LES METAMORPHOSES DU MOI

Nijinsky 

 

1/ Le Moi : entre évidence et énigme

 

Existence et certitude de soi

« Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.

Mais sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente que celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance qui me met en esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de le produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps ; j’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Tant s’en faut ; j’étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.

Mais je ne connais pas encore assez clairement quel je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance que je soutiens être plus certaine que toutes celles que j’ai eues auparavant. »

 

DESCARTES, Méditations métaphysiques (Méditation seconde)

 

 

 

L’insaisissable Moi

 

« Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est pas ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »

 

BLAISE PASCAL, Pensées (§688)

 

 

 

2/ Existe-t-il un Moi unique ou bien une pluralité contradictoire de figures de soi ?

 

 

Le Moi n’est pas une chose qui perdure dans son unité ; il n’est que la conscience de nos sensations disparates.

 

« Il y a des philosophes qui s’imaginent que nous avons à tout instant la conscience intime de ce que nous appelons notre MOI ; que nous sentons son existence et sa persévérance dans l’existence, et que nous sommes certains, par une évidence au-dessus de toute démonstration, à la fois de son identité et de sa simplicité (…)

Pour moi, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi-même, c’est toujours pour tomber sur une perception particulière ou sur une autre : une perception de chaud ou de froid, de lumière ou d’obscurité, d’amour ou de haine, de peine ou de plaisir.

Je ne puis arriver à me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. (…)

Si quelqu’un réfléchissant à cela sérieusement et sans préjugé, pense avoir une notion différente de lui-même, j’avoue qu’il m’est impossible de raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point-là. Peut-être perçoit-il quelque chose de simple et de continuellement existant qu’il appelle lui-même, quoique je sois certain qu’il n’y a pas en moi un tel principe ».

 

HUME, Traité de la nature humaine.

 

 

Le Fétichisme du Moi

 

«16

 

 Il y a encore d’innocents adeptes de l’introspection qui croient qu’il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense » ou, comme ce fut la superstition de Schopenhauer, «  je veux », comme si la connaissance parvenait ici à saisir son objet dans sa pureté nue, ainsi qu’une « chose en soi », et comme si, ni de la part du sujet ni celle de l’objet, n’intervenait aucune falsification. Mais les termes de « certitude immédiate », de « connaissance absolue », de « chose en soi » impliquent une contradictio in adjecto, je le répéterai cent fois ! On devrait enfin cesser de se laisser abuser par les mots ! Le peuple peut bien croire, à la rigueur, que la connaissance va au fond des choses, mais le philosophe, lui, doit se dire : si j’analyse le processus qu’exprime la proposition « je pense », j’obtiens toute une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, peut-être impossible de fonder ; par exemple que c’est moi qui pense, qu’il faut qu’il y ait un quelque chose qui pense, que la pensée est le résultat de l’activité d’un être conçu comme cause, qu’il y a un « je », enfin que ce qu’il faut entendre par pensée est une donnée déjà bien établie, - que je sais ce qu’est penser. Car si je n’avais déjà, en mon for intérieur, tranché la question, quel critère me permettrait de décider si cet acte intérieur n’est pas « vouloir » ou « sentir » ? Bref, ce « je pense » suppose que je compare, pour établir ce qu’il est, mon état du moment à d’autres états que m’a révélés l’expérience de mon moi ; du fait que je doive me reporter ainsi à un « savoir » venu d’ailleurs, ce « je pense » n’a pour moi aucune « certitude immédiate ». – Au lieu de cette « certitude immédiate », à laquelle peut bien croire le peuple, le philosophe a l’embarras d’une série de questions métaphysiques, vrais cas de conscience de l’intellect, telles que : « D’où est-ce que je prends la notion de pensée ? », «  « Pour quelles raison croire à la cause et à l’effet ? », «  Qui me donne le droit de parler d’un « je », et d’un « je » qui soit une cause, et pour comble, cause de pensée ? » Celui qui, invoquant une espèce d’intuition de la connaissance, croit pouvoir répondre aussitôt à ces questions métaphysiques, comme on le fait quand on dit : « Je pense et je sais que cela au moins est vrai, réel et certain » - celui-là ne rencontrera aujourd’hui chez un philosophe qu’un sourire et se heurtera à deux points d’interrogation. «  Monsieur, lui donnera peut-être à entendre le philosophe, il est peu vraisemblable que vous ne vous trompiez pas ; mais aussi, pourquoi est-ce absolument la vérité qu’il vous faut ? »

 

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« En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut, et non quand « je » veux, c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l’antique et fameux « je », ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une « certitude immédiate ». Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer qu’il y a quelque chose qui pense ; déjà ce « quelque chose » comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : « penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc… » C’est par un syllogisme analogue que l’ancien atomisme ajoutait à la force agissante ce petit grumeau de matière qui en serait le siège et à partir duquel elle agirait : l’atome ; des esprits plus rigoureux ont enfin appris à se passer de ce « résidu de la terre », et peut-être les logiciens eux aussi s’habitueront-ils un jour à se passer de ce petit « quelque chose », qu’a laissé en s’évaporant le brave vieux « moi ».

 

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal (« Des préjugés des philosophes », § 16 et 17)

 

 

Le Moi : un jeu de forces mouvantes

« Le moi ne consiste pas dans l’attitude d’un seul être vis-à-vis de plusieurs entités (instincts, pensées, etc.) ; au contraire, le moi est une pluralité de forces quasi personnifiées, dont tantôt l’une, tantôt l’autre, se situe à l’avant-scène et prend l’aspect du moi ; de cette place, il contemple les autres forces, comme un sujet contemple un objet qui lui est extérieur, un monde extérieur qui l’influence et le détermine. Le point de subjectivité est mobile ; probablement ressentons-nous les degrés des forces et des instincts d’une manière spatiale (plus ou moins proche, plus ou moins éloignée) ; nous éprouvons comme un paysage ou comme un plan ce qui, en réalité, est une multiplicité de degrés quantitatifs. Ce qui nous est le plus proche, nous l’appelons « moi » (nous avons la tendance de ne pas considérer comme tel ce qui est éloigné). Habitués à cette imprécision qui consiste à distinguer le « moi » et « le reste » (toi), instinctivement nous faisons de ce qui prédomine momentanément le « moi » total ; en revanche,  nous plaçons à l’arrière-plan du paysage toutes les impulsions plus faibles et nous en faisons un « toi » ou un « il » total. Nous agissons envers nous-mêmes comme envers une pluralité ; et nous reportons sur cette pluralité toutes les « relations sociales », tous les usages sociaux que nous pratiquons à l’endroit des hommes, des animaux, des régions, des choses. Nous nous dissimulons, nous feignons, nous nous faisons peur, nous nous divisons en partis, nous nous jouons des scènes de tribunal, nous nous attaquons, nous nous torturons, nous nous glorifions, nous faisons de telles tendances en nous notre dieu, et de telles autres, notre démon, nous sommes vis-à-vis de nous-mêmes aussi sincères et aussi fourbes que nous avons coutume de l’être en société ».

 

NIETZSCHE, Fragments posthumes (§486)

 

 

 

L’inconscient :

« Le moi n’est pas maître dans sa propre maison »

 

« Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir ».

C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu’elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine équivalent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison ».

 

FREUD, Essais de psychanalyse appliquée (« Une difficulté de la psychanalyse »)

 

 

Que suis-je ? « Un mouvement de foule » !

Comment s’en tenir à soi ? Se figurer comme un MOI monolithique, imperturbable, expressive d’une identité immuable, alors que nous sommes pris, bousculés, par tant d’ascendants inconnus, qui luttent et nous poussent sur leur pente à notre insu même, alors que nous sommes traversés par tant de tendances, par tant de volontés qui ne nous appartiennent pas et qui n’attendent pas notre assentiment pour que nous les exercions, alors même que nous ne sommes que « passages » et « mouvement de foule », gros de tant de personnages prêts à surgir à la moindre occasion, ne sachant même pas ce qui se dit, ce qui pousse, dans nos propres pensées  ?  Entre glissements et gouffres, le sujet n’est qu’un équilibre précaire, une figure accidentelle.

C’est à cette mise « en lambeaux » de la subjectivité que nous convie le poète Henri Michaux dans la postface de Plume. Si nous nous portons à nous-mêmes, en effet, une attention toute poétique,  nous découvrirons qu’il n’y a, en nous, « Rien de fixe. Rien qui soit propriété », que la croyance dans la subjectivité est un leurre qui nous interdit bien des aventures.

Faut-il ainsi s’étonner si c’est le poète qui dénie à la subjectivité ses titres de propriétés ? Tout désir de poésie suppose peut-être que la « petite boutique du moi » soit démantelée, suppose cette impossibilité de s’en tenir à soi.

                   ...  « J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi »...

Si le poète ne se reconnaît pas dans l’évidence de la subjectivité, c’est qu’il est, décidément, sans royaume, que toute poésie est une percée hors des territoires où l’on veut nous cantonner, où l’on nous maintient en « résidence surveillée ». Par-delà l’évidence sociale et la familiarité abstraite du « je », la poésie poursuit une expérience de soi qui outrepasse les conventions de la langue et les catégories sociales qui nous font rejoindre le rang…

 

 

               « J’ai plus d’une fois, senti en moi des « passages » de mon père. Aussitôt, je me cabrais. J’ai vécu contre mon père (et contre ma mère et contre mon grand-père, ma grand-mère, mes arrière grands parents) ; faute de les connaître, je n’ai pu lutter contre de plus lointains aïeux.

Faisant cela, quel ancêtre inconnu ai-je laissé vivre en moi ?

   En général, je ne suivais pas la pente. En ne suivant pas la pente, de quel ancêtre inconnu ai-je suivi la pente ? De quel groupe, de quelle moyenne d’ancêtres ? Je variais constamment, je les faisais courir, ou eux, moi. Certains avaient à peine le temps de clignoter, puis disparaissaient. L’un n’apparaissait que dans tel climat, dans tel lieu, jamais dans un autre, dans telle position. Leur grand nombre, leur lutte, leur vitesse d’apparition -autre gêne- et je ne savais pas sur qui m’appuyer.

   On est né de trop de Mères.- (Ancêtres : simplement chromosomes porteurs de tendances morales, qu’importe ?) Et puis les idées des autres, des contemporains, partout téléphonées dans l’espace, et les amis, les tentatives à imiter ou à « être contre ».

   J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi ».

   En lambeaux, dispersé, je me défendais et toujours il n’y avait pas de chef de tendances ou je les destituais aussitôt. Il m’agace tout de suite. Etait-ce lui qui m’abandonnait ? Etait-ce moi qui le laissais ? Etait-ce moi qui me retenais ?

   Le jeune puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tachetures. C’est la force du puma contre l’ancêtre, mais il ne surmonte pas son goût de carnivore, son plaisir à jouer, sa cruauté.

   Depuis trop de milliers d’années, il est occupé par les vainqueurs.

   Moi se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente d’apparaître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ?

   Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.

On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)

   Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostilité des autres « moi » spoliés).

   La plus grande fatigue de la journée et d’une vie serait due à l’effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.

   On veut trop être quelqu’un.

   Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.

   Mais l’ai-je voulu ? Le voulions-nous ?

   Il y avait de la pression (vis a tergo).

   Et puis ? J’en fis le placement. J’en fus assez embarrassé.

   Chaque tendance en moi avait sa volonté, comme chaque pensée dès qu’elle se présente et s’organise a sa volonté. Etait-ce la mienne ? Un tel a en moi sa volonté, tel autre, un ami, un grand homme du passé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello? Qui sait ?

   Volonté du plus nombre ? Volonté du groupe le plus cohérent ?

Je ne voulais pas vouloir. Je voulais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vouloir et que néanmoins je voulais.

   ... Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien jamais définitivement circonscrit, ni susceptible de l’être. tout : rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit propriété.

   Mes images ? Des rapports.

   Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés du « moi », pertes d’équilibre (phase 2), ou recouvrements d’équilibre (phase 3)  du mouvement du « pensant ». Mais la phase 1 (l’équilibre) reste inconnue, inconsciente.

   Le véritable et profond flux pensant se fait sans doute sans pensée consciente, comme sans image. L’équilibre aperçu (phase 3) est le plus mauvais, celui qui après quelque temps paraît détestable à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’histoire des fausses positions d’équilibre conscient adoptées successivement. Et puis...est-ce par le bout « flammes » qu’il faut comprendre le feu ?

   Gardons-nous de suivre la pensée d’un auteur (fut-il du type Aristote), regardons plutôt ce qu’il a derrière la tête, où il veut en venir, l’empreinte que son désir de domination et d’influence, quoique bien caché, essaie de nous imposer.

   D’ailleurs, QU ’EN SAIT-IL DE SA PENSEE ? Il en est bien mal informé. (Comme de l’oeil ne sait pas de quoi est composé le vert d’une feuille qu’il voit pourtant admirablement.)

   Les composantes de la pensée, il ne les connaît pas ; à peine parfois les premières ; mais les deuxièmes ? Les troisièmes ? Les dixièmes ? Non, ni les lointaines ni  ce qui l’entoure, ni les déterminants, ni le « Ah ! » de son époque (que le plus misérable pion de collège dans trois cent ans apercevra).

   Ses intentions, ses passions, sa libido dominandi, sa mythomanie, sa nervosité, son désir d’avoir raison, de triompher, de séduire, d’étonner, de croire, et de faire croire à ce qui lui plaît, de tromper, de se cacher, ses appétits et ses dégoûts, ses complexes, et toute sa vie harmonisée sans qu’il se sache, aux organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à ses déficiences physiques, tout lui est inconnu.

   Sa pensée « logique » ? Mais elle circule dans un manchon d’idées paralogiques et analogiques, sentier avançant droit en coupant des chemins circulaires, saisissant (on ne saisit qu’en coupant) des tronçons saignants de ce monde si richement vascularisé. (Tout jardin est dur pour les arbres) Fausse simplicité des vérités premières (en métaphysique) qu’une extrême multiplicité suit, qu’il s’agissait de faire passer.

   En un point aussi, volonté et pensée confluent, inséparables, et se faussent. Pensée-volonté.

   En un point aussi l’examen de la pensée fausse la pensée comme, en microphysique, l’observation de la lumière (du trajet du photon) la fausse.

   Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.

   Toute science crée une nouvelle ignorance.

   Tout conscient, un nouvel inconscient.

   Tout apport nouveau crée un nouveau néant.

   Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?

   Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.

   Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.

   Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ? »

 

HENRI MICHAUX, Plume (Postface, éditions Poésie Gallimard, pp.215-220).

 

 

3/ Le Moi, les autres et la société

 

Sans les autres, le Moi pourrait-il se définir ?

« La société et la sympathie affectent considérablement no opinions en tout genre et il nous est presque impossible de soutenir un principe ou un sentiment contre l’assentiment de tous ceux dont nous partageons l’amitié ou que nous fréquentons. Mais de toutes les opinions, celles que nous formons en notre faveur ont beau être flatteuses et présomptueuses, elles sont aussi, en fin de compte, les plus fragiles et les plus faciles à ébranler par la contradiction et l’opposition d’autrui. Nous accordons assez d’intérêt à cette situation de conflit pour nous en alarmer aussitôt et pour mettre nos passions sous surveillance : la conscience d’être partial à notre égard nous fait craindre que nos opinions ne soient erronées. La difficulté considérable de porter un jugement sur un objet qui n’est jamais posé à bonne distance de nous, et n’est jamais considéré d’un point de vue convenable, nous pousse à prêter anxieusement l’oreille aux opinions des autres, qui sont mieux qualifiés que nous pour former de justes opinions sur notre compte. De là ce puissant amour de la renommée qui s’empare de tous les hommes. Ce n’est pas une passion originale, mais bien pour fixer et confirmer la bonne opinion qu’ils forment d’eux-mêmes, que les hommes recherchent l’approbation des autres. (…)

Ainsi n’est-il que peu d’objets, de quelque façon que nous leur soyons liés et quelque plaisir qu’ils nous procurent, susceptibles d’exciter à un haut degré l’orgueil et la satisfaction de soi, à moins qu’ils n’apparaissent évidemment être tels aux autres et ne provoquent l’approbation des spectateurs. »

 

HUME, Dissertation sur les passions

 

 

 

Le Moi est inséparable d’une lutte pour la reconnaissance

 

« Chaque conscience de soi est pour soi, et, en tant que telle, elle nie toute altérité ; elle est désir, mais désir qui se pose dans son absoluité. Cependant, elle est aussi pour un autre, ici pour une autre conscience de soi, c’est donc qu’elle se présente comme « enfoncée dans l’être de la vie », et elle n’est pas pour l’autre conscience de soi ce qu’elle est pour soi-même. Pour elle-même elle est certitude absolue de soi, pour l’autre elle est un objet vivant, une chose indépendante dans le milieu de l’être, un être donné ; elle est donc vue comme un « dehors ». C’est cette inégalité qui doit disparaître, et disparaître aussi bien d’un côté que de l’autre, car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l’autre et une certitude absolue de soi pour soi-même ; et chacune ne peut trouver sa vérité qu’en se faisant reconnaître par l’autre comme elle est pour soi, en se manifestant au dehors comme elle est au-dedans. Mais dans cette manifestation de soi, elle doit découvrir une égale manifestation chez l’autre. « Le mouvement est donc uniquement le mouvement de deux consciences de soi. Chacune voit l’autre faire la même chose que ce qu’elle fait, chacune fait elle-même ce qu’elle exige de l’autre, et fait donc ce qu’elle fait en tant que l’autre aussi le fait ».

La conscience de soi ne parvient donc à exister, au sens où exister n’est pas seulement être-là à la manière des choses, que par une « opération » qui la pose dans l’être comme elle est pour soi-même ; et cette opération est essentiellement une opération sur et par une autre conscience de soi. Je ne suis une conscience de soi que si je me fais reconnaître par une autre conscience de soi, et si je reconnais l’autre de la même façon. Cette reconnaissance mutuelle, telle que les individus se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement, crée l’élément de la vie spirituelle, le milieu où le sujet est à soi-même objet, se retrouvant parfaitement dans l’autre, sans toutefois faire disparaître une altérité qui est essentielle à la conscience de soi ».

 

JEAN HYPPOLITE, Genèse et structure de la phénoménologie de Hegel.

 

 

Le Moi, cette idée que j’apprends des autres

« Il est assez évident que l’idée du Moi se forme corrélativement à l’idée des autres ; que l’opposition la modifie autant que l’imitation ; que le langage, le nom propre, les jugements, les sentences, tout le bruit propre à la famille, y ont une puissance décisive ; qu’enfin c’est des autres que nous tenons la première connaissance de nous-mêmes. Quelle application de tous pour me rappeler à moi-même, pour m’incorporer mes actes et mes paroles, pour me raconter mes propres souvenirs ! La chronologie est toujours élaborée, discutée, contrôlée en commun : j’apprends ma propre histoire ; tout ce qui est rêverie ou rêve est d’abord énergiquement nié par le bavardage quotidien ; ainsi mes premiers pas dans la connaissance de moi-même sont les plus assurés de tous. Aussi cette idée de moi individu, lié à d’autres, distinct des autres, connu par eux et jugés par eux comme je les connais et les juge, tient fortement tout mon être ; la conscience intime y trouve sa forme et son modèle ; ce n’est point une fiction de roman ; je suis toujours pour moi un être fait de l’opinion autour de moi ; cela ne m’est pas étranger ; c’est en moi ; l’existence sociale me tient par l’intérieur ; et, si l’on ne veut pas manquer une idées importante, il faut définir l’honneur comme le sentiment intérieur des sanctions extérieures ».

 

ALAIN, Etudes.

 

 

 

 

L’abstraction d’un Moi solitaire, atome isolé dans une société

 

« Pour parler un langage précis et prosaïque, les membres de la société civile ne sont pas des atomes. L’atome a pour propriété caractéristique de ne pas avoir de propriétés et de ne pas avoir, par conséquent, de relation, en raison de sa propre nécessité naturelle, avec d’autres êtres extérieurs à lui. L’atome n’a pas de besoins, il se suffit à lui-même ; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c’est-à-dire qu’il est sans contenu, sans signification, sans langage, justement parce que l’atome possède en lui-même toute plénitude. L’individu égoïste de la société civile a beau, dans sa représentation immatérielle et dans son abstraction exsangue, s’enfler jusqu’à l’atome, c’est-à-dire jusqu’à un être sans relations, se suffisant à lui-même, sans besoins, absolument  plein et bienheureux : la malheureuse réalité sensible, quant à elle, ne se soucie point de l’imagination de cet individu, que chacun de ses sens oblige à croire au sens qu’ont le monde et les individus extérieurs à lui ; du reste, son estomac profane est là et lui rappelle chaque jour que, loin d’être vide, le monde hors de lui est bien plutôt et à proprement parler ce qui le remplit. Chacune des activités et des propriétés de son être, chacune de ses impulsions vitales devient un besoin, une nécessité qui change son désir égoïste en désir d’autres objets et d’autres hommes hors de lui. Or, comme le besoin de tel individu ne possède aucune signification évidente pour tel autre individu égoïste, détenteur des moyens de satisfaire ce besoin, et n’a donc pas de relation directe avec sa satisfaction, tout individu est forcé de créer cette relation, en devenant également l’entremetteur entre le besoin d’autrui et les objets de ce besoin. C’est donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l’homme, tout aliénées qu’elles paraissent, c’est l’intérêt qui maintient ensemble les membres de la société civile : leur vrai lien, c’est la vie civile et non la vie politique. Ce n’est donc pas l’Etat qui maintient ensemble les atomes de la société civile, mais le fait qu’ils ne sont atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagination – alors que dans la réalité, ce sont des êtres énormément différents des atomes, et pour tout dire : non pas des égoïstes divins, mais des hommes égoïstes. De nos jours, seule la superstition politique se figure encore que la vie civile doit être maintenue par l’Etat, tandis que dans la réalité, c’est l’inverse : l’Etat est maintenue par la vie civile ».

MARX, La Sainte Famille (1845)

 

 

« L’être-dans-la-moyenne » ou comment je finis par exister comme « on » existe…

Dans un fameux passage d’Etre et Temps, Heidegger met en lumière l’inauthenticité d’un rapport quotidien à l’autre, qui consiste à appréhender l’autre sous la figure anonyme « des autres » et à devenir soi-même un exemplaire parmi ces mêmes autres. Dès lors, l’existant humain (qu’il nomme «Dasein ») loin d’accomplir le sens singulier, unique de son existence et de chercher à conquérir ce sens, se noie dans la masse, rejoint de lui-même la figure anonyme du « On », où les autres se perdent comme lui-même. Ainsi, « nous nous réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature comme on voit et juge ; mais nous nous retirons aussi de la « grande masse » comme on s’en retire ; nous trouvons « révoltant » ce que l’on trouve révoltant ». Pourquoi chacun se réfugie ainsi dans cet « être-dans-la-moyenne » ? Parce qu’affirmer le sens singulier de notre existence suppose que nous affrontions l’angoisse originelle qui ouvre toutes nos possibilités : je ne saurais ainsi « faire choix de moi-même », du sens singulier de mon existence, sans éprouver l’angoisse devant cette singularité qu’il m’appartient d’affirmer. Pour fuir cette angoisse (mais aussi cette liberté) nous nous noyons dans la masse, « l’un-parmi-les-autres », vivant comme l’on vit, et fuyant l’idée de notre propre mort, qui nous renvoie à la singularité irréductible de notre existence.

 

 

 

« On fait soi-même partie des autres et on renforce leur puissance. « Les autres », comme on les appelle pour camoufler l’essentiel appartenance à eux qui nous est propre, sont ceux qui, dans l’être-en-compagnie quotidien, d’abord et le plus souvent « sont  là ». Le qui, ce n’est ni celui-ci, ni celui-là, ni nous autres, ni quelques-uns, ni la somme de tous. Le « qui » est le neutre, le On.

   Il a été montré antérieurement comment le monde ambiant immédiatement intègre chaque fois déjà en lui le « monde ambiant » du domaine public qui est utilisable et qui préoccupe collectivement. Dans l’usage des moyens publics de transport en commun et dans le recours à des organes d’information (journal), chaque autre équivaut l’autre. Cet être-en-compagnie fond complètement l’existence  qui m’est propre dans le genre d’être des « autres » à tel point que les autres s’effacent à force d’être indifférenciés et anodins. C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le « On » étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque. Nous nous réjouissons et nous nous amusons comme on  se réjouit ; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature comme on  voit et juge ; mais nous nous retirons aussi de la « grande masse » comme on  s’en retire ; nous trouvons « révoltant » ce que l’on  trouve révoltant. Le on qui n’est rien de déterminé et que tous sont, encore pas à titre de somme, prescrit le genre d’être à la quotidienneté.

   Le on a lui-même ses propres manières d’être. La tendance de l’être-avec que nous avons nommé la distantialité repose sur l’être-en-compagnie qui comme tel est préoccupé par l’être-dans-la-moyenne. Celui-ci est un caractère existential du on. C’est de lui qu’il y va essentiellement pour le on dans son être. C’est la raison pour laquelle il se maintient factivement dans la moyenne de ce qui est comme il faut, de ce qu’on vante et de ce qu’on déprécie, de ce à quoi on promet le succès et de ce à quoi on le dénie. Cet être-dans-la-moyenne, à l’intérieur duquel est tout tracé d’avance jusqu’où il est permis de se risquer, surveille toute exception tendant à se faire jour. Toute primauté est sourdement ravalée. Tout ce qui est original est terni du jour au lendemain comme archi-connu. Tout ce qui a été enlevé de haute lutte passe dans n’importe quelle main. Tout secret perd sa force. Le souci d’être-dans-la-moyenne révèle une autre tendance essentielle au Dasein que nous appelons l’égalisation de toutes les possibilités d’être (...)

   Le on est omniprésent à ceci près qu’il s’est toujours déjà dérobé là où le Dasein est acculé à une décision. Toutefois, comme le on fournit d’avance tout jugement et toute décision, il ne laisse plus aucune responsabilité au Dasein. Le On peut, pour ainsi dire, se permettre qu’  « on » ait recours à lui constamment. Il peut répondre de tout sans la moindre difficulté puisque ce n’est jamais à personne de se porter garant de quoi que ce soit. Le On est toujours déjà « passé par là » et pourtant il est possible de dire que ça n’a jamais été « personne ». Presque tout ce qui arrive dans la quotidienneté du Dasein se fait de telle sorte qu’à la question « qui ? », on en est réduit à dire : « personne ».

 

Martin HEIDEGGER, Etre et temps, « L’être-soi-même quotidien et le on », IV, § 27 (Gallimard, pp. 169-171)

 

 

 

4/ Le récit de soi : sincérité ou recréation ?

 

 

« Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature »

 

«            Intus, et in Cute.

 

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, ce dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Etre éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères.  Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là »

 

ROUSSEAU, Les Confessions (I)

 

Nous sommes des personnes, des êtres libres, et c’est pour cela que notre Moi demeure indéfinissable.

« La personne n’est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet. Voici mon voisin. Il a de son corps un sentiment singulier que je ne puis éprouver ; mais je puis regarder ce corps de l’extérieur, en examiner les humeurs, les hérédités, la forme, les maladies, bref le traiter comme une matière de savoir physiologique, médical, etc. Il est fonctionnaire, et il y a un statut de fonctionnaire, une psychologie du fonctionnaire que je puis étudier sur son cas, bien qu’ils ne soient pas lui, lui tout entier, et dans sa réalité compréhensive. Il est encore, de la même façon, un Français, un bourgeois, ou un maniaque, un socialiste, un catholique, etc. Mais il n’est pas un Bernard Chartier : il est Bernard Chartier. Les mille manières dont je puis le déterminer comme un exemplaire d’une classe m’aident à le comprendre et surtout à l’utiliser, à savoir comment me comporter pratiquement avec lui. Mais ce ne sont que des coupes prises chaque fois sur un aspect de son existence. Mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche, qui pense, qui veut ».

 

E.MOUNIER, Le personnalisme.

 

 

Mon identité n’est pas donnée et immuable : il m’appartient de me l’approprier et de lui donner sens.

« Le choix que nous faisons de notre vie a toujours lieu sur la base d’un certain donné. Ma liberté peut détourner ma vie de son sens spontané, mais par une série de glissements, en l’épousant d’abord, et non par une création absolue. Toutes les explications de ma conduite par mon passé, mon tempérament, mon milieu sont donc vraies, à condition qu’on les considère non comme des apports séparables, mais comme des moments de mon être total dont il m’est loisible d’expliciter le sens dans différentes directions, sans qu’on puisse jamais dire si c’est moi qui leur donne leur sens ou si je les reçois d’eux. Je suis une manière d’exister, un style. Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure, et même la pensée d’un philosophe n’est qu’une manière d’expliciter sa prise dans le monde, cela qu’il est. Et cependant, je suis libre, non pas en dépit ou en deçà de ses motivations, mais par leur moyen. Car cette vie signifiante, cette certaine signification de la nature et de l’histoire que je suis, ne limite pas mon accès au monde, elle au contraire mon moyen de communiquer avec lui. C’est en étant sans restrictions, ni réserves ce que je suis à présent que j’ai chance de progresser, c’est en vivant mon temps que je peux comprendre les autres temps, c’est en m’enfonçant dans le présent et dans le monde, en assumant résolument ce que je suis que je peux aller au-delà. Je ne peux manquer la liberté que si je cherche à dépasser ma situation naturelle et sociale en refusant de l’assumer d’abord, au lieu de rejoindre à travers elle le monde naturel et humain. Rien ne me détermine du dehors, non que rien ne me sollicite, mais au contraire parce que je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde »

MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception.

 

...Je dirai  « je », si ça vous chante....

ou

...Le  « Moi » comme poste restante...

 

Dans l’introduction de Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari reviennent sur la genèse d’une oeuvre antérieure, L’Anti-Oedipe. Qui a écrit cette oeuvre ? Y-a-t-il quelqu’un pour tenir discours, quelqu’un qu’il serait possible d’identifier ?  Puis-je rapporter le discours tenu à un sujet, un « je », qui en serait le maître, le producteur, l’auteur exclusif ? Cette volonté d’identification a-t-elle vraiment un sens ? Pourquoi sommes-nous si inquiets de rapporter ainsi toute parole, tout discours, toute pensée à un centre de contrôle subjectif ?

             Ni un, ni  deux, ni Deleuze, ni Guattari, nul auteur qui étendrait sa maîtrise sur son discours, pas une pensée, planifiée, qui sortirait toute droite, monumentale, de la tête d’un unique ouvrier, mais une multitude : il y a, dans une oeuvre, autant de penseurs qu’il y a de pensées. Une oeuvre n’est pas le territoire enclos d’un subjectivité jalouse de ses possessions et de ses privilèges ;  strates bigarrées dont les lignes démultipliées se rejoignent ou se brisent, lignes de fuite et non capture.  La pensée est nomade ; le penseur, un vagabond ; l’oeuvre, ce qui me déroute. Qui s’en tient au modèle de la subjectivité est pris dans les rets d’une hiérarchie, d’un ordre, qui, loin de lui permettre le voyage, le rabat toujours sur le même point, le remet toujours à sa place. Là est tout le problème de la subjectivité : elle sédentarise la pensée, la fixe, l’enracine, la domestiquant en la domiciliant. Le Sujet n’est plus alors que la Rome où conduisent immanquablement tous les chemins, ce qui rend, à vrai dire, tout voyage vain.

            Mais comment dire sans dire « je » ? On peut encore dire « je » par habitude, par paresse, pour qui veut des dieux ou des généraux, pour qui cherche une « providence » capable d’apaiser l’inquiétude face à l’indétermination, ou bien pour dissimuler les origines véritables de nos pensées . Quelle importance cela peut-il avoir ?

            Continuons de dire « je »  puisque cela est si populaire, puisqu’il faut bien, après tout, payer son tribut à la coutume...qu’importe le mot tant que nous n’en faisons pas un maître-mot qui prescrirait un ordre unique pour notre pensée, notre corps, notre désir.

                                               ...  « Ne suscitez pas un Général en vous ! »...[1]

            Contester la subjectivité, c’est contester la censure, ne plus tenir le pas.

 

              « Nous avons écrit L’Anti-Oedipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait beaucoup de monde. Ici nous avons utilisé tout ce qui nous approchait, le plus proche et le plus lointain. Nous avons distribué d’habiles pseudonymes, pour rendre méconnaissable. Pourquoi avons-nous gardé nos noms ? Par habitude, uniquement par habitude. Pour nous rendre méconnaissables à notre tour. Pour rendre imperceptible, non pas nous-mêmes, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser. Et puis parce qu’il est agréable de parler comme tout le monde, et de dire le soleil se lève, quand tout le monde sait que c’est une manière de parler. Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus d’importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés.

Un livre n’a pas d’objet ni de sujet, il est fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. Dès qu’on attribue le livre à un sujet, on néglige ce travail des matières, et l’extériorité de leurs relations. On fabrique un bon Dieu pour des mouvements géologiques. Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. »

                          Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux (Editions de Minuit, pp.9-10) 

 

 

« Je devins un opéra fabuleux »

 

«  MAUVAIS SANG

 

J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

Les Gaulois étaient des écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps.

D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; -oh ! tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et paresse.

J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à la plume vaut la main à la charrue. – Quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité même trop loin. L’honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m’est égal.

Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement, qu’elle ait guidé et sauvegardé jusqu’ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j’ai vécu partout. Pas une famille d’Europe que je ne connaisse. – J’entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l’Homme. – J’ai connu chaque fils de famille !

_______________

« Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !

Mais non, rien.

Il m’est évident que j’ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu’ils n’ont pas tuée.

Je me rappelle l’histoire de France fille aînée de l’Eglise. J’aurais fait, manant, le voyage de terre sainte ; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l’attendrissement sur le crucifié s’éveillent en moi parmi mille féeries profanes. – Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil. – Plus tard, reître, j’aurais bivaqué sous les nuits d’Allemagne.

Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants. »

 

 

« Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.

A chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait pas ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. – Ainsi, j’ai aimé un porc.

Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu’on enferme, - n’a été oublié par moi : je pourrai les redire tous, je tiens le système.

Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.

Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. »

 

ARTHUR RIMBAUD, Une saison en enfer.

 

 

 

« Dresseur de loulous, dynamiteur d’aqueducs »

 

« On m’a vu dans le Vercors

Sauter à l’élastique

Voleur d’amphores

Au fond des criques

J’ai fait la cour à des murènes

J’ai fait l’amour, j’ai fait le mort

T’étais pas née

 

A la station balnéaire

Tu t’es pas fait prier

J’étais gant de crin, geyser

Pour un peu je trempais

Histoire d’eau

 

La nuit je mens

Je prends des trains à travers la plaine

La nuit je mens

Je m’en lave les mains

J’ai dans les bottes des montagnes de questions

Où subsiste ton écho

Où subsiste ton écho

 

J’ai fait la saison

Dans cette boîte crânienne

Tes pensées

Je les faisais miennes

T’accaparer seulement t’accaparer

D’estrade en estrade

J’ai fait danser des malentendus

Des kilomètres de vie en rose

 

Un jour au cirque

Un autre à chercher à te plaire

Dresseur de loulous

Dynamiteur d’aqueducs… »

 

BASHUNG, « La nuit je mens » (Chanson)

 

 

 

 

 



[1] Mille plateaux, Introduction, éditions de Minuit, p.36.