LES
REPRESENTATIONS DU MONDE
1/ UN MONDE NOUVEAU
LA REVOLUTION
COPERNICIENNE DES XVIème ET XVIIème SIECLES :
COMMENT ON EST PASSE
D’UN MONDE CLOS ET HIERARCHISE DE VALEURS A UN UNIVERS INFINI, INDIFFERENCIE,
MATHEMATIQUE, DUQUEL L’HOMME A CESSE D’ETRE LE CENTRE.
« Maintes
et maintes fois, en étudiant l’histoire de la pensée philosophique et
scientifique du XVIème et du XVIIème siècle – elles sont en effet si
étroitement entremêlées et liées ensemble que, séparées, elles deviennent
incompréhensibles -, j’ai été forcé de constater, comme beaucoup avant moi,
que, pendant cette période, l’esprit humain ou, tout au moins, l’esprit
européen, a subi – ou accompli – une révolution spirituelles très profonde,
révolution qui modifia les fondements et les cadres mêmes de notre pensée, et
dont la science moderne est à la fois la racine et le fruit (…)
Pour
ma part, j’ai essayé, dans les Etudes
galiléennes, de définir les schémas structurels de l’ancienne et de la
nouvelle conception du monde et de décrire les changements produits par la
révolution du XVIIème siècle. Ceux-ci me semblent être pouvoir ramenés à deux
éléments principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la
destruction du Cosmos, et la géométrisation de l’espace, c’est-à-dire a/ la
destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la
structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde
dans lequel « au-dessus » de la Terre lourde et opaque, centre de la
région sublunaire du changement et de corruption, s’ « élevaient »
les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et
la substitution à celui-ci d’un Univers indéfini, et même infini, ne comportant
plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité des lois qui
le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants
ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ; et b/ le remplacement
de la conception aristotélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux
intramondains, par celle de l’espace de la géométrie euclidienne – extension
homogène et nécessairement infinie – désormais considéré comme identique, en sa
structure, avec l’espace réel de l’Univers. Ce qui, à son tour, impliqua le
rejet par la pensée scientifique de
toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection,
d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de
l’Etre, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des
faits. »
ALEXANDRE
KOYRE, Du monde clos à l’univers infini (1973, pp.9-13)
« Nous connaissons
donc une multitude d’étoiles, d’astres, de divinités »
« Voici
apparaître l’homme qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les
étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des
sphères du premier, du huitième, du neuvième, du dixième rang ou davantage (….)
Le Soleil, la Lune, les autres astres recensés, il les rend aussi familiers aux
hommes que s’ils y avaient élu domicile ; entre les corps que nous voyons
au loin et celui dont nous sommes proches et solidaires, il expose les
ressemblances, il établit les différences, il montre en quoi ils sont plus
grands ou plus redoutables ; nous forçant enfin à ouvrir les yeux sur la
divine mère nourricière qui nous porte sur son dos, après nous avoir tirés de
son sein où nous finissons toujours par retourner, il nous interdit de voir en
elle un corps inanimé et mort qui ne serait que la lie des substances
corporelles. Ainsi avons-nous appris que sur la Lune, ou sur d’autres étoiles,
nous n’aurions pas un habitat fort différent de celui-ci, ni même plus
mauvais ; il est également possible qu’existent d’autres corps célestes
offrant les mêmes qualités que le nôtre, voire des qualités supérieures, et
plus heureusement adaptés aux animaux qu’ils abriteraient. Nous connaissons
donc une multitude d’étoiles, d’astres, de divinités, qui par centaines de
milliers participent au mystère et à la contemplation de la cause première,
universelle, infinie éternelle. »
GIORDANO
BRUNO, Le banquet des cendres (1584)
LE
VERTIGE DE L’HOMME MODERNE
VANITE DE L’HUMAINE
CONDITION ET DE L’ANTHROPOCENTRISME
« Considérons
donc pour cette heure l’homme seul, sans secours étranger, armé seulement de
ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divines, qui est tout son
honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en
ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par l’effort de son discours sur quels
fondements il a bâti ces grands avantages qu’il pense avoir sur les autres créatures.
Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière
éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements
épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de
siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien
imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas
seulement maîtresse de soi, exposé aux offenses de toutes choses, se dise
maîtresse et [impératice] de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de
connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? Et ce
privilège qu’il s’attribue d’être le seul en ce grand bâtiment, qui ait la
[capacité] d’en reconnaître la beauté et les pièces, le seul qui en puisse
rendre grâces à l’architecte et tenir compte de la recette et de la mise du
monde, qui lui a scellé ce privilège ? (…)
La
présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et
fragile de toutes les créatures, c’est l’homme, et [en même temps] la plus
orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la boue et la fiente du
monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers,
au dernier étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les
animaux de la pire condition des trois, et se va plantant par imagination
au-dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la
vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les
conditions divines, qu’il se trie soi-même et se sépare de la [foule] des
autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et
leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble.
Comment connaît-il, par l’effort de son intelligence, les branles internes et
secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il à la
bêtise qu’il leur attribue ? »
MONTAIGNE,
Les Essais (« Apologie de
Raimond Sebond », II, 12)
LA
VIE EST UN SONGE
« Ceux
qui ont apparié notre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’aventure plus
qu’ils n’en pensaient. Quand nous songeons, notre âme vit, agit, exerce toutes
ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille ; mais si plus
mollement et obscurément, non tant certes que la différence y soit comme de la
nuit à une clarté vive ; oui, comme de la nuit à l’ombre : là elle
dort, ici elle sommeille plus et moins. Ce sont toujours ténèbres, et ténèbres
cymmériennes.
Nous
veillons dormant, et veillant dormons. Je ne vois pas si clair dans le
sommeil ; mais, quand au veiller,
je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa
profondeur endort parfois les songes. Mais notre veiller n’est jamais si
éveillé qu’il purge et dissipe bien à point les rêveries, qui sont les songes
des veillants, et pire que songes. »
MONTAIGNE,
Les Essais (II, 12)
L’HOMME,
PERDU ENTRE DEUX INFINIS QU’IL NE COMPREND PAS
« Disproportion de l’homme – Voilà où nous
mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n’y a
point de vérité dans l’homme ; et si elles le sont, il y trouve un grand
sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière. Et, puisqu’il
ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d’entrer dans de plus
grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à
loisir, qu’l se regarde aussi soi-même, et connaissant quelle proportion il a.
Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté,
qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette
éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que
la terre lui paraisse comme un point aux prix du vaste tour que cet astre
décrit et qu’il s’étonne que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très
délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament
embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ;
elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde
visible n’est qu’un trait imperceptible dans
l’ample sein de la nature. Nulle
idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions, au-delà des espaces
imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses.
C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin
c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre
imagination se perde dans cette pensée.
Que
l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui
est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature,
et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il
apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même son juste
prix.
Qu’est-ce
qu’un homme dans l’infini ?
Mais
pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce
qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la
petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes
avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des
humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces
gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces
en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant
celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême
petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je
lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut
concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie
une infinité d’univers, dont chacun à son firmament, ses planètes, sa terre, en
la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux,
et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont
donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans
repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnante dans leur petitesse
que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui
tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le
sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard
du néant où l’on ne peut arriver ?
Qui
se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu
dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes, de l’infini et
du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa
curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à le contempler en
silence qu’à les rechercher avec présomption.
Car
enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de
l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment
éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont
pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable
de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. »
BLAISE
PASCAL, Pensées ( Section II, 72)
L’AVENTURE
D’UN MONDE PLURIEL ET RELATIF
DE L’INFINIMENT GRAND…
« Il
se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l’esprit et le cœur, comme l’on dit.
Ceux qui en voyagent qu’en chaise de poste ou en berline seront sans doute
étonnés des équipages de là-haut : car nous autres, sur notre petit tas de
boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait
merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces attractives
et répulsives. Il s’en servait si à propos que, tantôt à l’aide d’un rayon de
soleil, tantôt par la commodité d’une comète, il allait de globe en globe lui
et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la
voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d’avouer qu’il ne vit jamais à
travers les étoiles dont est semée ce beau ciel d’empyrée que l’illustre
vicaire Derham se vante d’avoir vu au bout de sa lunette. Ce n’est pas que je
prétende que M.Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise ! mais Micromégas était
sur les lieux, c’est un bon observateur, et je ne veux contredire personne. Micromégas,
après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé
qu’il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d’abord, en voyant la
petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de
supériorité qui échappe quelquefois aux
plus sages. Car enfin Saturne n’est guère que neuf cent fois plus gros que la
terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n’ont que mille toises
de haut ou environ. Il s’en moqua un peu d’abord avec ses gens, à peu près
comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient
en France. Mais comme le Sirien avait bon esprit, il comprit bien vite qu’un
être pensant peut fort bien n’être pas ridicule pour n’avoir que six mille
pieds de haut ».
VOLTAIRE,
Micromégas (Chapitre I)
A
L’INFINIMENT PETIT…
« Micromégas,
bien meilleur observateur que son nain, vit clairement que les atomes se
parlaient ; et il le fit remarquer à son compagnon qui, honteux de s’être
mépris sur l’article de la génération, ne voulut point croire que de pareilles
espèces pussent se communiquer des idées. Il avait le don des langues aussi
bien que le Sirien ; ils n’entendaient point parler nos atomes, et il
supposait qu’ils ne parlaient pas : d’ailleurs, comment ces êtres
imperceptibles auraient-ils les organes de la voix, et qu’auraient-ils à
dire ? Pour parler, il faut penser, ou à peu près ; mais s’ils
pensaient, ils auraient donc l’équivalent d’une âme : or, attribuer
l’équivalent d’une âme à cette espèce, cela lui paraissait absurde.
« Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout à l’heure qu’ils faisaient
l’amour ; est-ce que vous croyez qu’on puisse faire l’amour sans penser et
sans proférer quelque parole, ou du moins sans se faire entendre ?
Supposez-vous d’ailleurs qu’il soit plus difficile de produire un argument
qu’un enfant ? Pour moi, l’un et l’autre me paraissent de grands mystères.
– Je n’ose plus ni croire ni nier, dit le nain ; je n’ai plus
d’opinion ; il faut tâcher d’examiner ces insectes, nous raisonnerons
après. – C’est fort bien dit », reprit Micromégas ; et aussitôt il
tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d’une rognure de
l’ongle de son pouce il fit sur le champ une espèce de grande trompette
parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille. La
circonférence de l’entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l’équipage. La
voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l’ongle ; de
sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit
parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. »
VOLTAIRE,
Micromégas (Chapitre VI)