LES HOMMES ONT-ILS BESOIN DE POLITIQUE ?

 

            Définir la politique comme un besoin, c’est la reconnaître d’emblée comme une condition nécessaire de la condition humaine. De même que tout autre besoin, la politique pourrait ainsi apparaître comme un manque qui détermine l’existence des hommes, telle que leur existence ne pourrait se déployer et se conserver si ce besoin politique n’était pas satisfait. Or, en quelle mesure la politique peut-elle être interprétée comme un besoin dont la satisfaction serait impérieuse ? En quelle mesure la vie en commun des hommes requiert ainsi la politique comme une condition nécessaire dont elle ne pourrait se passer ?

            Sauf à supposer la possibilité pour les hommes de s’accorder spontanément, la politique peut bien être interprétée comme un besoin dont la vie en commun requiert la satisfaction, car en effet la pluralité humaine pourrait-elle être ramenée à l’unité et préserver son unité en dehors d’une politique, c’est-à-dire d’un pouvoir souverain, garant de cette vie en commun et de l’ordre qui la rend possible ? En ce sens, on peut attribuer une telle nécessité à la politique, si l’on considère que toute société a pour fondement un contrat de Droit qui donne forme et réalité à la vie en commun par la reconnaissance partagée d’un ordre légitime et d’une autorité capable de le défendre. Partant, toute société n’aurait-elle pas besoin d’une politique, dans la mesure où cette dernière, en donnant forme à l’unité de la pluralité, serait au fondement de toute existence sociale ? Sans politique, la société ne serait-elle ainsi pas menacée d’éclater sous ses propres contradictions ?

            Or, ne serait-ce pas pour le moins appauvrir le sens de la vie en commun mais aussi de la politique, que d’interpréter ainsi la politique exclusivement comme l’affirmation d’un pouvoir souverain et de réduire de même la relation politique à la nécessité et à la naturalité du besoin ? Si les hommes, en effet, ont besoin de politique, est-ce vraiment comme un troupeau qui aurait besoin de son berger ? La politique peut-elle être ainsi réduite à la nécessité d’un pouvoir ? Est-ce vraiment comme une simple condition nécessaire de la vie en commun que la politique prend sens ? N’est-elle pas plus essentiellement la forme par laquelle les hommes donnent forme à leur condition dans un dialogue et une histoire partagés ? D’autre part, la politique est-elle un besoin ou une volonté partagée ? Peut-on ainsi l’interpréter comme une forme naturelle et nécessaire sans trahir son sens ? Ne serait-ce contester la décision et la liberté qu’elle engage ? Loin de subir la politique comme une nécessité, les hommes ne mettent-ils pas en jeu, au contraire, leur liberté et leur capacité à inventer dans toute relation politique ?

            Partant, qui définit la politique comme un besoin assure sans doute son caractère nécessaire mais – et c’est là la difficulté – risque aussi de menacer son sens, en la réduisant à l’affirmation d’un pouvoir souverain que les hommes subiraient. Or, la politique est-elle encore un besoin pour chaque homme si chacun ne peut y jouer librement le sens de la vie qu’il partage avec d’autres ?

            Pour faire face à cette difficulté, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure il est sans doute pertinent de reconnaître la politique comme un besoin pour les hommes, parce qu’elle rend possible l’unité et la conservation de la société. Puis, nous verrons en quel sens ce besoin dépasse la simple urgence animale de la conservation de l’unité du groupe pour engager une expression proprement humaine. Enfin, nous nous demanderons si la politique peut être vraiment pensée selon le modèle de la naturalité du besoin, si une telle interprétation ne nous fait pas ignorer la part de liberté et d’inventivité qu’engage la relation politique.

 

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            De prime abord, définir la politique comme un besoin pour les hommes, c’est l’estimer aussi indispensable qu’inévitable pour toute société. En la reconnaissant comme telle, on lui attribue non seulement la valeur d’une nécessité mais aussi d’une urgence.

            Telle pourrait bien apparaître la politique, si l’on considère que la vie en commun des hommes ne peut se passer d’un contrat qui les unit et les fait s’accorder sur une loi et une autorité commune. Ainsi, la pluralité humaine ne pourrait être conduite à l’unité sans un contrat et une autorité souveraine capable d’en garantir l’effectivité. Dans cette perspective, le besoin de politique peut être compris comme la nécessité de l’affirmation d’un pouvoir ordonnateur qui donnerait forme à l’unité d’une société, société qui ne pourrait préserver son unité sans ce pouvoir. Un penseur du contrat tel que Hobbes n’est sans reconnaître, dans le Léviathan,  la politique comme un tel besoin, aussi impérieux qu’urgent pour les hommes. En effet, selon lui, en dehors d’un pouvoir souverain qui garantit l’unité de la vie en commun, en s’incarnant comme une force souveraine garantissant le respect des lois, les hommes ne pourraient jamais dépasser les contradictions propres à leur existence naturelle et séparée, se menaçant continuellement les uns les autres, dans un état de guerre perpétuelle qui caractériserait l’homme à l’état de nature. Dès lors, la politique serait ce pouvoir qui rend possible la vie en commun en en préservant l’ordre. La société des hommes n’aurait ainsi d’existence que par l’entremise de cette force souveraine qui lui confère son unité.

Sans la politique, le commun ne pourrait ainsi prendre forme. La politique serait un besoin en tant qu’elle affronterait le problème essentiel de l’unité d’une pluralité, unité qui elle-même serait contingente sans son institution par une politique qui la rend possible et en garantit la permanence. C’est en ce sens que Platon reconnaît la politique comme l’expression la plus décisive et précieuse de la condition humaine. En effet, si la vie en commun requiert selon lui une politique de façon impérieuse, c’est dans la mesure où la politique est l’effort pour ramener à l’unité une multiplicité, pour unir ce qui, par nature, aurait tendance à se séparer, pour joindre ce qui, sans elle, serait disjoint. Dans le Politique, Platon compare ainsi l’art du politique à celui du tisserand : de la même façon qu’un tisserand unit dans une même étoffe des fils dont les qualités sont distinctes et parfois contradictoires, de même la tâche du politique est de joindre des caractères distincts, afin qu’ils ne s’affrontent pas et se fécondent les uns les autres. Ainsi, la politique serait cet art qui garantit l’unité de la Cité en accordant les différences qui la composent, unité qui suppose que la politique éclaire les fins les plus humaines capables d’orienter les membres de la société et de définir le meilleur usage possible des biens et des techniques. Science panoptique, la politique doit ainsi être la pensée d’une totalité unifiée qui, sans elle, se disperserait au hasard des conflits. En effet, quelles que soient ses richesses et ses performances techniques, une société qui se développe sans se poser la question de l’usage humain des biens dont elle dispose (ce qui est la question que la politique affronte) court immanquablement à sa perte. Telle est la leçon du mythe de l’Atlantide, que Platon développe dans le Critias et le Timée : aussi ingénieuse que soit cette civilisation, elle finit par éclater sous ses contradictions, faute d’une politique capable d’orienter son devenir.

On voit dès lors qu’en reconnaissant la nécessité de la politique, jusqu’à lui donner l’urgence d’un besoin, on n’est pas sans contester cette nécessité à la vie en commun des hommes. En effet, les hommes auraient ainsi besoin de politique dans la mesure où leur existence commune et l’ordre qui détermine les sociétés, loin d’être des faits naturels et nécessaires, seraient au contraire problématiques, objets de polémiques et contingents. Autrement dit, ce besoin de politique serait le signe de la façon dont les membres d’une société font de l’ordre qui les unit l’objet d’un débat et d’un dialogue conflictuel. Dès lors, la politique signifierait avant tout la façon dont les hommes substitueraient à la simple pression des besoins naturels l’exigence d’une raison partagée. En effet, si l’on peut admettre que les hommes s’unissent par besoin, comme le souligne Socrate dans un passage de la République de Platon, il n’en demeure pas moins que cette logique du besoin est aussi ce qui menace à terme l’unité de la société. Ainsi, selon Platon, un ordre de raison doit se substituer à cet ordre premier et naturel : si les hommes ont ainsi besoin de politique, c’est justement afin de transcender la logique de leurs besoins. La nécessité de la politique serait celle d’un ordre pensé, produit d’une raison, qui détermine et oriente l’existence humaine. En ce sens, ce besoin de politique découvre à quel point l’humanité n’est pas un fait naturel et immédiat : l’homme est cet être dont l’existence requiert l’autonomie, qui doit inventer par lui-même les conditions de son existence partagée. En ce sens, on pourrait dire que l’humanité est un artifice de la raison et de la liberté ; le besoin de politique révèle ce travail par lequel les hommes donnent réalité à leur identité.

 

Dès lors, la politique peut bien en effet être définie comme un besoin pour les hommes, dans la mesure où elle est le pouvoir qui garantit l’ordre et l’unité de la société, ainsi que la raison qui oriente la vie en commun, en la tournant vers des fins et des idéaux proprement humains.

Or, en définissant ainsi la politique comme un besoin, parce qu’elle serait un pouvoir souverain nécessaire, n’en appauvrit-on pas le sens ? N’interprète-t-on pas la vie en commun des hommes selon une logique animale ? En effet, cette vie est-elle semblable à celle d’un troupeau qui ne pourrait se passer d’un berger pour le surveiller ? Partant, si la politique est nécessaire, ne pourrait-on lui reconnaître une nécessité proprement humaine ? La politique n’est-elle rien d’autre, pour les hommes, que le besoin d’un pouvoir qui les transcende et les soumet ?

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Qui interprète la politique comme un besoin peut tendre à rendre naturel, nécessaire et, par là-même, inévitable le pouvoir dont elle peut être l’affirmation. La politique, dans ce cas, prend la forme d’une autorité souveraine à laquelle les hommes devraient se soumettre, ne pouvant vivre sans cette contrainte commune. Affirmée comme un besoin, la politique cesse alors d’être l’occasion d’un choix mais devient aussi indispensable qu’inévitable. Or, est-ce seulement en ce sens que la politique peut être définie comme un besoin ? N’est-elle ainsi que le nom d’une servitude consentie parce que nécessaire ? Au lieu d’être un pouvoir qui s’impose aux hommes, la politique n’est-elle pas au contraire un besoin qui procède de leur nature même ? En ce sens, faut-il reconnaître dans la politique la simple condition nécessaire de la vie en commun ? N’est-elle pas plutôt la fin que poursuivent les hommes et qui donnent sens à leur condition ?

Comme on le voit, ce n’est pas sans ambiguïté que l’on peut interpréter la politique comme un besoin, car ce peut être aussi une façon de justifier n’importe quel ordre de société, même le plus tyrannique. A l’inverse, en la définissant ainsi, on peut aussi la considérer comme l’expression immanente de notre humanité : la politique serait alors un besoin pour les hommes, dans la mesure où c’est politiquement que la condition humaine peut se déployer. Tel est bien l’enjeu de la fameuse définition de la nature humaine proposée par Aristote au début de sa Politique : « L’homme, nous dit Aristote, est un animal politique » (un zoon politikon). Or, dans cette définition, Aristote désigne la fin naturelle (le télos), qui désigne en propre la condition humaine. Si les hommes ainsi ont besoin de politique, c’est ainsi dans la mesure où l’homme n’est pas un être solitaire, au sens où il pourrait accomplir son existence, atteindre à sa perfection propre et au bonheur en dehors d’une vie partagée. Comme le dit Aristote, un homme seul est « soit un dieu, soit un monstre ». Au contraire des sophistes, Aristote ne conçoit pas la vie en commun comme un pis-aller, une nécessité dont il faudrait s’accommoder. Si cette vie partagée relève du besoin, ce n’est pas parce que les hommes ne peuvent pas faire autrement que vivre en commun, c’est beaucoup plus positivement parce que la relation aux autres hommes est ce qui permet à chacun de donner sens à son humanité. Ainsi, la politique définirait ce besoin par lequel tout homme poursuit le sens de sa condition partagée, dans le dialogue qui l’unit aux autres membres de la société. Si Aristote reconnaît la relation politique comme la plus humaine qui soit, c’est dans la mesure où les autres relations ne sont pas sous condition d’égalité comme elle peut l’être : l’espace politique ouvre la possibilité d’une parole partagée, où les hommes affrontent en commun le sens de leur condition.

Dès lors, si l’on peut définir la politique comme un besoin, on ne saurait la réduire à un besoin d’ordre. Elle signifie avant tout un besoin d’expression, celle d’une parole et d’une raison partagée, qui engage  l’humanité de tout homme. Si un tel dialogue peut être qualifié de besoin, c’est dans la mesure où il décide de nos destins. Comment pourrions-nous, en effet, donner sens à nos libertés individuelles en dehors des valeurs qui définissent la vie en commun ? En ce sens, la politique peut bien prendre la forme d’une telle nécessité, si l’on mesure à quel point notre existence individuelle est solidaire de cette vie en commun. Comme le souligne ainsi Rousseau, dans un passage du Contrat social, il serait fort naïf de croire que l’on peut mener son existence sans souci de cette vie partagée ; celui qui le croit, nous dit-il, est semblable aux compagnons d’Ulysse enfermés dans l’antre du Cyclope, ne se préoccupant du sort commun que le jour où son tour est venu d’être dévoré. Besoin, la politique le serait ainsi parce que nous ne pourrions ignorer ainsi que notre sort est partagé et qu’il y aurait abstraction à penser, comme le souligne Marx, dans un passage de la Sainte famille, que nous sommes des « atomes » isolés les uns des autres, sans voir que nos existences sont liées.

En ce sens, les membres d’une société ne sont jamais aussi susceptibles de subir le despotisme que lorsqu’ils se désintéressent de la politique. Si les hommes ont besoin de politique, ce n’est pas dans le sens où ils auraient besoin de s’en remettre à une autorité transcendante, mais, au contraire, en vue de se mêler de politique et d’empêcher quiconque d’en faire l’enjeu d’un pouvoir exclusif et réservé. Ainsi, en interprétant la politique comme un besoin pour tout homme, on ne ferait que rappeler qu’elle est l’affaire de tous. Tel que le souligne Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, c’est l’oubli d’une telle nécessité partagée qui menacent les sociétés démocratiques d’un despotisme larvé, d’autant plus insidieux qu’il prendrait les formes d’un Etat paternaliste. Se désintéresser de la politique, ignorer à quel point elle est un besoin partagé, ce serait ignorer la façon dont les libertés dont nous jouissons sont sous condition d’un destin collectif. Dès lors, la politique peut être définie comme un besoin, en tant qu’il est toujours urgent pour chaque citoyen de s’en mêler, afin de rappeler toute autorité à la nécessité qui est la sienne de prouver sa légitimité et de se soumettre à la critique. Partant, le besoin de politique qui anime les hommes n’est pas le besoin de se soumettre à une autorité souveraine, mais plutôt le besoin de soumettre tout pouvoir et toute autorité à la volonté générale. Le besoin partagé de politique est ainsi une façon de refuser à tout pouvoir le droit de se croire nécessaire.

 

Dès lors, quel est le sens de cette nécessité qu’engage la politique ? Si elle est un besoin, de quoi ce besoin procède-t-il ? N’est-elle pas expressive avant tout d’un besoin de liberté ? Peut-on encore, dans ce cas, l’interpréter comme l’expression d’un besoin, d’une nécessité naturelle qui s’imposerait à nous ? La politique n’est-elle pas plutôt l’expression d’un désir ? Partant, loin de s’inscrire dans une quelconque nécessité, n’est-elle pas la façon dont les hommes substituent leur liberté à toute forme de destin qui s’imposerait à eux ?

 

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            Qui définit la politique comme un besoin l’interprète comme une détermination de la nature humaine : les hommes ne pourraient se passer de politique, soit, comme nous l’avons vu, parce qu’elle est la condition nécessaire de leur vie en commun, soit parce qu’elle est la finalité qui donne sens à leur humanité et qui permet d’évaluer la légitimité de toute autorité.

Or, en faisant ainsi de la politique un besoin, ne passe-t-on pas à côté de son sens ? Peut-elle être, en effet, réduite ainsi à une détermination nécessaire ? La politique n’est-elle pas au contraire l’expression de l’autonomie humaine, la façon dont les hommes, au lieu de subir une identité qui s’imposerait à eux, l’invente et la recrée continûment ?

Partant, la politique ne nous renvoie peut-être pas essentiellement à ce qui serait nécessaire pour vivre en commun ; elle exprime bien plus une volonté partagée, la décision de placer nos existences sous des lois communes et cela contre toute distribution naturelle, inégalitaire des rôles entre les membres d’une société. Dans le dialogue en commun qui les unit, ce n’est pas simplement leurs besoins que les hommes expriment mais bien plus leurs rêves, leurs espoirs et les désirs capables d’éclairer leur histoire partagée. Autrement dit, la politique, loin de relever du besoin, loin ainsi de renvoyer les hommes à ce qui les détermine nécessairement, est bien plus l’invention d’un idéal commun qui se dresse contre la nécessité et la violence des faits. Ainsi que le souligne Cornélius Castoriadis, dans un passage de L’institution imaginaire de la société, la politique se signifie dans le refus de tout ce qui voudrait se faire passer pour nécessaire et inévitable : telle qu’il la définit, la politique consiste à estimer qu’ « il n’y a rien d’inéluctable », que le destin des hommes est toujours suspendu au choix qu’ils en feront. Ce que Castoriadis nomme ainsi le « grand Guignol » est la façon dont on voudrait faire croire en une forme nécessaire (et tragique) des sociétés, comme si leur ordre ne pouvait être contesté, ne procédait pas d’un choix politique, au lieu d’être la conséquence de causes aussi nécessaires que celles qui président à l’ordre naturel. « Et si l’humanité, note-t-il, périt un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse d’appeler cela une tragédie. Je l’appelle une connerie ».

Dès lors, loin d’être un besoin, loin de prolonger une quelconque nature humaine déterminée, la politique est peut-être au contraire la façon dont l’homme invente son identité en commun et s’empare de son destin pour en faire une histoire, c’est-à-dire pour ordonner son existence à un projet idéal. Politiquement, les hommes cessent de s’affronter selon leur identité naturelle : ils deviennent citoyens. Or, le rôle de citoyen rompt avec nos identités naturelles, sociales ou économiques. Cette identité politique est une création du Droit, issue de la façon dont les membres d’une société font choix de l’ordre auquel ils obéissent.

 Produit d’une volonté, la politique serait ainsi cette façon dont, dans le dialogue qui les unit, les membres d’une société contestent les identités (naturelles, sociales, culturelles) qui les séparent, afin de créer et donner réalité à leur être-ensemble. Tel est bien ce que souligne le philosophe contemporain Jacques Rancière, dans la Mésentente : selon lui, la politique n’est aucunement réductible au pouvoir souverain qui ordonne la société et renvoie chaque membre de la société à la place qu’il serait censé tenir dans cet ordre. En ce sens, on ne saurait réduire la politique à la police (au sen fort du terme, c’est-à-dire la mise en ordre d’une société). La politique consiste bien plutôt dans une parole qui bouleverse les identités figées et la distribution des rôles dans la société ; elle est cet effort pour subvertir le jeu naturel des besoins et substituer aux identités sociales une identité politique qui renverse la hiérarchie sociale. Ainsi, quand Marx dans son Manifeste du parti communiste enjoint aux prolétaires de tous les pays de s’unir, il n’entend pas ici par « prolétaires » uniquement les membres de la classe ouvrière (fausse interprétation de la pensée de Marx qui aura des conséquences historiques tragiques) : le « prolétaire » qu’il invoque ici n’a pas sa « place » sociale ; il est une identité politique qui dépasse les clivages sociaux ; est « prolétaire » celui qui considère que l’existence humaine consiste non dans la possession effrénée des biens, non dans « l’avoir », mais dans « l’être ». En ce sens, est prolétaire celui qui se reconnaît dans cette exigence de refonder le sens de l’existence humaine et de la vie en commun.

Dès lors, loin de prolonger le jeu naturel des besoins ou d’être uniquement ce qui exprimerait les besoins sociaux, naturels et nécessaires, des membres d’une société, la politique est peut-être bien plus l’expression d’un désir proprement humain d’inventer un idéal d’existence commune, qui ne soit pas simplement le prolongement des rapports de force naturels. Politique serait le nom de ce dialogue par lequel les hommes contrarient les rôles qui les définissent et les opposent à partir d’un contrat de Droit qui procède de leur liberté partagée. Si, comme le dit Kant, dans un passage de Vers la paix perpétuelle, « la politique doit plier le genou devant le droit », il lui appartient aussi de donner voix à l’invention du Droit, c’est-à-dire à cette autonomie partagée par laquelle les hommes substituent l’idéal aux faits qui les terrassent. En ce sens, la politique est par essence l’expression même de notre volonté, car, comme toute volonté, elle soutient ce qui est possible contre ce qui est.

 

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            Ainsi, comme nous l’avons vu, la politique peut bien apparaître comme un besoin pour les hommes, dans la mesure où elle semble aussi nécessaire que précieuse, afin de rendre possible la vie en commun des membres d’une société et de préserver l’unité et l’ordre de la société.

            Toutefois, ne serait-ce appauvrir le sens de la politique que de la réduire ainsi à ce besoin de pouvoir ? Ne serait-ce pas de même considérer les hommes comme des bêtes de troupeau que d’estimer ainsi qu’ils ne peuvent se passer d’un berger pour veiller sur eux ? Si la politique est un besoin, n’est-elle pas plutôt l’expression d’un besoin de liberté et d’humanité, bien plus que d’ordre et de pouvoir ?

            Aussi ne serait-il pas plus juste de reconnaître en elle une volonté et un désir, bien plus qu’un besoin ? Ce n’est pas par nécessité que les hommes s’assemblent et débattent politiquement ; ce n’est pas simplement par besoin, mais c’est aussi pour rêver, non d’un rêve qui les bercerait d’illusion, mais de ces rêves dont on exige qu’ils prennent réalité. Dès lors, la politique n’est pas le discours qui se contente de faire le compte des besoins d’une société, elle est ce qui donne voix à l’invention de l’homme par l’homme, à l’idéal contre les faits. Que la politique soit l’expression d’une volonté partagée et non du besoin, c’est là l’écart qui la sépare de l’économie : le citoyen n’est pas le travailleur, soumis à la nécessité de ses besoins ; il est une parole libre qui renverse le jeu des rapports de force sociaux. Aux fictions de la nécessité sociale et économique, la politique oppose une exigence d’autonomie. Va sans dire, une telle politique fait aujourd’hui défaut.