et de sa propre humanité.

 

1/ Le mythe de Prométhée

« C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution : « Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon œuvre ». La permission accordée, il se met au travail.

Dans cette distribution, il donne aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains, il accorde des armes ; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu’il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l’habitation souterraine. Ceux qu’il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d’empêcher aucune race de disparaître.

Après qu’il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s’occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s’occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines ; à quelques-uns il attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse ; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de l’espèce.

Or, Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l’espèce humaine, pour laquelle, faute d’équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l’homme sortît de la terre pour paraître à la lumière.

Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté D’Héphaïstos et d’Athéna, et en même temps le feu – car, sans le feu, il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service – puis, cela fait, il en fit présent à l’homme.

C’est ainsi que l’homme fut mis en possession des arts [des techniques] utiles à la vie, mais la politique lui échappa : celle-ci en effet était auprès de Zeus ; or Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer sans être vu dans l’atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu’ils aiment, si bien qu’ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l’homme. C’est ainsi que l’homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on accusé de vol. »

 

PLATON, Protagoras.

 

2/ comment la technique peut « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

 

« Sitôt que j’eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »

 

DESCARTES, Discours de la méthode (Sixième Partie)

 

 

B/ Est-ce la technique qui nous sert ou bien sommes-nous à son service ?

 

1/ La différence entre l’outil et la machine : on dispose librement de l’outil, on s’adapte à la machine.

« La différence décisive entre les outils et les machines trouve peut-être sa meilleure illustration dans la discussion apparemment sans fin sur le point de savoir si l’homme soit « s’adapter » à la machine ou la machine s’adapter à la « nature » de l’homme. Nous avons donné au premier chapitre la principale raison expliquant pourquoi pareille discussion ne peut être que stérile : si la condition humaine consiste en ce que l’homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de son existence ultérieure, l’homme s’est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes. L’intérêt de la discussion à notre point de vue tient donc au fait que cette question d’adaptation puisse même se poser. On ne s’était jamais demandé si l’homme était adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d’artisanat à toutes les phases du processus de l’œuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s’adaptent ou s’asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait ».

 

HANNAH ARENDT, Condition de l’homme moderne.

 

2/ La machine ou « la puissance du Maître » qui transforme l’ouvrier en un « mécanisme vivant ».

 

« Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici, il ne fait que le suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux (…)

En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu’elle ne crée pas seulement des choses utiles, mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l’ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c’est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le processus du travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.

La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l’avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu’elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L’habileté de l’ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître »

 

KARL MARX, Le Capital (Livre I, Chapitre XV, 1867)

 

C/ La technique engendre-t-elle ses propres fins ?

 

1/ La séparation des fins et des moyens est une abstraction : les techniques dont nous usons déterminent le style de notre activité et de notre existence.

 

« Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne les sentiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire par lui-même un jugement sur le monde, il lui offrit une voiture à cheval. « Maintenant, tu n’as plus besoin d’aller à pied », telles furent ses paroles ; « Maintenant je t’interdis d’aller pied », tel était leur sens. « Maintenant tu ne peux plus aller à pied », tel fut leur effet ». (Histoires enfantines)

 

« La première réaction devant la critique à laquelle nous allons soumettre ici la radio et la télévision sera à coup sûr : on n’a pas le droit de généraliser ainsi ; tout dépend de ce que nous « faisons » de ces inventions, de la manière dont nous nous en servons, de la fin en vue de laquelle nous choisissons ces moyens : est-elle bonne ou mauvaise ? est-elle humaine ou inhumaine ? est-elle sociale ou antisociale ?

Cet argument optimiste –si tant est qu’on puisse le qualifier d’argument- remonte à l’époque de la révolution industrielle, et bien qu’il soit rebattu, il continue d’être utilisé dans tous les camps comme une évidence.

Sa valeur est plus que douteuse. Il présuppose que nous pouvons librement disposer de la technique, et qu’il existe des fragments de notre monde qui ne seraient que de purs « moyens » auxquels on pourrait attacher à sa guise de « bonnes fins ». Tout cela n’est que pure illusion. Les inventions relèvent du domaine des faits, des faits marquants. En parler comme s’il s’agissait de « moyens » -quelles que soient les fins auxquelles nous les faisons servir –ne change rien à l’affaire. En fait, le grand clivage de notre vie en « moyens » et « fins », dont cet argument est l’expression accomplie, n’a rien à voir avec la réalité. Nous ne pouvons pas diviser notre existence envahie par la technique comme on divise une rue et la découper en tronçons isolés les uns des autres, soigneusement délimités, en apposant sur les uns une plaque marquée « moyen » et sur les autres une plaque marquée « fin » (…) L’humanité véritable commence plutôt là où cette distinction perd son sens, là où les moyens aussi bien que les fins sont à ce point imprégnés du style même des us et des coutumes que, devant des fragments de la vie ou du monde, on ne peut reconnaître (et on ne demande d’ailleurs même plus) s’il s’agit de « moyens » ou de « fins », là où « le chemin qui mène à la fontaine rafraîchit autant que l’eau qu’on y boit » (…)

Ce qui nous mobilise et nous démobilise, ce qui nous informe et nous déforme, ce ne sont pas seulement les objets retransmis par le « moyen » mais les moyens eux-mêmes, les instruments eux-mêmes qui ne sont pas de simples objets que l’on peut utiliser mais déterminent déjà, par leur structure et leur fonction, leur utilisation ainsi que le style de nos activités et de notre vie, bref, nous déterminent. »

 

GÜNTHER ANDERS, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (« Tout moyen est davantage qu’un moyen », 1956)

 

2/ Quelle âme pour notre corps technique ? Il faut une « mystique » capable de donner sens à la technique afin que «l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser et à regarder le ciel ».

« Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagera-t-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devait être, dans ce qui en fait l’essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, (...) sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux. Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra  des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. »

 

Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (PUF, pp. 329-331)

 

 

 

 

 

 


 

[1] Par « politique », Arendt n’entend absolument pas la forme d’un pouvoir, une souveraineté étatique, engageant une relation de domination. La politique a son sens antique ici, celui d’une relation intersubjective libre où l’homme apparaît à l’homme dans sa singularité. Là où, dans la relation de travail règne l’uniformité, la relation politique est le domaine de la liberté, « l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition ».