LES MOTS DISENT-ILS LES CHOSES ?
Qu’attendons-nous des mots sinon qu’ils disent les choses ? N’est-ce pas la condition du sens que nous leur attribuons ? En ce sens, cette capacité à exprimer les choses et à les communiquer peut bien apparaître comme la fonction première du langage. Les mots sont des signes qui renvoient aux choses et nous les rendent présentes. La visée de tout langage est bien de montrer les choses et de nous découvrir un monde : la parole ne prend la place du monde que pour mieux nous y renvoyer. Ainsi, on peut se demander quel serait le sens d’un mot qui ne désignerait rien. Ne se réduirait-il pas à une pure sonorité, vide de toute signification ?
Cependant, les mots se subordonnent-ils ainsi aux choses ? Y a-t-il une nécessaire adéquation entre le langage et le monde ? Loin de les dire, les mots ne nous éloignent-ils pas des choses ? Autrement dit, le langage a-t-il vraiment pour fonction d’exprimer les choses dans leur singularité ou bien n’est-il pas l’instrument par lequel nous nous emparons du réel et soumettons toute chose à notre volonté ? Les mots sont-ils donc les signes transparents des choses ? Et ne font-ils que nous renvoyer à leur présence ?
D’autre part, quelles sont ces choses que les mots désignent et auxquelles ils nous renvoient ? Est-il nécessaire ainsi qu’une chose nous soit présente, qu’elle soit actuellement l’objet de notre expérience pour que nous puissions la désigner ? Les mots ne peuvent-ils énoncer que les choses qui nous sont données dans notre expérience ? Ne désignent-ils que des présences substantielles ?
Si les mots font signes, leur pouvoir d’expression transcende la réalité qui nous est donnée immédiatement. Les signes linguistiques ne sont pas tributaires de la réalité qui s’impose à nous. Dès lors, en supposant un tel lien nécessaire entre les mots et les choses, comme si les mots n’étaient rien d’autres que des noms qui renverraient aux choses, nous appauvrissons le langage et passons à côté de sa capacité à exprimer non pas simplement ce qui est mais aussi ce qui n’est plus, ce qui n’est pas encore, ce qui est et demeurera possible. En ce sens, le langage, loin de se contenter d’exprimer le monde, ne lui donne-t-il pas au contraire réalité ? Les mots ne créent-ils pas les choses en les disant ? Que serait, en effet, le monde en dehors du langage qui le fait surgir et le prend en charge ?
Ainsi, il semble bien que le langage se définit par une capacité d’expression, tout en ne pouvant être réduit à cette fonction. Cette question nous convie, dès lors, à affronter les rapports qui unissent le langage et le monde. Afin d’éclairer ce problème, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure les mots font signe vers les choses et comment cette capacité à exprimer définit le langage ; puis, dans un second temps, nous nous demanderons si cette relation de subordination des mots aux choses n’est pas une illusion, si les mots, loin de dire les choses, nous ne en éloignent-ils pas ; enfin, nous verrons en quelle mesure le langage ne se contente pas de désigner une réalité déjà donnée mais est un acte créateur qui fait surgir des mondes.
_____________________________________
D’emblée, l’expression et la communication peuvent bien apparaître comme les fonctions premières du langage. Qui parle fait passer un monde et les mots ont un sens dans la mesure où ils sont les signes des choses. Si les mots ainsi se substituent aux choses, ce n’est que pour mieux nous renvoyer à leur présence. Dès lors, la bonne expression, l’expression juste ou vraie, peut être définie comme celle qui montre clairement la chose qu’elle désigne ; la mauvaise, l’expression abstraite ou équivoque, celle qui ne désigne rien ou dont le référent demeure obscur et confus. En ce sens, dire les choses est bien la fonction des mots mais aussi le pouvoir qu’on leur reconnaît. La puissance du langage consiste dans cette capacité à répondre des choses et à les rendre présente à notre conscience, quand bien même elles ne nous seraient pas actuellement présentes.
C’est là la spécificité des signes linguistiques. Le propre d’un signe est d’être une chose qui vaut pour deux : un signe s’efface devant la chose qu’il désigne et nous y renvoie. Ainsi, un signe confère à une chose une présence qui dépasse son étendue matérielle. Or, parmi les signes, on peut distinguer les signes naturels et les signes conventionnels. Les signes naturels sont nécessairement liés aux choses dont ils sont les signes. Ainsi, si la fumée est le signe du feu, il ne saurait y avoir, comme l’on dit à raison, de fumée sans feu. Au contraire de ces signes naturels, les signes conventionnels – dont font partie les mots – ont une relation contingente aux choses qu’ils désignent. Les mots ne sont pas les effets nécessaires des choses auxquelles ils nous renvoient. Je puis ainsi parler du feu en son absence ; il n’est pas nécessaire que le feu est pris quelque part pour que ma parole l’invoque. En ce sens, parce quel le rapport qui unit les mots et les choses n’est pas une relation nécessaire, les mots ne sont pas soumis aux choses. Ils les disent mais cette diction est libre : je n’ai pas besoin qu’une chose soit ou qu’elle me soit actuellement présente, pour qu’elle soit dite. Dès lors, si les mots disent les choses, ils les font apparaître en les exprimant. Ce n’est pas parce que les choses sont que nous les disons, c’est parce que nous les disons qu’elles nous sont présentes. Ainsi, loin que l’expression des choses par les mots se réduise à la simple désignation de ce qui est présent à notre expérience, le langage aurait un pouvoir d’invocation, tel que le souligne le poète Mallarmé : « je dis une fleur » et par le simple fait de cette nomination, une fleur s’élève et prend vie dans le langage qui la convoque, une fleur qui n’a d’autre réalité que celle que lui confère ce langage, « l’absente de tout bouquet ».
Partant, si les mots disent les choses, si le langage fait signe vers un monde, faut-il considérer pour autant que les mots sont tributaires des choses et leur sont subordonnés ?
On peut objecter à cela qu’entre les mots et les choses il n’y a pas une stricte correspondance. Comme le relève Aristote dans un passage de ses Réfutations sophistiques, si les mots et les choses étaient en parfaite adéquation, le langage serait tout simplement impossible. Il faudrait, en effet, qu’à chaque chose donnée, nous attachions un nom singulier. Or, dans ce cas, le langage serait infini, puisqu’à chaque chose nouvelle nous serions dans l’obligation de donner un nom nouveau. Comme il le note ainsi, « entre noms et choses, il n’y a pas de ressemblance complète : les noms sont en nombre limité, ainsi que la pluralité des définitions, tandis que les choses sont infinies en nombre ». Ainsi, si les mots disent les choses, ils ne le désignent pas dans leur singularité mais expriment l’identité générique qu’elles partagent en commun. Quand je dis : « ceci est une table », je ne considère pas ce que la chose en question a de singulier ou d’unique, je la fais prendre part à une identité commune. En ce sens, dire les choses, ce n’est pas simplement constater leur présence ; en les exprimant, je les ordonne, les rassemble et les distingue.
De même, si les mots disent les choses, leur expression se réduit-elle à cette désignation ? Dire une chose, ce n’est pas simplement renvoyer à sa présence. C’est aussi, et essentiellement, lui attribuer une signification. Autrement dit, le langage ne se contente jamais de montrer une chose ; il éclaire sa présence en lui donnant un sens. Comme le relève ainsi le linguiste Jakobson, dans ses Essais de linguistique générale, la chose à laquelle le mot fait référence ne peut jamais en éclairer le sens. Ainsi, « personne n’a jamais goûté ni humé le sens de fromage ou de pomme ». Le sens du mot n’est pas contenu dans la chose dite ; ce sont par les mots que les choses se voient conférer une signification.
Ainsi, les mots disent bien les choses et ils n’ont d’ailleurs de sens que dans la mesure où ils sont les signes des choses et nous les signifient. Cependant, comme nous l’avons noté, les mots sont-ils pour autant tributaires des choses ? Est-il nécessaire qu’une chose nous soit présente pour qu’elle soit nommée ? Loin d’être subordonné au réel, le langage le transcende : dire les choses, c’est les rendre présentes quand bien même elles seraient actuellement absentes. De plus, si les mots disent les choses, ils ne se contentent pas de les désigner mais leur attribuent une identité et une signification.
Dès lors, ne serait-ce pas naïf de ne voir dans les mots que le miroir des choses ? Le langage ne fait-il que désigner les choses et nous y renvoyer ? Loin de se contenter de désigner les choses, toute parole ne soumet-elle pas le monde à son ordre ? Nous contentons-nous ainsi de dire les choses en les nommant ? Les mots ne sont-ils pas une façon de s’emparer des choses ? Ce faisant, les mots, loin de dire les choses, ne peuvent-il nous éloigner d’elles ?
_____________________________________________
Si le langage a bien pour fonction essentielle d’exprimer un monde et de le communiquer, toutefois ne serait-ce pas l’appauvrir que d’estimer ainsi que les mots ne font rien d’autre que dire les choses ? En pensant ainsi le langage, nous risquons de restreindre la relation qui l’unit au monde. Or, les mots ne se contentent pas de faire signe vers les choses pour en permettre la représentation. Nommer les choses n’est aucunement une façon innocente de renvoyer à leur présence. Toute parole s’empare du monde pour lui prescrire un certain ordre, celui dont le système de la langue est porteur. En ce sens, le langage est un acte qui produit un certain ordre, au lieu d’accueillir les choses telles qu’elles sont. Tel est bien ce que souligne Bergson dans un passage du Rire : selon lui, loin que les mots disent les choses, ils les soumettent au contraire à notre volonté, à une « simplification pratique ». Les mots n’ont pas pour fonction essentielle d’exprimer les choses mais de les ordonner en vue de notre action. Fait pour mettre le monde à notre portée, le langage ne fait ainsi jamais dans la nuance : les mots ne désignent pas les choses dans leur singularité ; ce sont des genres qui ne retiennent des choses que ce qu’elles ont en commun et ce qui est utile à notre action. Ainsi, loin de dire les choses, les mots éloignent au contraire de leur individualité. « Les mots ne sont que des étiquettes collées sur les choses », non pour révéler ce qu’elles sont pour nous permettre de les saisir.
D’autre part, estimer que les mots ne font que dire les choses, ce serait réduire le langage à une pure fonction descriptive face au réel. Or, le langage n’a-t-il pas le pouvoir d’amener à la présence ce qui ne nous est pas donné ? Loin d’être tributaire du réel, n’est-il pas un acte créateur ? Analysant ainsi le langage ordinaire, le linguiste J.L Austin note qu’un grand nombre de nos énoncés n’ont aucunement pour fonction de décrire une réalité préexistante mais sont eux-mêmes des actes, qui produisent une réalité inédite et engage de ce fait la responsabilité de celui qui parle. « Dire, c’est faire », pour reprendre le titre français de son œuvre : le langage fait « des choses » au lieu de se contenter de les énoncer. Ainsi, lorsque nous disons « je te promets que je ne le ferai plus », « je lègue ma fortune à mon voisin », etc., nous ne décrivons rien, nous agissons et donnons forme à une réalité nouvelle. Ces énoncés, par lesquels le langage s’affirme comme un acte et un pacte, Austin les nomme « performatifs ». Dans cette perspective, parler, ce n’est pas dire ce qui est, c’est faire être ce qui n’était pas, ce qui n’a pas de réalité en dehors du langage qui le rend possible. Les mots ne désignent pas uniquement des choses, des présences substantielles, mais font surgir des possibles qui prennent forme et vie par le langage. Ainsi, la plupart des valeurs, telles que la liberté, la justice, l’égalité, tout en prescrivant notre réalité, s’inaugurent dans une parole qui les affirme comme des exigences : le langage est ici l’affirmation d’une possibilité qui instruit la réalité, au lieu de s’y soumettre. Dès lors, les mots ne sont pas que le reflet d’une réalité donnée ; ils transcendent la réalité substantielle du monde et lui confèrent un sens, qui n’est jamais réductible à l’étantité, à la présence matérielle des choses.
D’autre part, les mots ont-ils vraiment pour seule finalité de dire les choses ? N’ont-ils pas aussi pour finalité d’agir sur les autres ? Si le langage est un acte, n’est-il pas ce qui donne forme au pouvoir ? Telle est la thèse que soutiennent les sophistes. Selon eux, le « logos » n’a aucunement pour finalité de dévoiler les choses dans leur vérité. Si parler, c’est vouloir dire quelque chose, c’est vouloir le dire pour faire effet sur les autres. La rhétorique, dont ils enseignent l’art, est une façon de capturer les autres, de les dominer par la parole. Parler, c’est toucher ; le discours est un corps à corps. Ainsi, les sophistes comparent souvent la rhétorique à un art de lutteur dans les dialogues de Platon. Comme le dit Gorgias, dans son Eloge d’Hélène, « Logos est un grand tyran » ; celui qui en dispose peut se rendre maître des autres. En ce sens, loin de se réduire à l’expression innocente des choses, les mots sont avant tout des armes, des « pistolets chargés », selon l’expression d’un penseur contemporain, Brice Parrain.
Il semble ainsi que nous ne puissions réduire le langage à une fonction descriptive : les mots ne font pas que dire les choses, ils sont un acte qui les subordonne à notre action. Les mots sont aussi les instruments par lesquels nous nous emparons du monde et le faisons nôtre. Par ailleurs, le langage n’énonce pas uniquement ce qui est mais transcende les choses en leur donnant sens.
Partant, loin d’être des signes qui nous renverraient à des choses préexistantes, les mots ne sont-ils pas créateur ? Dire le monde, n’est-ce pas lui donner forme et sens ? Quelle existence aurait ainsi les choses en dehors du langage qui les conduit à la présence ? Est-ce donc parce que le monde se découvre à notre expérience que nous pouvons le nommer ou n’est-ce pas plutôt parce que nous le nommons qu’il prend forme ? Ainsi, le langage ne fait-il pas surgir un monde ? Les choses ne sont-elles pas tributaires des mots qui en éclairent la présence ?
_________________________________________
Dire les choses, n’est-ce pas leur conférer un sens et une existence ? Les mots ne sont pas que des signes qui renverraient aux choses mais ils les conduisent à la présence et donnent réalité au monde. Comment le monde se découvre-t-il en effet à notre expérience ? Il ne se réduit aucunement à une somme de présences matérielles mais consiste dans une unité qui attribue une signification à chaque chose et les met en relation. Or, cette unité de sens prend forme dans le langage. En ce sens, le monde et langage sont solidaires : le langage donne sa forme au monde que nous vivons et les choses ne sont manifestes que par les mots et selon la façon dont chaque langue ordonne un monde singulier. Tel est bien ce que souligne le linguiste Humboldt, notant ainsi que « l’homme vit essentiellement avec les objets tels que les lui apporte la langue ». L’objet, c’est la chose telle qu’elle se voit attribuée une signification par le langage et une position au sein d’un monde unifié. Partant, comme il le relève, « la diversité des langues n’est pas une diversité des sons et des signes mais une diversité des visions du monde ». Dès lors, chaque langue ne se contente pas d’exprimer un monde déjà donné mais façonne un monde qui lui est propre. Le langage interprète le réel, comme un musicien interprète une partition en l’exprimant de façon singulière : chaque langue confère ainsi aux choses une présence nouvelle en les exprimant. En ce sens, passer d’une langue à une autre, ce n’est pas simplement changer d’idiomes, de façon de dire ; c’est passer d’un monde à un autre, c’est vivre le monde différemment. En disant les choses différemment, les mots les font participer à un monde chaque fois différent. Les Exercices de style du poète Raymond Queneau le rendent particulièrement sensible : raconter la même histoire de quatre-vingt dix-neuf manières différentes, ce n’est pas raconter la même histoire ; chaque nouvelle façon de dire les choses nous fait pénétrer dans un monde singulier. Ainsi, dire les choses de façon maladroite ou métaphorique, c’est donner forme à un monde maladroit ou métaphorique.
Dès lors, le monde n’est pas ce qui se tient en face du langage : le monde, c’est cette façon dont chaque parole prend à partie les choses et les fait retentir de façon originale. En ce sens, comme le souligne Cassirer dans son Essai sur l’homme, le monde dont nous faisons l’expérience est tributaire de la « forme symbolique » que lui confère la langue que nous parlons. Bien avant la linguistique moderne, le mythe biblique de la Genèse souligne déjà ce lien qui unit le langage et le monde. En quoi consiste, en effet, l’acte créateur divin ? Avant cette création, on ne peut pas dire que rien n’existait : la matière du monde existe mais elle est se réduit à un chaos confus et indistinct. Comment Dieu donne-t-il réalité aux choses et aux êtres ? En les nommant : la création est l’acte d’une parole qui confère une présence à chaque chose, en lui attribuant un nom par lequel elle se distingue de toute autre. La création consiste ainsi en un Verbe créateur, une parole qui, en nommant les choses, fait surgir des individualités distinctes et les offre à notre expérience.
Partant, si le monde est consubstantiel au langage, dire les choses, c’est devenir responsable d’un monde. Si nous usons d’ailleurs du langage avec tant de prudence ou de diplomatie, c’est bien parce que nous sommes conscients de toutes nos paroles engagent le destin des choses, en leur attribuant une certaine signification. Qui parle ne fait pas que dire ce qui est, il décide de la forme que prendrons les choses pour lui-même et pour les autres dans la façon dont il fait choix de les exprimer. En ce sens, changer la façon de dire les choses n’est jamais innocent ; en leur attribuant un autre sens, nous transformons l’expérience que nous faisons du monde. Ainsi, ce n’est pas un hasard si la plupart des penseurs du totalitarisme souligne que ce régime suppose une transformation radicale du langage d’une époque, afin de rendre possible une domination absolue sur tous. En vidant les mots de leur sens, en leur faisant dire tout le contraire de ce qu’ils disent, en imposant des slogans mécaniques qui couvrent les faits au lieu de les exprimer, on dépossède les hommes du pouvoir de partager un monde et d’en produire une expérience commune. Sans le partage d’une parole et d’un sens qui puissent produire un monde commun, la politique cesse d’être l’œuvre partagée des membres d’une société qui, dans un dialogue continu, cherchent à donner forme aux valeurs qui éclairent leur vie en commun. C’est pourquoi, comme le relèvent Claude Lefort ou bien Hannah Arendt, c’est dans une parole partagée que s’inaugure notre identité politique, dans la capacité que nous avons de nous donner par cette parole un monde en commun. Et c’est pourquoi un régime qui veut dominer absolument les membres d’une société, commence par les déposséder de ce pouvoir que féconde la parole, afin de les isoler les uns des autres. En ce sens, parce que dire les choses, c’est leur conférer un sens et une présence, toute parole affirme sa liberté en faisant choix d’un monde. Parler, c’est changer le monde et résister à un pouvoir qui voudrait nous en déposséder.
___________________________________________
Comme nous l’avons vu, dire les choses apparaît comme la finalité première du langage, les mots étant des signes qui renvoient aux choses et rendent possibles leur partage. Toutefois, n’expriment-ils que des présences substantielles ? Ne pouvons-nous nommer que des choses dont nous aurions fait l’expérience ? Les mots transcendent le monde tel que l’expérience nous le découvre. Et c’est là ce qui fait de toute parole un acte créateur : parler, ce n’est pas simplement être comptable des choses qui s’imposent à mon expérience, c’est aussi faire surgir le possible, ce qui n’est plus, ce qui n’est pas encore, ce qui nous est présent parce que le langage nous le rend présent.
Autrement dit, si les mots disent les choses, il serait pour le moins réducteur de les consigner dans la simple représentation d’un monde qui leur préexisterait. Si les mots disent les choses, ils ont aussi le pouvoir de les inventer. Et cette invention a pour nom, aussi bien la politique, le Droit et la littérature, du moins dans leur forme authentique. Parler alors, c’est se donner un monde inédit qui puisse s’ouvrir à une expérience proprement humaine. Nous aurons le monde que nous aurons fait le choix de dire.