ANALYSE DES SUJETS DE DISSERTATION
L’importance des « petits mots »
Dans un grand nombre de sujets de dissertation, les « petits mots » jouent un rôle essentiel et permettent de construire des arguments pertinents et précisément rattachés au problème posé. Or, trop souvent les candidats n’y sont pas assez attentifs, supposant que la question aurait pu être rédigée autrement sans que cela change le sens du problème. Ce que nous nommons les « petits mots » ce sont les articles et adjectifs, définis ou indéfinis, singuliers ou pluriels, les pronoms personnels ainsi que les adverbes. Loin d’être négligeables, ces « petits mots » jouent souvent un rôle décisif dans l’interprétation du problème et, si on analyse logiquement leur implication, sont des supports efficaces pour dégager une problématique. Il reste à préciser, bien sûr, que cela peut être plus ou moins pertinent selon les sujets, aucun conseil méthodologique ne pouvant être appliqué mécaniquement et sans réflexion aucune.
La plupart des exemples que nous prendrons par la suite sont des questions qui ont été posées au baccalauréat ces dernières années.
I. LES PRONOMS PERSONNELS
Il s’agit des personnes attachées au verbe : je-tu-il-on-nous-vous-ils. Comme relevé plus haut, les candidats ne s’emparent pas assez de ces pronoms alors qu’ils peuvent être (ce n’est pas toujours le cas) porteurs d’arguments capables d’éclairer la question. Ainsi, un candidat considérera qu’un changement de pronom (notamment entre le singulier et le pluriel) ne change pas grand-chose au problème posé, alors que ces pronoms sont des accroches argumentaires fécondes.
Le mieux est de prendre quelques exemples pour mesurer l’importance des pronoms.
A. « Je » et « Nous » : le rapport singulier-pluriel
Soit le sujet : « Dépend-il de nous d’être heureux ? »
On
pourrait penser que la question n’aurait guère été différente
si elle avait été formulée au singulier : « Dépend-il
de moi d’être heureux ? ». Or, c’est justement en
étant attentif à ces variations, et en les faisant jouer par
contraste, que l’on peut produire des arguments, indépendamment
des connaissances que l’on peut avoir et qui sont capables
d’éclairer le problème.
Ainsi,
le « nous »
dans la question peut être un levier pour des arguments
(contraires), surtout si on le fait jouer en opposition avec le
« moi »
singulier.
Reprenons le sujet : Dépend-il de nous d’être heureux ?
Abondant
dans le sens de l’hypothèse, on peut argumenter qu’il dépend en
effet de
nous
d’être heureux, car, comme le laisse ici entendre le pluriel, le
bonheur n’est peut-être pas une quête individuelle mais
collective. Autrement dit, on ne saurait rechercher le bonheur de
façon solitaire ; il s’agit d’une quête commune,
dépendante d’une histoire et d’une culture partagée.
Ainsi,
un candidat pourrait très bien soutenir dans un moment de sa
réflexion qu’il dépend en effet
de nous
d’être heureux car il s’agit d’une fin que l’on ne peut
poursuivre de façon solitaire et qui a dès lors une portée
politique essentielle.
Ici, bien sûr, les connaissances du cours donneront de l’eau à votre moulin. On pourrait s’appuyer sur Aristote qui, dans sa Politique, souligne à quel point la perfection humaine est une perfection en partage, telle qu’un homme seul ne saurait atteindre à une perfection et un bonheur proprement humains. Définir ainsi comme un « animal politique », comme il le fait, c’est supposer que l’homme est un être qui ne peut se passer de ses semblables et que c’est dans la relation aux autres qu’il peut donner forme à son bonheur, par essence partagé et commun.
Autre façon de construire un argument à partir de ce pluriel :
« Nous » suppose une rencontre, un dialogue et un partage. On pourrait soutenir ainsi que le bonheur dépend bien de nous, dans la mesure où le bonheur individuel ne saurait prendre forme sans être reconnu par d’autres, tel que le bonheur ne relève jamais d’un plaisir solitaire mais se définit au contraire comme un plaisir partagé, un plaisir qui n’est donc pas conquis contre les autres mais qui dépend au contraire de la façon dont ils réfléchissent (au sens du miroir) notre plaisir et lui donne le sens d’un bonheur authentique.
De
même des connaissances peuvent venir à l’appui de cet argument.
Dans son Traité
de la nature humaine,
David Hume relève ainsi que, quel que soit le pouvoir dont dispose
un homme, il ne saurait être heureux si son plaisir n’est pas
reconnu par les autres. Autrement dit, la véritable cause de notre
bonheur n’est pas dans la possibilité de satisfaire nos désirs et
d’éprouver du plaisir mais dans le fait que ce plaisir soit
reconnu et valorisé par d’autres.
Dans
un sens tout contraire (et donc l’argument prendrait place dans une
autre partie), on pourrait valoriser le singulier contre le pluriel,
et estimer ainsi qu’il dépend
de moi
et non de
nous
d’être heureux, autrement dit que le bonheur est une quête qui
renvoie chacun à la façon dont il affronte le sens singulier et
authentique de son existence, le bonheur se transformant en illusion
toutes les fois où justement l’individu se fait happer par des
idéaux et des désirs collectifs qui se substituent aux choix libre
qu’il pourrait faire du sens de son existence. Dès lors, le
bonheur serait inséparable de la façon dont une volonté
individuelle affronte sa propre singularité, dont chacun se
choisit
au lieu d’obéir à des représentations collectives.
Comme
le souligne un sociologue, tel que Jean Baudrillard, dans la société
de consommation,
le bonheur est sans doute sur ce point l’illusion collective qui
caractérise le mieux la modernité, s’imposant aux individus comme
un « idéal-type », une injonction collective qui vient
occulter d’autres valeurs, notamment la liberté. Rechercher en un
sens le bonheur, c’est peut-être ainsi commencer par lutter contre
cette injonction, à laquelle nous sommes si souvent renvoyés :
être heureux.
Prenons l’exemple d’un autre sujet : « Serions-nous plus libres sans l’Etat ? »
De même ici, en s’appuyant sur le pronom pluriel « nous » on peut construire des arguments divers (et opposés), notamment en le faisant jouer avec le pronom singulier « je ». Voyons comment :
Le « nous » ici nous renvoie à un collectif. Or, on pourrait soutenir, dans un argument qui irait à l’encontre de l’hypothèse, que la liberté de chacun n’aurait aucune réalité effective s’il n’y avait pas un Etat qui, par l’intermédiaire des lois, en défend la possibilité. En ce sens, l’Etat peut apparaître comme l’instance qui transforme le désir de liberté en droits réels. Ainsi, je suis libre parce que ma liberté individuelle est garantie par un contrat commun qui en fonde la possibilité et qui la préserve.
Dès lors, on peut se demander quel sens il peut y avoir à parler d’une liberté en dehors de l’Etat. C’est parce que l’Etat donne forme à un lien partagé entre les membres de la société, ce lien n’étant autre que celui des lois, que l’on peut donner réalité à une liberté commune, reconnue pour chacun parce que défendue par tous. Autrement dit, la liberté n’est aucunement réductible à un désir individuel, celui ne prend sens qu’au regard d’un bien commun qui le définit. Partant, je ne peux être libre que parce que nous sommes libres, c’est-à-dire parce que nous faisons de la liberté l’enjeu d’une reconnaissance mutuelle, dont le Droit est l’expression.
Inversement – en développant un argument tout contraire dans une autre partie, on pourrait estimer que la prééminence du collectif sur le singulier est l’origine de toute tyrannie. Dans cette perspective, la liberté apparaît comme l’expression d’une volonté individuelle et singulière qui rompt tout pacte commun. Ce faisant, placer la liberté sous un principe de « volonté générale », chercher à la soumettre aux lois, ne serait rien d’autre qu’une illusion propre à l’Etat qui, en tant que pouvoir oppresseur, cherche toujours à exténuer les volontés individuelles, toute affirmation d’une créativité singulière. Telle est la position notamment des anarchistes qui considèrent l’Etat comme une machine à broyer les volontés individuelles par l’intermédiaire des lois. Pour eux, je suis libre parce que je refuse de me soumettre à la tyrannie du « nous », qui, au lieu de rendre possible la liberté de chacun, cherche à la soumettre à la loi de tous.
B. Le « ON » et la mise en question de l’indéfini.
Parmi tous les pronoms, l’utilisation du « ON » dans une question peut être interrogée de façon pertinente, notamment en faisant l’analyse critique de l’indéfinition dont il est le signe. En effet, « on », c’est à la fois tout le monde et personne, c’est le pronom qui inclut par indétermination, en dissimulant les différences et les oppositions. Or, il est pertinent, bien souvent, d’interroger cette absence de « visage », de mettre en question cette indéfinition, en montrant qu’elle occulte le problème posé sous l’apparence d’une universalité indéterminée. Autrement dit, il ne faut pas craindre de bousculer le caractère vague, convenu et consensuel, qu’engage ce pronom, en lui opposant une exigence de précision.
Prenons un sujet-type pour mesurer l’importance de cette analyse critique.
Soit le sujet : « Peut-on concevoir un pouvoir juste ? »
Outre l’analyse du rapport entre pouvoir et justice, ainsi que les divers sens du verbe « concevoir », il serait pertinent de se demander quel est ce « on » qui est ici engagé. Car, en effet, n’est-ce pas en laissant indéfinie, sans visage, l’instance qui est censée produire le pouvoir que l’on rend possible un pouvoir injuste ? Autrement dit, pour que le pouvoir soit juste, ne faut-il pas contester la confusion et les mythes qui accompagnent souvent son origine ? En ce sens, pour que le pouvoir juste, ne nous appartient-il pas de le concevoir, au lieu d’en abandonner la responsabilité ? Quel est donc ce « on » qui devrait décider du caractère juste ou injuste du pouvoir ? En ce sens, pour que le pouvoir soit juste, n’est-il pas nécessaire que chacun puisse participer à sa conception et en reconnaître la légitimité ? Renvoyer le pouvoir à ce « on » indéfini, n’est-ce donc pas donner droit à la tyrannie, une tyrannie d’autant plus efficace qu’elle est à la fois le fait de tous et de personne ?
Prenons un autre sujet pour exemple : « Pourquoi parle-t-on ? »
Le pronom « on » nous livre un argument possible et qui procède de la simple analyse de la question. Car, en effet, on pourrait soutenir qu’une des finalités et des causes de la parole, c’est justement de donner un sens singulier au langage, de s’emparer donc de la langue pour lui donner un sens inédit. Ainsi, toute parole vivante est une révolte contre l’anonymat et l’insignifiance du langage. « On » ne parle jamais : « je » parle et je parle à un autre pour que dans cette adresse un sens partagé prenne forme. C’est pourquoi, d’ailleurs, toute parole est un acte singulier qui s’empare de la langue, la déplace, la déforme mais aussi en renouvelle le sens. Parler, c’est donc transformer des significations conventionnelles en expérience vive.
On pourrait inversement s’appuyer sur ce « on » indéfini dans la question pour construire un argument tout inverse, qui, bien sûr, prendrait place dans une autre partie.
En
effet, on peut soutenir que parler, c’est toujours mobiliser sans
même en avoir la claire conscience tout un monde et une logique que
la langue nous impose. Autrement dit, « je » ne parle
jamais ; au contraire, « ça » parle en moi, la
langue configure notre expérience et notre vision du monde et, bien
souvent, nous ne faisons qu’égrainer des significations qui
déterminent mécaniquement notre pensée et notre expérience.
Ainsi, le monde que nous vivons nous est toujours imposé par l’ordre
de la langue que nous parlons et si, parfois, nous finissons par
vivre comme « on » vit, selon des conventions et une
normalité que nous n’interrogeons pas, c’est aussi et avant tout
parce que nous parlons comme « on » parle, sans même
réfléchir au sens de ce que nous disons.
[Nota Bene : comme je l’ai souligné en introduction, il serait mal venu de penser que les pronoms personnels jouent toujours un rôle décisif pour autant. Dans certains énoncés, ils prennent place dans une tournure qui permet simplement de soumettre une hypothèse, et n’ont donc pas une signification particulière.
Exemple : « Faut-il redouter les machines ? » Si la formule « il faut » pourrait être ô combien interrogée (voir « typologie des sujets de dissertations), toutefois le pronom « il » ici n’a pas de sens particulier. Reste qu’il peut toujours apparaître pertinent de se demander qui devrait ainsi redouter les machines, la question n’ayant pas la même réponse si l’on considère ceux dont les machines sont les outils de leur pouvoir, un pouvoir accru par le biais du progrès mécanique, et ceux qui sont soumis aux machines, qui les servent, bien plus qu’elles ne les servent, comme c’est le cas des ouvriers à la chaîne.]
II. LES ADJECTIFS POSSESSIFS
Plus encore que les pronoms, les adjectifs possessifs jouent souvent un rôle déterminant dans les questions de dissertation et peuvent devenir des supports argumentaires féconds. Ces adjectifs sont les suivants : mon, ma, sa, notre, nos…pour convoquer les plus fréquents. Si ces adjectifs sont dits possessifs, c’est justement parce qu’il pose la question de l’appartenance, de la propriété et de la reconnaissance. Et c’est en interrogeant ce lien qu’ils supposent que l’on peut produire des arguments capables d’éclairer le problème posé.
Prenons des exemples pour éclairer cela.
Soit le sujet : « Peut-on se libérer de sa culture ? »
Ici, la simple attention au possessif (« sa ») peut permettre de faire surgir logiquement le sens du problème. Car en effet, comment pourrais-je me libérer de ma culture si elle m’appartient et si, en retour, elle me définit ? Car est-ce bien moi qui possède une culture ou bien plutôt ma culture qui me confère l’identité qui est la mienne ? Autrement dit, puis-je vraiment m’affranchir de ce qui détermine ainsi toute mon expérience et ma vision du monde ? Dès lors, n’est-ce pas dans la rencontre avec d’autres cultures, différente de la nôtre, que cette émancipation peut avoir lieu ?
Prenons un autre exemple : « Suis-je libre de mon désir ? »
Le possessif donne de même ici la clé du problème posé. En effet, pour être libre de mon désir, faut-il encore que je me reconnaisse en lui, tel que je pourrais revendiquer les désirs que j’éprouve comme procédant de moi, de ma volonté. Or, cette reconnaissance a-t-elle vraiment lieu dans l’expérience du désir ? Peut-on vraiment estimer que les désirs que nous éprouvons nous appartiennent et procèdent de nous par le seul fait que nous en soyons conscients ? En ce sens, comment pourrais-je être libre de mon désir, si je ne suis ni l’auteur ni le maître de ce désir ? Si j’appartiens à mon désir, soumis à sa loi, bien plus qu’il ne m’appartient ? Dès lors, c’est peut-être parce que nous ne possédons jamais pleinement nos désirs, qu’ils échappent à notre volonté, que l’on peut légitimement se poser la question de savoir si nous sommes vraiment libres face à eux.
Prenons encore un autre exemple : « L’expérience est-elle la seule source de nos connaissances ? »
Il est clair que face à une telle hypothèse (longue), peu de candidats prendraient garde au possessif, « nos connaissances ». Or, de même qu’auparavant, il est une clé efficace pour faire surgir le problème. En effet, quelque limite que l’on puisse mettre en évidence de la connaissance par le biais de l’expérience, on pourrait soutenir dans une partie du développement que l’expérience n’en est pas moins l’origine de toutes nos connaissances mais aussi ce qui leur donne sens et forme de connaissance. Car – et c’est bien ce que le possessif suppose ici, comment pourrait-on simplement s’approprier une connaissance si nous ne la faisons pas nôtre, si elle ne devient l’objet d’une expérience possible ? En ce sens, l’expérience n’est-elle pas la vie de connaissance, le moment où un sujet s’empare d’une connaissance qui, sans cela, demeurerait morte, le moment où la connaissance devient un savoir véritable ? Dès lors, loin d’être uniquement la source de nos connaissances, l’expérience n’est-elle pas surtout la fin de toute connaissance, une connaissance ne dévoilant sa vérité que pour un sujet qui l’éprouve et est transformé par cette expérience ?
On pourrait tout à fait montrer dans une autre partie – dans un argument tout contraire, que la grandeur de la connaissance est peut-être de nous libérer des limites de notre expérience. La grandeur de la science est sur ce point de nous faire connaître ce que nous ne pourrons jamais posséder à titre d’expérience. Jamais ainsi je ne pourrais convertir l’infini en expérience pour moi, mais je peux le penser. Penser, c’est justement aller au-delà de ce qui peut être pour nous objet d’appropriation, c’est ce qui en fait la grandeur et la liberté.
Dans chacun de ces sujets, comme on le voit, le possessif est l’occasion de poser, de façon problématique, la question d’une appartenance et d’une reconnaissance. Qui appartient à qui ? (Est-ce que je possède une culture ou ne suis-je pas plutôt défini par elle ?) Puis-je dire vraiment que je possède telle expérience et que je me reconnais en elle ? (Mon désir est-il vraiment le mien ? En suis-je vraiment l’auteur et le maître ? Ou bien ne suis-je pas plutôt possédé par lui ?) Comment, enfin, une reconnaissance pourrait-elle être possible si elle ne suppose pas une appropriation ? (Comment puis-je prétendre connaître quelque chose si cette connaissance ne prend pas forme dans mon expérience ?)
III. LES DETERMINANTS DEFINIS / INDEFINIS
Ces « petits mots » sont encore moins interrogés que les précédents et cela, parce qu’ils ont l’apparence d’être insignifiants. Il s’agit des déterminants les plus communs : un, une, le, la, tout, toute…Or, ils peuvent le support de questions et d’arguments, non moins que les autres, comme nous allons le voir.
A. Les déterminants définis
Le, la, les… Ce sont les plus fréquents. La spécificité de ces déterminants est de mettre en question un universel ou une généralité. Ainsi, si dans une question, est engagé un énoncé du type « l’homme » ou bien « la vérité », le désir », etc. cela laisse supposer que l’hypothèse avancée vise une universalité ou une totalité. Or, c’est justement ce qu’un candidat avisé peut interroger et mettre en question au fil de ses arguments, même si, bien sûr, un tel argument ne peut épuiser à lui seul le problème proposé.
Prenons un exemple pour éclairer cela :
Soit le sujet : « L’homme est-il condamné à se faire des illusions sur lui-même ? »
Il serait judicieux de relever, au fil de votre réflexion, qu’en parlant ainsi de l’homme en général, on suppose ici que le fait de se faire des illusions serait nécessairement attaché à l’identité humaine, autrement dit que l’illusion serait le propre de l’homme et caractériserait sa nature. Or, cela peut tout à fait être contesté : quand bien même en effet les hommes auraient tendance à se faire des illusions, voire même y prendraient goût, ces illusions sont-elles vraiment attachées à sa nature ou ne sont-elles pas l’effet de l’histoire et de la culture ? D’ailleurs, la première des illusions n’est-elle pas justement de croire en une nature humaine universelle et immuable, de croire qu’il y a quelque chose comme « L’homme » universel alors que les hommes inventent diversement leur expérience selon les cultures qu’ils produisent et qui les façonnent. En ce sens, on pourrait retourner la question contre elle-même : les hommes ne sont condamnés à se faire des illusions sur eux-mêmes que si justement ils croient en une nature nécessaire et immuable qui s’imposerait à eux et les ordonnerait nécessairement.
Prenons un autre exemple : « Le désir est-il la marque de notre imperfection ? »
Même si bien sûr cela n’épuise pas le problème posé, on peut interroger le caractère problématique du déterminant (Le désir) dans ce sujet. Car cela laisse supposer en effet que tout désir pourrait être la marque de notre imperfection ou bien que tel serait le désir par nature. Or, on pourrait tout à fait objecter à une telle hypothèse que tous les désirs ne sont pas ainsi le signe d’une imperfection, que d’ailleurs la perfection elle-même ne prend peut-être qu’au regard du désir qui la recherche, voire, plus radicalement encore, que si une telle interprétation du désir tend à le réduire à un manque ou à une souffrance, le désir peut être le signe d’une créativité, une façon de s’inventer et d’affirmer sa liberté. Autrement dit, là où la question nous impose une généralité, on peut lui opposer qu’il y a diversité des désirs et que tous ne sont pas le signe d’une déchéance quelconque.
Bien sûr (encore une fois), cette analyse problématique des déterminants n’est pas pertinente pour tous les sujets. Elle l’est quand le concept engagé recouvre une pluralité contradictoire que l’on peut faire apparaître.
B. Les déterminants indéfinis
Ils en existent plusieurs (un, une…) mais les plus convoqués dans les questions de dissertations sont : tout, tous, toutes, tous les…C’est donc sur ceux-là que l’on va surtout s’arrêter pour interroger l’implicite dont ils sont porteurs.
L’usage de ces déterminants invite à savoir si, bien sûr, l’hypothèse engagée peut prétendre à l’universalité, et, autrement dit, si elle peut en effet s’appliquer à tous les objets que recouvre le concept. Or, le piège serait de tomber dans le relativisme plat et creux, du type : en général cela se vérifie mais pas toujours…De plus, si de tels déterminants (tout, tous, toute) suppose que l’hypothèse est vérifiée en général, rien ne vous empêche toutefois de la remettre radicalement en cause. Autrement dit, on ne reprocherait pas à un candidat, si tant est qu’il argumente cela, de soutenir que ce n’est aucunement le cas, que l’hypothèse n’est aucunement valide, quand la question laisse supposer le contraire. Mais, pour que cela soit moins abscons, prenons des exemples.
Soit la question : « Toute vérité est-elle définitive ? »
Le
déterminant indéfini « toute » laisse entendre que,
selon l’évidence, le propre de la vérité serait de mettre un
terme au doute et au scepticisme et telle que la vérité
s’affirmerait sur le mode de la certitude, et une certitude capable
de produire en nous une conviction pleine et entière. Or, un
candidat un peu judicieux pourrait tout à fait remettre en cause ce
postulat au fil de sa réflexion, faisant ainsi apparaître qu’une
pensée définitive est contraire à l’exigence de vérité. Car
qu’est-ce en effet si ce n’est une pensée arrêtée ? Une
pensée qui cesse de s’étonner, se reposant sur une certitude
qu’elle n’interroge plus ? Autrement dit, que devient la
vérité quand on la pose comme définitive, quand on ne la met plus
à l’épreuve de notre questionnement ? La vérité se change
en dogme, c’est-à-dire en une vérité « morte », qui
ne s’appuie plus que sur une autorité qui n’est pas mise en
question. Ce faisant, on pourrait tout à fait, s’opposant à
l’hypothèse impliquée, montrer qu’aucune
vérité n’est jamais définitive car la vérité est le propre
d’une pensée qui jamais ne renonce au questionnement. En ce sens,
la plus grande fidélité à l’exigence de vérité consiste
peut-être paradoxalement à ne jamais tenir quoi que ce soit pour
vrai sans l’avoir mis à l’épreuve du questionnement. N’oubliez
donc jamais qu’on ne vous demande pas d’adhérer nécessairement
à l’hypothèse engagée mais que vous pouvez aussi vous y opposer
radicalement, en argumentant bien sûr vos objections.
Prenons un autre exemple : « Respecter tout être vivant, est-ce un devoir moral ? »
Si le devoir moral implique le respect moral d’une personne, la question se pose des limites d’un tel respect. En se demandant donc si « respecter tout être vivant » est ou non un devoir moral, on pose la question de savoir s’il est légitime ou non d’étendre ce respect et de l’appliquer au-delà de l’humanité. Or, on pourrait tout à fait montrer que l’idée d’une universalité sans limite du respect (tel que l’implique le déterminant « tout ») est engagée dans la définition même du devoir moral. En effet, quel sens aurait le devoir moral si on le limite à la reconnaissance d’une espèce, serait-ce l’espèce humaine elle-même ? Quel sens pourrait avoir le respect si on le conditionne au fait que l’on partage quelque chose avec l’être que l’on respecte ? La grandeur du devoir moral ne consiste-t-elle pas justement dans le fait que l’universalité qu’il engage n’est conditionnée par aucune appartenance commune et que je peux ainsi respecter un être qui n’a rien en commun avec moi. Autrement dit, si respecter, c’est toujours respecter l’autre dans sa différence, pourquoi ce respect devrait se donner comme limite notre espèce particulière ? N’engage-t-il pas ainsi une universalité sans limite ? Car l’humanité qu’implique le devoir moral est-elle l’objet sur lequel elle s’exerce ou bien plutôt ce que produit le respect lui-même ? J’appartiens à un monde et le respecter, c’est lui donner un visage humain, quand bien même cette reconnaissance ne se limiterait pas à l’espèce humaine. On voit ici à quel point le déterminant « tout » est le cœur du problème posé, car, comme on le voit, il pose la question de l’universalité qu’engage le devoir moral. Or, limiter cette universalité, en la réduisant à l’espèce humaine, n’est-ce lui retirer son sens ? Que vaut encore le devoir moral si on ne l’accorde qu’à ceux qui nous ressemblent ? Limiter ainsi l’universalité morale et le respect qu’elle implique, n’est-ce pas la confondre avec le caractère conditionnel et contractuel du Droit ? Car si les droits sont garantis par une reconnaissance mutuelle et lui sont subordonnés, la grandeur du devoir moral n’est-elle qu’il peut dépasser cette reconnaissance ?
IV. LES ADVERBES
Les adverbes jouent souvent un rôle décisif dans les questions de dissertation. Ils peuvent être très variés mais nous considérerons, de même qu’auparavant, les plus fréquents, à savoir : toujours et nécessairement. Voyons en quoi ils donnent un certain sens aux hypothèses dans lesquelles ils prennent place.
A. Toujours
L’adverbe « toujours » dans une question est clairement une invitation à interroger les limites de ce qui pourrait sembler une évidence. Par cet adverbe, on vous convie ainsi à interroger les arguments qui pourraient motiver la dite évidence mais aussi à vous demander en quelle mesure on ne pourrait pas lui faire des objections légitimes. Tout l’art du candidat consistera à faire apparaître à quel point l’hypothèse qui semble s’imposer comme allant de soi ne résiste pas à un questionnement critique. Prenons donc des exemples.
Soit le sujet : « Un événement historique est-il toujours imprévisible ? »
L’adverbe « toujours » laisse supposer ici que l’imprévisibilité des événements historiques est un fait évident. D’ailleurs, y aurait-il seulement des événements historiques si l’histoire ne nous prenait pas par surprise ? Le propre d’un événement, au contraire d’un fait, c’est qu’il est toujours singulier, non reproductible et qu’il brise l’enchaînement mécanique des causes et des effets. En ce sens, on pourrait en effet estimer que par essence, par définition, les événements historiques sont toujours imprévisibles parce que ce sont justement des événements. Ainsi, à la différence des sciences de la nature, qui peuvent prévoir les phénomènes naturels à partir de lois nécessaires, régulières et constantes, l’historien doit toujours faire face au singulier, à des événements qu’aucune cause n’épuise mécaniquement, et cela parce que l’histoire engage une liberté humaine elle-même imprévisible. Or (et c’est là que vous allez mettre en question une telle évidence) admettre que les événements historiques sont toujours imprévisibles, ne serait-ce pas une façon de renoncer à toute responsabilité face à notre propre histoire ? N’y a-t-il pas une différence entre dire que les événements historiques ne sont jamais pleinement prévisibles, et estimer qu’ils sont toujours imprévisibles ? [point crucial ici : je fais jouer par contraste les opposés toujours/ jamais. Or, ce n’est pas la même chose que de dire que les événements ne sont jamais totalement prévisibles et de dire qu’ils sont toujours imprévisibles, car, dans le premier cas, on admet une limite à l’intelligence de l’histoire, dans l’autre cas, on renonce purement et simplement à cette intelligence] Autrement dit, si l’on peut estimer que l’histoire n’est pas un destin dont les hommes pourraient être pleinement les auteurs et les maîtres, subissent-ils pour autant leur histoire comme un chaos toujours surprenant, qui déjouerait leurs calculs et échapperait à leur raison ? Quelle que soit donc l’imprévisibilité de l’histoire, est-ce vraiment le jeu du hasard qui ordonne son cours ou bien la façon dont les hommes font choix d’eux-mêmes ? Les hommes peuvent-ils vraiment se décharger de leur propre histoire, comme si elle leur échappait, toujours imprévisible, comme s’il ne leur appartenait pas d’en décider, et cela quand bien même elle ne se plierait jamais totalement à leur volonté ?
Prenons un autre exemple : « La raison a-t-elle toujours raison ? »
De même, l’adverbe « toujours » ponctue ici ce qui pourrait apparaître comme un truisme, une évidence, car, en effet, qu’est-ce qui est plus susceptible de nous donner raison si ce n’est la raison elle-même ? Comment pourrait-on supposer que la raison puisse avoir parfois tort sans la soupçonner dès lors de nous induire toujours en erreur ? Que la raison puisse ainsi se trahir et nous trahir, ne nous condamne-t-il pas à un scepticisme radical ? Car comment pourrions-nous juger de ce qui peut être reconnu en raison, de ce qui est conforme à la raison ou non, si la raison elle-même ne peut servir de norme à notre jugement, si elle peut elle-même être source d’erreurs ou d’illusions ? De plus, au nom de qui ou de quel principe pourra-t-on ainsi faire le procès de la raison ? N’est-ce pas retourner contre elle un principe dont elle est le seul juge ?
Or (et c’est bien ce que l’adverbe « toujours » nous invite à interroger), ne faut-il pas, toutefois, reconnaître des limites à l’exercice de la raison et à sa législation ? Ne peut-il se faire paradoxalement qu’il y ait un usage excessif de la raison, qui conduise à contredire son exigence en croyant l’accomplir ? Autrement dit, faut-il vraiment appliquer la raison aveuglément en toute occasion et sur tout objet ? Ne reconnaître d’autres principes et maximes que ceux que produisent et légitiment la raison n’est-ce pas aussi déraisonnable que de ne jamais faire usage de notre raison ? Dès lors, ne doit-on pas admettre des limites à la raison ? Ces limites sont-elles par ailleurs un échec de la raison ou bien, au contraire, la condition même de son usage ? etc…
B. Nécessairement.
Assez proche dans son sens de l’adverbe « toujours », cet adverbe, quand il prend place dans une question, suppose que vous mettiez à l’épreuve les limites d’une hypothèse qui semble justement s’imposer par nécessité. Ainsi, se demander si quelque chose est nécessairement ceci ou cela, c’est s’interroger sur les limites d’une définition ou d’un lien qui pourraient sembler justement nécessaires, c’est-à-dire tel qu’il ne pourrait pas en être autrement, les termes liés par la nécessité s’impliquant l’un l’autre. Il peut être efficace de faire jouer ici la différence entre condition nécessaire et condition suffisante car une chose peut fort bien être la condition nécessaire d’une autre (c’est-à-dire une condition sans laquelle la seconde ne saurait exister) sans être sa condition suffisante (tel qu’il suffirait que cette condition soit posée pour que la chose en question existe ou soit affirmée pleinement).
Prenons un exemple.
Soit le sujet : « Le savoir nous rend-il nécessairement libre ? »
L’adverbe
« nécessairement » suppose que l’on peut sans doute
faire apparaître un lien entre liberté et savoir. En effet, comment
pourrais-je conquérir ma liberté si j’ignore l’ordre du monde
et si je m’ignore moi-même ? L’ignorance n’est-elle pas
la cause première de notre servitude ? De plus, ne
risque-t-elle pas de faire de transformer la liberté en illusion ?
Car suis-je seulement libre quand je n’ai pas conscience de ma
servitude ? Comme le disait Rousseau, « le problème de
l’esclave, c’est qu’il prend ses chaînes pour des colliers de
fleurs ».
Or,
si le savoir puisse apparaître comme une condition
nécessaire de
la liberté, cela en fait-il pour autant de lui une condition
suffisante ?
Je puis fort bien avoir conscience de ma servitude sans que cela me
donne les moyens de mon émancipation. La liberté est-elle
uniquement affaire de connaissance ou bien s’affirme-t-elle dans
l’action ?
Plus
avant, peut-on même estimer que le savoir est nécessaire
à notre liberté ? La liberté n’implique-t-elle pas une part
d’illusion et d’irrationalité que le savoir et la connaissance
menacent ? Autrement dit, affirmer sa liberté, n’est-ce pas
se risquer par-delà ce que nous savons, par-delà nos certitudes ?
[Comme l’on voit ici, l’idée de nécessité, engagée par l’adverbe, est le pivot autour duquel tourne notre questionnement, tel qu’il s’agit : 1/ de fonder cette nécessité 2/ de montrer ses limites 3/ de mettre en question sa pertinence]
Evidemment, dans tout ce qui précède, nous ne prétendons pas avoir épuisé tous les sens possibles des divers déterminants qui interviennent dans les questions. Mais cela nous découvre à quel point une attention toute particulière à la question posée, ainsi qu’une analyse précise de ses éléments, permet de dégager efficacement des arguments, parfois décisifs pour construire une problématique. C’est à vous désormais d’exercer votre sagacité…